Petite fabrique de mots
Bon, cest parti : le moteur sest mis en marche, la petite fabrique de mots a
commencé sa production. Étrange moment : je devais remettre un texte inédit pour une
revue italienne (pour une fois que je vais être traduit
) et je me demandais bien
comment faire : produire une nouvelle de dix mille signes (la distance quon me
proposait) nest pas chose aisée dans cette période de fin dannée où tout
semble se bousculer. Cétait pourtant la meilleure solution. Les départs
précipités, les ébauches incomplètes qui ont jalonné mes derniers mois ne
minspiraient guère et les autres textes mieux finis me semblaient assez éloignés
de ce que je cherchais. Et dailleurs quest-ce que je cherchais au juste ? Je
nen avais pas la moindre idée, jusquà ce que je tombe sur un de ces départs
vite abandonnés, un fichier nommé avec justesse « fragment », enregistré le 17 juin
dernier et qui proposait une paire de pages suffisamment élaborées pour pouvoir les
reprendre, les fouiller et les améliorer. Et puis, ce qui mapparaissait comme une
nouvelle bien close, sest imposé avec une évidente clarté comme le début de
quelque chose. Quelle sensation ! Moi qui avançait dans une sorte de brouillard fébrile
côté écriture depuis quelque mois, je sentais bien poindre quelque chose sans arriver
à le concrétiser : pour preuve, pas moins de huit esquisses, inspirations diverses
depuis ce texte du mois de juin, tous abandonnés, petits morceaux épars. Donc, jai
continué et en cinq jours cest à peu près léquivalent dune trentaine
de pages qui se sont élaborées, comme quoi lécriture arrive toujours à
simmiscer dans le moindre interstice de nos vies quand on en éprouve le besoin.
Jai eu la chance de bénéficier de quelques longues heures de libres la semaine
dernière dans la paix de mon bureau et, oui, cest bien de sensations quil
sagit, lécriture et son saisissement, comment les mots fabriquent un monde,
une cohérence, un sens évident à ce que lon ressentait dune manière plus
abstraite. Jai eu ce sentiment, que jaime beaucoup, daller vers des
images, la perception de quelque chose de figuratif, une représentation que construit
lagencement des mots. De retrouver une manière, une « patte », quelque chose de
connu. Je prie pour que cette exaltation soit durable et conduise à quelque chose. Et
puis, comme dit une amie « je te connais : deux heures un quart sans écrire et tu
culpabilises. ». Elle a raison : je fonctionne comme cela, peut-être pour la belle
impression que provoque la récompense de lécriture.
(01/12/2009)
Un choix entre "il" et "on"
Le premier décembre, dans cette même rubrique jévoquais
la reprise fébrile de la petite fabrique de mots. Je suis un habitué de ces départs
foudroyants. Finalement, au bout de quinze jours, ça a lair de tenir le coup : à
peu près léquivalent de quatre-vingts pages de roman (puisque cen est un).
Ceci dit, lécriture dans ce laps de temps finalement très court navance pas
forcément dun pas tranquille et régulier. Quelques insomnies récurrentes me font
penser la nuit à ce texte qui sélabore et je résiste finalement peu à sortir du
lit pour rejoindre mon bureau et tenter de faire avancer lécriture dans la nuit ou
le petit matin. Je me suis ainsi levé à trois heures il y a peu, et ce week-end
largement avant laube. Si je résiste à la tentation de me lever, jélabore
alors dans la quiétude des draps, mille phrases, ajouts, débuts de chapitres,
réflexions différentes pour ce texte. Ainsi, il y a quelques jours (ou plutôt quelques
nuits), jai pesé le pour et le contre entre deux versions différentes de ce roman,
toutes deux déjà élaborées et qui semblait se tenir
pareillement. Lune utilisait un «on » pour représenter le narrateur et
lautre un « il ». Le «on », pronom caméléon, était bien tentant car il verse
le lecteur de suite dans une identification floue, une empathie avec le narrateur
représenté par ce «on ». Cest par exemple le pronom qui domine dans Composants,
mais si, dans mon deuxième roman, il avait une disposition duniversel, ici, pour le
texte en cours, le « on » porte demblée la marque dun « je », semblable
à la manière dont Leslie Kaplan lutilise dans LExcès-lusine.
Ce qui me plaisait dans ce « on », cétait sa force dévocation et son
originalité. Mais en même temps, le parti pris de le substituer
aussi manifestement au narrateur restreignait évidemment le point de vue, lensemble
de ce qui est raconté ne pouvant être perçu que par ce filtre : ainsi, comme avec le «
je », les points de vue, les descriptions mais aussi la langue étaient forcément ceux
du narrateur que javais imaginé. Or, la suite de mon texte propose une extension,
me semble-t-il, et ce procédé du « on » restreint au narrateur serait vite apparu
comme un écueil pour développer dautres perceptions. Je suis ainsi revenu au « il
», plus classique mais qui, demblée est plus compréhensible pour le lecteur et
qui présente lavantage de le poser en témoin du principal personnage (qui perd son
statut de narrateur). La position du lecteur est ainsi radicalement changée. Autant dans
la version avec le pronom « on », il se faisait complice du narrateur, il épousait
dune façon plus ardente ses pensées, autant avec celle du « il », devient-il une
sorte didentité volatile, une sorte desprit sain qui vole
au dessus des scènes présentées, qui observe lensemble, se penche parfois
par-dessus lépaule du personnage pour voir ce quil fait. Cette position est
moins attachante, plus aérienne et il me faudra sans doute trouver quelques subterfuges
pour que le narrateur représenté par « il » puisse être relié de façon plus ardente
au lecteur. Lutilisation dautres pronom (le « tu », simulant un dialogue par
exemple, le « on » accédant à luniversel) représentent quelques pistes, de
même que linsertion des dialogues directement au milieu de phrases descriptives. En
fait, cest la distance du lecteur avec le personnage qui doit varier : de temps en
temps, il doit pouvoir prendre de la hauteur mais il doit aussi être capable de le
marquer à la culotte. Jai donc opté pour le « il », plus facile et ce choix
ma permis davancer plus encore dans ce texte. Voici donc à quoi joccupe
mes insomnies dans le ravissement de la nuit.
(17/12/2009)
Pour bien commencer lannée
Une bonne nouvelle histoire de bien commencer l'année. En réalité, cette affaire a
été rondement menée dans le dernier mois. Mais d'abord, replongeons nous dans le
contexte de l'année précédente. La parution de Bestiaire domestique en mars
avait été rapide : manuscrit terminé le 26 novembre 2008 et les premières épreuves
qui suivent 42 jours après ! Voici ce que je constatais il y a un an (note d'écriture du
09/01/2009).Si j'avais pu mesurer l'enthousiasme et la réactivité de ma maison
d'édition, j'avais quelque appréhensions pour cette année, notamment suite au départ
du PDG, sommité éditoriale s'il en fût, on pouvait craindre quelques restructurations
préoccupantes pour des auteurs qui, comme moi, qui ne pèsent pas lourds dans la balance
économique des comptes de résultats. D'autant plus que le catalogue des parutions s'est
restreint, ce qui en soi me semblait assez logique, voire bénéfique, après des années
d'éditions à tout va et de surpopulation éditoriale. Lors d'un coup de téléphone
amical de ma docte maison, j'avais cependant cru comprendre que j'y étais toujours
attendu et cette nouvelle m'avait quelque peu rassuré et donné du coeur à l'ouvrage.
Encore faut-il écrire et l'inspiration est une chose curieuse qui ne se commande pas.
Pendant des mois j'avais commencé des bouts de textes, juxtaposé des thèmes qui me
semblaient faire unité, mais tout cela restait à la fois fragile tandis que je sentais
confusément quelque chose poindre à travers ces grands élans vite terminés. Et puis,
la proximité éditoriale de Bestiaire domestique ne m'aidait pas outre mesure :
j'avais l'impression que je devais refaire le même coup, petites histoires sereines et
reflet du bonheur, qui n'étaient après tout que ce que je continuais à ressentir, tel
un auteur de haïkus japonais inspiré par son harmonie intérieure. Mais la vie réserve
des surprises et c'est vers un autre texte que je me suis dirigé à la suite d'un
concours de circonstances. Je devais en effet proposer un inédit pour la revue d'un ami
italien (pour une fois que j'allais être traduit !) et en fouillant dans les nombreux
fragments, j'en avais trouvé un, justement intitulé "fragment", et qui s'est
révélé être le point de départ fulgurant d'une histoire évidente, sans doute celle
que je cherchais confusément depuis des semaines. Et voilà :quatre-vingts pages en
quinze jours avais-je écrit dans ma dernière note d'écriture de l'année (17/12/2009),
en fait, publiée le même jour où je devais rencontrer ma maison d'édition. La suite a
dépassé mes espérances : même enthousiasme et même réactivité que pour Bestiaire
domestique. J'ai reçu la semaine suivante en cadeau de Noël un contrat en bonne et
due forme. Parution du roman prévu à la rentrée littéraire de septembre. Seul
inconvénient, mais de taille : il n'est rédigé qu'à moitié à l'heure où j'écris
ces lignes et il me faudra le remettre avant le printemps si je veux respecter les délais
nécessaires. Mais ça avance très vite et cela faisait longtemps que je n'avais pas
retrouvé de telles sensations inhérentes à la rapidité d'écriture : on y pense tout
le temps, le livre ne vous sort jamais de la tête, on se réveille au milieu de la nuit
et on a qu'uine hâte, retrouver sa table de travail. Tout le reste est tributaire de cet
acharnement, tout est polarisé par cela : où ai-je garé la voiture ?
(06/01/2010)
Deux
mètres décart entre écriture et réalité
Vieux débats multiples sur lécriture et la réalité : ça existe depuis la nuit
des temps, mettons depuis lIliade et lOdyssée, lépopée
antique comme soubassement du roman et déjà se posait la question de lécart entre
la représentation de la réalité et lécriture, la narration destinée à passer
à travers le miroir du temps. Jy ajoute cette semaine un autre exemple, une maigre
illustration. Ce week-end, le nez dans le guidon du roman à écrire, jai tenté de
ne pas perdre le rythme rapide qui a présidé jusquici à sa rédaction, soit vingt
pages par semaine. Et donc, ce dimanche, alors que je suis en retard, voici un nouveau
chapitre auquel je mattelle : ça avance plutôt vite, jécris sept pages
dun coup, heures qui passent vite dans le silence du bureau, en fin
daprès-midi, et la satisfaction grandissante de cette facilité, de pouvoir
rattraper le retard alors que les occupations de la semaine (voir les maçons en rubrique
étonnement) avaient dévoyé linspiration ailleurs et, à chaque fois, cest
tout un poème pour retrouver la liturgie nécessaire pour sy remettre. Le roman en
question parle du boulot, je sais, cest mon obsession, ma marque de fabrique,
appelons cela comme on veut, disons quil est sans doute plus proche de Central
écrit dix ans auparavant que tous les autres qui ont suivi. Le chapitre en question
traite de la retraite (drôle que cette redondance laitière des syllabes) : ça
sécrit vite parce que je dois avoir des comptes à régler et sans doute pas mal
avec moi-même à ce sujet malgré cette perspective lointaine. La nuit dans
linsomnie récurrente qui suit toute précipitation décriture, je repense à
tout cela, bâtit même ce qui pourrait être la dernière phrase du roman (et
jallume la lumière pour noter la phrase sur un exemplaire de la Quinzaine
littéraire avec Pierre Michon en couverture, ça portera chance peut-être). Le
matin, je ne peux mempêcher au bureau douvrir à nouveau le fichier du roman
pour noter les quelques trouvailles de la nuit, quelques minutes arrachées à
lentreprise où jai rapidement relu lécriture de la veille et
cest à ce moment là quil entre. Venu, non pas me voir, mais ma collègue
avec qui je partage le bureau. Elle est absente. Il balaie lair de la main : pas
important, cétait juste pour régler quelques affaires encore en instance avant son
départ à la retraite prévu le soir même. Alors, cest là précisément que se
mesure lécart entre la réalité et lécriture, à peu près deux mètres
entre lui, resté sur le seuil de la porte, futur retraité quon dirait tout droit
sorti du chapitre que jétais en train de relire sur le micro devant moi. Deux
mètres et une minute, à peine le temps quil glisse quelques mots. Je le connais
depuis longtemps, cest un discret, pas très causant. Il dit juste que « soixante
ans, ça commence à faire ». Il dit encore «quil faut savoir lever le pied ». Il
ajoute quelques allusions discrètes et de circonstances sur sa future vie quil
saura bien occuper. Il a lair soulagé, en paix avec lui-même : le grand jour est
arrivé. On se sent lui sourire, lui souhaiter de cette manière bon courage pour la
suite. La porte se referme : deux mètres entre la réalité et lécriture.
Jintègre immédiatement les remarques quil a faites dans le chapitre écrit
la veille.
(27/01/2010)
Le tour du
livre en quatre-vingts jours
Philéas Fogg fait des émules, ce nest pas nouveau,
mais il y a plusieurs manières de voyager. Écrire un livre en est une et quand on
rédige un premier jet en exactement quatre-vingts jour entre lincipit et la
dernière phrase, il y a de quoi se sentir lâme dun Jules Verne. Pas de quoi
pavoiser cependant, Simenon, paraît-il, écrivait beaucoup plus vite encore et René
Fallet, lexemple entre tous, rédigea Paris au mois daoût entre mars
et avril 1964 et ce nest pas là son moindre livre, ni de la littérature au rabais.
Mais revenons aux chiffres et aux symboles : quatre-vingts jours du 22 novembre 2009 au 09
février 2010. Le nouvel an tranche en deux parts égales cette lancée décriture.
Le livre, en format classique, devrait approcher les deux cent cinquante pages, ce qui
fait en moyenne trois pages par jour. En réalité, cest un rythme hebdomadaire de
vingt pages que je métais imposé, généralement réparti sur trois jours
décriture avec le dimanche en point dorgue quand je mapercevais que
javais pris pas mal de retard. Ça fait un peu fonctionnaire de lécriture,
toute cette rigueur mais je métais avancé en paroles avec ma maison
dédition, au point davoir reçu un contrat en bonne et due forme pour ce qui
nétait encore commencé que dun tiers (voire note du 06/01/2010 dans cette
même rubrique). Promesse tenue, donc : cest terminé. Toutefois, je ne suis pas un
fanatique de lécriture rapide même si je préfère la vitesse à la patiente
élaboration. CV roman, par exemple, fort de vingt-deux versions aura été
composé en deux ans. La plupart des romans similaires en nombres de pages ont été
rédigé en six à huit mois. La note décriture du 23/01/2009 répertorie de façon
précise ces périodes de créativité. En réalité, écrire vite présente
lavantage de la cohérence temporelle : on est dans un état desprit qui ne se
relâche pas et lensemble peut paraître plus lié. En revanche, langoisse
dêtre passé à coté du sujet est plus grande car on manque de recul et de
réflexion. Ce qui sécrit dans lurgence des sentiments est forcément plus
fort, plus casse-gueule aussi. Donc, lattente suit ce premier jet que je me suis
empressé denvoyer à léditeur. Rendez-vous est déjà pris pour la semaine
prochaine mais dici là, la peur, lappréhension, linquiétude
davoir fourni un machin bancal ne va pas cesser de me tarauder. Ce trac, similaire
à celui du musicien qui va entrer sur scène, est forcément bénéfique. A se demander
si finalement on nécrit pas en partie pour cette sensation.
(10/02/2010)
Un câble
électrique entre écriture et réalité
Jai écrit encore une fois un roman sur mon boulot, singularité qui fait souvent se
confronter écriture et réalité. Par exemple, dans cette même rubrique, le 27 janvier
dernier, javais mesuré cette distance entre réalité et écriture : exactement
deux mètres pour séparer le livre en train de se faire et ce collègue bien réel,
resté sur le seuil de mon bureau, un écart de deux mètres donc entre lui et ma chaise,
mannonçant sa future retraite alors que cétait justement le sujet dun
chapitre que je venais décrire.
Maintenant, le livre est fini, je nécrirai pas dautres mots hormis quelques
corrections. Curieusement, le lendemain de lachèvement du manuscrit, cest un
fantôme qui vient me voir et se coltiner à ma fiction désormais éteinte. Je
lapprends par une dépêche AFP : un nouveau suicide dans la vaste entreprise.
Jen retiens le lieu : une petite ville de lAisne, quen plus je connais
bien. Jy suis déjà intervenu comme conseiller mobilité. Il sagissait
dinciter les salariés à chercher ailleurs un boulot qui nexiste pas plus
dans ce coin perdu. Dans notre jargon, on dit habilement que « le site nest pas
pérenne », à savoir que lendroit où vous côtoyez vos collègues depuis des
années est voué à disparaître à terme (sans quon précise quel est ce terme et
cest cela qui est dur). Bref, pas davenir ici, on ne sait faire que « du
moins ». Proximité navrante.
Jen apprends le contexte déprimant que je connais aussi : un ancien technicien
réseau, reconverti en téléopérateur, la cinquantaine difficile. Cest exactement
le personnage principal de mon roman. Coïncidence effrayante.
Jen apprends la date : le 26 janvier, juste au moment où je rédigeais cet autre
texte cité ci-dessus entre réalité et écriture et que je publierais le lendemain.
Simultanéité abominable.
Jen découvre le nom (jai forcément gardé des contacts) : son prénom est le
même que le mien et cette réalité dauteur rentre de plein fouet dans le
personnage de fiction. Transgression effroyable.
Je maperçois de latroce effacement qui suit sa disparition : déjà viré de
lannuaire des cent mille salariés de la boîte. Supprimons toute trace : cest
aussi un des sujets que jaborde dans mon livre. Cruauté évidente.
Je lis dans la dépêche AFP quil « sest pendu avec un câble électrique
selon une source syndicale ». Câble électrique, on voit ce que cest et peut-être
moi encore plus que les autres dans cette période de travaux à la maison : du gros 10mm2
sous gaine noire au 2,5mm pour raccorder une machine à laver ou au 1,5mm pour les
lumières et les prises, à cela rajouter du câble multimédia ou téléphonique, au
total un kilomètre et demi et pas moins de sept couleurs différentes, lensemble
tiré sous gaine, en goulotte ou dans des cloisons : une réalité tangible et même si la
source syndicale semble fuyante comme de leau, et même si ce nest pas
vérifiable, ça a été dit, rapporté : du câble électrique et cest devenu
encore plus une matérialité funeste.
Jen conclus quil retourne à son premier métier par lequel il avait débuté
par la matière même, loutil de travail, le câble électrique comme moyen de vivre
et maintenant de se supprimer, tandis que la boîte sempresse de clamer un peu tôt
quil ny a aucun lien entre son geste désespéré et le travail : des
pressions. Tout mon livre est bâti sur ces liens fragiles et tenus entre le travail, la
matière, les gestes : dépressions.
Et tout cela arrive pour ma fiction tout juste close comme une preuve par neuf (celle que
lon avait appris pour vérifier les divisions au primaire et que je nai jamais
su faire). Preuve par le neuf, la nouveauté. Jamais ce livre ne ma paru plus
justifié. Que dois-je faire ? Le rouvrir et rajouter un ultime chapitre à la fiction ?
Cest presque déjà fait avec ce texte.
(17/02/2010) |
Une pelle
entre écriture et réalité
Cétait ce dimanche avec lhabitude prise daller courir et combien
dailleurs cette manie est entrée dans le livre tout juste fini. Entré aussi
lépisode du collègue entrevu lannée précédente, à la même époque
dailleurs, il était en vélo et javais relaté lépisode en étonnements le 06/02/2009 avant
de reprendre lanecdote dans le chapitre 15, dévoquer aussi dans le chapitre
17, comment je lavais revu dans une course populaire (il court aussi, en plus du
vélo). Voilà pour le mélange avec la fiction du livre en cours dachèvement mais
ce nest pas un livre sur le jogging, loin de là, et cest juste un aspect du
personnage principal. Dans la réalité bien tangible, mon collègue se tient debout sur
le trottoir avec une pelle à la main. Il a entrepris de boucher les trous que
lhiver a favorisés avec les passages répétés des voitures devant chez lui. Je
marrête pour discuter et, cest comme lannée passée, ce que jai
retranscrit dans le chapitre 15 par « phrases hachées par le souffle encore court ». On
discute donc. Javais gardé aussi le souvenir déchanges tels que je les avais
aussi écrits par « A la rituelle question : et toi ça va le boulot ? Il reste laconique
comme il se doit. ». Cette fois-ci, il est plus disert, le collègue, mais plus triste
aussi. Oui, il a eu pas mal de problèmes dans le boulot. Dépression, il en sort à
peine. Alors on parle de tous ces drames forcément qui traversent la boîte. Difficile de
sen sortir. Quinze jours avant, cétait aussi un autre qui mavait
évoqué son changement de boulot. Là aussi collusion entre réalité et fiction :
jai fait entrer son anecdote dans le chapitre 66, vers la fin du roman. Plus ça va,
plus je suis persuadé que cest un roman que jai écrit, c'est-à-dire quelque
chose qui a de la prise avec le réel, comme lexpression du béton qui prend quand
il durcit. Mon roman prend.
(24/02/2010)
Premières épreuves,
premières impressions |
Premières impressions : cest le cas de le dire. Le facteur
ma apporté le paquet de feuilles A4 serrées, imprimées, qui forment les
premières épreuves du livre à paraître en septembre. Avec léditeur, nous avons
fait le choix de travailler directement daprès celles-ci sans préparation
préalable ou correction de mon fichier. Autant dire quelles sont donc abondamment
illustrées. En rouge par la correctrice, au crayon par mon éditrice. La correctrice,
tout dabord : plaisir de mapercevoir que rien nest laissé au hasard, ni
les coquilles de ma citation de Proust, pourtant vérifiée dans la même édition Quarto,
ni la suggestion dune convention pour commencer les dialogues intégrés dans le
texte par une majuscule. Vérification faite, la même convention a été adoptée par
Claude Simon, on ne saurait mieux faire. Mais si cette correctrice pointilleuse et
cest tant mieux - note en rouge les maladresses, les coquilles et les fautes (pas
tant que ça mais ça suscite à chaque fois un cri dhorreur et la honte au front
lorsquon laisse passer un pluriel ou une erreur énorme), mon éditrice suggère au
crayon de papier quelques améliorations, souvent des ambiguïtés à éclaircir, des
lourdeurs à éviter, des répétitions passées inaperçues. Jaime ce travail,
savoir que ces deux bonnes fées se penchent avec intérêt sur le berceau dun
livre, au risque que la comparaison soit un peu trop simplette.
Lavantage de travailler avec les premières épreuves est que, de suite,
laspect du livre lors de sa parution est visible : pagination, police de caractère,
format. Cela facilite lassimilation du livre en tant quobjet, le détachement
ou plutôt la transformation de ce quon a bâti au fil des phrases dans un tout
cohérent qui se sépare de la pensée par la réalité du papier. Ça fait un peu
charabia mais comment dire : on adopte le recul du lecteur et jadore cette sensation
quasi-charnelle, excitante, à la limite de la schizophrénie, dédoublement de la
personnalité, quelque chose détrange comme une apnée. On retient son souffle.
Cette visualisation des premières épreuves est loccasion de retrouver le
cheminement et le souvenir du livre. Jai déjà souligné quà chaque fin de
rédaction dun manuscrit une sorte détrange amnésie me prend, parfois au
point doublier le titre, le contenu, lhistoire, juste reste lidée du
livre, quelque chose dabstrait mais tous les détails semblent disparaître dans un
brouillard opaque. Pour ce roman, ça a été plus brutal encore parce que la rédaction a
été très rapide : deux mois et demi de labeur régulier, quotidien, une pensée
ininterrompue pour rédiger dun trait les 300 pages que le livre accusera à sa
parution. Si je me réfère à cette même rubrique, à la date du 10/02/2010, je
remarquais avoir mis exactement quatre vingt jours pour le rédiger mais jimaginais
une pagination finale de 250 pages. Dailleurs, aller à la dernière feuille des
épreuves et découvrir le nombre total de pages est le premier geste que jai
effectué en ouvrant lenveloppe, comme si javais besoin destimer
globalement le poids de ce que javais produit : lexpression « embrasser le
livre » me semble appropriée.
Lamnésie donc, laisser reposer le livre, comme disent la plupart des éditeurs ou
des auteurs, est une phase variable, certains lestiment à un an mais je pense que,
plus que l'évaluation de ce temps de repos, cest lexistence de cet oubli, de
cette amnésie, qui est importante. Oui, jai besoin de faire le vide, et
brutalement. Après, il faut refaire le chemin avec patience, sétonner de sa propre
écriture, redécouvrir le livre dans un contexte nouveau, trouver pourquoi il est
original dans la globalité de ce qui lanime, de ce qu'on a déjà écrit. Osons
dire : le replacer dans luvre quon tente de bâtir.
(13/04/2010)
Premières
épreuves, deuxième épisode
La semaine dernière, jexprimais ma joie de recevoir ces premières épreuves. Le
choix qui a été fait de travailler à partir de cette première mise en page du livre
sous son format le plus abouti mhonore : ça veut dire que le texte se tient bien,
pas besoin de corrections fastidieuses, de reprises complètes de chapitres, de
remaniements lourds. Jai évoqué aussi cette bizarre amnésie mais quà mon
avis bien des auteurs possèdent à la fin dun texte la fameuse période de
repos du manuscrit et la joie de recevoir ces premières épreuves correspond bien
à celle de se réapproprier le texte. Cest donc ce que jai fait toute la
semaine dernière : relire page par page les corrections, les suggestions, au besoin
rajouter, supprimer, bref, enfiler la cotte de travail et satteler à toutes les
finitions, le petit coup de papier de verre pour éliminer les scories, une retouche de
peinture par là et la fierté puérile davoir bâti une suite de mots, de phrases,
un roman qui se tient. Plutôt que de renvoyer le manuscrit annoté, nous avions fait le
choix de traiter par téléphone. Il a donc bien fallu deux séances dune heure et
demie à deux heures chacune pour reprendre à peu près la moitié des pages que comptera
le bouquin. Ça allait dune simple ambiguïté à lever, une faute, quelques mots à
retrancher ou à ajouter à des paragraphes refaits plus longuement. Ceci dit, la
tentation est grande de reprendre beaucoup de ce premier jet mais il faut, je crois,
résister le plus possible et aborder avec humilité lensemble. Jai accepté
toutes les suggestions et les corrections déjà proposées et qui zébraient le texte en
rouge et au crayon. Elles sont toujours judicieuses parce que le regard est déjà celui
du lecteur mais avec langle de léditeur, un regard professionnel donc,
capable mieux que lauteur dapporter la distance nécessaire. Dailleurs
souvent lauteur nest pas loin chez léditeur, cest le cas de mon
correspondant téléphonique avec qui jai repris le texte, auteur de plusieurs
livres. Cest donc aussi sa créativité que lon sollicite, une sorte de
non-dit qui sexprime dans les difficultés du texte, javais limpression
de lui demander parfois comment il aurait fait à ma place, comment il sen serait
sorti avec une phrase pareille ou une telle idée à exprimer
Cest un travail
déquipe et cet aspect me plaît énormément.
Chaque texte possède ses tics et ses particularités. Il y a bien entendu les
régionalismes, les expressions dune langue familiale, sociale qui sont parfois en
dehors du français compréhensible par le plus grand nombre. Mais il y a aussi pour
chaque travail littéraire des particularités. Je me souviens, à la relecture de 1937
Paris-Guernica, avoir été ébahi par le nombre de fois où javais utilisé
lexpression « en bras de chemise ». a la réflexion, je pense que cétait un
moyen inconscient de me raccrocher de cette époque où les photographies montraient que
cétait souvent la tenue des ouvriers travaillant en été. Pour le roman qui va
paraître, cest lexpression « hocher la tête », sorte de ponctuation
peut-être lorsque je sentais que mes personnages avaient épuisés tous leurs arguments,
leurs répliques. Plus important encore a été lutilisation de « cela » avec sa
déclinaison en « tout cela » également. Jai aussi une explication à cet usage
immodéré : jai tenté tout au long du texte de varier les angles de vue, aller
parfois au précis et au fond des choses et des descriptions, mais aussi méloigner
et tenter dapporter un regard densemble. Et cest, à mon avis, lorsque
jessayais de prendre de la hauteur que jutilisais ces nombreux « cela », «
tout cela ».
La suite viendra avec les secondes épreuves et ce sera loccasion de vérifier que
les corrections ont bien été prises en compte. Après, le texte voguera de sa vie de
mots.
(23/04/2010)
Deuxièmes
épreuves, premier épisode
Je suis dans lattente. Je dois recevoir aujourdhui le paquet des deuxièmes
épreuves. Ce ne sera peut-être pas moins de travail que pour les précédentes, car il
faut vérifier pas à pas que chacune des corrections a été prise en compte. Simplement,
il nest plus temps de rectifier en profondeur sauf incompréhension manifeste
dune tournure de phrase ou un de ces passages qui nous heurtent sans quon
sache vraiment expliquer pourquoi on achoppe en les lisant. En fait, cest
senfoncer encore plus dans la réalité du livre que de relire ces deuxièmes
épreuves, cest quitter le manuscrit, glisser vers le produit fini, le livre, celui
dont un exemplaire restera sur le bureau et quon regardera avec cet air un peu
distant comme un gamin trop vite grandi et qui vous échappe. Je nai pas toujours
participé à cette relecture des deuxièmes épreuves. Pour Bestiaire domestique,
par exemple, les corrections étaient minimes et la relecture moins nécessaire, le « bon
à tirer » qui suit traditionnellement les deux jeux dépreuves avait été
délégué à léditeur presque sans men apercevoir. Là, cest
différent puisque nous avons choisi de travailler directement sur épreuves à partir du
manuscrit de base parce quil ny avait rien à reprendre au point de vue de la
structure. Mais javais fourni rapidement le texte et une multitude de coquilles et
de scories subsistaient, rendant les deux jeux dépreuves indispensables.
Jattends donc le facteur qui doit passer aujourdhui. Je suis à la maison et
jaurai un peu de temps. Je me délecte déjà de minstaller sur la table de
jardin dans la chaleur de laprès midi et laisser glisser les heures jusquà
ce que les merles donnent le signal du soir par leurs trilles. La tonnelle est installée
depuis quinze jours, il ny a pas que dans le midi quil fait beau et quon
peut manger sur la terrasse. Tiens cest une idée, le plat dendives au jambon
que je vais concocter pour mon beau-père et mon épouse sera servi dehors à midi. En
réalité, jai peu de temps pour relire ces deuxièmes épreuves. La maison
dédition souhaitait faire le point vendredi mais jai une fin de semaine fort
occupée par le travail nourricier, Amiens et Lille sans possibilité de répit et sans
compter les huit heures de trajets aller et retour. Ce sera donc lundi prochain, dernier
délai. Avant si jarrive à dégager quelques heures de nuit sans doute pour ce
travail. Il est vrai que le livre doit être recomposé dans sa phase finale après le
recollement des dernières corrections, et même si la parution est prévue pour
septembre, cest largement avant lété quil doit être finalisé. Il
faut aussi le présenter aux représentants commerciaux de la maison et jespère que
je serai confié à cet exercice qui me ravit à chaque fois. Ainsi sélabore la
cuisine éditoriale, par étapes successives. Hier jai découvert avec enthousiasme
le projet de couverture. Quelques jours auparavant nous avions réfléchi sur le contenu
de la quatrième de couverture, des mentions de biographies. Cette période où le livre
se concrétise est vraiment exaltante. Il est 10h30, que fait le facteur ?
(28/04/2010) |
Deuxièmes
épreuves, deuxième épisode
Deuxième épisode de ces deuxièmes épreuves tant attendues. Le facteur a bien entendu
profité que je descendais le repas à l'extérieur dans la tonnelle pour arriver et je
n'ai pas entendu la sonnette. J'ai foncé en voiture jusqu'au centre de tri où j'ai
réussi à récupérer in extremis le paquet avant la fermeture : avantage de vivre
en province ! Je ne me suis installé au soleil sur la table de jardin qu'en fin de
soirée et je n'ai pu vérifier qu'une centaine de pages sur les 295 que comptera le
livre. Les deux tiers restant ont été passées au crible de mon regard acéré le
lendemain, dans une chambre d'hôtel à Lille à l'occasion d'un déplacement
professionnel. C'est encore un moment magique que ces corrections. Autant il faut
vérifier que toutes celles qui ont été validées lors du premier jeu d'épreuves ont
été prises en compte dans le deuxième jeu. J'ai rajouté quelques rectifications de
dernières minutes, la plupart pour éviter des répétitions. Quelques points de
grammaires aussi que le Grevisse a résolu le lendemain(comme cette phrase avec, de
mémoire "tout un fatras de lignes téléphoniques " suivi d'un verbe qu'on peut
indifféremment conjuguer au singulier ou au pluriel - j'ai préféré le pluriel, plus
logique). Au total, il y a eu seulement vingt-cinq pages à revoir avec la maison
d'édition alors que la première mouture avait concerné une page sur deux. La
difficulté a été de terminer dans la soirée d'hôtel la lecture attentives des 200
pages qui me restaient à voir. J'ai terminé tard mais je tenais à pouvoir proposer le
lendemain les corrections à mon éditeur malgré un emploi du temps serré. J'ai profité
du temps de midi et j'ai même pu avaler en dix minutes un repas avant de reprendre mon
travail nourricier (c'est le cas de le dire). Depuis que j'ai relu ces deux jeux
d'épreuves le livre me paraît déjà moins flou, plus accessible. Étrange impression
car bien entendu, il n'est ni flou, ni inaccessible mais c'est la sensation que laisse
l'amnésie qui m'a séparé de l'instant de sa rédaction jusqu'à aujourd'hui. Amnésie
d'autant plus brutale qu'elle a été courte puis qu'en en réalité, il s'est déroulé
moins de trois mois puisque j'ai mis le point final le 9 février dernier. Affaire
rondement menée comme pour Bestiaire domestique et cet enjeu de rapidité m'apparaît
comme un signe d'efficacité de la part de ma maison d'édition. La suite des évènements
devrait continuer la semaine prochaine avec la réunion des représentants (et combien il
était important d'avoir fini le plus rapidement possible les corrections afin que les
épreuves finales puissent être remises aux représentants). Il me reste à préparer
cette intervention et à peaufiner un argumentaire. Suite du feuilleton éditorial un peu
plus tard...
(04/05/2010)
Suite des
aventures éditoriales : la réunion des représentants
Suite de mes aventures éditoriales : voici la réunion des représentants. A chaque fois
jai toujours beaucoup tenu à assister à la présentation de mon futur livre. Une
amie, également auteur, que jai eue la joie de visiter le même jour, me faisait
part de sa parfaite indifférence à ce qui doit resté selon elle, du domaine exclusif de
lédition, réduite alors au commerce des livres. Jai toujours eu du mal à
partager cet avis même si je comprends ses arguments puristes du genre, mettre en regard
la création inestimable de la littérature et sa réduction à des aspects marchands.
Dautant plus que, dans la plupart des cas, lauteur est généralement le moins
bien loti dans la redistribution des subsides. Éternel combat de celui qui fournit la
matière première le producteur de tomates, disait-elle pour argumenter son
raisonnement. En face, je lui répondais avoir toujours ressenti depuis la première
parution il y a dix ans déjà limpression dun travail
déquipe dans lequel il mest difficile de bâtir une hiérarchie entre
léditeur, lassistant, lattaché de presse, le manutentionnaire. Que mes
livres fassent vivre le plus grand nombre de ces métiers, après tout, cela me satisfait
et je réserve le même respect à chacun de ces métiers. Largent ne
mintéresse pas : jexerce un autre métier pour vivre et cest un choix
qui jusque là ma permis de mener de front cette activité de la manière la plus
libre qui soit. Je nattache aucune couronne de lauriers à la pratique de la
littérature et la récente visite de la chambre de Marcel Proust au musée Carnavalet
aurait fini dailleurs par achever le mythe, si toutefois il avait existé. A ceux
qui pensent encore que les lettres procèdent dune substance créatrice divine, je
leur conseille dimaginer le petit Marcel, bonnet de nuit sur la tête,
recroquevillé dans son lit et écrivant néanmoins quelques milliers des plus belles
pages jamais écrites. La création, malgré sa magie, nest jamais pour moi
quune faculté bien modeste à agencer des mots entre eux attention, cela
nexclut aucunement la fierté et la prétention de le faire simplement
jai toujours eu du mal à mesurer la portée, les prolongements que peuvent avoir
une publication. Et les sept livres parus jusquici, leurs ventes modestes, ont
forgé une expérience qui ne remet pas en cause mon raisonnement. Ainsi, parler du livre
que je viens de commettre est une épreuve difficile pour moi, je suis un très mauvais
prescripteur de mes livres. Ils existent, voilà tout. Je les estime sans indifférence et
avec tendresse mais également avec étrangeté. Doù le difficile exercice de la
réunion des représentants. Cest lors de telles assemblées quon expose les
futures publications et ici, les livres qui formeront la rentrée littéraire de
septembre. Javais préparé dans le train quelques notes mais, à peine introduit
dans la salle, alors que léditrice me proposait le choix de commencer dabord,
jai eu la présence desprit de lui laisser la parole en premier. Et la
manière extrêmement brillante avec laquelle elle a introduit mon roman ma laissé
pantois. Jai refermé alors ma feuille et jai improvisé, laissant de large
moments dintervention à léquipe éditoriale. En réalité, mon argumentaire
sétait bâti sur lintention et le cheminement qui mavaient conduits à
écrire ce livre. Or, en entendant évoquer mon roman dune manière si différente,
beaucoup plus narrative, jai réalisé que ce serait ainsi que le lecteur le
percevrait : une histoire, une fiction, un personnage principal et dautres encore
que le texte fait exister autour dune ambiance, dune intrigue. A la limite,
jaurais également aimé minstaller de manière anonyme dans la salle et
observer justement cette présentation, guetter les réactions
etc. Belle leçon pour
moi et qui me conforte encore dans limportance de ce partage avec toute une équipe
éditoriale, nen déplaise aux tenants dun auteur fort, nimbé dune aura
créatrice.
(14/05/2010)
Alors
voilà : jai couru
« La course est haletante. Il force sur les muscles, il insiste sur le souffle. Les
bras se déplacent comme des leviers de locomotive. Ses poings agrippent lair,
tentent de le tirer derrière lui et davancer plus vite encore. Leau calme du
canal, paysage habituel des entraînements, est aujourdhui absente, sa tranquillité
horizontale est remplacée par un mur fuyant, coloré, tapageur. Des spectateurs
indiscrets et frénétiques sagglutinent par paquets derrière des barrières de
sécurité. Par moment, dans le repos dune rue déserte, on entend juste le
martèlement des foulées, la respiration de forge du ruban des coureurs. Puis les cris
reprennent. Ici cest une famille qui encourage un participant, lequel répond avec
force signes. Là cest un entraîneur, chronomètre à la main, qui hurle des mots
incompréhensibles. Les foulées, jusquà présent contrôlées, semballent au
rythme dune cavalcade qui lenserre de tous côtés et accélère sans cesse. A
sa gauche un grand type le dépasse, suivi de deux autres plus petits dans son sillage. Il
rattrape devant lui un coureur en maillot orange, fait un écart et le double en
accélérant encore. Le sang cogne à ses oreilles. Les cris des spectateurs derrière les
barrières se font plus pressants. On entend des prénoms, des applaudissements.
Langle de la rue révèle un faux plat qui tire douloureusement les mollets et coupe
la respiration. On le dépasse encore. Il résiste, tente de modifier le rythme de
lair qui pénètre en lui : expirer profondément, inspirer vite et avec force.
»
Cet extrait raconte exactement la course à laquelle jai participé récemment. Il
débute le dernier chapitre du livre à paraître (p. 291-292). Écrit en février de
cette année, il précède la réalité dun peu plus de trois mois. Cétait à
mon sens la première fois où jécrivais par anticipation un évènement dont je
savais quil allait se dérouler et auquel jespérais participer. En réalité,
toute lécriture du livre, les réflexions davant, les corrections des
épreuves auront été marquées par les séances dentraînement étroitement
mêlées à mon quotidien. On en retrouve aussi des traces émaillées dans le récit mais
elles auront été écrites daprès des impressions vécues et non par anticipation,
comme cest le cas pour lextrait ci-dessus. Par exemple, la sensation des
bruits de la course, devenus familiers : « [
] il part courir avec seul les
bruits du dehors qui lui parviennent, une annonce de train sur les quais de la gare, un
peu de circulation au rond-point, enfin le calme du canal, quelques oiseaux et, dans les
trous du silence, les chocs réguliers des chaussures, claquements mats sur le goudron,
crissement du gravier sur les trottoirs, chocs plus mous sur le sentier de halage, la
respiration en métronome. » (p.144)
Courir est finalement une manière de réfléchir à lécriture et cest aussi
une allégorie particulièrement juste de la littérature, des phases «dinspiration
», de restitution, donc dexpiration, tout ce qui rythme le travail au long court
dun roman. Pour autant, cette facette sportive, les extraits présentés, ne
représentent que très peu de choses dans la vie du personnage principal auquel il
sadresse et que jai inventé. Mais cest pour lui une manière de se
reconstituer, de se retrouver et de s'agglomérer à nouveau au fil dune intrigue
qui le bouscule. Au moment où faisait rage le débat sur lidentité nationale, il
me semblait que lunisson autour de linvariant dun corps humain scandé
par le souffle de la course prenait une valeur symbolique nouvelle. Cest pourquoi
ces brèves parenthèses sont des détails indispensables, indissociables dans l'écriture
de mon livre.
(02/06/2010)
Lépaisseur du personnage
Jai reçu un avis pour Colissimo. Je suis allé à la Poste.
Belle journée, un samedi matin, une place juste à côté et deux personnes attablées à
la terrasse dun café qui me regardaient effectuer mon créneau avec la petite
voiture, son toit ouvrant ouvert et le soleil entrant à flots dedans. Belle journée.
Alors le colis : une jeune employée souriante remonte la file dattente pour aider
ses collègues et, devant mon avis dabsence, ça je peux faire ! Donner alors la
pièce didentité, attendre et recevoir lenveloppe kraft. On devine que
cest un livre. De suite on pense à lenvoi dun auteur quon
connaît, un service de presse. Ça arrive rarement mais à chaque fois, grande joie de
savoir que le dit auteur a pensé à moi. Je prends le paquet, sort. Soleil toujours sur
les trottoirs. En face, la petite voiture et derrière toujours les deux consommateurs
attablés dans la farniente du samedi matin. Alors, juste avant de traverser, enfiler la
clé de la voiture dans un coin de lenveloppe Kraft, déchirer le papier et sortir
le livre. Le mien ! Presque déçu du coup quaucun autre auteur nait pensé à
menvoyer un livre. Le mien, je le connais. Occupe toutes mes pensées et mêmes si
les choses se précipitent, déjà un rendez-vous et déjà le service de presse dans deux
jours. Ça aurait pu attendre lundi, jaurais découvert mon livre, le huitième. La
voiture maintenant, revenir. Décharger les commissions faites auparavant et le fils qui
aide : ah, tu as ton livre ! Et remontant précipitamment lescalier avec le bouquin
pour le montrer à sa sur, me laissant avec toutes les commissions à prendre. Oui,
le livre donc. Ils auraient pu attendre lundi mais en même temps, ce plaisir qui
sinstalle : le livre, le huitième, objet de toutes les attentions du moment. Ce
sera mon exemplaire. Jai toujours pris un soin maniaque de choisir mon exemplaire.
Jusquà présent, jai toujours découvert les autres livres à loccasion
du service de presse : alors la profusion dune palette érigée sur la table. En
prendre un exemplaire, le premier, lire son nom, le feuilleter le soupeser, la joie. Et
faire de ce premier exemplaire touché, lexemplaire à jamais, celui qui rejoint le
coin gauche de mon bureau. Donc, le dernier, posé au-dessus de la pile et la pile
dressée par ordre chronologique, le premier (La Réserve, de mai 2000) directement sur le
bois de merisier du bureau. La pile, exactement seize centimètres de haut. Plus tard dans
la journée je dirais à mon fils : regarde, je ne peux plus les prendre dans une seule
main en fait si, mais les phalanges tendues au maximum, un équilibre instable, les
saisir mais pas les porter. Et tiens combien ça pèse ? Exactement 2kg 700 grammes, 1914
pages au total comptées à la volée, sorties de mon imagination. Et le dernier, celui à
paraître en septembre, à nul autre pareil jusquau prochain qui le remplacera, le
dernier, récupéré à la poste, pris par le fils, montré, posé sur la pile, repris par
moi cette fois pour aller dehors pas trop le temps mais juste un instant
sasseoir sur le fauteuil de jardin, tiré un peu à lombre, il fait si chaud
déjà. Et retourner le livre, sa blancheur mate, les pages éblouissantes sous le soleil.
Lire un peu, les premières pages, les mentions, la page de titre, la longue phrase de
Proust en épigraphe, le premier chapitre. Puis revenir à la maison, poser à nouveau le
livre sur le sommet de la pile. Puis le bricolage à faire : deux appliques à fixer dans
le nouveau studio. Elle arrive de son travail quand je finis. Le chou aux saucisses de
Morteau que jai mis à mijoter depuis le matin est prêt mais il y a deux ou trois
fruits à aller chercher, donc elle repart avec les deux enfants. Je reste et je reprends
le livre à nouveau dans le bureau, juste quelques pages de plus, calé dans le petit
fauteuil rose de la pièce puis le reposer à nouveau, descendre les assiettes et les
couverts sur la table sur la terrasse en attendant quils reviennent. Remonter pour
remuer une dernière fois le chou, mettre les knacks à chauffer. Le beau-père qui
arrive. Sa lourdeur dans les jambes. Il fait vraiment chaud aujourdhui. Il reste
dans la fraîcheur de la cuisine à lire le journal. Redescendre et dresser la table sur
la terrasse en attendant quils reviennent. Et revenir dans le bureau, prendre le
livre sur la pile, les lunettes de soleil, cette fois torse nu au soleil, parcourir
jusquau chapitre cinq. Le signe par la fenêtre, on est revenu. Le déjeuner, le
café, la chaleur. Puis se changer, troquer short et tee-shirt pour un bermuda long et une
chemisette, aller à la foire commerciale dans le parc ombragé pas très loin. En revenir
avec une nappe et quatre saucissons. Il est tard déjà, pas fait grand chose, tenter
davancer un peu sur cette communication universitaire, le fameux doctorat qui avance
si peu. Et penser à tout ce qui mattend, ce livre nouveau, ce quil faut en
dire, en rêver. Laisser courir dun trait les heures, repas salade vite préparé,
assez tôt parce quelle joue dans un concert ce soir. On sait déjà quoi faire pour
la soirée à venir, vite la vaisselle, arroser les plantes et redescendre dans le bureau
saisir à nouveau le livre sur la pile, aller dans le jardin maintenant à lombre du
soir, lire, lire, lire à partir du chapitre six et parcourir rapidement moitié
peut-être du roman. Des merles dans le crépuscule et moi, allongé sur le fauteuil de
jardin, lisant mon propre livre, regardant se débattre le personnage principal dans mon
histoire, inventée, sortie de ma tête. Mapparaît alors enfin que lui, ce
personnage principal, tout lunivers quil trimbale, palpable, tangible, lui, le
personnage principal me semble pour la première fois doué dune épaisseur plus
grande à force de mes relectures. Décide donc sur le champ décrire cela en note
de lecture. Fait en une demi-heure, ce samedi soir, sans aucune retouche à ce texte.
Voilà, le personnage principal sest épaissi. Il existe. Entre temps la nuit est
tombée.
(10/06/2010)
exemplaires d'auteurs
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