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Retour à Central
Grâce à Stéphane Gatti, réalisateur intervenant dans la belle
association L'Entre-tenir à Saint-Dizier,
l'occasion m'a été offerte de revenir sur les lieux de Central, cinq ans après
sa publication. Cette idée me trottait dans la tête depuis longtemps, envie de revenir
aux sources peut-être de la première écriture, moi qui connais quelques difficultés
pour aboutir un travail amorcé depuis dix-huit mois, ce nest pas mon rythme
habituel, je suis beaucoup plus rapide. En plus, le sujet qui me préoccupe, devenu
obsession et pour lequel dix sept versions dun texte ont déjà été élaborées,
est proche, une sorte de troisième volet trilogique à Central et Composants.
Tout concourrait donc à revenir sur dans ce " Central ", ce milieu
téléphonique jamais vraiment quitté. Bien sûr, il y a eu quelques contacts, quelques
autorisations à demander, prévenir mes anciens collègues et faire une visite
préparatoire à la venue de Stéphane Gatti, chercher les clefs pour pouvoir entrer
partout
Et retrouver cette bizarre compacité de lair à lintérieur de
salles de plus en plus vides, sorte de lourdeur empreinte des ronronnements de la
climatisation, alimentations électriques des commutateurs électroniques, pressurisation
pneumatique des câbles. Avec ce qui avait déjà changé, mais empiré encore plus
depuis : ne plus croiser personne dans lescalier, dans les couloirs,
narpenter que des pièces dépeuplées. Au total, je naurai aperçu que huit
collègues sur deux jours, avant, nous nétions jamais moins de trente à quarante
à arriver le matin, le parking était vite rempli, il fallait se garer à
lextérieur. Stéphane na eu que lembarras du choix dune place en
arrivant avec sa voiture remplie de matériel audiovisuel, caméra, pieds, microphones,
perches, projecteur et autres. Nous étions trois mais à peine avons nous réussi à
troubler létrange pesanteur du lieu. Jai refait la visite du Central, telle
que je lavais parcouru au hasard de visites de classe, mais surtout dans les trajets
que javais retracés de mémoire pour écrire mon premier roman. Etrange pesanteur,
oui, un peu fantastique de pouvoir rentrer à nouveau dans lambiance de mon livre,
exacte et inchangée. Enfin si : un peu plus abandonnée encore. Anecdote
extraordinaire : pénétrer dans la salle de réunion (
rarement utilisée,
le mobilier rangé, attendant les participants : des tables trapézoïdales reliées
deux à deux et formant un ovoïde, sur le pourtour, environ vingt chaises. Central,
p 28) et retrouver sur le paperboard la même ramette de papier, pas même au quart
utilisée. En la feuilletant, retrouver mon écriture à loccasion dune
session de secourisme effectuée ici il y a plusieurs années. Et dire que telles pièces,
salles de réunion, se veulent le symbole de la communication interne de toute grande
entreprise
Nous sommes montés ensuite jusque sur le toit, cela faisait plus de dix ans que je
ny avais pas mis les pieds. Dans un coin, à côté de la trappe, sy trouve
encore une vieille feuille de journal, craquante et jaunie, datée de 1985, et une latte
blanchie de cageot, sans doute de quoi allumer un feu (...Près de la porte, un
barbecue rouillé ayant appartenu à un locataire, symbole inattendu, convivial devant
l'ouverture du ciel, tranchant sur le monde replié des bureaux - Central, p 39).
Javais remarqué ce détail à mon premier passage mais je ne lai pas montré
à Stéphane, trop occupés que nous étions à monter tout le matériel sur le toit.
Cétait le but ultime de ce voyage, notre modeste Everest, il avait neigé la
veille, à peine, mais le vent dEst glacial fouettait nos trois visages tout en haut
et nos trois paires de mains crispées sur les pieds lourds de la caméra, sur la perche
tendue du micro et sur lappareil numérique que javais pris soin de ne pas
oublier. Lassociation lEntre-tenir travaille cette année sur la notion de
frontière et, dans cette ville qui sest tellement modifiée depuis lécriture
de Central, il était intéressant de se poser la question de nos
frontières : où les place ton ? Quest-ce qui change vraiment quand
on les bouge ? Vu du bien nommé Central, lespace qui nous environne est encore
en pleine mutation, le complexe nautique est terminé depuis un an, mais le cinéma est
encore en construction. Lusine qui sy trouvait (...partout, des
entrepôts, des parkings, des unités de fabrications, des bureaux, le quartier ayant
éclaté, poussé ses murs pour agrandir l'usine en son temps et répondre au succès
commercial, à la croissance Central, p 40) est partie à la périphérie de
la ville, jen parlais déjà dans le livre, mais ce qui est nouveau ce sont ses
bâtiments qui ont tous été vendus, il y a aussi un supermarché qui sest
construit, quelques logements de standing. Finalement, il faut cinq ans pour changer le
visage dune ville. Et combien pour sauver encore la face : ici, on ne produit
plus, on consomme, on se distrait jusquà quand ? Vu du toit, il y a de
lagitation, des grues bougent, on entend le bruit de marteaux piqueur, un camion
apporte une toupie de béton, partout des casques de chantier. Déplacements qui
contrastent avec la léthargie intérieure du central, chaises vides, abandonnées,
cartons un peu partout, le ménage aléatoire. Si lon est optimiste, on peut penser
que tout est un éternel recommencement : lagitation du Central il y a quelques
années contrastait aussi avec lusine qui débauchait, vendait ses locaux.
Maintenant cela séchange et peut-être dans quelques années on peut espérer aussi
une vie nouvelle pour le vieux bâtiment. Est-ce cela la frontière ? Un balancier
permanent entre le trop vide et le trop plein ?
Et lécriture apporte ses frontières également : celle tenue entre la
réalité et la fiction, la porosité entre ce qui nous entoure et ce quon tente
den restituer, mettre des mots où on ne les attend pas, cétait aussi les
mouvements de Central. Jai pris quelques photographies. En les regardant,
les phrases du livre me reviennent, jai envie dune unité, d'une page à
rajouter dans la rubrique " Central ", Internet permet cela. Jai
envie aussi de ce texte comme note décriture, dans son témoignage et son
authenticité. Pour marquer, prendre date, comme on dit. Et prendre acte : un livre
nest jamais vraiment terminé.
(Note d'écriture du 30/11/2005)
"Passer en coup de vent. Ne pas s'éterniser.
Passer sa route."
Raymond Carver, Les feux
Chapitre 1 :
" Central. La première chose en fermant les yeux la nuit d'un
dimanche au lundi : voir la salle immense et encombrée d'un châssis métallique,
nommé répartiteur, sorte de parallélogramme long, d'une quinzaine de mètres, quatre de
haut, vaste treillis décoré de guirlandes de réglettes accrochées sur les barres,
groupées en nombres variables, certaines isolées, et les milliers de fils les
réunissant par l'arrière, courant à l'intérieur de la cage ferrée, en vagues
bicolores. Deux fils pour une ligne téléphonique, un rouge et un blanc, parfois d'autres
couleurs pour des liaisons spéciales.
Les fils appelés jarretières et rien à voir avec celle de la mariée, quoique...
Formant une gigantesque toile d'araignée, cependant tissée par la main de l'homme,
ordonnée, passant à l'intérieur d'anneaux, rejoignant l'autre face, cachée comme la
lune parce qu'adossée à la lignée des fenêtres et manquant de perspective. De l'autre
côté donc, d'autres aboutements sur d'autres points, chacun matérialisant un lieu de la
ville."
"... Devant l'échafaudage de ferraille un bureau petit,
étriqué, gris, rectangle, administratif. Remblayé des outils laissés par le grand
dégingandé. Accessoirement un livre, le grand aimant la lecture. Se souvenir d'un récit
sur l'Afrique, une vieille édition. L'Afrique..."
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"... Et, contrariant les
rectangles de la pièce, du répartiteur, du bureau, l'oblique d'une échelle accrochée
sur un rail près du plafond, munie de roulettes en bas, destinée à raccorder les
réglettes trop haut placées. Certains, grimpés dessus, la faisant avancer d'un coup de
rein pour éviter de descendre. L'échelle, seul appareil humain devant l'inextricable
écheveau de métal. Comprendre l'usage de monter dessus, s'agripper à la rampe
dépourvue de peinture à force du glissement des paumes. Grâce à elle, saisir d'un coup
d'il le fonctionnement du vaste machin bardé de fils. La retirer et ne plus savoir
l'intérêt de l'objet embarrassant. Ainsi pour chaque mystère industriel : rajouter un
escalier de métal, une balustrade et intégrer la dimension humaine, comme dans cette
toile d'Anaèl Topenot, le parapet au-dessus de l'immense haut-fourneau." |
"... L'autre pièce beaucoup plus petite nommée l'atelier avec sa
cage grillagée, toujours fermée à clé et contenant les terminaux téléphoniques, les
Minitels, des pièces détachées."
"... Mais la salle vidée des occupants, comme reposée, gardant en suspension les
paroles mélangées à l'odeur du travail, car oui, le travail emportant une odeur, sorte
de poussière soulevée des papiers gesticulés, accrochée à jamais sur les moquettes
murales. La pièce nue, donc, vaste et claire avec des fenêtres sur trois côtés, des
stores à lamelles ne fonctionnant jamais, toujours réparés par le grand
dégingandé."
" ... Sortir par une autre porte donnant dans une salle immense et vide, grande comme
un cours de tennis : l'endroit de l'ancien central électromécanique, et encore, la
moitié seulement, l'autre se trouvant dans une salle similaire juste au-dessus. Sur le
linoléum, les traces des travées démontées, déchirures dans la peau du sol. "
"... Se rappeler l'impression de vide quand on l'a arrêté, le silence succédant
aux crépitements incessants des relais montant et redescendant sans cesse, chaque
clic-clac comme un levier pour faire basculer un aiguillage et trouver le chemin de
milliers de correspondants simultanés. La tête des techniciens chargés de ce monstre à
ce moment-là et les jours suivants, eux, devenus inutiles, pas encore recasés dans
d'autres services et restant à proximité de la carcasse muette."
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" Cette vaste pièce, haute de cinq mètres
peut-être, la plus fraîche du Central en été. Revoir le jeune Agent des Lignes,
accroché en haut d'une poutre de métal, avec ses cordes, son harnais, son matériel
d'alpiniste, s'entraînant. Passionné de delta-plane et ayant pour projet de passer d'un
appareil à l'autre au bout d'une corde, une première mondiale. Le choc, le lundi, sa
tentative loupée : mort, ainsi que l'autre pilote. Ses affaires vidées du casier de
métal et regroupées dans un carton par le Conducteur de Travaux. Nos yeux lourds
évitant de se croiser. L'enterrement, le pot dans un café en repartant avec les autres
collègues. " |
"...Regagner l'escalier et fuir vers le troisième et quatrième
étage. Dire fuir parce que plus personne en haut : des salles vides, des
appartements. Fuir pour échapper aux rencontres, aux questions, aux réponses obligées.
Fuir pour être tranquille, ne plus entendre de conversations, rester seul. Penser pour
soi dans ce répit, laisser divaguer l'esprit : premières chaleurs et penser à la
plage ; l'odeur de la poussière en suspension et se rappeler un grenier, lattes de
plancher appesanties de gravats ; derniers froids et s'attarder sur le squelette noir
et luisant d'un arbre entrevu par la lucarne d'un palier. ..." |
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" Juste à droite en ressortant, une porte basse suivie d'un court escalier de
béton brut. Une lampe sur le côté et aussitôt une autre issue débouchant sur le toit
par un sas étroit et gravillonné. Près de la porte, un barbecue rouillé ayant
appartenu à un locataire, symbole inattendu, convivial devant l'ouverture du ciel,
tranchant sur le monde replié des bureaux. Prendre l'échelle métallique permettant
l'accès au sommet. Se sentir comme un vainqueur en haut d'une montagne, au milieu de la
couverture de zinc, ainsi apparaissant l'architecture dédoublée du Central,
l'agrandissement imaginé et réalisé pour répondre à la demande croissante du
téléphone, maintenant devenu inutile suite à la miniaturisation de
l'électronique."
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"... Les deux fois deux pentes percées de lucarnes et ces
greniers inhabités m'incitant à rêver d'un refuge pour quoi et contre qui, ne pas le
savoir mais rêver d'un endroit tranquille et connu de moi seul. " |
" Oublier tout en haut. Regarder au-delà des chanlates, parcourir le vide
jusqu'au cur des quartiers, laisser ses yeux voler comme un oiseau. "
" Partout, des bâtiments appartenant à la fameuse usine de crème-glacée,
fierté de la ville"
" Depuis le toit, dans les rues adjacentes devinées entre les maisons, voir les
annexes de la même usine disséminées partout, des entrepôts, des parkings, des unités
de fabrications, des bureaux, le quartier ayant éclaté, poussé ses murs pour agrandir
l'usine en son temps et répondre au succès commercial, à la croissance. Interpréter
l'édifice originel et sa coquille posée sur sa cheminée comme une mère ayant pondu
partout des ufs. Maintenant, le gros de la production parti vers la zone
industrielle, des bâtiments flambants neufs, modernes, des cuves d'inox et des
tuyauteries complexes exposées à l'extérieur. De lourdes grilles, des gardiens
complétant le tableau et la crème glacée vécue ici comme du sérieux, un travail, une
alchimie, un savoir-faire, du marketing, de la stratégie commerciale, de la vente, du
transport, du secrétariat, des ressources humaines, de la logistique, du budget, et rien
à voir avec la futilité d'un simple bâtonnet entre les doigts d'un enfant. "
" Donc, de là deviner les espoirs de la ville dans les méandres de cette usine
et se mordant la queue. D'autres choses aussi : des maisons, des rues, des commerces,
des autos, une vie aperçue, un canal et son eau verte, des ponts, des jardins, la ville
nouvelle au loin et ses immeubles comme à Manhattan, et tout cela formant une étendue
continue, circulaire autour du Central, justement bien nommé, et, dans cette
contemplation, ressentir l'immense respiration de la vie d'une ville. "
" Sortir du Central, quitter le bruit de ma voix, abandonner l'usante attention,
me retrouver seul, commencer à gravir la petite route menant au pont du canal. A ma
droite l'ombre carrée du bâtiment avec toujours cette bizarre impression d'un collègue
me guettant par une fenêtre. Le quartier tranquille, rarement dérangé par les voitures,
marcher au milieu de la chaussée. Arriver droit sur le pont, viser entre les deux
rambardes métalliques. Regarder s'approcher le poli des crosses des extrémités.
Imaginer les milliers de mains caressant machinalement la fraîcheur du fer, les pieds
martelant le trottoir en tôle. Parfois obligé de se serrer pour laisser traverser un
véhicule, en dessous, l'eau si attirante. Guetter les poissons. L'un apparaissant alors
la journée faste en tous points. Rêver. L'eau verte. Faire sonner les pas sur les dalles
rouillées. Coup d'il au chemin de halage, une géométrie rectiligne entre les
clôtures verticales en grillage des entrepôts et la surface horizontale du canal.
Bizarrement, regarder toujours à gauche vers la gare, vers l'usine de glace, les
immeubles à ma droite, le pont encombré de circulation n'attirant pas le regard.
Rechercher le calme. Rarement un pêcheur sous le pont. Sentir encore peser sur les
épaules l'ombre du Central, mais l'écho du travail déjà estompé, un silence
envahissant la tête comme une brume paisible."
" Ici, à cet endroit précis, la frontière entre famille et
travail. Obsolète le mot patrie, d'un autre siècle. Mais vraiment, entre famille et
travail, choisir cet endroit, juste passé le tunnel, d'un côté une vie appelée
"de travail" avec des souvenirs, lieux, gens, venant hanter mes nuits de
dimanche à lundi bien que parti depuis cinq ans. De l'autre côté, pas encore visible,
le lieu appelé famille avec la table en Formica, le frigo, la maison, les peupliers
aperçus de si loin. Avoir ressenti souvent le tremblement de cette vie, sur cette route
juste après le tunnel, mes pas martelant le macadam, cette chose innommable dans la
tête, mélangeant ensemble le cadavre encore chaud de la journée de travail et la
soirée de famille à naître. Comme seule réalité la route devant soi, vraiment là.
A cet endroit précis, la sensation d'être aérien, sans consistance, juste avec des
semelles de vent. "
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