Dans son dos,
il y a la glissade de la route en direction des faubourgs et des jardins. Devant lui, la
pente sévase jusque sur la place où, dit-on, est né le philosophe Diderot. A sa
droite, on entend le cliquetis dune imprimerie, on devine de grosses machines noires
derrière des vitres opaques. A sa gauche, les scies dun menuisier miaulent, la
poussière de bois déborde sur le seuil par une porte toujours ouverte. Il est campé au
milieu de la rue, habitué, habité. Pas un pavé quil ne connaisse, pas un
soupirail sur lequel il ne se soit penché. De culottes courtes en pantalons, aucune
rupture, aucun voisin qui ne lait vu grandir. La rue est un théâtre et il a
assisté à toutes les représentations : les internes de lécole qui la
descendent pour rejoindre la cantine, Monsieur Dupati, blessé de guerre, qui la remonte,
cabas coincé au bout du moignon. Mais aujourdhui, campé au milieu, lombre à
peine dune moustache, il y a à droite limprimerie, à gauche, le menuisier.
Il pourrait entrer chez lun ou chez lautre : il est en âge. Juste
entrer, saluer, choisir. A cet instant précis, il sait pourtant où va sa
préférence : le mystère des machines noires derrière les vitres dépolies, les
bruits étranges, semblables à ceux des vélos, pignons, poulies, chaînes,
transmissions, engrenages, le fer sur le fer, lodeur dhuile. Oui, il
pencherait pour limprimerie. Ouvrir la porte. Ah, cest toi ? (il est
connu, forcément). Se placer devant une de ces mécaniques, regarder lemployé, ses
gestes, sa manière de siffloter, le patron qui baisse ses lunettes pour voir qui arrive.
Il est déjà venu tellement souvent, il suffirait juste quil sattarde, le
temps quon le remarque, que lemployé lui dise : ben tiens, puisque tes
là, passe moi
Et de revenir le lendemain, même cinéma, se faire petit, apporter,
transporter, quon shabitue à lui : puisque tes là, passe moi, va
chercher
Faire quelques courses pour le patron, aller porter une commande urgente,
ramener des bières. Et que passe le temps. Ce serait un emploi sans nom, à peine une
expression bourrue, gamin ou grouillot, quelque chose de fragile pour celui quon
avait vu pousser dans la rue. Dailleurs un jour, le patron la traverserait avec lui
pour aller chez le menuisier. Ils en ressortiraient avec un tabouret. Pas un de ces
machins compliqués avec une vis sans fin pour régler lassise, plutôt quelque
chose de simple, quatre pieds solides assemblés en trapèze avec au-dessus un carré de
planches dur au fesses. Tiens, voilà un hausse-mioche, dirait le patron en plaçant le
siège à côté de lemployé sans que celui-ci ne cesse un instant de siffloter.
Juste entrer, saluer, et ce serait gagné, lavenir, la fin de lenfance
laissée dans son dos avec les faubourgs et les jardins. Il ne la pas fait, a
continué en direction de la place où, dit-on, est né le philosophe Diderot. Plus tard,
le hasard a voulu que son premier livre soit édité chez limprimeur. Plus tard
encore, quand on lui demande ce quil écrit, il répond « je fais le
grouillot » mais personne ne comprend la noblesse quil met à lexpression. |