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Thierry Beinstingel : Intervention à L’Université Blaise Pascal,
UFR Lettres Langues et Sciences Humaines, IUP Métiers du livre
Mercredi 25 janvier 2005

Thèmes : Littérature contemporaine, écriture et société, littérature du travail

 

Tentative de restitution* de la littérature du travail
de 1980 à nos jours, en France


* et hommage à Claude Simon (1913-2005) 

En guise de préambule, juste dire :

  • que, par hasard (ou plutôt dans l’inconscience), j’ai écrit en 2000 " Central ", roman issu de mon travail à une époque où je tentais de faire le point sur la mutation de celui-ci.
  • que la publication de celui-ci m’a entraîné à me demander ce qu’était la littérature du travail et à récidiver (2002, Composants)
  • que ce thème reste obsédant dans mon inspiration (CV roman, en cours d’écriture)

I °) Le travail de la littérature : la littérature du travail, quelques réflexions…

1°) de l’Ecriture à la société – de la société au travail : premier zoom historique…

  • Ecriture et société forment un pléonasme : comment peut-on écrire en ignorant le monde ?
  • Un constat : dès l’antiquité la société est sublimée dans la littérature : les légendes, l’Iliade et l’Odyssée, la chanson de Roland, la bible évoquent un monde imaginaire. L’écriture est sacrée (ex : moines copistes) et la société est examinée à travers le filtre des religions.
    Puis l’écriture s’émancipe et parle non plus de(s) dieu(x), mais de l’homme, donc de la société des hommes – ce mouvement ébauché depuis les " frères humains " de François Villon ne s’arrêtera plus : la narration de la société est substance du livre. L’imaginaire ne précède plus la société mais la suit et invente un monde idéal ou inaccessible (ex : le fantastique, la SF…)
  • Une querelle des anciens et des modernes : le roman.
    La théorisation de l’écriture apparaît depuis qu’elle est objet d’étude, le roman est l’archétype d’une querelle jamais résolue entre la fiction (issue de la sublimation des légendes..etc) et la réalité à travers la description de l’homme enchâssé dans la société. Madame Bovary comme Etude de mœurs, le nouveau roman sont caractéristiques de cette tension.
  • Le travail a bien sûr, tout comme la société, fait son apparition depuis le début de l‘écriture : Héphaïstos, forgeron… Mais le travail est déconnecté du récit, d’abord parce que ceux qui écrivent sont pour la plupart oisifs (Proust, rentier, en est un des derniers exemples). Il faut attendre la révolution industrielle pour voir éclore le roman social à la Zola qui fait du travail un sujet de roman.

 2°) Brève histoire de la " littérature d’entreprise " : deuxième zoom historique

  • Distinction entre " littérature d’entreprise " et littérature du travail : autant Raboliot exerce seul son métier de chasseur (ou plutôt braconnier) pour Maurice Genevoix, autant un tel roman sera différent de ceux qui raconte le travail à travers son organisation sociale : ce que l’on a daté comme " réalisme social " avec Zola, " littérature prolétarienne " avec Roger Vaillant par exemple au milieu du XX°, devient maintenant de plus en plus souvent appelé " roman d’entreprise " dés que l’intrigue met en jeu une Entreprise. Cette appellation devient évidente après la chute du communisme et la mondialisation économique : toute forme d’organisation du travail devient (abusivement ?) entreprise.
  • Le sujet du travail n’est cependant pas la préoccupation majeure des écrivains : il faut " digérer " les guerres, 14-18, 39-45, la shoah, les flux migratoires, la reconstruction, le bloc figé Est-Ouest, les trente glorieuses achèvent de détourner l’attention.
  • Après 1968 : le rapprochement étudiants/ouvriers permet à la culture d’entrer à l’usine : L’établi de Robert Linhart est typique mais cette littérature " de gauche " reste politique : c’est d’abord son objectif premier.
  • Il faut attendre le début des années 1980 pour que certains livres osent placer de front l’esthétisme et les préoccupations innovantes de la forme narrative en face du sujet " entreprise ". C’est le cas avec l’excès l’usine de Leslie Kaplan ou Sortie d’usine de François Bon où malgré la récurrence du sujet, c’est bien la littérature qui pénètre le livre en même temps que le monde du travail fait irruption dans l’écriture.
  • Depuis 2000, le sujet de l’Entreprise est devenu " à la mode ", parfois prétexte à un marketing faussement dénoncé : 99F de Beigbeder. Cette abondance est aussi le signe de l’accès à la culture chez les classes moyennes, phénomène entrepris dans les années soixante et décuplé depuis. C’est pourquoi on trouvera beaucoup de témoignages ou l’Entreprise des générations antérieures devient sujet : Les derniers jours de la classe ouvrière d’Aurélie Filippetti ou Ouvrière de Frank Magloire

3°) Les chutes : troisième zoom historique

  • Mais présenter la littérature du travail à travers la focalisation successive de l’histoire, vision lointaine de la société se rapprochant peu à peu de l’objet qui nous intéresse (la littérature contemporaine) présente l’inconvénient de lisser l’approche historique et d’en ignorer les manques.
  • Premier étonnement : le manque/la rupture de la littérature du travail entre 1985 et 2000, en France :
  • Remarque : même constat de la part du dossier de la librairie " Ombres Blanches " (Toulouse) qui scinde en deux la littérature du travail : 1918- 1975, le roman prolétarien ; 1975-2004 le roman est-il encore au travail ?
  • Evénements historiques de nature à bouleverser et expliquer ce manque :
  • en France : la gauche au pouvoir de 1981 à 1995 mais nombreuses cohabitations
  • international : la chute du mur de Berlin (1989), emblématique de l’effondrement des blocs communistes.

 

II °) Tentative de restitution de la littérature du travail de 1980 à nos jours, en France

1°) un " trou " de 18 ans :

  • Rappel de quelques dates :
  • 1978 L’établi Robert Linhart
  • 1982 Sortie d’Usine François Bon (+ Temps machine en 1993)
  • 1982 L’exces l’usine, Leslie Kaplan
  • puis plus rien jusqu’en 2000 : en réalité le travail n’est pas absent de la réflexion des romanciers mais n’en constitue plus " l’objet " essentiel, la préoccupation devient plus globale à travers le quotidien, le social (-isme).
  • remarquons que le roman " du travail " s’interrompt au moment où apparaît la préoccupation esthétique de la littérature (Sortie d’usine et L’excès l’usine)
  • tentatives d’explications :
  • la venue de la gauche au pouvoir à partir de 1981 " dispense " les auteurs engagés de l’implication " prolétarienne ". La société change et les sujets de préoccupations qui visent l’intérêt au travail, revalorisation du smic, retraite à 60 ans, réduction du temps de travail détournent l’attention des romanciers vers d’autres combats sociaux ou esthétiques. La déception de l’illusion socialiste et l’arrivée de la première cohabitation entraîne la revendication du travail sur le champ social et non plus littéraire. Succède un état de crise permanent (persistance et aggravation du chômage) qui fige cet état.
  • La chute du mur de Berlin, entraînant la fin du bloc communiste, signe la fin des utopies et sidère encore plus l’inspiration des écrivains.
  • Parallèlement, avec la venue de la gauche au pouvoir, l’écrivain accroît son rôle social et participe à la démocratisation de l’écrit. François Bon, Leslie Kaplan, entraînés sur le plan social, " inventent " les ateliers d’écriture et, à la manière de Bourdieu, témoignent. Mais le travail est vu à la marge dans ceux qui l’ont perdu ou qui en sont exclus (volonté d’intégration, utopie de gauche qui subsiste), c’est plus la volonté de redonner le langage comme pouvoir.
  • La venue de Chirac au pouvoir en 1995 puis la cohabitation Chirac/Jospin de 1997 à 2002 ajoute à l’événement politique et entérine le déplacement de la littérature sur ce domaine (peu de roman, beaucoup d’essais pour " comprendre ")
  • Parallèlement, le développement des sciences humaines, notamment à travers la sociologie, contribue à éloigner encore plus le thème du travail de la " littérature " : la volumineuse étude de Pierre Bourdieu La misère du monde en 1993, aborde de biais le travail. Le travail devient affaire de " spécialistes ". Citons l’intervention de Marie France Hirigoyen, psychiatre qui révèle le Harcèlement moral, lié au travail
  • Nota : sociologie de l’entreprise (et audit) s’intègrent dans les " marchés " de l’entreprise, rentrent dans des fonctionnements concurrentiels et capitalistiques, notamment au départ par le biais de la politique Qualité (Zéro défaut des années 80 pour concurrencer le Japon)- c’est une invention de la gauche.
  • Rares sont les tentatives de romancer la littérature du travail et, de toute façon, jamais de front. Parmi elle citons Extension du domaine de la lutte de Houellebecq en 1994 qui aborde le travail dans son fondement à travers le libéralisme maintenant seule perspective offerte depuis la fin du bloc communiste

2°) en sept 2000 : retour imprévu du sujet du travail

  • Tout d’abord, changement brutal de perspective (et forcement partisane) : je participe au regard nouveau de la littérature du travail (Central). En sept 2000, nous sommes plusieurs à avoir travaillé sur ce thème sans nous concerter dans des directions très diverses : Caïn et Abel avaient un père de Philippe Delaroche, 99F de Beigbeider, la Boîte de François Salvaing, La question humaine de François Emmanuel : première fois depuis des années, le travail refait un retour.
  • la tentative de " littératurisation " du travail prend plusieurs formes dans lesquels l’écrit est secondaire au profit de l’histoire : la démarche est parfois cynique : je critique le système inhumain du capital mais j’accrois mon propre capital (99F Beigbeider), ou nostalgique (la boîte de François Salvaing), ou montre les difficultés psychologiques individuelles liée à l’évolution du travail (Central, La question humaine)
  • Beaucoup constatent l’énorme évolution technologique des entreprises (informatisation quasi générale entre 1990 et 2000), par exemple dans Caïn et Abel avaient un père
  • L’OLNI (Objet Livre Non Identifié) que je propose (Central) s’inscrit dans la continuité de ce qui avait été interrompu en 1982 avec François Bon et Leslie Kaplan. C’est une tentative de roman littéraire (disparition du sujet, prise en compte du nouveau roman…)
  • Notons parmi les éléments qui ont pu favoriser à nouveau cette émergence, l’influence de l’écriture de type " anglo-saxon " qui apporte suffisamment de distance politique et l’attrait pour la nouvelle, le texte court permet plus facilement de coller à des sujets jugés rébarbatifs comme le travail (Raymond Carver)

3°) de 2000 à 2005 : les romanciers réinvestissent le monde du travail.

  • Le premier étonnement du retour de la littérature du travail se confirme dans les années qui suivent : Franck Magloire (ouvrière) Aurélie Filippetti (les derniers jours de la classe ouvrière), moi (Composants), François Bon (Daewoo), Gérard Mordillat (les vivants et les morts)
  • Mais tous ces livres sont issus de la génération qui suit (et qui constate) la fin du monde " ouvrier "
  • la littérature du travail, forte d’un premier embryon ne tarde pas à grouper de nouveaux auteurs qui communiquent entre eux
  • le développement d’Internet à un impact considérable sur l’émergence de réseaux et/ou de nouveaux " genres " : celui " du travail ", du roman " d’entreprise " se matérialise comme un véritable sujet de littérature au-delà des enjeux idéologiques (par exemple, de la littérature prolétarienne) : Citons aussi " petites natures mortes au travail " de Yves Paget.
  • Fait nouveau : l’intervention des artistes ne limite pas à l’écrivain en classe mais aborde tous les genres et aussi vers ceux qui perdent leur emploi : s’en suivent des autres ouvrages de sociologie (Perte d’emploi, perte de soi, de Danielle Linhart (la sœur de l’auteur de l’établi) qui répondent aux ouvrages des romanciers (ou autres artistes – par ex Daewoo de François Bon, initialisé à la suite d’ateliers artistiques, est aussi une pièce de théâtre)
  • on prend lentement et mieux conscience des enjeux de langage... " dit ainsi cet écrivain pour noter cette synergie entre ces ouvrages et l’irruption de la littérature dans le travail
  • Le journal " Le monde " constate en janvier 2005 que " depuis deux à trois ans, les romanciers réinvestissent le monde du travail. " (Brigitte Rousseau)

 

III°) L’avenir nous dira …

1°) … si le sujet du travail demeure durablement dans la préoccupation littéraire :

Les tendances sociales …

  • la conjoncture accapare le " travail " comme seul sujet social, à l’instar de ce qui a été entre 1985 et 2000.
  • la culture se sépare du monde du travail (moins d’interventions d’artistes, écrivains – actuellement la tendance est aux économies, donc recentrer le travail sur " l’essentiel productif "
  • la société sécuritaire accentue l’inégalité du droit au travail (immigration clandestine refoulée, par exemple ) – cela ressemble à une fuite en avant pour la sauvegarde de la valeur " travail "
  • L’évolution de la dématérialisation du travail tend à fondre le sujet " travail " dans la globalité sociale (irruption d’Internet dans les entreprises, société de loisirs)
  • Le travail global subit une mutation violente et ce n’est pas un vain mot : grèves, durcissement syndical, réactions de désespoir d’ouvriers, difficile changement de nos sociétés " riches " qui doivent partager avec des pays émergents. Les mêmes pays émergents sont confrontés aux changements profonds que la mutation industrielle induit dans leur société (expropriation, convoitise du grand capital).

… forgeront-elles de nouvelles tendances littéraires ?

  • On peut penser que par réaction intellectuelle, émotionnelle, il y aura émergences de nouvelles inspirations sur le sujet du travail.
  • Un avenir très proche en France : le travail (et l’intégration sociale qui en découle – à remarquer : pas d’intégration sociale sans la valeur " travail ") sera l’enjeu essentiel des présidentielles 2007

2°) … si CV roman , projet personnel, arrive à s’inscrire dans ce paysage…

  • Désir d’une trilogie Central, Composants, CV roman
  • CV roman : écriture difficile et passionnante :
  • envie initiale de rester dans le strict cadre littéraire
  • désir d’authenticité
  • implication nouvelle de mon " travail " sur le " travail " depuis 3 ans : double enjeu du sujet de la littérature et du sujet social.
  • découverte d’un " objet fictionnel " idéal, le " CV ", qui résume entre autres la préoccupation de la littérature : passages entre réalités et fictions 
  • quelques difficultés : la notion de travail auquel le " roman " s’attache, évolue constamment, à la fois personnellement, dans mon " métier "
  • … mais aussi dans l’actualité : le sujet du " CV, " choisi au départ, est emblématique et se retrouve confronté à l’actualité (exemple des CV anonymes)
  • mais c’est passionnant car on est dans le roman pur… voire même perecquien (tendance Sarraute pour les Tropismes) : pour l’instant, structure narrative à plusieurs vitesses, 4 voix et 13 mouvements, soit 52 chapitres, après un an et demi de travail et 17 versions différentes.

3°) … si Claude Simon a toujours raison :

" Le concret, c'est ce qui est intéressant, la description d'objets, de paysages, de personnages ou d'actions; en dehors, c'est du n'importe quoi ".