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Les dix ondes d’un choc
(ou comment réagit Mohamed El GAHS dans l'éditorial de Libération-Maroc - 23 avril 2002)

 

Analyses et commentaires sur une percée fasciste au cœur d’une grande démocratie. A qui la faute ?

Cauchemar, catastrophe, séisme, cataclysme, coup de tonnerre, tremblement de terre, depuis dimanche soir, politiques et médias du monde démocratique rivalisent de qualificatifs alarmants pour tenter de décrire ce qui vient de se passer en France, à l’occasion du premier tour de la présidentielle.
Encore une fois, depuis longtemps d’ailleurs, la France, "pays de la Révolution, des valeurs universelles et des droits de l’Homme", donne toute la mesure de son statut universel, mais dans le pire cette fois-ci. Le fascisme en position de gouverner la France, le score de l’ignoble mouvement raciste, ce n’est déjà plus la seule défaite injuste et cruelle d’un Lionel Jospin ou des socialistes et de la droite républicaine, ce n’est déjà plus un choc franco-français, c’est une terrifiante défaite de la Démocratie. Elle bouleverse et interpelle tous les démocrates du monde qui doivent prendre l’alerte pour ce qu’elle est: plus qu’une crise, une menace pour ce qui a fondé jusqu’à ce jour l’idée et l’idéal démocratiques universels.
Après le choc et la consternation, la colère et l’amertume, le temps est venu de la réflexion et des leçons. Ce que nous allons tenter, pour notre part, de notre point de vue de démocrates. Le cauchemar français doit servir à un sursaut, à l’éveil de la conscience des démocrates, et de la gauche en particulier, pour qu’il ne se réalise pas en France et pour qu’il ne se reproduise pas ailleurs. Nous réitérons des positions et des mises en garde que nous n’avons cessé de formuler ici-même et auxquelles la catastrophe française vient, hélas, donner raison. Nous évoquerons également d’autres enseignements qu’apporte aujourd’hui la percée fasciste au cœur et contre l’une des plus grandes démocraties de la planète.

1) D’abord le rappel d’une évidence que beaucoup trop de démocrates ont tendance à oublier: la démocratie n’est jamais définitivement acquise. Toute démocratie est en permanence menacée de régression et de disparition. Y compris de l’intérieur où ses ennemis peuvent instrumentaliser ses propres mécanismes et la liberté qu’elle offre pour les retourner contre elle et l’anéantir. Aussi la démocratie doit-elle se protéger. Etre intransigeante sur le respect des valeurs qui la fondent et sur les critères éthiques et politiques qui y qualifient et les discours et les pratiques qui en excluent.

2) La démocratie par sa nature, de pire des systèmes à l’exception de tous les autres, fragile et vulnérable, lorsque les démocrates n’y prennent pas garde, peut enfanter des monstres. Le fascisme, sous toutes ses formes, la haine et le totalitarisme, peuvent sortir des urnes. A l’issue d’élections parfaitement libres et transparentes. Le rôle des vrais démocrates est précisément de faire en sorte que cela n’arrive pas. Jamais.

3) Or, lorsqu’au nom de la démocratie et de la liberté, la société de spectacle, la crétinerie libertaire irresponsable, la lâcheté intellectuelle et la médiocrité politicienne et médiatique, écervelée ou opportuniste, se mettent à blanchir les fascistes, à banaliser les mouvements de la haine, à crédibiliser les sectes du racisme, à présenter l’abomination fasciste comme une opinion "comme les autres", le résultat est immédiat: le fascisme avance au cœur de la démocratie, protégé par les garanties et les complaisances qu’elle lui offre, servi par l’indifférence des uns et la complicité des autres, pendant que la démocratie recule jusqu’à la défaite.Dans les têtes d’abord, avant le chaos dans les urnes.

4) L’une des attaques les plus destructrices que subit la démocratie, c’est cette rengaine réactionnaire selon laquelle gauche et droite seraient blanc bonnet et bonnet blanc, voire dans une version débilissime extrême, qu’elles n’existeraient pas. Ce discours fondamentalement de droite, repris par tous les extrêmes et les nihilistes, débouche sur la scandaleuse campagne antipolitique et apolitique de dénigrement de l’engagement dans l’amalgame indigne du "tous pourris" qui fait des ravages dans les opinions et fait le lit des fascismes. Qui se présentent, eux, comme l’alternative à l’establishment, l’ultime recours contre "une classe politique" censée être "incapable, corrompue et cynique" dans "son ensemble".

5) Ces dérives posées, il n’en demeure pas moins que la responsabilité des politiques censément démocrates, qu’il soient de gauche, de droite ou du centre, est énorme. Ainsi lorsque le politique cesse de faire entendre ses valeurs et ses différences, abdique son droit à proposer, affiche ouvertement son impuissance, et finit à force de lisser son profil et son discours, par réduire la diversité démocratique à l’expression insipide du consensus de l’inaction et de la démission, lorsque le politique consacre cette image de figuration, il nourrit les désespoirs, tue le rêve et jette les couches les plus vulnérables de la société dans les bras des marchands de haine. Les promoteurs du cauchemar.

6) Ces mêmes politiques, obnubilés par le désir de plaire, de séduire, de duper, là où il aurait fallu oser, expliquer et convaincre, vont trop souvent sur le terrain de la démagogie fasciste et intériorisent ses fantasmes et ses dérives dans l’espoir idiot de récupérer des voix. Résultat: en allant sur les thèses du fasciste, en ne l’affrontant pas avec force et clarté, ses adversaires présumés ou ses alliés opportunistes, ne font que le crédibiliser, lui donner raison, ce qui permet à son électorat de se déculpabiliser. Electorat qui préférera toujours l’original à la copie et votera naturellement pour les fascistes. L’Histoire nous apprend que tous ceux qui se sont couchés devant le fascisme en croyant le doubler ou le récupérer, ont été dévorés par lui.

7) La démocratie, on l’a dit et répété, n’est pas une question d’urnes, de mode de scrutin, et autres formalités, mais une affaire de valeurs, de principes, d’état d’esprit. Cependant, les mécanismes de vote, mode de scrutin et nature et fonctionnement des institutions ont leur importance cruciale. En les choisissant, la démocratie doit pour se protéger et protéger ses valeurs. Par le biais de ces choix rigoureux, réfléchis et pertinents, la démocratie doit pouvoir garantir la gouvernabilité du pays, l’expression du suffrage universel, le pluralisme, mais aussi se protéger contre les putschs, les dérives fascistes,l’accès aux institutions démocratiques de mouvements ouvertement et viscéralement ennemis de la démocratie. On ne choisit pas un mode de scrutin pour se faire plaisir, pour faire plaisir à tout le monde, ou pour faire beau sur le papier.On choisit un mode de scrutin pour des institutions démocratiques représentatives, pluralistes, mais aussi efficaces et protégées de toute nuisance ou prise en otage antidémocratiques.

8) La démocratie exige également, dans la pratique politique, une certaine culture. S’il est naturel et souhaitable que la diversité et les nuances aient le plus d’occasions de s’exprimer en démocratie, il est tout aussi évident qu’une discipline démocratique doit constituer la règle. Exprimer sa différence, mais ne pas se tromper d’adversaire, ou d’ennemi; avoir toujours le réflexe, en cas d’enjeu ou de menace, de se regrouper dans le camp de ses valeurs; savoir quand il est sain de marquer sa nuance et quand il est impératif de se regrouper autour de l’idée ou du mouvement qui font rempart aux fascistes; mesurer l’impact que peut avoir une position, un acte sur son propre camp et le service qu’ils peuvent rendre aux ennemis de la démocratie. Les positionnements, les postures, les votes excessivement protestataires et nihilistes sont toujours inutiles. Mais pas pour tout le monde, on le constate encore une fois, ils favorisent invariablement les fascistes.

9) Et la gauche dans tout cela? Toutes les gauches démocratiques du monde, dont la nôtre. Eh bien, il serait temps qu’elle redevienne elle-même. Qu’elle jette les oripeaux de la pseudo-modernité qui n’a profité qu’à un escadron d’opportunistes qui ont entraîné dans leur dérive technocratique des bataillons de militants sincères, combatifs et crédibles. Non, le marché n’est pas une fatalité en tout et pour tout, non le diktat de la super-puissance financière n’est pas un Dieu inattaquable, non l’horizon de la réforme, de la solidarité et de la justice n’est pas définitivement fermé. Oui, une société plus juste, plus humaine, plus intelligente, plus généreuse, plus performante est possible dans la liberté et la dignité. Oui, la résistance à la déshumanisation ultralibérale est possible. Oui, le combat contre tous les fascismes et tous les extrémismes est le devoir de la gauche. Oui, le peuple de gauche vit et ne demande qu’à nous écouter et à nous faire confiance à condition que l’on retrouve et affirme, sans honte et sans crainte, nos valeurs, nos idées, nos rêves et notre projet. Oui, nous pouvons,nous voulons toujours changer la vie. Oui, nous sommes réalistes, responsables, pragmatiques, mais nous sommes surtout volontaristes, capables de nous battre, porteurs d’espérances. Ni revanchards ni sectaires, nous sommes du côté des pauvres et des exclus, mais nous proposons une société de bien-être collectif dans la différence et l’équité. Oui, nous sommes les militants du cœur, mais nous revendiquons la culture de la raison, et toute notre identité est la synthèse entre le cœur et la raison. Contre la haine et l’irrationnel.

10) Il y aurait beaucoup à dire sur les ravages de l’indifférence, de l’abstention. Cette tendance à l’américanisation, c’est-à-dire à la mort, de la démocratie. Mais avant d’accabler les électorats, qui ont cette immense responsabilité de la démission, il faudrait voir qui a réduit la politique et la démocratie à un spectacle. Qui a substitué l’image aux idées et aux arguments. Qui a enseveli le débat et la pensée sous les avalanches de simplisme, de démagogies, de sarcasme facile et de sensationnalisme ordurier. Qui a mélangé les genres. Qui a discrédité les politiques, les intellectuels, les médias sérieux, le livre, la lecture, la réflexion. Qui moque l’engagement. Qui pénalise la conviction. Qui glorifie le comportement de zombie égoïste et indifférent. Cette vaste idéologie du chaos qui mène le monde et dans laquelle nous avons tous fini par nous installer, avec plus ou moins de lucidité et de résistance. Emetteurs conscients ou inconscients, ou consommateurs passifs de la culture dévastatrice de l’ère de rien, nous sommes tous responsables. Maintenant, il s’agit d’organiser le sursaut, à l’échelle locale et mondiale, pour que l’on ne devienne pas coupables d’avoir laissé passer les fascismes.