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Qu'il ait été question de Langres au hasard d'un passage
familial dans ma ville natale, qu'il ait été question d'émotion, que l'on soit passé
prendre quelques photographies d'un lieu important pour moi mais voué à disparaître,
peut-être n'en faudrait-il pas plus pour réaliser un vieux rêve : lever le dernier
tabou de l'écrivain, construire avec ses imperfections un texte au fil de l'eau et le
laisser dans la construction lente et patiente, à égale distance de la déconstruction
du lieu. Parenthèse que l'on s'offre dans Feuille de route, bien au-delà de
l'architecture pratique mais artificielle des rubriques tenues avec opiniâtreté depuis
quasi cinq ans, diluer la "tentative d'exposition du travail littéraire" au
plus près des sentiments.
Langres s'use
Thierry Beinstingel -
droits réservés
"La capitale de ce haut pays m'a toujours
attiré, comme s'il y avait pour moi dans cette ville inglorieuse,
quelque chose, impérativement, à visiter, quelqu'un à rencontrer."
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
Epilogue 24 août 2005 :
reprise 20 juillet 2005
reprise 13 juillet 2005
reprise 11 juillet 2005
reprise 27 juin 2005
reprise 22 juin 2005
reprise 15 juin 2005
reprise 08 juin 2005
reprise 30 mai 2005
reprise 25 mai 2005
début 18 mai 2005
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard : Mallarmé convoqué juste
en face de la statue de Denis Diderot à Langres, hasard qu'on espère autre que
coïncidence, simultanéité, aléa mais plutôt accord, fortune, veine, dessein,
rencontre, étoile, aubaine de l'occasion, occurrence du destin, espérant quoi,
qu'est-ce, vaguement quelque chose, en fait rien dans l'inconscience et l'imprécision
pour celui qui rentre un 14 mai à 15h30 dans une pharmacie - se souvenir que le nom est
Schwartz depuis 40 ans au moins - la même pharmacie incontournable dont l'enseigne
apparaît forcément sur n'importe quelle carte postale touristique représentant la
fameuse statue de Bartholdi, pour peu qu'on insiste pour la photographier de face, ainsi
massive, coincée dans l'angle de la place, laissant déborder la devanture sombre et
l'inscription généralement en vert comme il se doit, PH ou PHARM ou PHARMAC suivant la
position du photographe, ou l'ombre, ou la végétation autrefois d'un arbuste malingre
cachant le bandeau sans arriver à avoir le souvenir exactement de ce qui fut, à part
peut-être la sensation, juste au-dessus, de fenêtres aux balustrades en fer forgé,
garnies sans doute en été de balconnières et, si cela était, ce ne pouvait être que
par le travail du grand-père de celui qui rentre un 14 mai à 15h30 dans la pharmacie.
Rois du balcon, ainsi qu'il nommait les géraniums incontournables,
toute une organisation pour celui qui détenait le privilège de fleurir la ville et
celui, son petit-fils, donc, juste avant de pousser la porte de la pharmacie, ignorant que
trois heures le séparaient d'aller errer par hasard, aléa, étoile ou occurrence du
destin, à la rencontre de sa serre, de ce qui fut son domaine d'horticulteur, et par
capillarité ou mystère de l'hérédité, d'un peu de cette propriété, possession,
jouissance, richesse au sens de pays, concession, univers d'enfance d'avant le monde
d'adulte, terre natale ainsi que le nomma plus tard Marcel Arland pour d'autres lieux
proches d'ici.
Dans la serre, c'était du terreau, un humus noir et parfumé, doux au
toucher, qui enserrait les fragiles boutures des rois du balcon.
Un coup de dés jamais abolira le hasard. Je voulais comme titre
"Langres s'use, que c'est long sans serre", slogan sonnant comme une publicité
pour pile électrique, Wonder ou autres Varta, boîtier en métal, je sens encore sous mes
doigts le crochet inox enfermant le petit accumulateur carré de 4,5 volts, l'étui était
de couleur bordeaux.
Je suis celui qui rentre un 14 mai à 15h30 dans la pharmacie, le petit-fils.
Forcément sur n'importe quelle carte postale touristique représentant
la fameuse statue de Bartholdi apparaît le café pour peu qu'on insiste pour la
photographier de côté, toujours aussi massive, tubulaire, le café reconnaissable aux
parasols autrefois, maintenant muni d'une de ces vérandas moches et sans âmes, laissant
déborder cette devanture sombre alors qu'au soleil de la terrasse, nous regardions
tourner en rigolant Jérôme et son Solex autour de Diderot.
Juste à côté, c'est un toujours le même magasin de vêtements pour
enfant, Materna ou Prénatal, capharnaüm incroyable de boîtes de cartons, layettes,
vêtements et ustensiles divers pour premiers, deuxièmes âges, la propriétaire,
vendeuse de quatrième âge, toujours indéboulonnable, semble construite du même métal
que la statue, fondue elle-aussi par Bartholdi, ayant vendu toute sa vie des générations
de couches culottes en tissus d'abord, jetables ensuite, à des parents dont les enfants
sont devenus parents eux-mêmes d'enfants devenus parents eux-mêmes. Cela sentait cette
odeur douceâtre et un peu écurante du caoutchouc à tétine.
Et que le dit Solex avait flambé à cent mètres de là, un autre
jour, sans doute un mauvais dosage expérimental de carburant destiné à améliorer ses
performances.
reprise
25 mai 2005
Café du Balcon, balconnières, rois du balcon à regarder Jérôme et
son Solex avant qu'il ne brûle
... en ce temps-là j'étais en mon adolescence
Café de Foy, café du Balcon
... Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien
Cette vieille blague dans ce même café de Foy ou du Balcon, motards
venus de Fismes, les bières, l'éméché disant à l'automobiliste qui cherchait la gare
: t'as qu'à suivre les rails !
... et de la petite Jeanne de France
Statue Jeanne d'Arc juste en face de l'église Saint-Martin, place
Jeanne d'arc, auberge Jeanne d'arc, spécialité pâté de grive
... j'avais à peine douze ans et je me souvenais encore bien de mon
enfance
Les hommes posant devant la statue Jeanne d'Arc, têtes d'Italiens, la
famille, communion d'un cousin ou de moi-même à l'église Saint-Martin
... j'étais à seize vieux du lieu de ma naissance, j'étais à
Langres, dans la ville des trois clochers et d'une seule gare.
Café de Foy, café du Balcon, café du Jardin. Trois générations se
retrouvaient au café de Paris, le grand-père, l'oncle (deux des têtes de la photo
devant Jeanne darc) le petit-fils, son cousin, donc l'autre petit-fils, son père,
son grand-père, au total quatre hommes, deux au flipper, deux au bar, quelques rires,
fiertés, gènes de se retrouver ainsi en plein après-midi, vus ensemble. Tous rois du
balcon, géraniums lierres accrochés
qui a un flipper,
qui a un verre,
qui a tuer le temps,
qui a semer du temps,
passer commande, vieille habitude des affaires à faire aux cafés et
le nombre de ceux appelés "du commerce" ou "de l'industrie",
commerçants, artisans, industriels réunis. Combien de balconnières se sont négociées
ici ? Combien de jardins à entretenir ? Combien de massifs floraux ?
Café de Foy encore, souvenir proche : l'attente du prof de français
un dimanche matin, dans un coin, deux consommateurs parlant courses de chevaux et repartir
à des sources plus lointaines : mon père remontant la rue, notre rue, jusqu'au café du
Balcon ou café de Foy, son bulletin à la main et l'étonnante petite pince en métal
brillant destinée à trouer le ticket du Tiercé des bons chiffres.
On ne gagnait jamais.
Repartir aux sources, mon Nil, mon Harar dans la ville des trois
clochers et d'une seule gare, moi-celui qui rentre un 14 mai à 15h30 dans une pharmacie.
Pharmacie en face de la statue,
café de Foy ou du Balcon en face de Diderot,
la rue (notre rue) appelée "du Petit Cloître" débouchant
en face de Bartholdi.
Statue Diderot, de Frédéric Auguste Bartholdi, fournie et installée
à la ville en 1884. Du même sculpteur, 4 ans après avoir fini le le Lion de Belfort, un
4 juillet 1884 à Paris, la France remet officiellement aux Etats-Unis la statue de la
Liberté éclairant le Monde.
Monde éclairé, philosophes des lumières.
La statue donc, massive, épaisse, corpulente, pesante sur son socle de
pierre blanche, petite tour cernée d'un décorum de guirlandes, en stuc, en toc, en
plâtre comme une grosse pièce de jeu d'échec échouée là un matin, imaginer une main
géante layant posée, glissée au beau milieu du carré de la ville. Mais pour
quelle partie à venir ?
Se souvenir aussi de la coïncidence : mon père jouait aux échecs,
reste de culture slave, toujours au Café du Jardin ou de Foy, le docteur Châtelain,
disait ma mère, aimait défendre des parties contre lui.
Samuel Beckett, à la même époque sans doute, jouait aux échecs avec
le peintre Joseph Hayden dans sa maison d'Ussy-sur-Marne.
A létage au-dessus du café, on dit que Denis Diderot vit le
jour, du côté de la main gauche de la statue, celle pendante, tenant un livre.
Léditeur prétend que cest la maison en face, toujours sur la place,
légèrement en arrière de la main droite de Diderot (celle appuyée sur sa hanche). Dans
ce cas, le philosophe des lumières tourne le dos à sa naissance. Monde éclairé.
Léditeur prétend aussi que la maison d'enfance - celle de celui qui un 14 mai à
15h30... - appartenait à sa famille. Il y avait des vitraux aux fenêtres, oiseaux,
scènes champêtres peintes, chaque carreau cerclé de plomb dans la salle à manger de la
maison d'enfance. Un jour, un des carreaux avait cassé, heureusement sans motif, ouf.
Sa famille d'imprimeurs à léditeur, plusieurs générations :
dans la même rue, cest encore voir la silhouette dune grosse machine sombre
par les vitres dépolies, cest encore entendre son bruit, un va et vient
mi-pneumatique, mi-mécanique, cest encore sentir une odeur indéfinissable de colle
et de caoutchouc, c'est encore et même si tout a disparu.
Léditeur prétend que toute cette proximité des lieux, des
métiers, des sens, bref une sorte d'esprit a dû passer dans nos sangs à tous les deux.
Il prétend avoir dormi dans la chambre de Diderot, dans la maison den face, la
vraie maison natale, celle que la statue ignore en tournant le dos, il prétend avoir
appuyé sa tête contre le même mur, les pierres encore empreinte de leurs souffles,
peut-être, va savoir.
Pour toutes ces raisons, léditeur fut mon premier éditeur.
Décorum de guirlandes, très style troisième république, emphase et
volutes, à limage de la Mougeotte, boîte aux lettres en métal qui remplaça
devant les bureaux de poste les vétustes ramasses-courrier en bois au début du siècle,
date à laquelle Léon Mougeot, inventeur de la Mougeotte, homme politique local, devenu
denvergure nationale, sous-secrétaire détat à la Poste et au Télégraphe
avant dêtre Ministre de lagriculture, inaugure justement le nouveau bureau de
poste de Langres, lui-même visible depuis la statue au décorum de guirlandes.
Léon Mougeot dont la mémoire refait surface dans une exposition sur
l'histoire du téléphone dans la même ville, organisée par celui qui un 14 mai à 15h30
entre dans la pharmacie, quelques années plus tôt, la préparant au Ministère des PTT,
fouillant les archives signées Felix Faure, Emile Loubet. Linauguration de
lexposition sétait doublée de celle dune place nommée Espace Léon
Mougeot, juste devant le Central Téléphonique de Langres situé rue de la Grange au sel.
Décorum de guirlandes, emphase et volutes, caractères trempés de ceux comme Léon
Mougeot, enfants du pays, qui sur le rocher Lingon, qui comme des girouettes ainsi que le
rapporte Diderot.
Diderot dont la statue comme une pièce de jeu déchec, tour,
cavalier, fou des rois du balcon, statue massive, pesante, en fonte (et celui qui un 14
mai avant 15h30 lapercevant du bout de la rue étrangement verte, passée, couleur
platane, vert de gris, oxydée, ainsi elle aurait vieilli, elle aussi suse).
Et celui qui un 14 mai à 15h30 entre dans la pharmacie.
La pharmacie fait langle avec la rue denfance qui mène de
biais dans la grande place centrale, tellement étroite que les photographies ne la
représentent jamais, toujours cachée par un coin de la statue. Un saut décolier
suffit pour rejoindre le trottoir den face, passer de la pharmacie à la boutique du
fleuriste en faisant attention ne pas bousculer les pots alignés devant la vitrine. Le
magasin a disparu depuis plusieurs années.
Celui qui est à cet endroit un 14 mai à 15h30 a perdu conscience des lieux,
lembouchure étroite, glissade dans le ruisseau de la rue denfance, odeur de
têtards, la statue massive devenue transparente à force davoir vécu à ses
côtés. Lintérieur de la pharmacie même, si elle avait gardé tout son décor
dorigine, laurait-on remarqué ? Celui qui ressort de chez l'apothicaire
à 15h40, sa boîte de médicament à la main, dans loubli même de la balance
lourde à cadran rond, carrossée démail blanc comme un frigidaire, cétait
une pièce de vingt centimes quil fallait pour se peser et linsistance
quon mettait à tirer la manche de la mère pour que glisse dans la main la fameuse
pièce jaune, quil faille monter avec respect sur la plaque de métal brillante pour
guetter fièrement laiguille sarrêtant sur les chiffres du poids, jamais
assez lourds.
reprise 30 mai 2005
Celui qui entre un 14 mai à 15h30, celui qui ressort de la pharmacie
à 15h40 : prétexte que tout cela, il ne s'est rien passé.
Ni même dans les dix minutes au comptoir de la pharmacie, ni même
avec les deux clientes étalées dans l'agencement de la salle, laissant ici un sac à
main, là pointant le doigt vers une télévision accrochée et vantant quelque publicité
pour des produits paramédicaux, les deux parlant fort, voulant dire nous sommes des
habituées, occupant l'espace, ceci est à nous et les circonvolutions à faire pour les
contourner, se rapprocher du comptoir devant la pharmacienne qui tend déjà la main vers
l'ordonnance pendue au bout des doigts de celui qui un 14 mai, puis les deux clientes
réunissant leurs effets, dernières paroles, sans doute un au revoir, peut-être avec
l'accent d'ici, qui tend à avaler, agglomérer les sons en bouillie pâteuse:
"aroire", donc.
Rien passé donc sinon quelques tracasseries prévisibles malgré la
Carte Vitale pourtant bien à jour mais dont la lecture fait apparaître l'enregistrement
dans le département voisin. Avez-vous votre carte de mutuelle ? Bien sur que non, pensant
que l'informatique suffirait mais bon, pas un client d'ici, pas comme les deux
habituées
Et le double de l'ordonnance, vous avez ? Non plus. Tracasseries pour une
seule boîte de médicament qu'on finit par donner avec réticence et suspicion, enfin, se
diriger vers la sortie sans même penser que juste à gauche devant la vitrine était la
fameuse balance carrossée comme un frigidaire trente ans auparavant.
Sortir vers le trottoir. 15h40, un 14 mai, car il faut bien marquer le temps, début et
fin de toute chose, ici, pourrait-on dire le récit, la fiction, la réalité commencerait
un 14 mai à 15h30, ce qui n'enlèverait pas comme dans tout récit, fiction ou réalité,
le droit de remonter en arrière par exemple, trente ans et revoir la balance frigidaire
ou simplement quelques minutes avant (15h20 ?) attendant en bas de l'ascenseur panoramique
que la pluie d'orage - un crachin plutôt, mais dru, serré - cesse et que l'on puisse
rejoindre la ville haute par cette façon moderne de prendre d'assaut les remparts.
Rien passé, aucune importance que d'entrer dans une pharmacie, sinon positionner un
quidam un 14 mai, d'ailleurs déjà ressorti de la boutique, refermant la porte, encore
sur le trottoir s'apprêtant à traverser mais un salut interrompant les gestes : Ah, toi
ici ? En visite chez tes parents ? A peine changé le copain des classes de collèges, de
la 6ème à la 3ème, celui qui m'avait appris la guitare, à qui j'avais emprunté ce
disque des Stones (Aftermath), première fois j'écoutais ce groupe. Sans doute que
m'apprendre la musique à 14 ans lui avait donné des idées : c'est le directeur de
l'école de musique maintenant. A peine changé donc, cheveux longs et bouclés comme on
les portait, comme ces types sur la pochette d'Aftermath. Cheveux devenus gris comme les
miens et retrouver un 14 mai à 15h40, le tutoiement, la familiarité de gosses comme si
la veille était encore jour de collège et me donnant des nouvelles du troisième larron
avec qui nous faisions équipe d'inséparables.
Un 14 mai au hasard d'une année millésimée 2005 car il faut bien un
début dans les boucles et circonvolutions d'un temps perdu, retrouvé, changeant,
élastique, relatif, proustien mâtiné d'Einstein, le tout sous la bénédiction d'un
Diderot de bronze nous tournant le dos, et dans l'instant, cette inconscience pour celui
qui, un 14 mai, non loin de lembouchure étroite, la rue denfance, odeur de
têtards, comme si cette statue massive était devenue transparente à force d'habitude,
à force de l'avoir vue au milieu de la ville, fou des rois du balcon sur un échiquier,
ville dans son ordonnancement millénaire, gonflée de terre gauloise puis de voies
romaines, dilatée de discipline et d'organisation, exorbitée des peurs d'envahisseurs,
Huns et autres sarrasins, plus encore de terreur religieuse devant l'obscur chrétien, la
ville donc, enceinte de remparts, féconde de graines de curés, accouchant d'armes, de
canons, de couteaux et de couteliers puisquon dit que telle était la profession du
père du philosophe.
Il ny a même pas un remerciement de gravé sur le socle de
l'homme natif d'ici, un merci pour le siècle des lumières, par exemple. Langres et le
monde perpétuent un peu moins d'obscurité, mais des nuages sombres continuent à rouler
dans un mouvement perpétuel à l'endroit qu'on se plait à rappeler chaque jour à la
météo télévisée comme étant lendroit le plus froid de France.
Froid égal bleu, bleu égal absence de lumière pour des siècles et
des siècles amen.
En sortant de chez V et F, un 24 mai, à 22h, il a fallu prolonger la
douceur de la soirée en glissant le long des rues, retrouver le petit passage qui mène
à la Tour Saint-Jean, photographier le coucher de soleil qui sétire au-delà des
remparts.
Présence de lumière pour des siècles et des siècles amen, comme
l'aurait voulu Merovak (1874-1955) le peintre fou des églises, élancements furieux de
piliers démesurés, voûtes irréelles. Ma mère avait dû l'apercevoir au coin de rues
venteuses, aux angles de la cathédrale Saint-Mammes, vêtu comme au siècle passé avec
cape et guêtres.
Mais Diderot, de l'avoir trop vu, sa statue massive est devenue
transparente, à peine une ombre, quelque chose d'insignifiant que l'on regarderait
un peu comme un platane au centre d'une place, dailleurs la statue avait finit par
prendre la couleur vert de gris dun tronc darbre.
" Au bout du parvis, il aperçoit lhologramme permanent de la
statue Diderot. Cela aussi est une nouveauté qui ne surprend pas Simon. Depuis dix ans la
plupart des statues extérieures en Europe ont été remplaces par ces images en trois
dimensions dont lavantage est triple : éviter les consolidations des
soubassements de statues trop lourdes ; garder les originaux dans des musées à
labri des intempéries ; assurer un éclairage permanent et peu onéreux de ces
photographies lumineuses. "
(La réserve, Haute-Marne 2017)
reprise 08 juin 2005 :
(Changement de ville, vu le mardi 31 mai à Dijon la maison natale de
Bossuet et la plaque qui lindique séparant en deux une ancienne inscription
délavée COUTELLERI ---- LANGRES : et comment la profession du père de Diderot
vient interferer dans lécriture à nouveau. Dommage, lappareil photo était
absent)
Justement les inscriptions : subsiste encore dans la rue natale la mention
EBENISTERIE, de cette inimitable couleur ocre orangée que le soleil, la lune et les
intempéries arrivent à effacer au bout dun temps sans doute mesurable en une bonne
centaine dannées comme en attestent ci-dessous les différentes spécialités de la
maison, garnitures de voitures à cheval et autres productions sur mesures.
Celui qui un 14 mai à 15h30 ou 15h40,
se souvient davoir souvent poussé la porte de latelier -
Ébénisterie et non pas Menuiserie, noblesse des métiers du bois - encombré de meubles
en cours dassemblage, le moindre endroit recouvert de cette poussière de bois
collante qui semblait sagripper à tout, pénétrer dans les poumons, rester en
suspension dans lair comme si celui-ci était devenu épais, solide à force de
saturation, ocre et jaune aussi, consistant, compact, à peine entamé par le miaulement
des machines, semblant ne faire quun avec les craquements des planches qui se
déchiraient, les rabotages en tous sens, latelier nétait quun cube de
bois plein. Avec bonhomie, le menuisier donnait un sac de des copeaux pour garnir la
litière du chat siamois qui partageait domicile avec un ou deux poissons rouges. Souvenir
du jour où le haut-parleur du tourne-disque (contenu dans le couvercle détachable de
l'appareil à cette époque exclusive de la technologie du mono) avait glissé et fait
éclater le bocal sur le sol de la salle à manger aux vitraux.
Vitraux, donc, juste en dessous de la menuiserie, elle-même en face de
limprimerie de famille de léditeur (maintenant transformée en appartements
pour vieux curés en retraite). Un chat perdu se promène au hasard des bonnes fortunes
devant le vrai seuil de la maison d'enfance. Elles étaient quelques passantes à se
demander quen faire, à discuter au milieu de la rue et la dame accoudée à une
fenêtre, celle jouxtant les vitraux, la chambre des parents ? Tenté
dapercevoir par la fenêtre ouverte quelques réminiscences. Peut-être le plafond
de grosses planches peint en blanc. Autrefois une femme semblable passait son temps à la
fenêtre dune maison voisine. Sans oser jeter un coup dil, on savait
quelle était là à guetter les trajets vers lécole.
Celui - qui un 14 mai à 15h30-
imaginait que cette monumentale voisine, apparentée à lune de
ses statues de plâtre qui orne parfois les immeubles cossus ou soutiennent des balcons,
était restée coincée dans lembrasure de sa fenêtre minuscule, quil fallait
la nourrir sur place. Autrefois, un autre voisin, dans la même attitude que les passantes
qui discutent de part et dautre de la rue étroite, un autre voisin, donc, sortant
de son domicile juste en face de la maison natale, Monsieur Dupati, exhibait son moignon
de bras perdu à la première guerre mondiale. Cétait lépoque où
lappellation de grand invalide de guerre nexistait pas, il y en avait
plusieurs dans le quartier dont celui qui semblait encore imposant malgré labsence
dun bras et dune jambe coupés à raz du tronc. Ou celui qui circulait dans
une voiturette, on aurait bien aimé faire un tour de cet étrange véhicule avançant
lentement par un mouvement de va et vient du volant balancé par les bras.
Celui qui un 14 mai,
au sortir de la maison, dans la rue natale, avait le choix :
prendre à droite, se laisser glisser dans la pente qui viendrait inévitablement cogner
contre la muraille des remparts au bout de quelques circonvolutions de rue ; ou
prendre à gauche et remonter la pente, passer devant lÉbénisterie,
limprimerie, le fleuriste, laisser couler le soleil qui débouche de la place. Et
juste en plein milieu, la statue devenue transparente à force de ne plus la voir.
Celui qui un 14,
à droite donc, optant pour le choix de Diderot, la place évasée,
louverture vers le monde ordonné dune ville et les trajets reconnus au-delà
de ce cur : lépicerie de Monsieur Zurcher (le couvercle sonore du bidon
de lait heurtait le fer blanc à chaque pas). Ou, dans la même direction, partait en
promenade avec son père pour aller chercher la Renault 8 de la famille. Le retour joyeux
et fier, traîner en chemin, sous lindulgence de sa mère trouvant le temps
faussement long.
Celui qui,
à gauche donc, descendait la rue en direction de lécole Jean
Duvet dabord, puis du collège Diderot ensuite. Il fallait tourner au coin de la rue
en direction de la cathédrale, passer devant la clinique de la Compassion (déjà
achevée ou encore témoin de sa construction, selon les époques). Juste en face, avant
de tourner vers la clinique, au coin de la rue Normeau, léchauguette est devenue un
classique des cartes postales de la ville. Comme la statue, à peine remarquée dans
lenfance, pourtant son ombre devait toucher la maison occupée par la famille
Malavasi dont un des fils était compagnon de classe au primaire.
Celui,
à gauche toujours, axé dans la pente, glissant sous
léchauguette, passant devant cette maison délabrée du moyen-âge et quon
disait la plus vieille de la ville (Longtemps, il n'avait subsisté que de vieilles
poutres vermoulues qui craquaient sous les pas des enfants du quartier, c'était à ceux
qui braveraient les vides aperçus au-delà des planchers effondrés.).
Puis, la pente part en saccélérant pour se faufiler dans les
méandres des rues étroites comme un torrent furieux. Les remparts épais se percent de
portes pour laisser le flot des cavalcades dévaler, précipités par l'inclinaison.
Courir, haleter, joues rouges, culottes courtes.
La ville était traversée, passe muraille à la Marcel Aymé, sans
presque sen rendre compte, cétait " sous-murs ". Le
dernier bastion franchi, le flot tapageur des sandales sarrêtait brutalement sur un
petit méplat, il fallait freiner, laisser du cuir de semelle sur les gravillons de la
route, prendre tout de suite à droite : lallée des marronniers imposante et
fraîche calmait les courses.
Reprendre souffle.
A présent, marcher tranquillement jusquaux maisons du
grand-père et de loncle, retrouver les cousins pour jouer ensemble.
"Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse
à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je lentends là bas derrière.
Cest dire le silence. Quand elle sarrête je continue. Quelque fois elle
refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou cest ma
vois trop faible par moments. Celle qui sort de moi, voilà pour lart et la
manière." (Samuel Beckett)
Celui,
- n'existe plus, peut-être, narrateur-auteur fondu dans le récit, plus d'époque.
Reprendre souffle, hors les murs, hors temps, Langres suse.
-
- L'artiste Roman Opalka se photographie et enregistre sa voix en même temps qu'il
continue de peindre une suite de chiffres entamée depuis 1965 sur des toiles d'un format
identique, en ajoutant 1% de blanc à sa peinture qui se confond peu à peu avec la trame
immaculée jusquà devenir un jour monochrome, cest prévu.
Celui,
- n'existera plus
- Reprise 15 juin 2005
-
Hors les murs, Langres porte loin ses élévations de remparts et de
pierres.
Éperon rocheux comme un socle dépaules, perchée comme un
visage, peu de villes se laissent découvrir ainsi tête nue, peau de moellons rugueux,
les toits rares, les tours de la cathédrale et de léglise Saint- Martin comme des
épis décoiffés par le vent. La plupart des communes se tassent, frileuses au fond
dune vallée, les pieds commodément baignés dans une rivière, un fleuve ou une
mer, juste sont visibles leurs toits de tuiles éternelles et bien peignés. Langres
étale sa face livide, ses rides sérieuses et millénaires, ses tours sèches comme des
mentons arrogants, la tête rude, la ville crâne.
Il faut être hors les murs,
séchapper pour la découvrir dans son ensemble, examiner verticalement les
stigmates de linstinct grégaire. Quel homme a posé ici cette corniche grise,
maintenant recouverte de lierre ? Quelle femme a dicté la percée dune
fenêtre haute surplombant la vallée ? Quels petits tas dhumains ont
patiemment bordé les chemins et les rues, apporté leau et planté des fontaines,
érigé ces maisons dans la sueur animale, bref, donné un sens à la ville, une
expression de figure à leurs images, nez, front, sourcils, bouches avides, lèvres
charnues et langues de terre qui dévalent les pentes. Ville buste qui résiste, grimace,
bouge, sérige.
Hors les murs, la seule
vision possible, globale de ce qui sy fait : naître et grandir, poussières
datomes humains, neurones, synapses ne pensant quà sen échapper,
glisser sous murs parfois cest définitif dés la première tentative de
fuite : juste un dernier voyage vers le cimetière en contrebas, dans le voisinage du
grand-père et des tombes de ce même calcaire utilisé pour toute construction dici
et prompt à se couvrir de mousse étoilée, à tacher la pierre dans un définitif gris
mat et râpeux, religieux.
Urbi et orbi.
-
Urbi, cest Guillaume Flamang, natif dici, et qui crée en
1482 une pièce de 10200 vers récités par 116 acteurs pendant trois jours, dédiée à
la passion de Saint-Didier, "martir et evesque de Langres".
Orbi, cest Denis Diderot, qui part pour Paris à 15 ans en 1728
pour y étudier la philosophie.
Urbi, cest François Roger, natif dentre remparts et futur
Robin de théâtre, emprisonné à la Révolution pendant dix-sept mois à 16 ans pour
avoir chanté des chants royalistes.
Orbi, cest Jean Barbier dAucour, autre natif, qui écrit en
1664 lOnguent pour la brûlure ou le secret pour empêcher les jésuites de brûler
les livres.
Urbi, la rue qui porte son nom : "
un tronçon de
larrête dorsale qui tranche la carapace de la ville du Nord au Sud. Elle glisse
vers la trouée de Longe Porte à travers les remparts, et cest alors les champs,
les collines et le monde qui soffre à vous. Ou dans lautre sens, elle remonte
en direction de limposante cathédrale, symbole dun ordre précis des choses
et des gens, dune articulation de lUnivers, la province, Paris
Une rue
droite comme lécrivain, solennelle et fière dont, par un curieux hasard,
lancien nom était rue de lHomme sauvage. Et cest un compliment
quil faut y voir. " (52 écrivains haut-marnais, Éditions
Gueniot)
Orbi, c'est le Sergeant
Gilbert L Feiro, soldat américain, qui photographie la ville depuis ses contrebas, à
bord d'un camion le 28 août 1918.
Urbi, cest François Dagognet, contemporain, encore un natif,
encore un philosophe :
" Ce qui commence à se déliter ne manquera pas de tomber.
Nattaquons pas frontalement, feignons daccepter lensemble,
nexigeons que des miettes, puisquici et ailleurs la fin est dans le
commencement. " (" a propos de " religion ", dans
"100 mots pour apprendre à philosopher")
Orbi, autre contemporain aussi : cest François Bon, natif
dailleurs et qui découvre par hasard et avec intuition : " De
Langres quand on arrive, on voit les remparts sur leur élévation, une bande noire de
vieilles pierres sur le fond gris sombre du ciel [
] Ce ne sont pas des remparts pour
jouer, on na beau ne rien savoir de leur histoire, cette terre à trop saigné et
cest cela quelle marque jusquau ciel " ("Langres,
un soir", Revue Gulliver, Librio)
Urbi, cest le chanoine langrois, Jehan Thabourot qui introduit en
1580 la première imprimerie et à qui on doit quelques formules rythmées :
" dancer, cest à dire saulter, saulteloter, caroler, baler, treper,
trepiner mouvoir et remuer les piedz, mains, et corps de certaines cadances, mesures et
mouvementz, consistans en saultz, pliement de corps, divarications, claudications,
ingeniculations, elevations, jactations de piedz, permutations et autres
contenances. "
Urbi et orbi. Les vieux remparts se fissurent. Des emplâtres
déchafaudages tentent dempêcher la poussée de la terre et de tout ce quel
contient comme substance humaine. La ville-buste, la ville-crâne se lézarde.
Urbi et orbi. Rome ne s'est pas faite en un jour, Langres non plus. Se
défera en combien ? Combien de temps pour que la ville ramassée entre ses murs
s'effondre sur elle-même ? Les strates d'histoires ont la vie dure : dix centimètres de
poussières pour chaque siècle peut-être, tassée par des millions de pas, striée par
la ligne brune d'un reste d'incendie, celle plus blanche d'une sécheresse, parsemée de
tessons, de statues couvertes de mousse (la grand-mère nous montrant la stèle romaine à
tête de lion que la charrue du grand-père avait fini par débusquer), de pièces de
monnaie (celles que l'on retrouvait de temps à autre, la plupart de Napoléon III dans
cette inimitable patine de bronze encore brillante, à penser qu'à cette époque les
habitants étaient soit plus étourdis, soit plus riche ou leurs poches plus percées
qu'aux autres âges.).
Déjà la ville semble plus arrasée, plus accessible.
Chimères : les châteaux forts ne sont plus en pierre mais les
luttes sont aussi intestines, on shabitue, on revient de toute chose, de tout
étonnement, on rentre sous terre tout comme Winnie dans " Oh les Beaux
jours " de Beckett.
Chimères.
Urbi et orbi, le dedans et le dehors.
celui
qui
nexistera plus,
ne dit plus rien, sapproche de la rambarde, sens juste son
cur qui bat sous la tempe. Lombre des remparts caresse sa nuque, le pousse en
avant, encore plus en contrebas, dans la pente de ce faubourg que lon nomme
" de Louot ".
Etre
au bord du.
Plus de mots.
Avancé à l'extrème pointe, plus jamais suiveur des autres mais précéder, être
devant, toujours.
Passé qui rejoint le futur, vaste boucle et aucun espace, aucune
durée possible pour le présent.
Pas d' emplacement réel. Juste la présence immatérielle des larmes,
une eau morte.
Voir
la serre du grand père en contrebas comme un squelette dévasté.
"Chimères laurore qui dissipe les chimères et
lautre dite brune." (Samuel Beckett)
- Reprise 22 juin 2005
-
Pour glisser sous lombre des remparts jusqu'à toucher les murs,
il fallait monter le talus de lallée, passer derrière les troncs des marronniers,
pénétrer dans un fouillis dherbes qui devenait rapidement inextricable, zone de
broussailles et darbustes rarement taillée à l'époque. Les genoux griffés, les
chaussures emprisonnées dans lentrelacs de ronces, trébuchant sur des pierres
écroulées, nous progressions avec une lenteur obligée
(nous ? ma sur et moi, les cousins, dautres enfants,
voisins "durbi" qui séchappaient, poussés par laventure le
temps dun après-midi)
jusquà atteindre les premiers moellons, les yeux rivés sur lil sombre
dune meurtrière close par des barreaux de fer épais et serrés ou sur une porte de
fortune en bois noirci, autant dincitations à se rapprocher de la masse
impressionnante de la muraille. Excitations dexplorateurs. Lil glissé
entre deux planches disjointes, le crâne appuyé sur une grille de fer rouillé, nous
tentions dapercevoir quelque trésor oublié dans la pénombre dun recoin. Ce
nétait souvent que des salles humides, vieilles remises de fourrages, cabanes
destinées à entreposer des outils, tout un monde plus simple et travailleur que nous
limaginions alors, lesprit emporté dans nos rêves chevaleresques de films de
cape et dépées avec le baiser de la princesse en récompense. Lair qui
parvenait sur nos lèvres sentait le renfermé et le moisi. Déçus de ne trouver aucun
trésor autre que de vieux cageots ou quelques bouteilles vides, nous repartions à
rebrousse-broussailles et cétait la chlorophylle dune herbe coincée entre
deux dents, dune fleur de coucou sucrée ou des mures grappillées dans les épines
qui remplaçaient avantageusement lodeur de la pierre humide. Nous repassions
derrière les fûts épais des marronniers, sur le chemin de lallée.
Parfums de liberté, baisers de nos princesses imaginaires.
Portes dites "Sous murs"
Pour glisser sous lombre des remparts, d'urbi à orbi et
vice-versa, il y a autant de possibilités que la ville comporte dentrées, de
portes et de tours.
Nous ne remarquions même plus certaines arrivées usitées comme la Porte de Moulins avec
sa route qui pénètre dessous et dont loriginalité bombée et sympathique en
faisait le symbole de la ville. Qui se souvient qu'au-dessus, c'est à dire suspendu sur
la route et sous le toit bossu se trouvait une salle d'escrime dans laquelle les
premières parades de sixte et gestes du "fendez-vous" étaient enseignés par
un vieux maître d'armes dont le nom à particule et les manières évoquaient un des
personnages de La Route des Flandres de Claude Simon (découvert bien plus tard, Langres
oublié depuis belle lurette et bien d'autres villes avec.)
Odeur de sueur sous les masques grillagés et les plastrons immaculés, les fleurets
rangés sur le pourtour de la salle, des planchers en mauvais état menaçaient de
précipiter les tireurs blancs et guêtrés sur les voitures en contrebas.
Le fleuret est toujours dans un coin du garage, la mouche qui émousse
sa pointe n'est pas un de ces modernes embouts de plastique, mais un savant tissage de
ficelle, sans doute réalisée par le vieux maître d'arme souvent vu attaché à cet
ouvrage.
Tour Saint-Ferjeux
Pour glisser sous lombre des remparts, là où nous allions dans
la fraîcheur des marronniers, nous avions le choix, soit prendre les marches de pierre de
la Tour Saint-Ferjeux (et risquer de s'apercevoir que la porte en bas de la tour était
fermée après avoir descendu l'escalier circulaire dans la quasi-obscurité), soit de
passer les arcades de la porte sous-murs, c'était le chemin le plus utilisé.
Porte des Moulins
Un peu plus loin et toujours sous les marronniers, nous aurions pu
descendre par le chemin de fer de la Crémaillère. Jamais fait : sans doute la locomotive
crachotante circulait-elle encore et il eut été dangereux de se plaquer contre les
rambardes au-dessus du vide pour laisser l'engin vous frôler. Et puis quand s'arrêta
cette lente circulation, la vieille locomotive crachottant un dernier souffle pour se
hisser jusqu'en haut où elle demeura depuis, les planches qui complétaient les voies
étaient si abîmées et défoncées qu'il eut été pareillement dangereux de risquer de
passer au travers.
La crémaillère puisqu'on en parle, (la cremzouille, la zouille
quil fallait dire chez les Langrois sans quil fut possible de savoir l'origine
de ce nom enfantin), y être allé avec ma mère pour aller chercher mon père à son
travail sans doute. Souvenir de banquettes de bois rudes, lenteur d'escargot quand le
véhicule atteignait le sommet des remparts.
Les entrées de la ville enceinte basculent la lignée de murs vers ce
qui semble d'évidence en découler, un monde de jardins dans la pente au-delà des
marronniers. La ville changeait alors d'appellation, s'appellait faubourg de telle sorte
que ce mot soit devenu pour beaucoup d'autochtones synonymes de rues tortueuses et
plongeantes, de vergers en cascades.
Au-delà des jardins, sur le plat retrouvé, un quartier d'usines se
bâtissait, usines qui ne cachaient rien, ne gâchaient rien de l'élévation de la ville,
juste des petits rectangles posés, avant que les champs et quelques fermes ne reprennent
leurs droits et laissent filer le paysage (on dit que par temps clair on voit les Alpes)
jusqu'au lac de la Liez qui semble toujours plus proche en haut des remparts par un
curieux effet d'optique.
De lautre côté, les remparts laissent filer la pente vers un autre faubourg. La
vue est moins belle, un autre plateau calcaire vers Buson encaisse la pente dans une
vallée boisée.
Dautres portes et tours s'arriment de ce côté là aussi comme la tour Saint-Jean,
photographiée récemment au coucher de soleil en revenant de chez V et F et qui abrita
longtemps le repère des scouts de la ville.
La porte de lHôtel de Ville ressemble toujours à un entonnoir qui laisse glisser
vers elle toute lactivité de la place de la mairie. Tortueuse et étroite, elle
faisait partie de ces franchissements durbi à orbi qui rendaient lusage du
klaxon obligatoire si l'on ne voulait pas se trouver nez-à nez avec un autre véhicule.
(même type de porte étroite, Longe-Porte, un jour la porte
coulissante de la camionnette tôlée Tub HY Citroën de loncle horticulteur s'est
arrachée en ayant frotté de trop près le mur. Le cousin conduisait, à cette époque
vague allure à la Coluche, portant une salopette rayée bleue et blanche).
La porte de lHôtel de Ville, donc, photographiée au début du XX° siècle,
plutôt fin du XIX ° avec la jeune et jolie Madelon comme l'indique la légende (Langres
de 1893 à 1900, éditions Guéniot). Que garde encore de sa présence le réduit toujours
existant, à allure de cabane de cantonnier, coincé dans la muraille ? Comment
reconstituer un univers avec bassine et chats visibles sur les pavés ou dans la pierre
épaisse ? Ce fut l'inspiration d'une histoire jamais écrite, il y a quelques années,
sur fond de Guerre de 1870, Rimbaud en toile de fond, bruit des canons répercutés sur la
muraille, et comment l'intention et la trame de toute fiction, de toute imagination, se
retrouve facilement avec une étonnante fraîcheur.
Dans ce même faubourg, où plutôt de ce même côté donc, autre
souvenir : lhabitude de raccompagner cette fille de la classe, d'urbi à orbi,
parfois recommencer plusieurs fois à se raccompagner lun lautre dans l'autre
sens d'orbi à urbi. Rires. Premiers émois de collège. Sentir nos pas retenus dans la
pente, freiner, se garder encore un peu temps ensemble. Urbi.
Et beaucoup plus tard, puisque le lac de la Liez fut évoqué, en plus des fêtes
organisées dans les petites maisons de campagne que certains notables possédaient,
souvenir davoir passé un après-midi sur la plage à côté de cette fille du
Lycée, nous avions discuté longtemps dun film, le titre encore en tête,
cétait Rêve de Singe de Marco Ferreri avec Mastroianni et Depardieu. Revoir aussi
la chaîne stéréo chez elle, toute noire avec la marque Quartz , étonnante,
appartenant à son frère, lequel avait mauvaise réputation à cause de la drogue. Des
années plus tard, ayant tous quitté Langres depuis longtemps, ma mère
m'apprenait sa mort : elle était tombée dun convoi en route sur une piste dans un
pays dAfrique du Nord lors dun voyage humanitaire pour lequel elle faisait
office d'infirmière. Orbi.
Autre faubourg, autres fuites de jardins, ne plus trop savoir comment on quittait les
murs, juste un petit chemin qui descendait abrupt et finissait par se perdre et se
faufiler entre des haies et des portails de bois dans le plat retrouvé. La vieille dame,
grand-mère du voisin, nous laissait jouer, tous les trois avec le voisin et ma soeur.
Nous inventions des traversées docéans dans une bassine de fer blanc, isolés du
monde comme seuls savent le faire les enfants. Les herbes hautes, les foins pas encore
ramassés étaient nos vagues. Il y avait au fond, entre les rames des haricots, les
plantations et les arbustes, un réseau de canaux darrosage, une source peut-être,
des lentilles deau et des groseilles. Depuis la saveur de ces fruits rouges est
immanquablement associée à cette eau stagnante à forte odeur de grenouilles, têtards
et cresson. Le voisin est mort du Sida dans ses trente ans. Il était parti depuis
longtemps en Bretagne avec ses parents, il avait fait danseur professionnel.
Urbi et orbi, Langres s'use.
Langres donc, quitté, lâché, déposé, cédé, revendu, évacué.
Retrouvé parfois mais dans la vie construite depuis, toute une famille qui ignore, mais
quoi, que dire ? On circule en voiture, on parle, et lespace dune
demi-seconde, une marque sur un arbre, une rue oubliée, un reflet de soleil, comment
dire, non pas dire, mais taire, cacher lémotion, être marqué par cette vie qui
nappartient quà soi.
Donc
parfois en voiture, sur lallée des marronniers sans presque sen souvenir,
juste devant lintersection avec la petite route qui pique en contrebas vers la
maison du grand-père. Sans sarrêter, en haussant un peu la tête,
celui qui
pouvait apercevoir un coin de la serre dévastée. Langres s'use. Il
faudrait s'arrêter avant que tout disparaisse, regarder, respirer.
reprise 27 juin 2005
La grand-mère avait fini
ses jours à l'hôpital de la Charité. Et comment l'histoire se perpétue : la clinique
de la Compassion construite au milieu des années 1970, répondant au bâtiment cossu,
érigé dés 1638 en réaction aux épidémies de peste, semblant vouloir en imposer
au-dessus des remparts, se voulant le reflet d'une église surpuissante. Charité contre
Compassion, la grand-mère avait choisi, plutôt qu'un choix d'ailleurs l'évidence des
fins de vies annoncées des le plus jeune âge dans les visites pas vraiment obligatoires,
mais recommandées, accompagnant les dames de la catéchèse, se devant d'offrir à des
grabataires, parfois si fragiles et tremblotants quil fallait viser pour enfouir
dans des bouches édentées quelques friandises ou gâteaux secs. Odeurs fortes de grandes
salles encombrées de lits, de fauteuils, ainsi ce serait cela vieillir, attendre que des
écoliers passent offrir quelques miettes, un sourire forcé, malaise de la misère des
corps vieillis et du dénuement perpétuel, le reste du temps attendre celui qu'on nommait
si peu, pas besoin, tellement englué dans l'esprit des lieux d'urbi, cathédrale,
catéchèse, charité, compassion, acte de contrition, gifles de la confirmation de savoir
que oui, pas besoin de le nommer, il vous rappellera à lui, celui qu'on ne connaissait
pas, qu'on ne verrait jamais mais il fallait croire quand même qu'il vous accompagnerait
en vous tenant la main pour l'éternité. Et si on ne s'entendait pas avec lui ? Et s'il
était méchant ? Elles vous grondaient alors gentiment, les dames de la catéchèse
(parfois des hommes, on disait alors curé, souvenir d'une réunion présidée par untel,
les enfants tous réunis autours d'une table, dans une pièce exiguë, c'était l'hiver,
le manteau tout neuf en poil de chameau confectionné par ma mère et accroché au dossier
de la chaise trop près du poêle avait roussi, on en aurait pleuré).
La grand-mère donc, avait épousé ce destin
de grabataire avec celui d'être visitée par ma mère, toutes deux attendant le moment
où celui qu'on ne nommait jamais viendrait, et d'ailleurs ça n'avait même plus
d'importance si personne ne venait, ça se terminerait comme cela, extinction des feux,
rejoindre le cimetière en orbi, contrebas des remparts, dans ce mouvement tellement
naturel d'avoir passé toute sa vie à aller d'urbi a orbi. Et sans doute dans cette
résignation, la grand-mère avait-elle eu un regret, un regard, se pencher une dernière
fois par une des fenêtres qui plongeaient sur la vue si justement admirée, deviner
au-delà des marronniers, la maison encore habitée par le grand-père, plus pour
longtemps, il attendait lui aussi.
Le grand-père donc, dés la
mort de la grand-mère avait choisi de rejoindre urbi. Sans doute avait-il chargé
quelques affaires dans la vieille Ami 8, la "sien" disait-il en parlant de sa
voiture dans ce reste de locution des Vosges dont il était originaire.
L'autre véhicule, la 2 CV
camionnette avait dû à cette époque quand même finir chez un voisin ou une
connaissance, elle ne servait plus guère qu'à aller chercher l'herbe pour les lapins,
aussi une première fois avait-elle été vendue sur un coup de tête avant qu'il ne se
rétracte et la reprenne, disait la légende pour en vanter le caractère trempé.
Et puis sans doute par
inutilité ou ennui, lAmi 8 avait-elle été oubliée ou vendue elle aussi, en tout
cas perdue dans sa mémoire pour les quelques années lui étaient restées dans cette
restriction des trajets et des lieux (un tout petit appartement au centre-ville urbi
jamais vu, jamais connu). Belle mort, avait-on dit, quand il ne s'était pas réveillé un
matin dans sa quatre vingt onzième année. Ceux qui pleuraient le plus à l'enterrement
avaient sensiblement son âge : compagnons de jeux de cartes qui s'étiolaient un à un.
Mais avant dy passer,
que celui quon ne nomme jamais lui prenne la main comme un tout petit enfant pour
lemmener dieu sait où, il lui avait fallu vendre la maison des faubourgs, quitter
orbi pour urbi, passer une dernière fois la Porte des Moulins en grillant obstinément le
feu rouge installé sur le trajet, sous prétexte que de son temps il ne s'y trouvait pas.
Et se séparer de tout ce qui se trouvait dans la maison, tout fourguer à la salle des
ventes, mobilier et souvenirs. Et ma mère se plaignant de ceux, les badauds, les
habitués des choses mortes, nécrophages fouillant devant elle dans des caisses où
étaient vendus par lots ses cahiers d'écoliers, quelques bouquins, une jeunesse de
livres et de rêves dont elle avait été si souvent privée sous prétexte daller
aider au jardin. Elle avait acheté des photos, quelques bibelots. Comment choisir dans
l'émotion ce qu'on voulait garder ? Quel prix mettre pour racheter ses souvenirs ?
Et lui, le grand-père, l'homme fort à coup de taureau qui ne ployait jamais sauf devant
la terre, un géranium à repiquer, des echeverias à planter dans tous les massifs de la
ville, quel somme avait-il récolté de sa propre famille pour ainsi fourguer un passé,
faire table rase ?
La
maison était donc morte, le contenu vendu. Sur le coup, nous étions pour la plupart
(famille, cousins) déjà trop éloignés de Langres, en orbi, dans des immensités
d'avenir à fabriquer, bien peu dentre nous y avaient prêté attention ? Et
attention à quoi ? A quatre vieilles pierres vendues ?
La
maison avant d'être morte, c'est à dire vidée de ces petits compléments d'âmes que
chacun y apporte, justement avait sans doute tissé dans un coin quelques sensations,
imageries d'Epinal, petites séquences à allure de spot publicitaires, petit nuages
d'odeurs, vapeurs à jamais engrangée, mais où.
Tissé, coin.
Tissé : oui, ce qui se
tisse, des fils de temps, des mailles d'air, de la belle ouvrage dans le sens d'ouvrir, et
entre qui et qui ? Mot à consonance d'avenir et réel, concret : mot cher à mon
cur.
Coin : où placer ce
qu'on a réticence à appeler souvenir, non pas souvenir, mot dévoyé dans son
acceptation de chose révolue alors que justement se perpétue un suc et une sève
vivante. Pas non plus le symbole d'une armoire débordante de vieux linges de coton, d'une
commode de cerveau dans lequel on entasse, ouvre et referme un tiroir et que s'échappe
dans l'air des relents, saveurs, madeleine de Proust. Trop vu.
Coin comme un éther,
une bulle d'air accrochée à une patère et placée à un moment donné dans cette
maison, parfois sans savoir pourquoi.
Angles, encoignures,
renfoncements et plis du cerveau qui demeurent.
En vrac :
" Le téléphone 1924 longtemps possédé par mon grand-père, posé sur son
bureau de bois sombre, noir et son combiné porté haut, incongru au bout d'un col gracile
à la place plus attendue d'un abat-jour. Et comment cet écouteur et ce micro relié par
un manche, perché en haut de l'édifice invitant à s'en saisir avec précaution, comme
porté aux nues par le socle, la main pour s'en saisir marquant un temps d'arrêt et de
respect, prière et recueillement devant la parole à porter
électriquement. "(Central)
Un
carillon dont le balancier hypnotique enfonçait chaque seconde dans le crâne à l'heure
des dimanches, gâteaux secs rances en attendant d'aller jouer dehors, au soleil aperçu
au-delà des persiennes toujours closes.
Le
réduit aux livres sous l'escalier et l'histoire préférée : une bande de loups affamés
qui attaque dans la neige la caravane russe et sa belle passagère. Illustrations: bois et
loups sombres, traîneau renversé, neige immaculée salie par le sang, expression
d'effroi des blessés, yeux bleus de la malheureuse, mains blanches contre sa bouche dans
la retenue d'un cri, taille fine sous le mouvement du riche manteau de fourrure. Le goût
du héros restait longtemps dans la gorge, dans les gestes des jeux au dehors, plus tard
dans les rêves.
La
remise de la chaudière, endroit frais adopté par le grand-père, le revoir endormi sur
sa chaise devant son café, torpeur d'après repas, un petit transistor braillait,
éternellement déréglé contre ses ronflements.
Cuisine : poste de radio, gros cube des premiers âges du plastique, boutons sacrés pour
tourner, pour déplacer l'aiguille : nous n'y touchions pas. Buffet, table et chaise en
formica, la série de casseroles accrochées au mur, semblant n'avoir jamais servi. Du
frigo, la grand-mère sortait du sirop à l'eau frais mais trop délayé. Nos joues
rouges, essoufflés, buvant à gros bouillons, retourner à nos jeux.
"Turlututu chapeau pointu" et "frise-poulet", les phrases favorites de
la grand-mère.
Le
salon et le passage encombré de "sur-tapis" pour le pas salir. Les épis de
cristal dans un vase (l'absence de bruit que cela faisait quand on rompait les pointes des
fines tiges de verre et faisant attention que la grand-mère ne s'en rende pas compte). Le
tableau de Roussel qui représentait la maison. L'autre, des barques au bord d'un lac.
Et aussi une petite
verroterie en forme danimal, chien sans doute, peut-être un caniche, une biche,
bibelot de verre censé changer de couleur suivant le temps et la température. Ce que
nous guettions mais en vain.
Plus lointain : enfant, la trouille de dormir dans la chambre aux meubles vieillots,
papier peint des années 30, vieux lustre poussiéreux, entendre craquer le plancher, à
côté dans la chambre du grand-père.
reprise 11 juillet 2005
Ainsi la maison dans son urbi, vaste coquille descargot, cercle
intérieur, trajets denfants et comment se forment les circonvolutions du cerveau
mêlant images, sensations, émotions.
Encore : lescalier raide menant à létage des
chambres et au grenier après un dernier soubresaut descaliers
juste eu le temps dy apercevoir dans de rares visites des étuis
dinstruments à corde on raconte que larrière-grand-père était chef
dorchestre dans les Vosges il en restera lhéritage dun violon de
Mirecourt, et comment un tel instrument sempâte à rester soixante dix ans à
lombre, et comment il faut des années et un jeu régulier pour y colorer de nouveau
la musique dans l'empreinte du bois
ou des dimanches familiaux, la voix rassurante des grandes personnes
dans la cuisine, odeur de la soupe aux poireaux, on rentrerait un peu plus tard dans la
maison de la rue natale, l'ombre des remparts un peu plus imposante et sombre, propice à
la rêverie
ou regarder le grand-père écouter religieusement sans interrompre à
la radio une de ces voix nasillardes, grands élans déloquence à lépoque,
roulant les r à la Colette, Geneviève Taboui commentait la politique
ou la télé qui allait remplacer la radio, nous ne l'avions pas encore
: feuilleton du dimanche après-midi les Globes trotters avec Yves Renier et Edwards
Meeks.
Déroulement descargot : au pourtour d'urbi, mais déjà
hors les murs, tout contre ceux de la maison du grand-père
(nous détachions les grains du crépi et leffet de sable
craquant sous les dents, lodeur fade de farine)
il y avait laspect lisse de la terrasse
(en pierre de Comblanchien dans cette proximité que la carrière
proche de Dijon, proche dici donc, fournisse encore aujourdhui pour beaucoup
de balcons et de terrasses des environs, ces dallages blancs à aspect de marbre)
goût de fer du soleil dans la bouche, tâches de sang des pétales de
géraniums écrasés par nos pas à proximité des bacs à fleurs, déplacements
incessants de lenfance, impressions mobiles, instantanés recueillis aux passages,
la tonnelle recouverte de cette plante grimpante dont on ignore le nom et jamais vue de
pareille depuis.
Pour continuer à dérouler lescargot, éloignement durbi,
un arbre aussi, juste en dehors de la terrasse, et limage du grand-père monté sur
léchelle un jour de grand vent pour tailler les branches des cimes, quatre vingts
ans passés, le bras quil ne pouvait plus lever tenant lautre ajouté du poids
de la cisaille, suspendu, têtu, balancé dans les bourrasques.
Les deux cyprès jumeaux, taillés également et encadrant la porte
dentrée centrale
(cet étrange malaise dune entrée, dite principale, aboutissant
directement au raidillon descaliers, à peine un seuil, des portes invisibles de
part et dautres et la pente oblique coupant la perspective, massive, entrée, donc,
semblant ne mener nulle part, complètement obstruée par cette dégringolade
descalier, seuil incompréhensible ne semblant souvrir que pour laisser
surgir, vomir presque, cette langue de bois inquiétante venue de lintérieur de la
maison.)
Un jardin de cactus sortis à la belle saison, figuiers de barbaries
aux piquants traîtres, cierges poilus daiguilles fines, coussins de belle-mère
dont le nom fait rire, tout un coin à la japonaise qui repoussait les limites de la
terrasse.
Aux limites aussi, le mur avec la route qui la surplombait, la vigne
bourdonnante dinsectes en été et qui la recouvrait entièrement.
Manuvres incessantes de la mémoire, déroulements, enroulements,
techniques de lescargot, partir durbi, aller à orbi, revenir, repartir,
mouvements sans cesse, comment dire, prouver ainsi que lon est vivant, pratiquer
lencerclement, techniques des indiens, enfances
Lenteurs.
Au réel, la maison na rien conservé de ces circonvolutions,
elle apparaît ainsi, plate, crue, un beefsteak sanguinolent, une chose morte et sans
âme, rétrécie. Elle est éloignée, étrangère, elle nappartient plus à
personne. Il faut faire un effort pour la relier à ces nouveaux propriétaires que
lon dénigre forcement : ces volets peints de couleurs criardes, les cyprès
disparus, une balançoire et une maison de plastique à la place du jardin de cactus.
Façonnage obligatoire de la progéniture dans des banalités convenues, des jeux forcés
vendus en centres commerciaux, sécurisants. Sans doute, nos cactus nétaient pas
aux normes européennes. Le jardin est ainsi devenu, non pas celui de monsieur tout le
monde, mais sest laissé envahir par lunivers et le conformisme qui lui est
associé malgré les barrières que lon trace dans nos mémoires et quon
imagine invincibles, inaltérables par essence même.
Il y avait une allée qui contournait un massif renouvelé à chaque
saison par le grand-père à lexemple de ce qui lui avait valu cette réputation
dans le fleurissement de la ville. Une sorte de carte de visite que la situation du jardin
en contre plongée de la route rendait encore plus attrayante.
Il ny a plus quun tracé indéfini de lallée, le
massif est retourné à létat sauvage dun petit tumulus envahi par les
herbes.
Le grand-père installait des planchettes grises de terre sèche pour
éviter de senfoncer dans la terre meuble. On laidait. Nos genoux gardaient
lempreinte du gazon mouillé par les arrosoirs. Contact de la terre égrenée par
les doigts, froide à quelques centimètres sous la croûte chauffée par le soleil.
Le saule pleureur immense demeure solitaire, gardien usé en bas du
faubourg (c'est dessous que c'était installé le peintre qui avait représenté la
maison), à lendroit où les voitures qui le dépassaient devaient choisir un
endroit pour sarrêter où faire demi-tour pour ceux (et cétait fréquent)
qui se trompaient de chemin et choisissaient de remonter la pente raide.
De cette placette, on pouvait
soit aller chez tata et tonton (fils du grand-père donc),
soit rejoindre un des garages (qui abritait lAmi 8, la 2CV
camionnette et un vieux piano),
soit aller fouiller dans le petit réduit qui servait à distiller les
quetsches et mirabelles, la goutte comme il est dit par ici. Les murs étaient imprégnés
de ce moût violet, lodeur de pulpe de fruit et dalcool restait forte, prenait
le nez. Il y avait une vieille cheminée avec une très belle plaque de fonte, incongrue
dans cet endroit patiné de violet et rudoyé par la sauvagerie des saisons de récolte.
Chez tata et tonton, on pouvait indifféremment passer
par la porte d'entrée principale (celle donnant juste en face des
dépendances) après avoir traversé quelques mètres d'une allée pavée, entourée de
deux triangles de pelouse (et l'avoir vu famélique et grillée en 1976, année de la
sécheresse - on en reparlera) ou par le garage en continuant la pente en dernière limite
du chemin de terre qui succédait au goudron. Le cousin y garait fièrement sa Flandria à
vitesses, nous n'avions que des Mobylettes Peugeot 103 ou Motobécane, à variateur,
pourtant je n'étais pas peu fier du modèle orange à clignotants obtenus après le
brevet, modèle pépère et préféré moins voyant à côté des Malagutti et autre
Gitane Testi. Je n'avais pas osé imiter le jeune Fabre qui enfourchait un engin similaire
dans le feuilleton du même nom (la réplique où Mehdi déclare à la jeune Véronique
Jeannot qu'il a traversé Paris à 100 à l'heure rien que pour elle, ses premiers émois
que nous suivions en même temps que lui, du même temps qu'il avait grandi avec nous
après ses pérégrinations également suivies avec assiduité dans les séries des jeudis
Poly avec le cheval, puis Sébastien et son gros Saint-Bernard).
En contournant de garage, on accédait au jardin en contrebas, les
grandes serres (en comparaison avec celles du grand-père) bouchaient la vue vers le
verger d'où on extirpait les mirabelles et l'herbe pour les lapins et au bord duquel
trois puits cylindriques se cachaient dangereusement sous la végétation. Il fallait
parfois écarter les orties et les herbes, descendre quelques marches de pierre et
atteindre presque une eau saumâtre destinée à l'arrosage du jardin. Nous écartions
alors la pellicule de lentilles d'eau à l'aide d'une vieille casserole accrochée au bout
d'un manche pour attraper des grenouilles, des tritons, plus rarement une salamandre jaune
et noire. Nous dérangions parfois des couleuvres d'eau qui zigzaguaient un instant à la
surface avant de se confondre sous la végétation des bords du puits. Un peu plus haut,
en face du saule, la maison dite " des portugais ", habitée par ceux
qui venaient effectuer les saisons dans les jardins. Plus tard, transformée par nos soins
en salle de musique, le vieux piano déménagé du garage sur une brouette et le saule,
témoin éternel des va et vient regardant passer cet étrange équipage, plus tard ses
tresses feuillues agitées par les répétitions du groupe constitué, batterie, basse,
guitares, les riffs des Stones, et retour à celui que lon rencontre un 14 mai, le
copain denfance devenu directeur de lécole de musique, à lépoque
juste venu récupérer une ou deux guitares électriques laissées pour quelques
répétitions. Naïvement, on espérait quil les oublierait
Retour sur la placette. Un peu plus bas, à côté des garages, il y
avait une auge remplie dobjets divers sur lequel un entrelacs de broussailles avait
poussé. On y trouvait des balles de fusil, petits cônes de cuivre : " Des
munitions, cartouches de fusils, chargeurs étaient restés longtemps cachés dans une
vieille auge de la cour Pour quelle débâcle ? Quels soldats en déroute ? Maquisards ?
Miliciens ? Enfant, il fallait plonger la main sous la paille, celle, cassante et sèche
de la surface et qui faisait un bruit de soie en y enfonçant les doigts, celle plus
profonde, humide et agglomérée, enfin sentir la terre, forcer sa croûte tassée,
laisser des cailloux durs se ficher sous les ongles, remuer, fouiller et, de la pulpe
dun index, caresser la forme oblongue dune balle de mitrailleuse, la saisir et
la ressortir triomphant devant le grand frère ou la petite sur " (Paysage
et portrait en pied-de-poule)
Ami 8, 2CV, guitares électriques, balles de guerre, tout cela semblait
avoir glissé au fond du faubourg, vaguement objets dune vie, éléments entourés
dodeur de moût et d'herbe de talus, comme ramassés au bas de la pente ombragée
d'un saule, puis rangés, ordonnés sur une placette entourée de dépendances,
qui dans un garage, comme le vieux piano recouvert de poussière avec
devant les voitures,
qui dans une auge comme les restes de ces guerres forcement
traversées.
Oui, dépendances, au sens de compléments, corrélations, voire de
communs, d'annexes, vies au déboulé, soldats de passage, l'air perdus sans doute, pas
effrayés, juste un peu égarés, s'étant laissés distancer par l'ombre de sentinelle
des remparts, identiques aux promeneurs que nous (ma sur et moi, les cousins)
regardions arriver jusqu'en bas, à pied ou en voiture, jetant un bref coup d'il
autour, semblant ne rien reconnaître, perplexité avant de s'en retourner gravir la pente
raide en sens inverse.
Et penser quun jour, il avait bien fallu que certains s'y
installent, autant par hasard, avec le même regard fourvoyé, parvenus d'imprévu ayant
remarqué quand même la pente bien exposée pour y laisser pousser des jardins, repéré
aussi les coins les moins en pente pour y bâtir leurs maisons, tous ceux devenus
familles, voisins.
Au-delà de ce cul de sac, il fallait donc s'en retourner. La maison du
grand-père apparaissait alors au-delà dun portail de bois blanc, à moitié caché
par les larmes du saule pleureur. Visiteur d'en bas, il fallait pousser le portail,
prendre l'allée, contourner le massif aux motifs symétriques délimités par
d'inévitables echeverias, pour rejoindre la maison derrière les deux cyprès jumeaux. On
pouvait aussi dans la même direction que la pente raide négliger le jardin, gravir la
voie publique en passant sous les frondaisons du saule, se diriger à nouveau en léger
oblique vers les remparts situés plus hauts. Le mur qui délimitait la route devenait
plus élevé et plus raide à chaque mètre et le terrain du grand-père restait
obstinément plat de telle sorte qu'on avait cette sensation d'être dans un avion
décollant lentement pour atteindre la hauteur de cinq à sept mètres et se trouver en
vis à vis de l'étage de la maison arrivé à son niveau. Un escalier de fer laissait le
loisir au visiteur d'en bas de tenter de rattraper le promeneur d'en haut jusqu'à la
partie supérieure du jardin, cependant encore un peu encaissée, en dessous du niveau de
la route.
C'est là, dans ce petit carré de terre que se tenait la serre.
Reprise le 13 juillet 2005
" Il est difficile dapercevoir la serre depuis la route qui
surplombe les faubourgs. Elle sapproche de la haie darbres ensauvagés
jusquau bord du muret, se penche jusquà toucher les feuilles les plus basses,
du moins celles que les premières gelées des matins précédents ont laissées. Malgré
cette gymnastique, elle naperçoit quavec peine derrière lentrelacs de
branches léclat blanc et fuyant du verre, la hampe dun montant métallique.
Il faut sengager dans le chemin qui conduit à
lexploitation, négocier létroite et difficile épingle à cheveu, là où
pestent chaque matin le facteur cramponné à son volant, chaque semaine un ou deux
chauffeurs de camionnettes, mains devenant pareillement et subitement moites, mâchoires
serrées et yeux fixés sur létroite ornière qui sépare à peine la chaussée du
vide, (une seconde dinattention, un dixième de vitesse en plus et ce serait une
chute de sept mètres, fracas des tôles, éclatement mous des vieux cageots de bois
détrempés par la pluie quils entassent au pied du mur). Au milieu du chemin, là
où la pente se fait plus raide, les arbres cessent et la serre se révèle en bas où
plutôt semble se tasser encore plus, rentrer dans la terre humide, tandis que
louverture du paysage laisse flotter le regard vers lhorizon incertain de la
fin de ville, mélange de vergers, de prés à vaches, dentrepôts désertés.
Beaucoup plus loin des champs, des lisières bleues fuient dans la tranquille
horizontalité.
Elle longe le bord du muret incertain jusquà ce quil
seffrite complètement et disparaisse sous la terre. Ce ne sont alors que des
touffes dherbe rase, de la mousse parsemée des gravillons que projettent chaque
jour le facteur, une ou deux fois par semaine les livreurs. Au coin de la haie
darbres, son regard ne dérive pas jusquaux lisières, elle regarde la serre.
Cest un vieil édifice assez plat, avec un soubassement de pierre qui maintient la
charpente dun quadrillage de vitres. Un panache de fumée,
détendu comme une vapeur seffiloche rapidement au-dessus dune cheminée de
fer, pareille à celle dun poêle ou dune cuisinière et qui semble avoir
été fichée de guingois à travers un carreau. Elle plisse les yeux, essaie den
retenir les détails, la porte invisible (sans doute sur le côté qui demeure caché), le
chemin qui y mène, mais la modeste construction se tasse un peu plus au milieu des herbes
foncées, enterre ses fragments dans lair froid, sengonce dans la maigre
étendue qui lentoure, la recouvre presque, espace arraché de force à la pente,
coincé en bas du mur impressionnant et sans doute suspendu à la chute dautres murs
plus bas quelle devine accrochés aux racines des buissons à larrière plan.
Un instant une ombre apparaît derrière les vitres, elle se décale derrière la haie
sans cesser de fixer la serre. Cest une silhouette dhomme qui saffaire
à lintérieur. Il lève son visage, semble décrocher quelque chose, un outil
peut-être, se retourne, puis disparaît dans le reflet du verre. Elle se rapproche à
nouveau. Bruit dune voiture qui passe sur la route au-dessus, gesticulations
dailes, une pie blanche et noire senvole, le ciel laiteux séclaircit un
peu. Cest un coin tranquille, un faubourg, lendroit lui plait. Elle sursaute
et recule vivement : en contrebas lhomme est sorti de la serre, juste le temps
pour elle de lapercevoir, nez au sol, devant le pignon le plus proche, trente
mètres à peine à vol doiseau. Elle ne bouge pas pour éviter aux gravillons de
crisser et signaler sa présence. En bas du mur, cest un froissement de bâches
plastiques, heurts plus mats comme des pots de terre qui sentrechoquent. Puis le
bruit remue ménage cesse. Elle reste encore un peu immobile ainsi au milieu de la
voie, regarde ses escarpins usés, éculés, la semelle qui se décolle à lavant
droit. Elle remonte vers la route. La pie caquette à son passage. Une feuille rouge et
large tombe à ses pieds dans une chute hésitante. En haut, son souffle est bref,
haletant : la pente est raide, elle na pas lhabitude. Elle pense de nouveau
que lendroit lui plait, elle reviendra lundi.
Chapitre 2
Le dimanche a toujours une fraîcheur particulière, sorte
délévation, comme si le repos du travail y retirait les scories, lodeur de
terre, surtout la puanteur du fuel de la chaudière. Pourtant les remugles de
lhôpital ne viennent pas troubler cette quiétude. La chambre est spartiate. Il est
assis sur le fauteuil auprès du lit et regarde le vieux visage qui sagite, relevé
contre ses oreillers. Ses rides paraissent plus profondes, le visage sous le poids du
crâne semble tiré vers larrière alors que dans louvrage, il le voyait
souvent penché en avant, une paire de lunettes ébréchées au bout du nez, sa couronne
de cheveux gris comme les lauriers dun empereur romain, son cou massif et besogneux,
crispé, taciturne et qui nincitait guère à la conversation.
Là, il parle, sourit même, content quil soit venu le voir. Lui
dit que cest normal, que ça se fait. Lalité soupire : sans doute là
pour un bout de temps. Il a pris ses dispositions : demain, on doit lui envoyer
quelquun pour le remplacer à la serre. Cest la fin de lannée, il y a
des commandes. Il faudra certainement lui expliquer le travail. Lui ne répond pas.
Chapitre 3
Elle arrive le lundi matin. Le ciel est opalin, lair est froid.
Pour aller à la serre, il faut descendre un sentier qui relie la vieille ville au
faubourg. De larges marches cernées par des rondins de bois adoucissent la déclivité
mais son corps est entraîné par la pente, les graviers du chemin roulent sous les pas,
elle crispe ses pieds à lintérieur de ses escarpins. Le chemin senfonce sous
de hauts arbres. Elle entend quelques oiseaux perchés, le bruit des feuilles qui
ségouttent, il ny a personne. Les fûts imposants sont autant de compagnons
quelle devra apprivoiser, apprendre à ne pas craindre si elle accepte ce travail.
En hiver la pénombre sera plus profonde encore, et sil y a de la neige, par où
faudra t-il passer ?
La serre est maigrement éclairée, cinq lampes, deux par travées et
une au milieu de lespace commun qui les réunit en face de lentrée. Les
carreaux de verre situés devant les lampes paraissent presque transparents, elle
distingue le triangle de lumière jaune qui se diffuse et sévanouit presque
aussitôt au contact des autres vitres. Lensemble demeure dans la pénombre hormis
la trouée difficile de la lumière, se tapit sur le sol comme un animal encore endormi,
aussi mauve que le sol.
A lintérieur, elle voit une ombre bouger dun endroit à un
autre, simmobiliser parfois. Le chemin qui surplombe la serre permet de ne jamais la
quitter des yeux en la contournant jusqu'à arriver à létroit portail de fer
déglingué, toujours ouvert et qui marque le début du jardin. Il faut avancer en ligne
droite sur des dalles qui disparaissent parfois, recouvertes dune mousse sombre. De
part et dautre, des buissons ensauvagés, une fourche bêche plantée au bord du
chemin, trois sacs de terreau attendent quon les saisisse. A son approche, la porte
de la serre éclaire plus largement lespace. Ce sont des buis mal taillés qui
finissent le chemin. Un arrosoir voisine à droite avec un enchevêtrement de tuyaux
darrosage qui ressemble à un nid de serpent endormi. A gauche un tas de piquets. La
serre émet un bruit continu, feulement de chaudière sans doute, ronronnement de chat
plutôt que grognement. Elle ne sait plus où est lombre. Elle cherche une sonnette
sur les montants métalliques, puis se résigne à toquer sur un carreau de verre.
Chapitre 4
Bonjour, excusez-moi de
Lhomme est debout, en blouse grise,
de taille moyenne, un plantoir à la main. Été de la serre, frissons, le choc thermique.
Elle cherche ses mots, a du mal a reprendre son souffle après la marche et le froid. Je
viens pour
Il dit quil sattendait plutôt à
Avec tout ce
quil y a à soulever, porter. Cest un travail physique, vous savez. Elle dit
quelle na pas peur. Il referme la porte pour garder la chaleur.
Bon. Le premier mot qui lui vient à lesprit est
" engagé ". A -til le choix ? Revoir la vieille tête
enfoncée dans les oreillers, sûre delle : on doit envoyer quelquun. Il
demande ce quil faudra faire, elle répond en sortant un contrat de dessous son
manteau en précisant quil y a des feuillets à signer et quelle les remettra
à lagence si cest daccord. Alors daccord.
Elle regarde autour delle, lui aussi comme si cette serre et son
environnement familier se trouvait déplacé ou neuf. Lui expliquer. Mais dabord
vous pouvez accrocher votre manteau. Il désigne les vieilles patères de bois à droite
de la porte. Un caban et une vieille blouse grise (lhabit de travail de
labsent) y sont suspendu. Elle revient en face de lui et ne peut réprimer un
frisson. Il est tôt, sexcuse telle, la fatigue et le froid du chemin. Je vais
faire du café. Il sengage dans la travée de droite, puis tourne à droite et
disparaît derrière des rouleaux de paillages. Lapparente simplicité de la serre,
deux travées relié par un espace central semble moins facile à appréhender, une sorte
de labyrinthe encombré de pots, de plantes, tout un fouillis offert vers le ciel à
mi-hauteur. Elle regarde autour delle donc. La serre et ses montants métalliques
sont parcourus de fils électriques, rallonges en tout genre au mépris de la sécurité,
qui rejoignent là un interrupteur, là une ampoule, ici encore un transistor maculé de
tâches sur la paillasse et même un incongru sèche cheveu. Des clous fixés à même le
mastic des vitres supportent des séries détiquettes à enfiler dans les pots de
fleurs, un désordre de raphias, fils de fer et autres ficelles. Ronronnement de la
chaudière. Un oiseau se pose sur un carreau, pépiement, bruit des pattes martelant le
verre. Dehors le jour blanchit."
(La serre : texte inachevé, automne-hiver 2004-2005)
A cette époque, je ne savais pas. Je ne connaissais qu'à peine les
bouleversements qui allaient se produire, vie, tête et corps comme prolongements.
J'étais comme un poisson aveugle venu des profondeurs, chair translucide, yeux
blanchâtres. Le texte s'installait dans cette inconscience particulière du bout des
doigts. Premiers jets, létat brut de la lettre enfoncée sur le clavier,
lassemblage en mots rivetés par des espaces. Ponctuation, phrases qui se
succèdent, alchimie du verbe, des paragraphes comme taches de couleur, lorthographe
maladroite, lensemble fragile, premier jet à étayer. La serre, oui, bien sûr je
la voyais, c'était elle, pages d'enfance feuilletées, inspiration mélangée, retors et
tordus de la mémoire et de l'écriture. Je ne savais pas non plus que je ferais ces
photos un jour en allant voir V et F au printemps. D'ailleurs V et F n'existaient pas
beaucoup, rencontre encore à peine ébauchée.
Langres me semblait inusable, figé, l'ambiance minérale qu'on imagine
des profondeurs extrêmes, eau froide, pas de tension, ni de peur pourtant. J'ai toujours
eu cette faculté de pratiquer la plongée, avec ou sans bouteilles, avec une sérénité
et une douceur incroyable de me sentir submerger par l'eau. Des psychiatres et autres
analystes de l'inconscient, du moi, des sur moi et sous moi rapprocheraient cet état avec
celui prénatal d'être dans le liquide amniotique, comme un poisson. N'empêche que,
parfois, en bout d'apnée, je n'ai nulle envie de remonter vers la surface, sentir la
brûlure de l'air quelques mètres au-dessus.
Depuis donc, des évènements, rien que de très normal, tout ce qui ce
passe dans une vie d'homme, des émotions, et le texte avait été laissé en état,
inachevé. J'ignorais que viendrait d'autres impératifs d'écriture, que, d'un 14 mai, en
découlerait "Langres s'use", un jour comme un autre et rien de vraiment
particulier, aucun remue-ménage, ceux ci s'étant déjà produits auparavant dans la
tête et le coeur. Finalement savoir si Langres s'use est sans importance, au regard du
corps mortel, martelé,
usé dans le sens d'usinage, atelier, copeaux de métal trempés
jusqu'aux os,
usé par l'érosion du cur dans la signification contraire
d'usage au sens d'utilité,
usé par la lutte pour rentrer dans le moule et préférer la
corrosion, la rouille, la trouille et l'expression sortir de ses gonds.
Le temps coule donc, rivière qui érode tout, galets ronds et polis
que l'on ramasse (ceux trouvés par exemple dans le lit de la rivière qui alimente le
Grand Étang de l'île de la Réunion, c'était en février, le texte était déjà
arrêté, inachevé. Contact frais de l'eau, les pierres brillantes saisies par
transparence sous les miroirs mouvants de l'eau vive. Le soleil en haut et les chutes de
sept cascades, traits d'argents sur les parois abruptes et couvertes de la végétation
tropicale du cirque).
Il est possible que le texte ci-dessus soit repris un jour, accède à
la continuité, soit tenté par l'achèvement.
Écrire, c'est plonger, c'est vouloir atteindre à l'inusable.
reprise 20 juillet 2005
Les photographies sont venues avec naturel dans le geste et la
réflexion rapide : lopportunité davoir un appareil photo avec soi, et,
en regardant le vieux bâtiment, son ossature de métal, ce quil restait de verre
avec, l'ensemble semblant s'enfoncer lentement mais de façon irrémédiable dans la terre
: se dire que la serre ne sera pas éternelle, si fragile, si incongrue dans la gestation
lente des choses mortes, inutilisées. Geste et réflexion : garder traces de ce qui
fut, avant quun coup de bulldozer ne vienne nettoyer cette espèce de carcasse
devenue nid à mauvaises herbes, un comble pour quoi était dévolu en une sorte de
nurserie pour plantes débutantes.
L'histoire de ces photographies sera simple, j'aurais pu commencer par
cela, au lieu de me perdre, vous emmener, vous égarer avec moi dans les circonvolutions
de ce texte, pages précédentes à allure d'escargot.
L'histoire est celle de celui (qui un 14 mai) avait pour grand-père un
horticulteur. Pour gagner six francs trois sous, il travailla pendant un été au jardin
du faubourg à repeindre la serre. C'était en 1976, l'été le plus chaud (on ne parlait
pas encore de la canicule de ce début de XXI° siècle). Les pelouses de la région
étaient grillées, souvenir des deux triangles chez tata et tonton, réduits à une
croûte sèche et profondément crevassée. Le jardin souffrait, l'eau était rationnée
et de toute façon s'évaporait sous la chaleur sans parvenir jusqu'aux moindres racines
des plantes exposées. La terre s'ouvrait en rides caverneuses, les mulots descendaient
encore plus profond dans le sol, têtards, grenouilles, tritons et salamandres
périssaient asphyxiés dans l'eau chaude des puits. Je buvais une quantité
invraisemblable d'eau sous les verrières de la serre, un litre toutes les demi-heures au
plus fort de l'après-midi. La sueur se mêlait à la peinture minium orange, destinée à
protéger les montants métalliques de la rouille et utilisée en sous-couche. Puis, il
fallait recouvrir l'orange avec cette peinture grise dont on voit encore les traces sur la
porte d'entrée.
Porte d'entrée. Et le souvenir exact qui revient à la vue de la
clenche : la pression qu'il fallait pour entrer, tirer la porte derrrière soi,
s'engouffrer dans la moiteur, l'odeur de terre chaude et d'eau tiède.
Je devais arriver un peu avant, saluer le grand-père ou la
grand-mère, partir récupérer les pinceaux, les pots, goûter la relative fraîcheur du
matin, peut-être, sans doute même, avant de m'enfermer dans la serre, il y avait le
grand-père à aider, quelques pots de terre cuite à transporter d'un endroit à un
autre, une brouette à véhiculer (sentir encore le rebond de la roue gonflée, le poids
des manches de fer tirant sur les avants bras). Parfois c'était désherber, biner une
couche et le mot couche semblant avoir été employé indifféremment pour désigner
n'importe quel carré de terre cultivé, retourné, couche souvent associé avec châssis,
sorte de fenêtres vitrées sous laquelle la chaleur retenait l'humidité et favorisait la
croissance des plantes dans les saisons encore froides.
Je devais arriver des nouveaux quartiers jusqu'au faubourg
(l'appartement de la rue natale avec son charme et ses beaux vitraux avait été
abandonné au profit d'un logement dans un de ces immeubles sans âme, mais possédant une
vraie salle de bain) dans cet été si chaud avec la moto Honda 125 K3, modèle d'occasion
(que je possède toujours, devenue rare - avis aux collectionneurs) et que je m'étais
payé après avoir travaillé comme pompiste deux ans auparavant. Le casque orange de
même couleur que le minium, je le posais où ?
Eté 1976 donc, en juillet sans doute, des vacances dans le midi
avaient suivi, la première fille aussi, rien que de très normal, rien qu'un peu de temps
figé dans l'année de mes dix-huit ans : voilà l'histoire, rien de plus.
Pourquoi mesurer le temps écoulé à la couche de rouille, au
salpêtre sur les murs, à ce qui reste de cette serre comme carcasse grossière,
squelette inabordable ? Quelles fictions, quelles aventures, quels outrepassements de
la réalité avons-nous construit ? Sans doute ces photographies puisent-t'elles leurs
souffles dans la lumière crue qu'elles montrent enfin : rien que quelques tubes de fers
rouillés, des vitres salies de boue, une jungle famélique poussée sur de vieilles
poteries.
Redescendre sur terre. Dans la terre.
Langres s'use.
A savoir : une chaudière comme un cur en panne dont il ne reste
que la vague tuyauterie, le corps de fonte et la pompe de circulation. Une antique
carabine était posée contre sans qu'il ait été possible de savoir à quoi servait
l'escopette à canon de section octogonale, sans doute pour le grand-père, à tirer les
chats, ombres mouvantes et permanentes du jardin, leur faire peur, lui faire prendre un
coup de sang quand un de ceux-ci, moitié ensauvagé, né dans une des innombrables
cachettes, le narguait en fouillant la terre fraîchement retournée avec l'impassible
constance d'un propriétaire.
A savoir : des carreaux pour la plupart absents, cassés, entourés
d'un mastic devenu friable, que chaque pluie fait dégringoler par petits bouts chaque
année un peu plus dans des herbes à chaque saison un peu plus hautes et touffues.
A savoir : des restes d'étagères pourries, planches autrefois
fixées, patères, débris dardoises ayant servi à noter les commandes, la liste
des plants à repiquer, une activité morte dont il ne reste que de négligeables morceaux
sans mémoire.
A savoir : le bac, sorte de plan de travail bordé de planches, ouvert
sur le devant, à lépoque toujours chargé de terreau à larrière, et qui
servait à rempoter les plantes. La douceur de soie de la terre, la fragilité des tiges
de géraniums, les piquants des cactus n'existent que dans les replis de quelques cerveaux
qui demeurent.
A savoir : les milliers de pots de terre cuite, emboîtés en colonnes
et que le gel doit fendre un peu plus chaque hiver, égrenant des tessons qui s'enfoncent
lentement dans le sol.
A savoir : les allées de la serre remplis de gravats, de sèmes parasites
ayant poussés là où autrefois s'alignaient des pots et des plantes soignées.
Broussailles dabandon, nées par négligence, peut-être des restes de végétaux
autrefois cultivés dans ces innombrables pots de terre, échappés maintenant des
entraves, racines enchevêtrées, courant sans but, prenant possession des lieux par
habitude.
A savoir : la haie de buis qui fait face à la serre et qui garde
encore son odeur forte de pipi de chat (la longeant pour mieux photographier l'endroit).
Elle conduit toujours au lilas en bas duquel un ramassis d'étagères laissait à
l'abandon de vieux livres parmi les pots de terre et autres outils de jardin. C'était de
vieux journaux du XIX° siècle L'Illustration, Le Journal des voyages
et autres périodiques reliés par années dans des couvertures noires de carton bouilli.
J'y avais lu la première édition de Tartarin de Tarascon d'Alphonse Daudet, à l'époque
publiée en feuilleton.
Impression d'abandon, oui, Langres s'use, toute chose s'use : l'histoire est simple, sans
doute n'y a-t'il rien, ou plutôt pas grand chose à raconter, celui qui, un 14 mai en
2005, se perd dans une pharmacie de sa ville natale, retrouve un copain d'enfance sur le
trottoir, devenu directeur de l'école de musique, celui qui se souvient à peine comment
et quand sont venues s'inscrire ces photographies dans ce jour ordinaire, normal, commun.
Et pourquoi ? Sinon pour garder traces de ce qu'un jour les propriétaires du lieu
déblaieront, même pas à coup de bulldozer (comment ferait-il pour venir ici en
contrebas du muret ?) plus simplement à coup de masse dans la fragile charpente minée
par les pluies, puis déblayage à la brouette, grand coup de nettoyage avant de masquer
ce qui fut une serre en nivelant l'endroit, en semant du gazon, peut-être en plantant un
ou deux arbres fruitiers. Restera, juste dans une tête ou deux, condamnées à vieillir,
à disparaître et, avec elles, la sensation dun été, les images dun
grand-père à cou de taureau, penché sur louvrage, arpentant dun pas lourd
les allées du jardin.
Peut-être que ces photographies nexistent que pour juste
s'assurer que chaque chose meurt, qu'un été de canicule s'oublie et la première fille
connue avec.
Langres s'use.
Et juste sentir encore les premiers petits chocs du cur, élans
d'évasion, de liberté, de sentiments ressentis alors au pied de ce vieux Langres deux
fois millénaire, entouré de sa forteresse de remparts, juste les sentir encore,
s'assurer qu'ils sont intacts, enchâssés en soi, ardents, permanents. Et savoir qu'il en
restera bien assez devant soi, dans ce qu'il reste de chemin à faire pour demeurer dans
le trouble, lémoi, le saisissement, le ravissement, soi-même à chaque fois remis
à neuf, désusé.
fin
Epilogue 24 août 2005 :
" Une fois de plus, escaladant à partir de Châtillon les
solitudes du plateau de Langres, j'ai le sentiment vif de gravir, comme dans les planèzes
d'Auvergne, les accès d'un des donjons de la France, un des lieux marqués entre tous
pour la défense dans cette longue échine sinueuse qui prend le pays en écharpe et qui
va des Vosges, par les anciens "Monts Faucille", le Morvan, le Beaujolais, les
Puys, les Cévennes et les Causses, jusqu'aux Corbières. Sentiment d'autant plus
singulier que le plateau de Langres n'a jamais joué réellement dans l'histoire le rôle
de môle défensif que tant de plans de campagne - et jusqu'au plan Schlieffen de 1914 -
lui ont attribué comme allant de soi. La forêt peu à peu, à mesure qu'on s'élève, se
resserre sur la coulée d'herbe des vallons rétrécis, puis se referme compacte, et
brusquement, comme sur les hautes chaumes des Vosges, on émerge au-dessus d'elle au
soleil dans une large clairière de haut plateau, au bout de laquelle les deux tours
carrées de Langres se lèvent sur l'horizon. Il y a là les glacis, les bastions et les
chemins couverts et aussi le dépouillement, la netteté, l'austérité de lignes d'une
forteresse centrale naturelle, d'un Verdun qui n'aurait pas rencontré son destin.
La capitale de ce haut pays m'a toujours attiré, comme s'il y avait pour moi dans cette
ville inglorieuse, quelque chose, impérativement, à visiter, quelqu'un à
rencontrer."
"L'éclaircie qui se levait à la fin de cette harassante journée
de pluie m'a amené sur le chemin de ronde ; j'ai aimé les portes secrètes de ces
jardinets murés, ses maisonnettes de rempart aussi, exiguës et fleuries comme des
maisons de pêcheurs avec leurs plates-bandes minuscules, leur rangée de plants de
tomates et leurs cloches à melons, et devant elles, rien que, au-delà du parapet, les
étendues placides de l'air pur. Et j'ai aimé aussi le nom si inattendu d'une des rues
qui longent le rempart, et qui s'appelle la rue Constance-Chlore. Ce prince au
visage pâle qui, nous dit-on, gouverna Rome de 305 à 306 "avec autant d'équité
que de douceur" est peu commémoré en France : est-il venu ici, tel que j'aime à me
le représenter, chevauchant sans étriers par les ruelles abruptes de l'oppidum lingon,
pour endiguer l'un des sempiternels assauts barbares qui venait battre le limes, ou
pour réprimer quelque révolte des Bagaudes ? Ce nom dépaysant ajoute au mystère d'une
cité marquée de façon si éclatante pour l'Histoire, et que l'Histoire a dédaignée.
Il y avait à Langres un funiculaire : on voit
encore au bord du rempart la gare et le quai d'embarquement minuscule ; la motrice
rouillée, un peu plus loin est restée debout sur ses rails, cernée par les herbes
folles. La voie à crémaillère, avec les fils électriques pourris qui pendent encore
au-dessus à leurs caténaires, plonge toute seule, par un pont qui a perdu sa rambarde et
son plancher, dans un fourré d'acacias où sa trace se perd. Ces vestiges ferroviaires
d'un passé sans doute peu ancien font à eux seuls dans mon esprit de cette grosse
bourgade une cité véritable : même tombée au rang de joujou, la noblesse du rail
demeure pour moi imprescriptible."
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
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