Terre de
passage depuis toujours : les huns et les autres descendent de lEst ou
du Nord, des colporteurs remontent du Sud les vestiges du vieux monde
romain. De vos premiers murs aux confins dun plateau, vous regardez les
caravanes de marchands sur les routes qui saffirment ; des bateliers
encombrent les rivières.
Alors, vous
continuez, vous érigez encore. Donjon, portes et fossés : la réputation
du lieu sagrandit. Vous devenez seigneurs, sires de Coucy, courtisés.
Vous avez pour nom Enguerrand ou Raoul.
Des Agnès,
Isabeau, Yolande vous attendent en vain, soupirant, piquant et cousant,
susant la vue dans des salles aux feux gigantesques. On vit à
lintérieur et, pour la première fois, limmense entrelacs de coursives
devient un cur dans lequel on souffre, on vieillit et on meurt.
La suite nest
quune succession de déboires qui vous échappent : un tremblement de
terre fend le donjon du haut en bas, la Révolution transforme votre
idéal en carrière de moellons. Retour à la case départ.
Les murs
continuent à vivre. Vous aussi et la guerre vous rattrape. Écho des
canons sur les remparts. Gueulements à lattaque des tranchées. On tente
de vous faire taire, lun et lautre. On vient à bout du donjon de sept
cents ans et de cinquante quatre mètres, miné par vingt-huit tonnes
dexplosifs. On vous envoie au Chemin des dames, juste à côté.
Aujourdhui, vos enfants courent et le château sanime. Il suffit dun
souffle de vent sous les voûtes abandonnées et le vieux rêve de pierre
frémit encore par-dessus les vallons enroulés de rivières.
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Au départ, pas
même un rêve : juste un entassement, quelques cailloux érigés, histoire
de se protéger du vent. Et encore, rien à voir avec une nature hostile.
Ici les vallons sont doux, enroulés de rivières, bordés de forêts
crépues et giboyeuses. Guerriers francs, descendants de Clovis, vous
vous installez ainsi dans des hivers rudes et des étés cléments.
Lair se charge
parfois de lodeur dun incendie : on guerroie pas très loin. Contre le
danger, vous agglomérez encore : tours, remparts, herses, pièges pour
repousser lassaillant. Cest dissuasif, les prétendants abandonnent
vite, les chevaux font demi-tour dans un cliquetis darmures. La
victoire est minérale, cest une évidence.
On vient vous
dire : sortez de vos murs, un péril plus grand que vos hypothétiques
batailles nous menace. Vous quittez le château. Cest à votre tour
dassiéger des forteresses de pisé dans des déserts ocres. Pendant
plusieurs générations, on vous voit ainsi partir aux croisades pour ne
pas en revenir.
Le temps passe
et se fige. Des guerres de cent ans, des frondes tentent de vous
arracher à votre tas de pierres. Soyez raisonnable. Vous refusez : terre
de vos ancêtres à laquelle la France de lancien régime doit tout. Le
roi soleil se fâche : on vous oblige à partir.
Vous comprenez
alors que cette histoire nest plus la vôtre, elle appartient à
lentassement dun rêve de pierre et cest la matière elle-même qui
poursuit luvre. Les tours se lézardent, des voûtes seffondrent, mais
des broussailles protègent lentrée des portes manquantes et des herses
bloquées.
Des Agnès,
Isabeau, Yolande vous attendent à nouveau, piquant, cousant, reprenant
leur ouvrage, curs qui vivent et souffrent comme autrefois. On ne
reconstruit pas le donjon. Réchappés de lenfer, vous taisez vos
blessures.
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