par Marie Alstadt
Ce n'est pas si fréquent, finalement, dans la littérature: le deuxième roman de
Thierry Beinstingel, comme le précédent, nous confronte à l'aspect le moins planant de
notre existence ici-bas, le travail, et encore, le travail dans ce qu'il a de moins
épanouissant, de plus sclérosant, celui d'ouvrier intérimaire. "Banlieue, le
matin, que remarque-t-on d'une ville inconnue? La gare, son air de déjà-vu." Ainsi
débute le roman, et le boulot à la petite semaine, où l'on est crapahuté loin de chez
soi. Deux heures de trajet, train, bus, un peu de marche, et on finit par trouver. Alors
commence "la brutalité du travail". On est mis face à un hangar, dont un des
murs est tapissé de caisses de composants mécaniques. La tâche consiste à les
étiqueter, c'est un travail énorme, la semaine n'y suffira pas. Pour en venir à bout,
il faudra passer une nuit dans un "fast-hotel" à côté.
En attendant, le corps se met en branle, dans un mouvement mécanique de plus en plus
précis, efficace, les gestes collent à la nécessité de la tâche, bientôt si
absorbante qu'il deviendra possible de relâcher l'attention. Et l'esprit s'évadera,
loin: un souvenir d'enfance, des images de la vie, une vision de Manhattan née d'un tas
de carton dans un coin de pénombre. On est seul, absolument seul toute la journée,
personne pour venir inspecter. Alors, comme lorsqu'on était gamin, on se prend à
s'imaginer qu'on est Robinson Crusoé sur son île, sauf qu'il s'agit d'un hangar, on
accapare les lieux, on les transforme. Un rai de soleil court sur le sol, on est bien,
mais ça ne va pas durer. Le travail, c'est brutal, ça vous rappelle vite à l'ordre, et
violemment.
Le narrateur, indistinct, se désigne par un "on" perdu dans la masse des
ouvriers: beur, marié à une femme au chômage, avec deux enfants, des fins de mois
difficiles, il est rendu attachant par la force de sa résistance à la réalité
rugueuse, à l'affût de jets de passerelles en direction du rêve et de la pensée, ces
échappées constituant toute sa liberté, sa seule respiration.
Enfin, le dernier jour, une fois toutes les caisses étiquetées, il reste à les ranger
sur des étagères mais aucune indication n'est donnée sur la logique du rangement. Par
ordre alphabétique? Par nature des composants? Pour une fois, l'occasion lui est donnée
de prendre une initiative. Pourquoi n'en profiterait-il pas pour laisser libre cours à sa
fantaisie et ne pas ranger selon la beauté des mots? "Tête de bielle cassée,
entretoise, crémaillère, pignon arbré, galet tendeur... Mots puissants comme ceux d'un
poème."