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Yemen, carnet de voyage


26 décembre 2007 – 02 janvier 2008

 

Au premier matin de Sanaa, ce qui frappe, c’est la pureté de la lumière. Ce qui n’apparaissait dans la nuit de l’arrivée qu’une gangue de courbe terreuse est maintenant comme lavé, purifié, enrichi. Tout en haut du fundunk où le hasard a voulu que nous soyons logés, nous jouissons d’une vue imprenable sur la ville. Et ce premier matin, elle se dévoile sous nos yeux : beautés des ocres, splendeurs des fenêtres blanches, l’ensemble groupé serrées sur des volumes étroits, cubes agglomérés des maisons étroites à parfois sept ou huit étages de pierres sèches. A l’intérieur des maisons, tout témoigne aussi de la volonté grégaire de se rassembler. Dans notre chambre, pas moins d’une bonne dizaine de coussins sur le pourtour. On imagine des réunions, des palabres autour des après-midi à mâcher du qat. La lumière qui coule des fenêtres ajourées aux carreaux multicolores pénètre maintenant avec franchise dans la pièce. Il est tôt encore. Pas un bruit, juste quelques oiseaux. Il y a une heure que le muezzin a terminé d’appeler les fidèles à la prière. Il y a beaucoup de mosquées et dans la pénombre de la nuit, les haut-parleurs semblent se répondre, les coqs ont calé depuis longtemps leurs réveils dessus et les hurlement des chiens errants s’y rajoutent parfois. La nuit n’est jamais silencieuse jusqu’à ce qu’arrive le matin lumineux où tout le monde s’est rendormi, se réveille avec la clarté et vaque à nouveau à ses occupations. La douche spartiate m’a lavé également des fatigues du voyages, le monde et l’étonnement du voyageur peuvent venir.

   

  


        Pour atteindre Dar el Hajjar, le fameux palais de l’Iman construit sur un rocher étroit, il faut traverser toute la capitale. Il faut quitter à regret les maisons de terre de la vieille ville décorées de stuc et de moucharabiehs et prendre des artères de bitume, s’enfoncer dans l’activité incessante de la circulation et des hommes. Le regret s’efface vite tant la vie ici semble dégager une activité dynamique, une énergie de tous les instants. Sur les trottoirs, au bord des routes, à même le goudron ou la poussière, chacun trouve sa place. On pousse des brouettes, des chariots on porte des charges imposantes, on attends assis dans la pénombre d’ateliers minuscules. Tout un peuple travaille, flâne, achète, vend, traverse les routes en tous sens devant notre véhicule qui klaxonne éperdument. Travailleurs yeménites portant tous le traditionnel jambia à la ceinture, énorme et fière protubérance que ce poignard rangé dans des étuis magnifiques. Femmes-ombres énigmatiques voilées entièrement de noir. Enfants curieux, rieurs. Et tous parfois grimpés en équilibre sur des véhicules hors d’âge, à trois ou quatre sur des motos.

 




 

    Et puis la piste de terre succède au goudron, brutalement. Nous voilà précipité dans un ravin montagneux aux roches rouges. Un village couleur de poussière nous accueille. Le 4X4 s’enfonce dans des ruelles encombrées, frôle les murs, manœuvre pour permettre à un véhicule de passer. La cohue s’est faite plus épaisse, on se fraye un chemin au klaxon les yeux rivés sur le capot pour être sûr de n’accrocher personne et soudain nous levons la tête, le Dar el Hajjar est au dessus de nous. Pour venir jusqu’à cette fameuse carte postale inévitable pour qui vient au Yemen, on aurait imaginé en européen habitué, des routes, des parking, des échoppes de souvenir. Pas ici et on mesure (avec ravissement) que l’expansion touristique n’a pas encore fait de ravage. D’ailleurs le palais de l’Iman sert surtout d’écrin au fêtes locales. D’ailleurs aujourd’hui il y a des mariages sur le parvis et pas une de ces manifestations pour les touristes, même si nous nous en donnons à cœur joie pour photographier les danses des jambias, nous sommes aussi pris pour cible par les yéménites et c’est à qui gardera son touriste européen sur son album photo, juste retour des choses. Tandis que les hommes tourbillonnent pieds nus dans la poussière et poignards levé au dessus de la tête, nous entreprenons de gravir les nombreux escaliers du palais. Là encore, nous sommes sollicités joyeusement par les visiteurs locaux, gamins souriants, hommes fiers, mariés couronnés de fleurs. Une mère m’invite même à la photographier avec son fils, petit homme qui brandit déjà fièrement sa jambia.



  

    Retour à Sanaa, le temps d’une sieste, et, à l’appel du muezzin, il est temps déjà de descendre vers les souks de la ville. On traversera les ruelles encombrées d’échoppes de toutes sortes jusqu’à la porte Sud de Bab el Yemen, lieu de rendez-vous de beaucoup. Sur le trottoir d’ailleurs, des travailleurs yéménites, venus parfois avec un marteau ou une pioche, attendent un éventuel employeur qui viendra les embaucher à la journée.




    Nuit courte : nous devons partir vers le sud, 250 km à faire. La route est belle et large mais c’est la seule en direction du Sud et qui mène à Aden au bord de l’océan Indien. Mais très vite la route se rétrécit et se courbe en tous sens pour grimper dans la montagne. Précipices vertigineux mais beauté absolue des paysages. Cultures en terrasses, villages perchés. Nous nous arrêtons parfois pour une photo dans un endroit qui semble désert mais aussitôt une horde d’enfants accourent vers nous pour nous saluer, réclamer un stylo, une photo pour avoir le plaisir de se regarder dans l’écran de nos appareils.




    Voici Ibb. Nous visitons la vieille ville dont les habitations ont parfois gardés quelques portes gravées de l’étoile de David. La plupart des marchands juifs sont maintenant partis depuis 1947 rejoindre Israël. Nous retrouvons ces même détails à Jibla, la ville voisine, cité de la Reine Arwak, la deuxième grande Reine du Yemen après la célèbre Bilqis, Reine de Saba. Sa citadelle, vieille de dix siècles, bien qu’en ruine a gardé un mur d’enceinte imposant et d’une facture parfaite.




    Nous reprenons la route en direction de Taiz. Avant d’arriver à cette ville qui est la troisième du Pays, nous passons par le village d’Al Qaida d’où est originaire notre guide. Rien a voir avec le groupe tristement célèbre même si Ben Laden par ailleurs est né au Yemen,. Mais ce mot signifie en arabe « la base » et, en signant ainsi les premières actions terroristes du même nom, le mouvement a été baptisé.
    Le Souk de Taiz offre des odeurs, des étals, un supermarché minuscule et encombré pompeusement nommé Himalaya Market. Dans le coins des tailleurs, les robes légères et les modèles les plus extravagants sont étrangement convoités par les austères épouses yéménites couvertes de noir des pieds à la tête. Mais ce sont des toilettes d’intérieur qui en disent long sur la gaîté et la fantaisie des après-midi dans les appartements et les cours privées réservées aux femmes. Partout, comme à Sanaa, la foule piétine, se bouscule, ne semble vivre et s’éveiller que dans le contact étroit des marchés. Nous rejoignons l’hôtel avec des oranges et de goyaves achetées en chemin et qui embaumeront la chambre. La nuit est venue sans que nous nous en apercevions. Notre hôtel, au confort spartiate sans eau chaude mais avec WC privatifs – un luxe ici – est en plein cœur des rues qui s’illuminent faiblement à la lueur des ampoules électriques des marchands. Nous entendrons tard dans la nuit, les interpellations des uns, les palabres des autres, la ronde incessantes des innombrables motos et les klaxons des véhicules avant que le muezzin prenne le relais encore au cœur de la nuit sans perturber davantage notre sommeil.



A Taiz, au réveil, je pense à Rimbaud : Aden est seulement à cent km plus au Sud. Quand le poète rejoint vers 1880 la ville d’Adan, comme on l’écrit ici, toute cette partie Sud est au mains des anglais. Se souvenir que Rimbaud est entré au service des négociant Bardey et Cie . Se souvenir aussi qu’il n’a jamais trop aimé cette terre aride, il y préférait ses expéditions au Harar, mais Aden restait la base incontournable. Se souvenir aussi qu’il n’était pas tendre avec les autochtones yéménites. Se souvenir qu’il était là pour y faire des affaires et plus rien avoir avec la poésie. Se souvenir aussi qu’il y a quinze jours à peine j’étais encore de passage dans sa ville natale dans les Ardennes froides et râpeuses, si différentes et comme s’est étrange d’y penser.
Ce matin, hormis Rimbaud, c’est déjà l’agitation poétique dans la rue. Un 4X4 fait vrombir son moteur, on entend des cris, la ville se réveille déjà active, le restera toute la journée malgré même la léthargie des heures de qat.



La journée fut longue. Nous avons glissé avec lenteur vers la Mer Rouge. La température s’est élevée jusqu’à atteindre 35° au bord de la mer. Les plaines du littoral ont succédés à la montagne. Les acacias et autres buissons épineux ont remplacé les cultures de qat qu’on couvre de vastes bâches car il arrive qu’il gèle sur les hauteurs. Paysages désertiques. Parfois des maisons de terre, une impression de dénuement. Lignes droites, espaces plats et parfois comme une apparition, un paysan et son troupeau de chèvres, un vendeur de miel. Nous achetons une bouteille de ce liquide épais, brut et sauvagement parfumé. Ce n’est pas du miel de jujubier, paraît-il le meilleur miel du monde mais que l’on trouve à l’intérieur des terre dans la vallée de l’Hadramaout mais il sera le bienvenu pour nos petits déjeuners à venir : nous allons en effet monter le bivouac pour les deux nuits suivantes.



Nous arrivons enfin au bord du rivage. Il y a un chantier de construction de boutres, de ces bateaux ventrus qui appellent l’aventure et Henry De Monfreid. Plus loin, nous établissons notre campement et nous le terminons à la lueur de nos lampe électriques. Il y a un fort vent et nous tentons d’abriter nos tentes derrière une dune sans grande efficacité. La grande tente qui abritera nos repas est par contre bien calée derrière les véhicules. Voûte d’étoiles en guise de dessert. Le vent qui viendra osciller la toile de ma tente ne parviendra pas à me réveiller complètement et le matin, reposé, je peux à nouveau m’émerveiller du rivage de la mer Rouge. Barques multicolores, multitudes de coquillages, il n’y a personne. Certains se lèvent comme moi et vont prendre un bain de mer. Avant de repartir je m’assied face à la mer et continue de remplir ce carnet de route. Je le reprendrai un jour plus tard dans le 4X4 parcouru de soubresauts et j’aurais un mal de chien à le déchiffrer ! Nous avons donc à la suite remonté vers le nord la côte de la Tihama. Le rivage laisse apparaître des villages de terre, la région est pauvre, pêcheurs occasionnels, gardiens de chèvres au milieu du sable. Plus haut, le paysage change : nous traversons maintenant des palmeraies, tout un réseau d’irrigation qui permet la culture de sorgho, ce qui change des éternels plants de qat. De gros manguiers laissent voir leurs petits fruits en train de grossir, ce n’est pas encore la saison.



Nous atteignons Zabid. Ville historique, ancienne capitale du pays, les monuments sont cependant assez mal conservés. Le palais de l’Iman jouxte une prison, un puits, une impression de vide. Nous reprenons notre chemin et obliquons à nouveau vers l’intérieur des terres. Nous nous arrêtons dans une station service où règnent une activité débordante : elle jouxte un marché de qat et c’est l’heure pour les quatre-vingts pour cent de yéménites qui s’adonnent à cette occupation de prendre leur ration quotidienne. A noter qu’un litre d’essence de nos 4X4 coûte soixante rials (à peu près 20 centimes d’euros..) et qu’une ration de qat pour l’après midi représente cinq cents à mille rials (ce qui représente la moitié du salaire d’un yéménite). Dans ce pays si peu touristique, nos peaux clairs et nos accoutrements d’européens provoquent des attroupements, chacun veut venir voir les drôles de zèbres que nous sommes. On baragouine quelques mots d’anglais, parfois quelques expressions en français, on répond à leur questions et leur curiosité. Parfois, ils restent longtemps à nous dévisager en silence : tout chez nous les surprend, cheveux longs, lunettes.




        Nous quittons les plaines pour la montagne en direction de Manaka. La route serpente à nouveau sur des pentes escarpées. Nous doublons une quantité de camions citerne qui peinent à gravir ces pentes. Arrivé à destination, il est agréable de quitter les véhicules pour une excursion de deux heures à travers les ruelles du village d’abord puis en longeant les parcelles de cultures en terrasses. Nous croisons une bande d’agriculteurs joyeux qui reviennent, outils sur l’épaule. Nous sommes à 2500 m et les points de vues sont magnifiques. Le campement que installons nous permet de jouir de ces paysages à satiété. Cette deuxième nuit cependant sera plus fraîche que celle passée au bord de la mer et il ne fera guère plus que 8 à 10° au réveil. Néanmoins, quand je sors de la tente torse nu au réveil pour une toilette de chat, le soleil se montre déjà et la température va très rapidement chauffer. Aujourd’hui nous allons randonner dans les villages du Djebel Haraz. Nous commençons par Al Houteil, la ville des ismaéliens Bohra. Un mausolée abrite leur dernier Imam mort à 96 ans il y a peu de temps et qui venait se recueillir dans un nid d’aigle situé en haut d’un rocher.


 

Nous suivons ensuite les sentiers qui nous mènent d’un village à l’autre, tous plus escarpé les uns que les autres comme Al Hajjara. Paysages extraordinaires : vallées arides ou cultures de café en terrasses, maisons perchées ou citerne au fond d’une vallée, les points de vue régalent les photographes. Nous croisons des paysans avec des chèvres ou des zébus, des marchands qui nous ont repérés de loin et qui nous proposent des kéfiés, des colliers d’eucalyptus. Ne soyons pas cependant bêtement bucolique : la modernité a pénétré partout et le jeune gardien de troupeau juché sur son âne a des écouteurs aux oreilles comme s’il était dans le métro, le vendeur d’artisanat décroche devant nous un téléphone portable dernier cri… Dans les villages les plus courus, les vendeurs se sont organisés et ouvrent leurs étals quand ils repèrent un groupe de visiteurs en les invitant à grand bruit à venir voir juste « pour le plaisir des zyeux » disent-ils en français. Ou bien ils ouvrent des étals sur leurs brouettes et vous poursuivent à travers le village. Perversité d’une région qui commence à s’ouvrir au tourisme.





        De retour à Manaka, nous avons retrouvés nos 4X4. Nous partons vers Kawbatan, citadelle perchée à 3000 m où nous allons passer la nuit, la dernière de l’année ! Notre Fundunk est confortable avec une eau chaude appréciée après trois jours et trois nuits. Toilette, rasage soigné pour le réveillon qui sera frugal : soupe au curry parfois agrémentée de citron vert, crème de pois chiche et coriandre, riz, poulet, galettes de blé et bien entendu jamais d’alcool constituent l’essentiel de la cuisine yéménite. Ici on mange pour se nourrir et nos accompagnateurs locaux ne comprennent pas la convivialité à la française où l’on s’attarde à discuter autour d’un repas. Nous terminons par un thé et un gâteau au miel. Parties d’échecs avec notre guide et à onze heures du soir tout le monde est couché. A l’année prochaine…



        Aam Saïd : c’est la manière arabe de se présenter les meilleurs vœux. Le premier jour de l’année est un enchantement pour les yeux : nous découvrons les magnifiques points de vue que l’arrivée de nuit n’avait pas permis d’admirer. Ici pas de férié, c’est jour d’école et les yéménites comme tous les enfants du monde nous doublent en courant pour ne pas arriver en retard. Le premier jour de l’année commence aussi d’une manière sportive puisque nous descendons les quatre cents mètres de dénivelés qui séparent la citadelle de Kawbatan jusqu’à Shibam. Le marché est très animé et nous change du calme que nous avions alors connu pour la dernière nuit de l’année. Nous partons ensuite pour le rocher de Bokur, rocher en surplomb et carte postale aussi célèbre que le palais Dar el Hajjar. Passons vite… Au retour, nous visitons le village d’Hababa et sa grande citerne d’eau et Thula, inscrit au patrimoine de l’Unesco avant de revenir à Sanaa où nous devrons rejoindre l’aéroport pour partir le soir même. Retour au Golden dar, notre première hôtel pour y entreposer nos affaires avant de replonger une dernière fois dans le souk. Etal d’épices, de raisins secs, café Mokka, dattes, nous n’avons que l’embarras du choix sans oublier bien sûr la myrrhe et l’encens. Vendeurs de sandwichs à base de pommes de terre, de figues de Barbarie. Plus loin, les boutiques des commerçants proposent des étoffes pakistanaises, indiennes, des casseroles et bien entendu des jambias.
        Plein d’odeurs, de bruits et de visions à garder avant de revenir dans nos vies grises et policées d’européen.