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Le dernier soir de Sylvain Schiltz


Rien que de très banal, un fait divers d'hiver. Un SDF mort de froid dans le grand Est. IL avait été expulsé pour n'avoir pas payé ses loyers de 100 euros. Quel étonnement ? Dans ces campagnes, la vie est rude et vide, on le sait déjà.
Mais l’étonnement, c’était quelques quotidiens nationaux qui avaient enquêté sur ce " premier " SDF mort gelé : on avait su son nom, Sylvain Schiltz. Et l’étonnement rejoignait l’écriture : c’était François Bon qui en parlait dans son Tumulte, puis Philippe Rahmy alors même que l’étonnement était cette histoire qui cheminait en moi aussi.

Connivence d’écriture mais pas seulement : ce qui nous choque et nous inspire, c’est que l’on puisse mourir de froid " dans sa voiture ", symbole de possession, richesse, protection, évasion, rien ne peut arriver semble t’il en voiture, on travaille, on se la paie, on est arrivé, on peut quitter sa vie, on peut partir, s’en aller du grand Est froid et sombre en hiver, on est dans le définitif mouvement du monde des hommes libres, on est sauvé.
Et bien non : Sylvain Schiltz prouvait que ce n’était pas possible, que cette liberté est un leurre, que la misère est immobile et partout.
Le SDF est mort à Gray, je connais bien cette région et et le hasard a voulu que j’y repasse avec un appareil photo et ma voiture. J'aurais pu être Sylvain Schiltz.  

 

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Des fermes fermées. Des routes. Déroute. Le chemin est régulier depuis plusieurs semaines. Juste faire attention, remarquer avec plus d'intérêt l'ouverture d'une grange, la promesse d'un refuge pour la nuit. Il fait de plus en plus froid : c'est normal par ici. A la Toussaint, on était bras nus, maintenant le gel fige la couleur des murs, de la poussière, on se réveille avec la glace jusqu'à l'intérieur du pare-brise. Il faudra passer l'hiver.

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Les champs s'alignent. On ne voit jamais âme qui vive. C'est normal par ici. La nuit déjà se reflète sur les nuages et à l'horizon des lisières.

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Il y a des bois de sapins, c'est normal par ici. Les sapins, ça sent bon, ça empêche un peu le froid de descendre des étoiles, on est presque sous un toit, tranquille.

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Mais on ne peut pas s'arrêter n'importe où. Prendre le risque de voir débarquer les gendarmes. Trop de risque. Ne pas se faire remarquer. Se cacher, passer l'hiver. C'est normal par ici.

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Alors, il faut chercher, s'enfiler dans un chemin de terre peut-être. Il y en a beaucoup.  Il faudrait s'enfoncer dans les taillis. En hiver, les ronces sont plus noires et plus dures, c'est normal, par ici. Elles entaillent profondément la peau sous les habits. Il ne faudrait pas tomber malade.

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Tiens, un hôtel. On dirait qu'il n'y a personne, désaffecté sans doute, par ici, c'est normal. Pas un sou mais juste traverser la route, se garer, sortir et se cacher dans la cabane derrière les piquets de bois, le froid serait moins vif. Pourquoi pas ? Attendre la nuit et revenir si on n'a pas trouvé autre chose.

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Ou bien cette vieille maison aussi plus loin. Abandonnée. C'est normal, elle sont nombreuses par ici. Elle pourrait faire un refuge, on pourrait y attendre le printemps. Un coin peinard.

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Seulement la grille à franchir avec les ronces plus noires et plus dures en hiver. Et la voiture ? Où la cacher ? Et toutes les affaires dedans. Le risque de se faire remarquer en transbahutant tout le bordel. Et les chiens qu'on entend maintenant. Normal, par ici. Du risque, trop de risques : continuer.

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La route, les sapins, le froid et la nuit qui s'installe, il est à peine cinq heures : quoi de plus normal ?

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On approche de Gray. Combien le loyer pour un appart dans un des petits bâtiments à gauche ? Et pour juste dormir dans une cave, un séchoir ? Foutu dehors pour 100 euros par mois : c'est normal, ils ont dit, fallait payer...

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Avant j'ai travaillé, des agences d'intérim. Avant j'étais quelqu'un, je disais je, j'étais normal. Maintenant, il faudrait entrer à nouveau. Mais trop la tête basse, les habits sales, pas lavé, pas rasé, le regard des employés, des passants.

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Mêmes les supermarchés font peur. Un paquet de saucisses chouravé. L'essence et le départ sur les chapeaux de roues pour ne pas payer. Pas normal, non. Le cœur qui cogne. Ne plus y aller.

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Pourtant le supermarché, c'est le seul endroit où il y a de la vie. Rien d'autre. Le seul. Les trottoirs sont déserts ou presque, et ceux qui s'y trouvent pressent le pas. C'est normal par ici. Soif de rencontres, parler.
Mais trop risqué, c'est quitter la ville qu'il faut faire. Se cacher, passer l'hiver.

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Voir un dernier hôtel, la douceur de draps frais. Tout retenir, le nom, le toit, la salle aux quelques lumières déjà allumées. En rêver, ce soir, quand il fera bien froid, ça réchauffera. Et mêmes des jardinières vides qu'on peut imaginer avec des géraniums dedans en été. La chaleur. Normal oui, d'avoir de telles envies.

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Ca y est, fin de la ville : enfin, ce qu'on appelle ville par ici, un endroit dur, des fermes de bouts du monde, des camionnettes blanches, un trafic de petits moyens, des méfiances. Ici tout le monde sauve sa peau, pas de sentiments, c'est normal.

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A nouveau, la route devient plus tranquille, il fait sombre, l'habitacle semble déborder au dehors. On dirait qu'il neige. A nouveau, des sapins amicaux enserrent les bas côtés, il faut trouver maintenant où dormir. Passer l'hiver, passer l'hier, passé divers. Travailler, se refaire un nom autre que celui cité dans les injonctions d'huissiers, les interpellations de gendarmes. Soif de respect.
En attendant, comme chaque soir, je suis tout seul, je vais pouvoir à nouveau dire je, je vais crier mon vrai nom aux étoiles, Sylvain Schiltz, Sylvain Schiltz ! Une joie : plus personne pour me dire en quoi j'ai failli de ma vie, ce qui n'était pas normal de ce qui l'était.

 

(14/12/2005)