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Mardi 26 et mercredi 27 mars 2024

Atelier d’écriture à la Maison d’arrêt de Bar-le-Duc

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Atelier d’écriture à la maison d’arrêt de Bar-le-Duc, météo pluvieuse, la place (magnifique) en travaux. D’un côté le tribunal de justice, en face, la maison d’arrêt, bâtiments presque jumeaux séparés par l’église (le clergé comme arbitre). Le tribunal mieux entretenu, ravalé, la prison est une ancienne caserne, inscription « corps de garde » sur une porte adjacente à l’entrée (transformée en lieu d’accueil pour les familles). Attendre les intervenants bénévoles de la prison (je suis en avance). De l’autre côté de la place, arrivent des gens régulièrement, qui tournent un peu avant de pénétrer dans le tribunal, des couples, des hommes seuls, une dernière cigarette écrasée. Certains ont des papiers à la main, on devine de maigres dossiers relatifs aux difficultés d’une vie, affaires ou faits divers jugés hâtivement.
La bénévole arrive : sonner, entrer, sas, carte d’identité, clés, tintements divers, portique qui s’allume. Inventaire du sac à dos : des livres, des papiers, l’appareil-photo, dûment répertorié auparavant et autorisé. La première grille, puis la deuxième, la troisième…etc. Les barreaux luisants et noirs, le bruit des pênes (des peines) qui s’ouvrent et se referment en claquements secs. Des voix (les gardiens), uniformes entre deux murs, se pousser pour se croiser dans les couloirs. Des portes partout fermées, celles de vieilles cellules avec deux ou parfois trois noms inscrits dessus : home sweet home, ambiance de galériens (être en galère).
Enfin le court dégagement pour rejoindre la bibliothèque. Une grille encore, puis une lourde porte en fer, munie d’un œilleton : manœuvrer la clé (par un des bénévoles de la bibliothèque), ouvrir et voir. L’espace enfin reconnaissable : étagères, livres, étiquettes pour nommer les rubriques (histoire, bandes dessinées, romans), un ordinateur pour les prêts informatisés, des tables, des chaises, un endroit presque accueillant, du moins tranquille.
Enfin, un arrive, un de ceux, un des quatre-vingts qui logent ici (les nommer comment ?). Silencieux (qui contraste avec les paroles des gardiens) et sans uniforme (qui contraste aussi), un de ceux donc, par qui le lieu existe. Un autre homme arrive à sa suite (en uniforme). Il prend la liste des présents (que j’ai pris soin d’imprimer), désigne deux noms et note « refus » : Ils ne se sont pas réveillés, dit-il, et préfèrent ne pas (« I would prefer not to », disait Bartleby d’Hermann Melville). Ils seront trois participants donc.

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Les voici : le silencieux arrivé en premier ; un autre, encore plus mutique ; un troisième, volubile et fanfaron. Leur serrer la main (j’y tiens).
Puis dérouler le programme, préparé hier : se présenter, ce que je fais, montrer mes livres, la partie la plus facile, tous sont attentifs. Ensuite, faire connaissance, parler, les faire parler, prendre contact, prendre langue, ce qu’on va faire pendant deux jours.
Puis commencer. Un exercice d’abord, compléter une liste de proverbes (que j’ai pris soin d’imprimer, une pour chacun), afin que tous puissent écrire leurs premiers mots sur la feuille blanche intimidante. Celui qui excelle dans ce jeu : le fanfaron déjà âgé et malin (le volubile). Le silencieux enchaîne quelques phrases, se révèle pas trop réservé, juste attentif, désireux de bien faire. Le mutique écoute, acquiesce, mais ne participe pas.
A seulement trois participants, la séance avance vite. Il faut du grain à moudre. J’enchaîne sur un autre exercice, que j’imagine plus approprié : écrire sur leurs souvenirs, leur passé, avant ce qui fait qu’ils se retrouvent détenus dans un présent contraint (j’ai prévu aussi de leur faire écrire sur le futur, ce qu’ils feront une fois sortis). Pour les souvenirs, la litanie de « je me souviens » de Georges Perec fonctionne à tous les coups. Ou presque : le volubile ne suit pas la consigne, écrit d’autres mots (qu’importe) ; le mutique n’écrit rien mais écoute toujours avec attention ; le silencieux révèle deux phrases magnifiques : dans l’une il est question de l’odeur des sapinières lorsqu’on cherche des cèpes, dans l’autre de la chaleur du soleil lorsqu’on cueille des myrtilles : grande facilité d’écriture pour lui.
Pause de midi à 14h. Je me souviens (moi aussi je joue à Georges Perec) de celles des ateliers de juin 2021 dans cette même ville. J’animais un atelier à la médiathèque le matin et j’enchaînais l’après-midi dans un Centre social. Les ambiances étaient chouettes, ça me distrayait des extrêmes difficultés familiales que je venais de découvrir. Il faisait un temps magnifique, je mangeais mes sandwichs au bord du canal, je prenais un café à une terrasse. Ces bons moments sont associés à cette chanson du groupe Offspring que j’écoutais en boucle. Mais pour ce qui des pauses méridiennes de mars 2024, pas question de pique-niquer dehors, la température est fraiche et il pleut. Je mange en silence dans ma voiture.
Retour à la prison. Cet après-midi, deux bénévoles m’accueillent à la bibliothèque, ainsi qu’une jeune agent de probation en fin de formation. Le silencieux et le volubile arrivent, le mutique est retenu pour une partie de l’après-midi.
Pour faire suite à la séance du matin et aux réminiscences du passé provoquées par l’exercice « Je me souviens » de Georges Perec, je propose d’écrire un texte au futur, donc, pour eux, détenus provisoires, de se projeter dans la liberté retrouvée. Le silencieux (de moins en moins silencieux) confirme les belles phrases écrites ce matin : il rédige un très beau poème. Le volubile ne suit toujours pas les consignes. Il exprime sa colère et les traumatismes qu’il a subi dans son pays d’enfance l’obsèdent. Le mutique revient à nouveau pour l’exercice suivant : Je tente de leurs faire exprimer ce que l’on peut écrire à travers les cinq sens. Nous commençons d’abord par une liste élaborée en commun des vocables que nous utilisons pour la vue, l’odorat, le goût, le toucher et l’ouïe avant que chacun élabore son propre texte.

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A la fin de cette première journée, de retour chez moi, je recopie les textes rédigés.
Le lendemain, tous sont présents (c’est rassurant) et une nouvelle bénévole m’accompagnera pour toute la journée. Bravo ainsi à tous ceux qui œuvrent dans l’ombre pour maintenir le lien avec l’extérieur des prisons, continuité de la culture, accueil facilité des familles : actions concrètes qui rendent l’incarcération plus humaine.
Avec trois participants sur deux jours compacts, j’épuise vite les propositions de l’atelier d’écriture. A force d’expériences, j’ai une vingtaine d’exercices toujours prêts. Généralement j’en utilise une à deux pour chaque séance, mais ici, j’en ai déjà utilisé cinq hier et aujourd’hui, je sens que mon petit public restreint en attend d’autres.
Histoire de lancer la journée, je me sers du livre des questions de Pablo Neruda (on peut faire une variante avec Edmond Jabès, il faudra que j’y pense pour un prochain atelier). A chacun ainsi de proposer à son tour une question poétique (à l’exemple de Pablo Naruda : Pourquoi n’apprend-on aux hélicoptères à butiner sur le soleil ? – Quel est l’oiseau aux plumes jaunes qui remplit son nid de citrons ?).
Cette mise en jambes permet de passer à un exercice plus construit et plus libre. Je me sert maintenant de l’introduction « Il y a » que beaucoup de poètes et écrivains utilisent (et pas seulement – voir la chanson Il y a de Vanessa Paradis). L’avantage d’un tel inducteur est de rester dans un temps présent, immédiat et descriptif. Les textes sont généralement concrets et les participants réussissent souvent d’emblée à trouver de l’inspiration. Aujourd’hui, j’ai décidé d’accompagner le mutique : hier, à un exercice proposé par la bénévole, en l’occurrence un « cadavre exquis », nous nous sommes aperçus qu’il avait de grosses difficultés d’orthographe. De fait, il n’ose pas écrire, alors que les bibliothécaires nous indiquent que c’est un grand lecteur. Dans les premières paroles qu’il a dites hier (dans une fierté toute retenue), il a indiqué que c’était ici, donc en prison, qu’il avait lu en entier un livre pour la première fois de sa vie (Sérotonine, de Houellebecq). Depuis, il passe ses journées à lire. Je l’ai ainsi accompagné pour une série de phrases commençant par Il y a, phrases qu’il me dictait.
Il m’a semblé alors que la poésie brève et les haïkus pouvaient à ce moment-là être proposé. Grand succès. Outre le silencieux (maintenant parfaitement à l’aise à l’oral et à l’écrit), le volubile suit pour la première fois la consigne et est très fier lorsque j’écris son poème de trois vers sur le paperboard.

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Mais la vraie réussite est le mutique qui réussit à écrire tout seul un texte très beau, un poème de sept vers. Lorsque j’exprime mon admiration, il a un sourire très lumineux.
C’est ce genre de récompense qui me fait aimer les ateliers d’écriture. C’est aussi le sens du Festival de l’écrit auquel ces détenus participent de proposer ce genre d’évasion.
Ainsi, animer un atelier avec très peu de participants n’est pas une chose plus facile qu’avec quinze à vingt participants, ou plus même. A seulement trois participants, ils auront « usé » dix consignes d’écriture en deux jours, c’est dire leur motivation. Mais donner parole à chacun, peu importe le nombre, à tous ceux qu’on écoute rarement et qui pensent que les mots appartiennent aux autres, est pour moi une activité indissociable du métier d’écrivain. Sinon, à quoi servons-nous ?
(12/04/2024)