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Le rire de Samuel Beckett

dans En attendant Godot et Fin de partie

© Thierry Beinstingel - droits réservés - 2009 Université de Bourgogne


 

Introduction

I._Les_conditions_du_rire

II._Le_comique_par_la_dégradation

III._Les_manifestations_du_comique

IV._Le_rire_comme_sujet_principal

V._Cap_au_rire

VI._Bibliographie_

 

 

Introduction

« Découvrir le Beckett que ses amis ont bien connu : spirituel, toujours capable de rebondir, qui instinctivement opposait à l’adversité son humour et sa détermination à ne pas lâcher prise. » : tel est le portrait que James Knowlson donne de Samuel Beckett dans l’importante biographie qu’il lui a consacrée . Cette image change des austères photographies qui ont toujours été diffusées de l’auteur : regard d’aigle, visage anguleux et sévère, il rejoignait ainsi la réputation de ses pièces réputées difficiles d’accès, à l’opposé de l’hilarité facile du théâtre de boulevard. Pourtant, l’humour et le rire ont toujours jalonné le parcours de Samuel Beckett. Ainsi écrivait-il malicieusement dans l’essai qu’il a consacré à 25 ans dans sa langue maternelle à l’auteur français Marcel Proust : « On estimait guère le style de Proust dans les cercles littéraires français. Mais à présent qu’on le lit plus, on admet généreusement que sa prose aurait pu être encore bien pire qu’elle n’est » . Il est probable que Samuel Beckett découvre l’œuvre du philosophe Bergson à la même époque : James Knowlson relève une lettre de l’écrivain qui le cite, datée du 24 février 1931. Nous avons peu l’habitude d’étudier les plus fameuses pièces de Beckett sous l’angle de l’humour et du comique, mais nous pouvons néanmoins nous demander si le théâtre, dans En attendant Godot et Fin de partie, ne lui a pas fourni vingt ans plus tard l’occasion d’appliquer (de détourner ?) les théories du rire que le philosophe français avait publiées en 1900 dans son ouvrage Le rire. Essai sur la signification du comique . L’étude du rire de ces deux pièces se révèle alors d’une grande richesse.



I. Les conditions du rire

En 1900, Henri Bergson étudie le rire dans toute sa variété. Les théories qu’il expose lui permettent d’envisager sous plusieurs angles l’étude des effets comiques. Le philosophe insiste cependant sur trois généralités préliminaires au déclenchement du rire. D’abord, il évoque son caractère profondément humain, son « attention » :
Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine.
(LR, p. 10)

Puis, il affirme l’importance de la distanciation pour le réaliser concrètement, distanciation qu’il nomme « insensibilité » :
Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel. (LR, p. 10, 11)

Enfin, il insiste sur la nécessité d’autrui : « Il semble que le rire ait besoin d’un écho. » (LR, p. 11). Sans société, pas de rire possible :
Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société ; il faut surtout en déterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le dès maintenant, l’idée directrice de toutes nos recherches. Le rire doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale. LR, (p. 12)

Et c’est justement parce que la société est parfois inquiétante qu’elle provoque le rire en réaction comme un « geste social » (LR, p. 16)

Ainsi, le théâtre, par son humanité et par la connivence établie avec les spectateurs réunit potentiellement tous les éléments du rire. Samuel Beckett a su utiliser ces trois conditions préalables, théorisées par Henri Bergson.
« L’attention humaine » constitue en effet une caractéristique majeure des deux pièces. Dès le début de En attendant Godot, le peu d’importance accordé au décor et aux circonstances [« Route à la campagne, avec arbre. Soir » (EAG, p. 9) ] impose au spectateur de ne s’intéresser qu’aux deux premiers protagonistes, Estragon et Vladimir. En revanche, dans Fin de partie, une grande précision souligne dans la première didascalie, le décor, les gestes, les attitudes mais aussi les habits de Clov et Hamm (FP, p. 10-13). Il est à noter que le rire fait son apparition dans cette pièce même avant le premier dialogue par la mention « rire bref » que Clov doit accomplir quatre fois (FP, p. 12-13). Or, aucun effet comique ne s’est déjà déroulé : Beckett place ainsi le spectateur dans l’attente de situations risibles qui ne dépendront que des seuls acteurs, il le laisse ainsi à distance et cette « insensibilité » constitue la deuxième condition du rire qu’avait édictée Bergson.
En effet, la distance imposée au spectateur se manifeste de plusieurs façons, par l’étrangeté des personnages des deux pièces, leurs attitudes, leurs manières de se conduire, de se mouvoir, d’être habillées. Il ne peut s’identifier à ces personnages extravagants, aux raisonnements et aux actions insolites. Mais c’est justement cette indifférence qui rend le spectateur réceptif au rire, selon Bergson.
La fantaisie des personnages des deux pièces réinvente des rapports humains entre eux. Certains sont d’emblée amusants, comme Nagg et Nell qui émergent de leurs poubelles l’un après l’autre (FP, p. 25-27). D’autres sont de primes abords choquants comme Pozzo, tirant Lucky « au moyen d’une corde passée autour du cou » (EAG, p. 28). Or, ce sont ces actions effectuées en commun qui rendent ces situations comiques. Pozzo, sans Lucky ne provoque pas le rire, Estragon et Vladimir non plus. En réalité, aucun des personnages, pris individuellement, ne possède de force comique. Ils sont absurdes, illogiques ou insensés et provoquent plus notre dérision par la distance que nous mettons à ne pas nous identifier avec eux. C’est donc bien la réunion de plusieurs personnes qui s’impose comme jeu comique avec un rire comme « signification sociale », ainsi que le conçoit Bergson.

L’ensemble des exemples cités montre que Samuel Beckett place en préalable à chaque début de ces deux pièces les trois conditions du rire de Bergson. Mais il réunit ces trois conditions également à chaque entrée d’un nouveau personnage, puisque chacun d’eux possède une sensibilité profondément humaine, capable d’émotion mais dont l’exagération grotesque provoque également la distanciation du spectateur. En se reliant immédiatement à chacun des autres protagonistes par un lien de connivence, le rire peut alors survenir.



II. Le comique par la dégradation

Pour Henri Bergson, la « transposition » permet d’expliquer comment peuvent se produire les effets comiques :
On pourrait d’abord distinguer deux tons extrêmes, le solennel et le familier. On obtiendra les effets les plus gros par la simple transposition de l’un dans l’autre. De là, deux directions opposées de la fantaisie comique. Transpose-t-on en familier le solennel ? On a la parodie […] C’est, sans aucun doute, le comique de la parodie qui a suggéré à quelques philosophes, en particulier à Alexandre Bain, l’idée de définir le comique en général par la dégradation. Le risible naîtrait « quand on nous présente une chose, auparavant respectée, comme médiocre et vile ». Mais si notre analyse est exacte, la dégradation n’est qu’une des formes de la transposition, et la transposition elle-même n’est qu’un des moyens d’obtenir le rire. (LR, p. 55).

Or, si la dégradation est une « transposition du solennel en trivial », Bergson souligne qu’il existe également une « transposition de bas en haut qui s’applique à la valeur des choses, et non plus à leur grandeur. » (LR, p. 56) : « le très grand et le très petit, le meilleur et le pire » ou encore « du réel à l’idéal » (LR, p. 56).
Dans En attendant Godot et Fin de partie, cette théorie des transpositions élabore beaucoup d’effets comiques. De prime abord, nous pourrions penser que la dégradation constitue l’essentiel du ressort humoristique. Les personnages apparaissent déchus : Lucky est traîné par une corde, Nagg et Nell sont dans des poubelles. Dans cette optique, la transposition d’un discours « du solennel en trivial » devrait constituer la part prépondérante des échanges entre les personnages. Or, paradoxalement, cette dégradation semble moins visible qu’elle pourrait l’être. En examinant les réparties, beaucoup d’entre-elles utilisent le mécanisme inverse et tentent de donner un sens logique et élevé en regard d’actions absurdes et minimales. Ainsi, les premières réflexions de Hamm et Clov au début de Fin de Partie construisent un discours, en apparence censé, sur fond d’irrationnel. Hamm : « […] je m’appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant qu’il me siffle » (FP, p. 14). De même, Estragon et Vladimir tentent de construire un dialogue raisonné : Estragon (à Vladimir) : « Mais réfléchis un peu, voyons. » (EAG, p. 22). Ainsi, l’effet de dégradation est contrebalancé par les dialogues qui s’apparentent ainsi à la parodie, dans la définition qu’en donne Bergson (du trivial au solennel), tentant de donner une cohérence à l’absurdité des personnages et des situations. Le long monologue de Lucky (EAG, p. 59-62) illustre particulièrement la parodie d’un discours scientifique. Cette satire correspond tout-à-fait à l’ironie et à l’humour que Bergson définit dans son ouvrage :
L’humour, ainsi définie, est l’inverse de l’ironie. Elles sont, l’une et l’autre, des formes de la satire, mais l’ironie est de nature oratoire, tandis que l’humour a quelque chose de plus scientifique. On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être : c’est pourquoi l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir, en quelque sorte, de l’éloquence sous pression. On accentue l’humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l’intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence. (LR, p. 56, 57).

Cette « éloquence sous pression » comporte également dans ce monologue d’autres effets comiques : des néologismes : « assavoir » (EAG, p. 59) ; des jeux d’assonances : « dans les airs peuchère » (EAG, P. 61) ; des injures : « Conard Conard » (EAG, p. 62), ou encore la longue énumération des sports impossibles : « le tennis sur gazon sur sapin et sur terre battue » (EAG, p. 60). Pour autant, Beckett a toujours affirmé le sérieux du monologue du Lucky, rehaussé d’une suite cohérente des idées, agencées de manière réfléchie. Ainsi, lors de la traduction de sa pièce en allemand, il analyse le discours de Lucky en trois parties : « Le ciel, insensible à la souffrance humaine ; L’homme rapetisse, tout espoir s’envole ; La terre, vomissant des pierres, se pétrifie. » . Dans Fin de partie, la parodie prend un autre aspect. Hamm raconte une histoire en principe drôle mais dont la chute absurde n’entraîne pas le rire de Nell a qui elle est destinée, mais également du spectateur (FP, p 34 -36). En réalité, tout se passe comme si les concepts définis par Bergson (dégradation, exagération, parodie…) étaient utilisés par Samuel Beckett de telle manière qu’ils ne puissent donner toute leur mesure comique. Les transpositions oscillent dans un double mouvement entre trivialité et solennité, semblant ainsi s’annuler entre eux. De même, une autre histoire inachevée de Hamm (FP p. 68-73) prive le spectateur de pouvoir exprimer entièrement son opinion (ses sentiments et son hilarité éventuellement), puisque la chute manque. Les deux pièces se déroulent comme si l’auteur voulait ajouter encore de la distance entre leur compréhension et les spectateurs. On pourrait croire que l’insensibilité qu’évoque Bergson comme un des trois préalables s’en trouve renforcée, mais le sens final manque pour permettre l’expression du rire. Pour autant, En attendant Godot et Fin de partie ne perdent pas leur dynamisme humoristique. C’est donc par d’autres voies que celles des transpositions que Samuel Beckett les met en place. Les schémas théorisés par Bergson (principalement celui de la dégradation) sont alors remaniés pour susciter différemment de nouvelles réactions du rire. Et c’est par la grande variété des effets comiques que l’écrivain arrive à provoquer le rire.



III. Les manifestations du comique

L’étude des dialogues, des répliques mais aussi des didascalies des deux pièces de Samuel Beckett permettent de lister l’ensemble des effets comiques. Pour classer ces effets, nous pouvons utiliser les repères que propose Henri Bergson à travers le comique de caractère et des formes, le comique de situation, le comique des mouvements et le comique des mots. Pour autant, on ne peut pas séparer chaque effet d’un autre car, souvent, ces différentes formes sont liées. Ainsi, quand Nagg apparaît, sortant de sa poubelle et réclamant sa bouillie dans Fin de partie (FP, p. 21), la scène mêle à la fois un comique de caractère, de situation, de mots, voire de mouvements. En revanche, il est remarquable de constater que tous les effets comiques listés par Bergson sont existants dans les deux pièces. Aussi il semble intéressant de s’attacher à leurs caractéristiques et d’examiner comment Samuel Beckett les applique.

En ce qui concerne le comique de caractère, Bergson affirme « qu’un caractère peut être bon ou mauvais, peu importe : s’il est insociable, il pourra devenir comique. » (LR, p. 64). En effet, pour réussir son effet comique, Bergson affirme que la situation doit réunir la combinaison de deux éléments, « l’insociabilité du personnage », et « l’insensibilité du spectateur » (LR, p. 64). Les personnages des deux pièces de Beckett ne sont pas insociables. Au contraire, ils semblent dépendants les uns des autres, par binômes : Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky, Clov et Hamm, Nagg et Nell. Et c’est justement leur dépendance qui les rend touchants : le spectateur ne peut ressentir une insensibilité. Par contre il s’en détache car il ne peut s’identifier à des personnages si misérables. Mais Beckett ne prend par pour autant le contre-pied du comique de caractère tel que Bergson l’expose. L’insociabilité des personnages existe, chaque binôme semble en dehors de la société et les liens qu’ils tissent entre eux sont des rapports d’asociabilité : Vladimir et Estragon se méfient de Pozzo, Hamm rejette Nagg : « maudit progéniteur ! » (FP, p. 21). Ainsi, le comique de caractère n’est pas inexistant chez Beckett au sens où Bergson l’entend dans son rapport aux autres.
Le philosophe constate qu’il existe des typologies d’individus liés à ces situations humoristiques. Il cite « le distrait » (celui qui s’assied sur une chaise cassée provoquant sa chute et le rire du spectateur), mais par extension c’est au théâtre qu’il remarque que beaucoup de comédies portent le nom d’un type de ces personnages : « le misanthrope, l’avare, le joueur, le jaloux » (LR, p. 15). Or, dans ce cas, l’humour provient que « le personnage comique est généralement comique dans l’exacte mesure où il s’ignore lui-même. » (LR, p. 15). C’est ce mouvement conscient qui confine selon Bergson à la « caricature » qui permet, d’un côté à l’auteur de forcer le trait, afin que, par réaction, le spectateur puisse la tempérer : « En atténuant la difformité risible, nous devrons obtenir la laideur comique. » (LR, p. 18). C’est ce que Bergson nomme le comique des formes. Il est évident que Samuel Beckett a su largement restituer « la laideur comique » à travers tous ses personnages. Mais contrairement aux exemples que cite Bergson, ce comique des formes ne s’attache pas à un seul personnage, comme dans L’Avare de Molière où Harpagon est seul soumis à la caricature. Dans En attendant Godot et Fin de partie, aucun n’y échappe. Estragon et Vladimir, Pozzo et Lucky sont risibles jusque dans leurs dénominations, de même que Nagg et Nell, sortant de leurs poubelles ou Clov, affublé d’une « démarche raide et vacillante » (FP, p. 11). Comment ne pas penser non plus à Harpagon avec Hamm « en robe de chambre, coiffé d’une calotte en feutre » (FP, P. 13), ainsi qu’il a souvent été représenté. Cette systématisation de la caricature construit un monde irréel et le spectateur ne sait plus s’il doit en rire. En effet, pour reprendre l’exemple de L’Avare, c’est la relation de personnages « normaux » qui révèle les traits d’Harpagon et cet isolement du personnage, seul ridicule parmi les autres, incite à s’en moquer. Dans les deux pièces de Samuel Beckett, la comparaison entre les personnages tous singuliers ne peut s’effectuer par le même mécanisme et c’est l’ensemble de la situation qui devient ridicule et risible. Par conséquent, il est vrai que ces pièces de théâtre n’auraient pu être nommées en fonction d’une seule caricature comme L’Avare ou Le Misanthrope. C’est l’ensemble de la situation qui devient caricaturale et les titres En attendant Godot et Fin de partie expriment cette universalité.

Ce comique de situation ne serait ainsi pour Beckett qu’une extension de plusieurs comiques de caractère (de caricature) mêlés ensemble de telle sorte que leurs particularités leur fassent envisager des scènes originales et des déroulements inattendus. En attendant Godot et Fin de partie sont ainsi proches des « situations de vaudevilles » que définit Bergson :
On devine que les artifices usuels de la comédie, la répétition périodique d’un mot ou d’une scène, l’interversion symétrique des rôles, le développement géométrique des quiproquos, et beaucoup d’autres jeux encore, pourront dériver leur force comique de la même source, l’art du vaudevilliste étant peut-être de nous présenter une articulation visiblement mécanique d’événements humains tout en leur conservant l’aspect extérieur de la vraisemblance, c’est-à-dire la souplesse apparente de la vie. (LR, p. 22)

Ainsi, dit-il encore : « Est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique. » (LR, p. 35). Cet agencement correspond à la logique de Pozzo qui emmène Lucky « au marché de Saint-Sauveur » pour le vendre (EAG, p. 43) mais également aux enchaînements des jeux de scènes qui imitent la vie, comme celles entre Hamm et Clov déplaçant l’escabeau. Les objets possèdent une force comique par le détournement dont nous en faisons usage. Bergson souligne la caractéristique usuelle des objets : « Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées. » (LR, p. 66). Les effets comiques provoqués par des objets viennent donc dés lors que leurs fonctions utilitaires sont déroutées. Dans les pièces de Beckett, les objets sont nombreux à répondre à ce mécanisme humoristique. L’escabeau et les poubelles de Fin de partie mais aussi des roues de bicyclettes et un réveil apparaissent (FP, p. 20, 64). Dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon s’échange des navets et des carottes (EAG, p. 26) tandis que Pozzo utilise un vaporisateur (EAG, p. 41). Dans la pièce Oh les beaux jours que Samuel Beckett a écrit en 1963 après En attendant Godot (1952) et Fin de partie (1957), le personnage féminin, Winnie, possède une collection d’objets hétéroclites scrupuleusement décrits par Samuel Beckett et qu’elle utilise les uns après les autres (un révolver auquel elle donne un « baiser rapide » avant de vider un flacon de médicament, puis de se remettre du rouge à lèvres ). C’est justement l’utilisation incohérente de ces objets qui apporte l’effet comique, mais en même temps, qui affermit leur force symbolique : le révolver représente la mort, le réveil, le temps, l’escabeau, la chute. Ces situations donnent ainsi l’illusion d’une vie réfléchie. Elles restituent des vérités universelles qui font sourire : « Ah ! il n’y a plus de vieux ! Bouffer, bouffer, ils ne pensent qu’à ça ! », s’exclame Hamm (FP, p. 21).
Mais, dépassant la force d’évocation des objets usuels, Bergson constate qu’« au dessous de l’art, il y a l’artifice » (LR, p. 33). C’est dans cette « zone des artifices, mitoyenne entre la nature et l’art » (LR, p. 33), dit-il, que se situe justement le vaudeville. Cet entêtement à reproduire la vie apporte l’effet comique, selon le philosophe. Dans un exemple, il estime que ces manifestations sont beaucoup plus profondes que celle du simple comique provoqué par le coup de bâton qu’assène Guignol au gendarme car nous les interprétons bien au-delà la situation proposée :
Imaginons maintenant un ressort plutôt moral, une idée qui s’exprime, qu’on réprime, et qui s’exprime encore, un flot de paroles qui s’élance, qu’on arrête et qui repart toujours. Nous aurons de nouveau la vision d’une force qui s’obstine et d’un autre entêtement qui la combat. Mais cette vision aura perdu de sa matérialité. Nous ne serons plus à Guignol ; nous assisterons à une vraie comédie. (LR, p. 35-36)

Bergson insiste donc sur l’apport de la morale, au sens de règles de vie collectives. Transgresser ses règles provoque le rire. Il résume aussi l’ensemble des comiques des mots et des situations comme l’introduction « du mécanique dans du vivant » (LR, p. 38). Il indique que les effets mécaniques sont obtenus par les gestes, les mots, la répétition, les séries, les quiproquos, toute une mécanique individuelle, mais que le vivant n’est jamais perçu que collectivement : « Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. » (LR, p. 42). C’est donc bien sous cet aspect d’ensemble que les pièces de Samuel Beckett construisent leur humour particulier. En effet, la juxtaposition des situations d’humour provoque une comédie globale : dans Fin de partie, les silences marqué « un temps. » dans les didascalies ponctuent chaque situation, souvent comique, un peu à la manière des silences qui suivent chaque trait d’humour du sketch d’un humoriste pour provoquer un rire collectif. De même dans En attendant Godot, les actions et les protagonistes se succèdent seulement liés entre eux par l’attente d’un improbable Godot. Pour autant, le comique de chaque situation est particulièrement élaboré. En effet, les didascalies décrivent avec précision l’élaboration de scènes risibles, comme dans En attendant Godot, la scène où Pozzo se sert d’un vaporisateur (EAG, p. 41) ou dans Fin de partie, quand Clov déplace l’escabeau (FP, p12-13 et 43-46). Mais les dialogues révèlent aussi des situations cocasses que le langage vient amplifier : Dans Fin de partie, Nagg, révèle « L’accident de tandem où nous laissâmes nos guiboles » (FP, p. 29) et ce comique répond tout à fait aux exemples que donne Bergson : « Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient. » (LR, p. 12).
Mais contrairement à chaque histoire drôle, celles-ci sont reliées entre elles justement par sens ténu et abstrait, l’attente de Godot ou celle de l’achèvement de la pièce dans Fin de partie. Le rire provoqué devient ainsi de la dérision devant cette absence d’enjeu collectif. Nous pouvons nous demander si cela va alors à l’encontre des théories de Bergson qui impose au rire un sens moral. Notons d’ailleurs que Bergson d’ailleurs n’évoque pas la dérision dans son ouvrage. Ici, le rire ne deviendrait qu’une réaction devant l’absurdité du monde ainsi présenté et qui ne donnerait pas de prise a priori à un jugement. En réalité, de même que nous ressentons une immoralité quand Pozzo traîne Lucky derrière une corde et qui incite au rire comme le Guignol qu’évoque Bergson, c’est aussi l’amoralité d’un monde absurde donc inconcevable qui le déclenche par désespoir. Samuel Beckett apporte ainsi un éclairage particulier où le rire serait provoqué par la perte de repères quasi-total, en quelque sorte : rire devant le vide. Mais il aborde aussi l’immoralité du rire dans Fin de partie quand Nell apostrophe Nagg à propos de la phrase amusante « un cœur dans ma tête » : « Il ne faut pas rire de ces choses, Nagg . Pourquoi en ris-tu toujours ? » (FP, p. 31). Il s’ensuit des réflexions entre les deux protagonistes où Beckett semble aborder alors les limites du rire qui s’use à force de répétition (FP, p. 32) ou qui doit être autorisé ainsi que l’évoque Vladimir dans En attendant Godot : « Tu me ferais rire, si cela m’était permis ». (EAG, p. 24). La manifestation du rire chez Beckett comporte bien un sens moral.

Le comique des gestes et des mouvements agit de manière différente. Il est fréquent dans les deux pièces. Dans Fin de partie, Clov déplace le fauteuil de Hamm sous ses injonctions précises (FP, p. 41) tandis que dans En attendant Godot, même l’absence de gestes prend une tournure risible comme Vladimir et Estragon qui « écoutent, grotesquement figés » (EAG, didascalie p. 25). C’est souvent son caractère répétitif qui provoque le rire, selon Bergson, mais il faut pour autant que le geste soit reconnu. Il parle alors d’imitation :
Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissée s’introduire dans sa personne. C’est donc, par définition même, le rendre comique, et il n’est pas étonnant que l’imitation fasse rire.(FP, p. 21).

L’imitation pour Beckett joue également un rôle humoristique, parfois de manière grinçante : Lucky, traîné au bout d’une corde comme un âne en est une des manifestations les plus marquantes. C’est aussi la « Mimique d’Estragon, analogue à celles qu’arrachent au spectateur les efforts d’un pugiliste » (EAG, P. 20). Mais l’imitation montre également ses bornes. Ainsi, Clov interpelle Hamm : « j’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. ». Dans cette réplique, Samuel Beckett expose alors toute la difficulté de l’imitateur et du modèle à suivre, les deux voués à l’usure.
Notons que dans Oh les beaux jours, le comique de gestes et de mouvements est pris à contre-pied puisque Winnie est « enterré jusqu’au dessus de la taille » . Les gestes qu’elle accomplit (elle sort une brosse à dents de son sac) sont alors comiques justement par la situation insolite dans laquelle elle se trouve. Il y a également un autre comique de gestes lié à la vivacité de la farce chez Beckett. Par exemple, dans Fin de partie, Hamm et Clov chassent une puce avec un insecticide dans une précipitation amusante (FP, p. 48, 49). Dans En attendant Godot, les situations dignes de la farce ne manquent pas entre Pozzo et Lucky, notamment quand Vladimir et Estragon tentent de soutenir Lucky, fatigué après son monologue (EAG, p. 62 à 65). De même, la bouffonnerie est présente dans l’échange rapide de réplique entre Vladimir et Estragon s’interrogeant sur le personnage de Lucky (« Il bave », « Il écume », « Il halète » - EAG, p. 34).

Concernant le comique verbal, Bergson trouve que « Il y a peut-être quelque chose d’artificiel à faire une catégorie spéciale pour le comique de mots, car la plupart des effets comiques que nous avons étudiés jusqu’ici se produisaient déjà par l’intermédiaire du langage. » (LR, p. 47). En effet, la difficulté est de reconnaître un pur « mot d’esprit » (LR, p. 47), bien souvent lié à un comique de situation, de circonstance. Pourtant, dans les deux pièces, ce comique des mots est particulièrement utilisé et varié. Samuel Beckett, au besoin invente un nouveau nom comme « un knouck » (EAG, p. 45) et se délecte de nombreux jeux de mots. C’est le cas de l’expression poétique de Pozzo « Une grand paix descend. Écoutez. Pan dort. » (EAG, p. 49), allusion à la boîte de Pandore. C’est aussi Hamm déclarant avec un jeu des assonances : « sans Hamm, pas de home » (FP, p. 54). Il utilise des onomatopées, des assonances risibles et enfantines : « Gogo léger. […] Gogo mort, Didi lourd. » (EAG, p. 22). Ce comique des mots est aussi un comique d’expressions détournées : ainsi, Hamm et Clov évoquent à la fois la lumière et la Mère Pegg, en parlant qu’elle s’est éteinte, sans que l’on sache au préalable s’il s’agit de la femme ou de la lumière (FP, p. 58). Les mêmes protagonistes utilisent les mots babouches et brodequins pour évoquer leurs souliers (FP, p. 77). Des maximes sont également utilisées et modifiées pour leur effet comique : « Léchez-vous les uns les autres » (FP, p. 59). Les expressions fournissent parfois un jeu de rhétorique : « La fin est dans le commencement et cependant on continue », « Hamm : loin tu serais mort – Clov : et inversement » (FP, p. 91) ; « Estragon : il pourrait peut-être danser d’abord et penser ensuite ? » (EAG, p. 55) ; « Le réveil sonne. Je suis loin. Il ne sonne pas. Je suis mort » (FP, p. 64).
La subtilité du langage ne fait pas choisir par hasard « la gaffe », objet incongru dont Clov va se servir. Ce mot donne lieu à l’ambiguïté de ce synonyme de plaisanterie justement, comme une mise en abyme du comique : « voilà ta gaffe, avale-là. » (FP, p. 59). De la même manière, quand Pozzo s’adresse à Lucky en réclamant son « pliant » (EAG, p. 32), le contexte de son monologue donne le sens « d’être plié de rire », selon l’expression populaire. Mise en abyme aussi quand Beckett dans une didascalie réservé au lecteur de la pièce et non au spectateur détourne l’expression du tac au tac par « du tic au tac » (EAG, p. 51). Le comique des mots est ainsi proposé à un rythme soutenu dans Fin de partie comme les réparties désopilantes sur l’analogie entre coite et coït (« Hamm : mais voyons ! Si elle se tenait coïte, nous serions baisés ! » (FP, p. 49). Dans En attendant Godot, les mots d’esprits sont moins systématiques. Citons toutefois les jeux de mots potaches dans le long monologue de Lucky (« dans les airs peuchère » - EAG, P. 61).
Le rôle du comique de mots est parfois lié à la situation. Samuel Beckett, l’utilise comme une chute humoristique, souvent avec trivialité. C’est le cas, dans Fin de partie, de la comptine rimée que Clov fredonne : « Joli oiseau, quitte ta cage,/ Vole vers ma bien-aimée,/ Niche-toi dans son corsage,/ Dis-lui combien je suis emmerdé.» (FP, p. 105). Ou encore : « Hamm : […] ma colère tombe. J’ai envie de faire pipi. Clov : Je vais chercher le cathéter. » (FP, p. 38). Dans En attendant Godot, c’est aussi la vulgarité d’Estragon déclarant : « Lui pue de la bouche et moi des pieds. » (EAG, p. 65). En revanche, d’autres jeux de mots plus discrets donnent une seconde lecture de la pièce et doublent le comique initial par un humour plus intellectuel : « le matin on vous stimule et le soir on vous stupéfie » (FP, p. 38) est une allusion originale pour évoquer les stimulants et les stupéfiants. Fin de partie exploite également d’autres comiques liés aux mots comme les blasphèmes religieux. Ainsi, après que Nagg ait commencé sa prière : « notre Père qui êtes au… », les insultes fusent entre lui et Hamm : « Bernique », « Macache », « Le salaud » (FP, p. 74). Plus loin encore, Hamm s’exclame : « Paix à nos… fesses. » (FP, p. 108).
La question du comique des mots prend une place très importante pour Samuel Beckett parce que le rapport que l’homme entretient avec le langage constitue sans doute une de ses préoccupations essentielles. Rappelons que En attendant Godot est la première pièce écrite exclusivement en français par l’écrivain irlandais. Les différences entre les langues des différents pays ont toujours passionné l’auteur et ce n’est pas par hasard si les quatre personnages de En attendant Godot représentent des pays différents : Vladimir évoque la Russie, Pozzo l’Italie, Lucky l’esprit anglo-saxon. A noter qu’Estragon, qui représente l’esprit français, est presque l’anagramme de « stranger », ce qui dévoile peut-être la position particulière de Samuel Beckett. Le rire des mots est ainsi le goût naturel d’un étranger en France découvrant les subtilités d’une langue nouvelle. Trouver un bon mot, jouer avec le sens devient une manière de se placer au-dessus de la gravité du langage. A ce titre, le monologue parodique de Lucky est exemplaire avec ses nombreuses perturbations de la langue. Cette distance que provoque le rire est une manière de tirer l’auditeur ou le spectateur au-delà de la signification, le faire réfléchir justement sur la justesse du langage. Le rire devient en quelque sorte un arbitre, un intermédiaire qui intercède en faveur de la modestie humaine plutôt que la vanité des mots. « Je suis vengé » (EAG, p. 62), peut déclarer Estragon et ce n’est pas par hasard si c’est lui qui le dit, car derrière le personnage, c’est la voix de Beckett qui sous-entend : du langage…

Nous voyons donc que Samuel Beckett a utilisé largement tous «les procédés de fabrication du comique » (LR, p. 86), décrits par Bergson. Cette exhaustivité montre l’intérêt et la volonté qu’il a eu de bâtir un théâtre sur les bases de la comédie. Mais il a toutefois systématisé les procédés, comme celui de la caricature poussée à l’extrême de chacun de ses personnages, il n’y a ainsi plus de place pour un monde sensé et c’est l’universalité même de ce désordre qui provoque son caractère risible. La finesse de l’écriture dans Fin de partie notamment, laisse voir à travers les jeux d’expressions un message plus sérieux que la simple préoccupation de susciter parfois le rire. Quand Clov, à la fin de la pièce, reprend la litanie des « on m’a dit » avec « une voix blanche » (FP, p105, 106), c’est le doute de la connaissance humaine qui s’exprime. Or, ce travail de remise en question, de déconstruction s’applique bien entendu au théâtre lui-même mais également à la comédie et à ses effets comiques.
 


IV. Le rire comme sujet principal


Ainsi, En attendant Godot et Fin de partie ont remis en cause une certaine forme de théâtre. Samuel Beckett a remanié les schémas traditionnels. Il n’y a pas d’histoire, au sens d’une intrigue classique, dans les deux pièces. De la même manière, il n’opte pas pour une seule des formes usitées de la comédie et de la tragédie. Les deux sont présentes dans ses pièces. En attendant Godot n’est pas exclusivement une comédie et présente même parfois les aspects d’une tragédie antique lorsque Estragon interpelle Vladimir : « tu croix que Dieu me voit ? » (EAG, p. 108) : on peut alors penser au fantôme de Darius venu hanter Xerxès, dans Les Perses d’Eschyle. Mais de la même manière, Beckett évoque la comédie classique de Molière avec Le malade imaginaire quand Estragon évoque l’état de ses deux poumons (EAG, p. 56). Il est à noter également que le rire dans le deuxième acte de cette pièce de Beckett est presque absent et que celui du premier acte s’apparente le plus souvent à un réflexe devant l’absurdité des situations, la farce ou la parodie. En effet, dans le deuxième acte de En attendant Godot, le rire se fait plus discret, il dépend moins des réparties comme le jeu silencieux des chapeaux entre Vladimir et Estragon (EAG, p. 101). Dans Fin de partie, pièce en un seul acte, les situations comiques semblent se succéder à la manière d’un vaudeville, de sketchs ponctués par des silences (didascalies « Un temps. »). Par cet aspect, on pourrait penser que Fin de partie est plus proche d’une comédie, ou du moins, que la tragédie en est absente. En réalité, les thèmes abordés, la question récurrente de la fin et du désespoir, comportent un aspect tragique : c’est Clov s’exclamant : « Quand je tomberai, le pleurerai de bonheur. » (FP, p. 107).

Dans les deux pièces, le rire constitue donc une préoccupation essentielle. Dans En attendant Godot, dès le début, il est posé en questionnement. Vladimir s’interroge : « On ose même plus rire » (EAG, p. 13) et il ajoute « seulement sourire ». Ces réflexions s’intègrent au milieu d’une conversation entre lui et Estragon sur la repentance, la lecture et l’interprétation de scènes bibliques. Ainsi, la fonction du rire est mêlée à d’autres réflexions philosophiques et sérieuses. Le rire mêlé à la gravité est une constante que l’on retrouve dans les deux pièces. Dans Fin de partie, à la question grave de Hamm : « Pourquoi ne me tues-tu pas ? », Clov répond d’une manière incongrue et donc risible : « Je ne connais pas la combinaison du buffet » (FP, p. 20). Le rire voisine aussi avec le tragique quand Hamm raconte l’histoire de l’homme « A plat ventre, pleurer du pain pour son petit » et à qui on offre une place de jardinier, Clov rit, puis les deux compères s’interrogent sur ce qui provoque ce rire : est-ce l’évocation du jardinier, du petit ou du pain ? (FP, p79-80). Le rire apparaît ainsi comme une manière de ne pas succomber à la tristesse de l’histoire racontée et, par extension, aux histoires tristes de nos vies. « Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête. Il en va de même du rire. », constate Pozzo (EAG, p. 44), tandis que Hamm dans Fin de partie dit « On pleure, on pleure pour rien, pour ne pas rire, et, peu à peu… une vraie tristesse vous gagne. » (FP, p. 89). Pour Beckett, le lien entre le rire et les larmes est évident. Rire ensemble, c’est conjurer le sort, combattre une triste vie : « Veux-tu que nous pouffions un bon coup ensemble ? », dit Hamm (FP, p. 80). Le rire constitue un lien social, un moyen de reconnaissance mutuel. Ainsi, dans En attendant Godot, Pozzo constate en regardant Vladimir et Estragon : « Vous êtes bien des êtres humains. […] A ce que je vois. […] De la même espèce que moi (il éclate d’un rire énorme) » (EAG, p. 30). Dans Fin de partie, le rire n’a pas seulement une fonction de réaction, il constitue un des sujets principaux de la pièce. Présent dés le début de la pièce, même avant la première parole ( « rire bref » de Clov, par quatre fois – FP, p.12-13), il se manifeste également dans l’histoire drôle que Nagg raconte à Nell (FP, p. 34-36). Ce passage est important car il contient beaucoup d’aspects sur la nécessité du rire. D’abord que celui-ci n’obéit pas sur commande : en effet, Nell ne rit pas. Le rire et le pouvoir de le provoquer est présenté comme une force (une farce) que Hamm ne peut supporter. Enfin, le lien entre la fin qui constitue la préoccupation essentielle de la pièce et le rire est révélé : « ça ne va donc jamais finir » dit Hamm, excédé après Nagg et Nell (FP, p. 36). Le rire est présenté comme un moyen de continuité. On retrouve cette obsession quand Hamm s’interroge sur la fin de la journée : « C’est moins gai que tantôt » (FP, p. 26) et l’inquiétude suit devant l’inexorable fuite du temps : « Quelque chose suit son cours », conclut Clov (FP, p. 26). Pouvoir raconter une histoire drôle, c’est en quelque sorte, prolonger la vie, lui trouver un sens, fût-elle misérable comme celle de Nell ou Nagg, chacun dans sa poubelle. D’ailleurs, Hamm ne supporte pas le rire et son incapacité à achever l’histoire qu’il raconte (FP, p. 68 à 73) n’est pas sans rapport avec cette intolérance. Plus loin, Clov le rejoint dans ce constat : « Je suis las, de nos histoires, très las. » (FP, p. 98). De même, dans En attendant Godot, Estragon tente de raconter une histoire drôle mais est interrompu par Vladimir avec la même expression qu’utilise Hamm à l’encontre de Nagg « assez. » (EAG, p. 20 et FP, p. 36). Rire est donc une force supplémentaire, un espace de liberté que chacun peut obtenir. Ne pas arriver à rire est ainsi vécu comme une frustration, un drame pour les personnages de Beckett. Pour autant, arriver à rire ne résout rien. L’écrivain dénonce autant la satisfaction que provoque le rire, que le contentement vain qui suit. Ainsi Estragon s’interroge « Nous sommes contents. Qu’est-ce qu’on fait quand on est content ? » (EAG, p. 84). Plus profonde, la phrase de Nell dans Fin de partie « Pourquoi cette comédie tous les jours » (FP, p. 27, répétée p. 47) est ainsi à prendre au pied de la lettre, ainsi que la réponse angoissée de Clov, « Quelque chose suit son cours ». Pour Beckett, le rire possède quelque chose d’angoissant : les instants d’hilarité nous font réaliser que le temps s’écoule et que la mort (la fin de partie) se profile au bout. Le rire est souvent lié à l’issue fatale comme l’évoque Nagg à propos de la blague favorite de Nell : « Elle t’a toujours fait rire. La première fois, j’ai cru que tu allais mourir » (FP, p. 34).
L’humour noir, par conséquent, fait partie des ressorts comiques favoris de Beckett. Ses manifestations jalonnent les deux pièces. D’abord, elle est intrinsèquement contenue dans les actions et les attitudes pitoyables des personnages, Nagg et Nell dans leur poubelle, Hamm et son « grand mouchoir taché de sang étalé sur le visage » (FP, p. 13), Pozzo traînant Lucky, Vladimir demandant à Estragon si on l’a battu (EAG, p. 10). Dans En attendant Godot, certaines réparties sont particulièrement féroces comme Vladimir nommant la danse pataude de Lucky « le cancer des vieillards. » (EAG, p. 56) ou les deux compères évoquant Jésus : « Vladimir : Mais là-bas il faisait chaud ! Il faisait bon ! Estragon : Oui. Et on crucifiait vite. » (EAG, p. 73).

Ainsi, il est sûr que le rire constitue un des sujets de réflexion favori de Samuel Beckett. Pour autant, la filiation de ses deux pièces avec des comédies est moins facile à reconnaître car l’écrivain mêle profondément les aspects tragiques du rire avec les situations comiques. Mais la manière dont les pièces ont été agencées s’apparente toutefois à celle des comédies sur bien des points. En effet, Samuel Beckett sait solliciter le spectateur en complice des situations comiques qu’il crée. C’est Vladimir qui déclare « On se croirait au spectacle » (EAG, p. 47). Dans Fin de partie, c’est Clov qui semble s’adresser au spectateur « Alors, on ne rit pas ? » (FP, p. 43). De même, l’écrivain est très attentif à la progression de l’intensité comique. Par exemple, dans En attendant Godot, alors qu’un dialogue sérieux s’est instauré entre Estragon et Vladimir, la scène reprend une tournure farcesque avec la réflexion scatologique d’Estragon : « Qui a pété ? » (EAG, p. 114). De même, dans Fin de partie, l’hilarité augmente encore après la séquence où le mot « coite » est confondu avec « coït ». Beckett ne laisse pas le spectateur se reposer, il enchaîne aussitôt cet humour grivois avec une obscénité : « Clov : Et ce pipi ? Hamm : ça se fait. » (FP, p. 49). A l’inverse, le long monologue de Hamm (« prophétique et avec volupté » (FP, p. 51) qui suit peut après cette hilarité montre que Beckett maîtrise la pression du rire qu’il fait retomber à l’occasion de cette tirade.



V. Cap au rire

Le comique et l’humour d’En attendant Godot et Fin de partie abordent tous les aspects des théories de Bergson. Aussi, il paraît probable que Samuel Beckett avait une connaissance approfondie de l’œuvre du philosophe sur le rire. Sans doute était-il en accord avec ce que disait Bergson à propos de la modération du rire :
Mais, d’autre part, même au théâtre, le plaisir de rire n’est pas un plaisir pur, je veux dire un plaisir exclusivement esthétique, absolument désintéressé. Il s’y mêle une arrière-pensée que la société a pour nous quand nous ne l’avons pas nous-mêmes. (LR, p. 60-61)

Pour autant, il a su proposer non seulement un panorama exhaustif de tous les effets comiques possibles mais aussi une extrapolation parfois plus systématique, dans la caricature notamment ou dans l’alliance de situation à la fois risibles et graves. On ne peut séparer cette reconstruction du rire, tel que l’auteur le traite, avec sa volonté de renouveler le théâtre en général par ses pièces. L’attitude des humains face au rire fait partie des préoccupations essentielles de Beckett. Le rire va d’un extrême à l’autre, il peut s’exprimer à la folie mais comme le constate Estragon « Nous naissons tous fous. Quelques uns le demeurent » (EAG, p. 113). Plus simplement, c’est « une diversion », « un délassement », « une distraction » (EAG, p. 97) comme l’évoquent Vladimir et Estragon dans En attendant Godot ou un amusement pour Fin de partie : « On s’est bien amusés tous les deux bien amusés », dit Hamm à Clov (FP, p. 83). Le rire est une quête de bonheur, ainsi l’évoque Nell, quand Nagg lui rappelle un souvenir où elle avait beaucoup ri : « C’est parce que je me sentais heureuse » (FP, p. 34). De même, dans En attendant Godot, Estragon affirme « Je rêvais que j’étais heureux ». Et quand Vladimir lui répond cyniquement « ça a fait passer le temps », c’est aussi un des nombreux avantages du rire que constate Samuel Beckett. Plus profonde est la fonction du rire qui tente, non pas de désordonner le monde par la raillerie, mais au contraire, de mieux l’arranger. Il le fait dire par l’intermédiaire de Clov : « J’essaie de fabriquer un peu d’ordre » (FP, p. 77). Pascale Casanova dans Beckett l’abstracteur considère que cette entreprise est essentielle pour Beckett et qu’elle s’amplifie dans ses derniers écrits : « C’est sans doute dans Cap au pire qu’il atteint à la pleine maîtrise de son entreprise littéraire et qu’il réalise sa « victoire sur la réalité du désordre », explique-t-elle. Plaçant le rire comme arbitre du langage, Samuel Beckett n’a cessé de s’interroger sur son pouvoir. Est-ce une perversion ? Est-ton plus vrai quand on rit ? Le rire est-il une imposture comme une autre ? C’est aussi cette question de l’imposture qui lui fait déclarer par Hamm dans Fin de partie : « Un jour tu te diras, Je suis fatigué, je vais m’arrêter. Qu’importe la posture » (FP, p. 52). Mais la pensée qui résume le plus l’attitude de Samuel Beckett devant le rire est illustrée par ce court poème de Mirlitonnades écrit plus de vingt ans après En attendant Godot : En face / le pire / jusqu’à ce / qu’il fasse rire.


VI. Bibliographie


ATIK, Anne, Comment c’était, souvenirs sur Samuel Beckett, Éditions de l’Olivier, 2003, 169 p.

BECKETT, Samuel, Proust (1930), Les éditions de Minuit, 1990, 125 p.

BECKETT, Samuel, En attendant Godot (1952), Les éditions de Minuit, 1973, 134 p.

BECKETT, Samuel, Fin de partie (1957), Les éditions de Minuit, 2007, 110 p.

BECKETT, Samuel, Oh les beaux jours (1963) suivi de Pas moi, Les éditions de Minuit, 2001, 95 p.

BECKETT, Samuel, Poèmes suivi de mirlitonnades (1978), Les éditions de Minuit, 2002, 47 p.

BERGSON, Henri, Le rire. Essai sur la signification du comique, (1900). Éditions Alcan, 1924. Version numérique téléchargeable autorisée http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.beh.rir.

CASANOVA, Pascale, Beckett l’abstracteur, Anatomie d’une révolution littéraire, Seuil, 1997, 171 p.

KNOWLSON, James, Beckett, Solin Actes Sud, 1999, 1110 p.