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Yougoslave, histoire du livre

Quelques notes relevées sur Feuilles de route

yphoto1.jpg (9680 octets)

 


Le 17/08/2018, Y est lancé...

Cette année, contrairement à 2017 où je me suis astreint en villégiature à la thèse pendant quatre à six heures par jour, l'activité littéraire a été plus relâchée, mais non moins riche. J'avais prévu de rédiger une nouvelle pour la belle revue Les Amis de l'Ardenne, de corriger ST en vue de sa parution prévue en janvier prochain. J'avais emporté des livres pour le futur projet d'écriture qui devrait être conséquent et me tenir pendant deux ans. La nouvelle pour Les Amis de l'Ardenne est rédigée et je n'ai pu m'empêcher d'essayer une ébauche de début pour le futur bouquin (nom de code Y). En revanche, la tâche de correction de ST m'apparaît plus ardue que je ne pensais : l'un des trois personnages principaux est un peu faible au regard des deux autres, je m'en aperçois à la relecture, je dois l'affirmer, le préciser davantage et cela va encore me prendre probablement une quinzaine de jours.
J'ai hâte aussi de le terminer parce qu'il me semble que Y est d'une autre dimension et ce projet commence déjà à retenir toute mon attention et ma disponibilité d'esprit. J'ai aussi beaucoup lu pendant ces vacances : découvert le magnifique Martin Eden de Jack London (voir en Notes de lecture), mais aussi Les Misérables de Hugo dans sa version initiale et complète ; j'ai lu une biographie de Salinger et les quelques nouvelles de lui qui ont été traduites en français. L'expression de renaissance est vraiment l'impression qui me reste de ces trois semaines de coupure sicilienne : des jalons pour les mois (années ?) à venir sont posés.

Le 24/08/2018, l'idée d'un roman-fleuve...

Les affaires reprennent donc, sans compter Y, nouveau nom de code, donc de futur bouquin (enfin j'espère). Etrangement, je pensais à cela en me remémorant mon périple entre Marne et canal, Y devrait être un " roman-fleuve ", dans tous les sens du terme.

Le 07/09/2018, la mesure de l'enjeu...

Le sujet de Y (mais je le sais depuis vingt ans) est pour moi primordial, obligatoire. L'angoisse donc est à la mesure de l'enjeu, omniprésente, intense, mais je préfère ici le synonyme d' " émoi ", sa racine latine movere, à la fois s'émouvoir, mais aussi remuer, danser, bouger, se mettre en mouvement, avancer.

Le 26/11/2018, l'histoire néanmoins se structure...

En même temps, j’ai commencé depuis le 2 août dernier le projet Y, un récit important qui me trotte dans la tête depuis longtemps. Ceci dit, les occupations de l’été, les vacances en Bolivie, les diverses relectures nécessaires à la parution de ST ne m’ont pas permis une écriture très régulière. Lorsque j’ai repris Y en rentrant de Bolivie, il végétait depuis fin septembre. J’ai eu en effet jusqu’à présent l’impression d’un début difficile et assez lent. J’ai cependant une idée assez précise de ce qui devrait être une saga assez longue (500, 700 pages ?). Je sais où je vais et, ce qui me rassure, j’entrevois quel est mon rôle en tant qu’auteur et quelle place je dois occuper vis-à-vis de ce récit. Je m’aperçois au fur et à mesure de mes parutions que cet aspect est l’un des plus important : savoir se situer en tant qu’auteur dans le récit. [...]
Pour en revenir à Y, cette histoire me demande beaucoup d’informations qui sont difficiles à recouper. Je dois constituer cette partie documentaire sans vraiment savoir où chercher tant la collecte est éclatée dans différents lieux et différentes langues (par exemple, pour Vie prolongée d’Arthur Rimbaud, fortement argumenté, l’essentiel de mes recherches s’est concentré sur quelques livres, certes épais, une bibliographie probablement d’environ dix mille pages mais facile à cerner). J’ai donc l’impression d’une écriture qui avance lentement et comme je prévois un gros livre, j’ai peur de ne pas avoir un rythme suffisant, même si le temps imparti pour rédiger ce récit est encore long.
En remuant toutes ces idées dans le train qui me menait à Lyon, j’ai eu l’impression qu’il fallait néanmoins que j’avance régulièrement, qu’il me fallait « accumuler les signes, augmenter les phrases ». Ces deux réflexions me sont venues et je les ai notées. En effet, l’histoire néanmoins se structure en « livres », un peu comme Les Misérables de Hugo ou La Guerre et la Paix de Tolstoï. J’en suis donc au « livre premier » et il me faut en effet délayer la vie romanesque que je prête à un premier personnage. 

Le 10/12/2018, je suis banalement en train d’écrire, mais au long cours...

J’ai pris la mer. Je me suis éloigné, je n’ai plus la côte en vue, je suis au milieu des vagues, ballotté, chahuté, en même temps excité et heureux, spectacle de la houle, longs frémissements hauturiers : je suis banalement en train d’écrire, mais au long cours. Au long cours veut dire une traversée lente, dix-huit mois d’écriture à venir, opiniâtre, régulière (enfin j’espère). Pour l’instant, les vents me sont favorables : vingt pages la semaine précédente, trente pour celle qui vient de s’écouler. J’ai besoin de ce rythme, la traversée sera longue, mille pages pourquoi pas ? Se jeter à l’eau donc, à tous les sens, le travail, l’écriture, les recherches, tout ce qui préoccupe, mange les heures, le calcul incessant de la trajectoire comme avec un sextant tendu vers les étoiles : un plaisir. Frissons de la fiction aussi, de l’invention (cette matière impalpable surgie de notre cerveau comme un rêve éveillé) et l’impression que les choix pris sont irrémédiables, qu’on ne peut faire marche arrière, à peine corriger le cap de quelques degrés. Reste alors l’illusion que la langue peut seule sauver le texte : on se relit, on peaufine, on brique le pont du navire. Le livre en cours, au long cours, m’absorbe comme un buvard et fixe des mots définitifs sur des impressions vagues, mais des certitudes  aussi vitales que le vent et l’eau.

Le 21/01/2019, réflexions éditoriales...

Reste maintenant à évaluer Y, le livre en écriture. Je pressens (je désire très fortement en fait) un roman épais, façon Guerre et paix (tiens, c’est drôle "guère épais" : je n’avais jamais remarqué le jeu de mot de cette épopée de 1600 pages dans mon édition Pléiade). Sans atteindre cette somme, de la manière dont il est lancé, Y pourrait dépasser le million de signes. Ma maison d’édition soucieuse de ne pas effrayer le lecteur proposera surement un format étendu : compter ainsi 500 à 600 pages, sinon, ce sera mille pages ou plus, mais passionnantes, que ce soit dans un grand ou un moyen format !

Le 04/02/2019, la méthode du carnet...

Pour le nouveau livre Y, j’ai repris la méthode du carnet et celui-ci s’appelle justement « carnets » dans la même collection rouge et or gallimardesque. Il est cette fois ci écrit au stylo-plume, et c’est important pour moi, de prendre mon pencil préféré dans le tiroir de droite, tandis que je saisis à gauche de l’ordinateur le calepin, il y a là un petit rituel de réflexion et de lenteur plus propice à la notation romanesque. Aucune date n’y figure contrairement à Feuilles de route. Les notes sont parfois longues : tentatives d’écritures de paragraphes, réflexions notées suite à la consultation d’archives tout azimut, éléments à fouiller, à reprendre ultérieurement. Là aussi, c’est un work in progress. A cette date, dix-neuf feuillets sont utilisés en cinq mois, peu de rapport en fait avec les vingt pages hebdomadaires auxquelles je m’astreins.

Le 11/03/2019, convoquer Hugo et Tolstoï...

Vouloir rompre le sortilège de Baudelaire : J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. Au contraire, vouloir écrire un monument, tenter la longue et vieille distance qu’on n’ose plus : écrire Les Misérables ou La Guerre et la Paix. Convoquer Hugo et Tolstoï, donner au lecteur une distance similaire, signifier : Voilà l’histoire, il faut tout lire. Leur laisser un pavé et l’effort : ce que je tente. En suis-je capable ? Les Misérables et La Guerre et la Paix ont en commun plus de deux mille pages, cinq cents mille mots, trois millions de caractères. Hugo y travaille pendant trois ans entre 1845 et 1848, s’interrompt pendant douze années et le termine en deux ans, de 1860 à 1862. Tolstoï, quant à lui, élabore son œuvre pendant dix ans, de 1863 à 1873, comme s’il prenait la suite de Hugo. Si on veut lire les deux livres à la queue-leu-leu, il faut y consacrer pas moins de six mois en lisant chaque jour vingt à trente pages : qui est capable de s’y coller de nos jours où le monde tourne s’y vite ?   Vouloir écrire un monument, voilà qui est présomptueux, ce que je vise est plus modeste, seulement un tiers des Misérables ou de Guerre et Paix, dépasser un million de signe, peut-être deux cents mille mots, approcher ou dépasser les mille pages : le sujet de Y s’y prête, il me serait même difficile de faire moins. Il y a aussi la volonté de faire cadeau de deux mois de lecture à qui veut. J’ai toujours pensé qu’un écrivain était un fabricant de temps, j’ai toujours aimé l’idée qu’à l’époque où chacun se plaint du manque de temps, l’écrivain était un des rares métiers où on peut fournir des heures d’évasion à convenance de chacun. Proposer mille pages, c’est avancer à contre-courant, c’est demander un effort à qui sera intéressé, et, toute proportion gardée, c’est retrouver un art de vivre digne du XIXème siècle avec cinquante jours ou deux mois de lecture ininterrompue. Il y a toutefois une différence entre Hugo, Tolstoï et moi : au lieu des cinq ou dix ans qu’il leur fallut pour rédiger leurs deux monuments, je compte réduire à seulement vingt mois l’écriture du mien.

Le 17/03/2019, faire coïncider l'histoire et le style littéraire de l'époque...

Alors que j’entreprends un livre qui évoque des deux cent trente dernières années, je suis confronté comme pour Vie prolongée d’Arthur Rimbaud à restituer la langue d’origine (enfin pas tout à fait, l’action se déroulant en terre étrangère), c’est à dire celle qui avait cours à l’époque. En effet, comme pour VPAR, je retrouve la puissance de ce vocabulaire issu du XIXème siècle, particulièrement foisonnant et apte à retracer l’ambiance. Et comme j’ai en ligne de mire Les Misérables de Hugo et La Guerre et la Paix de Tolstoï, j’écris dans le style avec personnages variés et formes désuètes de la conjugaison au passé simple et à l’imparfait. En revanche, Vie prolongée d’Arthur Rimbaud s’achevait en 1921, et le style de l’âge d’or du roman balzacien, même s’il était déjà ébranlé par une certaine modernité, avait persisté jusque-là avec Proust : je n’avais donc pas pu faire évoluer de façon spectaculaire ce style. J’ai en projet pour Y dont l’action traverse le XIXème, le XXème et notre début de nouveau millénaire de faire coïncider les évolutions de notre langue avec l’époque traversée, en gros de faire coïncider l’histoire de notre écriture avec le cheminement des intrigues.
La difficulté bien sûr est de discerner ces époques d’écriture. L’âge d’or du roman (hugolien, tolstoïen en ce qui me concerne) persiste probablement jusqu’au choc de la Première Guerre mondiale, lequel entérine l’évolution commencée avec l’Art moderne au début du siècle (Picasso, Les Demoiselles d’Avignon, 1907) : côté littérature, voir Cendrars, Apollinaire, le Surréalisme, d’autres… Mais pas Rimbaud, n’en déplaise à ceux qui le perçoive comme un génie annonciateur : il demeure pour moi un poète de l’ancien monde. Le deuxième choc esthétique suit la fin de la Seconde Guerre mondiale : remise en question du nouveau roman, lequel persistera sous des formes diverses bien après Mai 1968. Il faudra que j’aille enquêter du côté de Duras, Beckett, Claude Simon. A l’heure actuelle, la littérature est devenue « profuse et variée » pour reprendre les termes de l’universitaire Dominique Viart. Une tendance tout de même s’étale depuis environ deux décennies, le recours systématique au « je » comme forme principale du narrateur (Carrère, Houellebecq, pour ne citer qu’eux). Voilà l’état du chantier de Y dans ces fondements esthétiques à creuser. Et c’est sans compter que cette analyse française doit être également complétée par les spécificités de cette Europe centrale que je raconte : sans doute que Franz Kafka, Milan Kundera, Ivo Andric et Herta Müller ont autant à m’apprendre.

Le 25/03/2019, Y en roman familial...

Y est un roman familial. Et aussitôt que je dis cela, je sais que c’est insuffisant, que c’est mille fois plus que cela : une sorte de Guerre et Paix dont les vrais héros auraient tous existé, bisaïeuls, trisaïeuls et davantage, certes plus modestes que ceux évoluant dans les salons russes de Tolstoï, mais tous ayant connu la malchance extraordinaire d’avoir été là quand il ne le fallait pas. Pour donner une idée : mon grand-père avait 11 ans et vivait à côté de Sarajevo lorsque l’archiduc François-Joseph a été assassiné, entrainant la Première Guerre mondiale, et mon père, à 15 ans, était à Berlin en mai 1945 lorsque s’est terminée la Deuxième Guerre mondiale. Voilà pour les raccourcis historiques. Raccourcis dont j’ai peut-être hérité si je juge mes propres voyages : Syrie, Yémen et Iran, avec à chaque fois le chaos moins d’un an après. Sans compter que lorsque nous prévoyions, mon père et moi, de retourner vers sa Bosnie natale au début des années 90, juste après sa retraite, il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’on se retrouve en plein conflit. Tu imagines, m’a-t-il dit, Srebrenica n’est pas très loin (et combien est touchant son imparable accent serbo-croate lorsqu’il cite ces noms). Adieu donc le projet de retour, le temps a passé et mes parents ne pourraient plus entreprendre un tel voyage. C’est moi qui leur rends visite et, vendredi dernier, le hasard a permis pour la première fois depuis longtemps de passer en tête à tête quatre heures avec mon père. Mes parents sont du genre fusionnel, tant mieux, mais j’ai rarement l’occasion d’être seul avec lui et j’avais vraiment envie qu’il réponde à mes questions sur Y. Jusqu’à présent, le sujet de sa jeunesse a rarement été abordé en détail, parce que ce passé est complexe et lointain, et parce que la vie nous pousse naturellement à rester dans le présent ou à penser au futur.
Au fur et à mesure que j’avance dans Y, en effet, de découvertes en découvertes, le paysage familial s’éclaire et suscite toujours d’autres interrogations. J’avais apporté les papiers militaires de mon grand-père, que j’avais récupérés il y a longtemps (pensais-je déjà à ?), ainsi que différents documents écrits en serbo-croate, mêlant parfois l’écriture latine et cyrillique. J’avais également apporté une copie de certificats d’immigration retrouvés par chance sur le Net et surtout, faits très rares, avec photos d’identité, où mon père a pu ainsi reconnaître sa tante et son parrain perdus de vue depuis 70 ans… Après-midi faste, car de son côté, il m’a donné des dates précises et un déroulement des faits sans faille, sa mémoire demeure exceptionnelle. Il a traduit aussi les papiers de mon grand-père, la langue natale se perd rarement et j’aime beaucoup quand il me reprend lorsque je propose une prononciation malaisée d’un nom bosniaque. Nous avons extirpé d’autres vieux documents constitués pour sa naturalisation française obtenue en 1973, ainsi que des extraits de naissance et de mariage de mes grands-parents, bref, beaucoup de zones d’ombre se sont éclairées. C’est drôle, on pourrait penser qu’un roman, entrepris dans son essence fictionnelle même, peut se passer de faits véridiques. Mais paradoxalement, plus les faits sont précis, plus mon imagination s’en nourrit et plus la fiction alors peut déborder le cadre. L’exemple de Vie prolongée d’Arthur Rimbaud est particulièrement parlant : uchronie évidement inventée de bout en bout, mais où le moindre bouton de culotte du poète est attesté.
Lorsque la parole de mon père s’est accélérée, ses souvenirs remontant à la surface, j’ai eu l’idée d’enregistrer via mon mobile notre conversation, mais j’ai rapidement abandonné l’idée et j’ai préféré la marquer à la volée sur mon carnet. Cette note d’écriture est aussi un moyen de noter ce moment très important pour moi, pour nous deux. Par exemple, ses souvenirs de leur maison à Zenica, en haut d’un chemin qui menait à un cimetière orthodoxe, l’eau pas raccordée, juste une source captée par son père, les parties dans la neige, avec son chien qui remontait la luge, la manière dont la ville était organisée avec ses églises catholiques, orthodoxes, ses mosquées, sa synagogue et le grand complexe sidérurgique dans lequel travaillait mon grand-père. Bien sûr, son récit le plus riche en aventures et le plus émouvant est celui de leur fuite éperdue dans la grande débandade de Berlin à partir de mai 1945. Deux mille cinq cents kilomètres et quarante-cinq mois d’errance au total, sans argent et sans papiers. Frontières longées, traversées sans justificatifs, les soldats refoulant les réfugiés d’un pays à l’autre, les internant, les interrogeant dans cette déambulation du Nord au Sud, frôlant la Pologne jusqu’à l’entrée en Yougoslavie, passant par la Tchécoslovaquie, la Hongrie, puis, cap vers l’Ouest, l’Autriche et enfin la France. La famille mettra un an et demi avant d’être réunie à nouveau. Il faut imaginer ma grand-mère, sans nouvelle de son mari, restée seule avec cinq enfants, le dernier n’avait pas un an en mai 1945, mon père était l’ainé à quinze ans. Il faut les imaginer dormir n’importe où, se nourrir de n’importe quoi, survivre jour après jour...
Et comment, après avoir remué tous ces souvenirs qui viennent parfois le hanter (L’autre nuit, je me suis rappelé du nom du village où nous étions au Nord de Berlin, dit-il encore), conclut-il par « Nous avons bien travaillé » lorsque ma mère rentre de son rdv, lui montrant nos papiers étalés sur la table de la cuisine, comme s’il fallait encore et encore prouver l’implication sans faille et la vie laborieuse qui a été sienne.

Le 15/04/2019, Je suis à la moitié de ma vaste saga...

Terminé le troisième livre de Y le 31 mars dernier. J’en suis à la moitié de ma vaste saga qui comptera six livres en tout. A titre de comparaison, cette organisation est calquée sur Guerre et Paix (4 livres) ou Les Misérables (9 livres). J’en suis à plus de 500 000 signes, ce qui est faible par rapport aux œuvres de Tolstoï et Hugo et Y au final devrait atteindre (dépasser ?) le tiers de ces longueurs. Ce sera tout de même puissant : il me paraît probable que les mille pages seront égalées, il me reste en effet  trois livres à écrire mais le contexte s’intensifie, la modernité nous a gratifié d’horreurs et certains passages vont devenir hallucinatoires, venir gratter la peau même de nos vies plus nous nous rapprochons d’aujourd’hui.
Plus en effet, le récit s’avance, plus la fiction se modifie. Ce qui était jusqu’alors cantonné à des recoupements historiques, laissant la part belle à la fiction devient, non pas plus véridique, mais soumis à des réalités qui influencent le récit. Par exemple, les photos, le cinéma, les reportages, tout ce qui perturbe notre perception sera à prendre en compte, mais aussi le ressenti médiatique, les témoignages, qui, au fur et à mesure que je vais m’avancer, vont s’inscrire dans l’actualité. Reste aussi plus intimement les souvenirs qui agissent en nous comme des petits films muets, les clichés que nous observons minutieusement pour percer leur mystère, tout cela creuse le roman, le travaille le force à débusquer du sens, à ramener nos petites individualités dans le grand creuset collectif.
Je dois aussi prendre en compte l’évolution de la langue, de l’écriture et plus généralement des arts à travers les deux siècles qui recouvrent mon récit. Par exemple, combien il est étonnant de constater que la route de l’abstraction en peinture, donc l’éloignement d’une certaine réalité figurative, vient s’inscrire au milieu d’autres arts qui eux témoignent de ce qui fût, photographie, cinéma, pour ne citer qu’eux. De même en littérature, comment prendre en compte l’impossibilité « d’écrire après Auschwitz » ou la révélation d’une « ère du soupçon », chère à Nathalie Sarraute et au Nouveau Roman. Voici les défis qui m’attendent pour la deuxième moitié de Y.

Le 26/04/2019, pourquoi relierY, le dernier livre, à Central, le premier ?

C'est en discutant avec mon éditrice du futur livre Y que j'ai repensé à Central, mon premier roman chez Fayard. Premier roman tout court d'ailleurs, car si j'avais publié quelques mois plus tôt La Réserve aux éditions Dominique Guéniot, j'ai toujours considéré que Central était le déclencheur initial de mon écriture. Le titre d'ailleurs s'était imposé à moi facilement : Central, comme le central téléphonique de ma ville dans lequel j'avais travaillé neuf années et ainsi le récit qui s'y rattache. Mais aussi "central ", car en publiant ce premier livre dont le premier mot est "Central " et le dernier pareil, j'avais accompli une sorte de révolution, de réflexion périphérique autour de la littérature ("comparer avec l'escargot de ma quête, l'enroulement du boa ", avais-je écrit). Ajoutons à cela que je publiais cet opus à quarante-deux ans, donc, peu ou prou au "centre " de ma vie terrestre et accaparé par le désir de placer l'écriture au "centre " de celle-ci. Beaucoup de symboles donc.
Pourquoi relierY à Central ? Parce que le livre en élaboration me fait fouiller dans les tréfonds d'une mémoire familiale et il paraît de plus en plus évident que je cherche à y trouver l'origine de ma passion littéraire. Je me pose donc au centre, là où tout a commencé, où tout ne cessera jamais de recommencer. On imagine à tort, chauvins de français, que le milieu (le centre) se situe dans notre pays, mais en réalité, tout se joue dans la bien nommée Europe centrale, entre histoire personnelle et histoire collective, au centre de ces cercles concentriques.

Le 02/05/2019,Y en palais du facteur Cheval...

Ecrire serait cela : agencer le papier peint, repeindre le plafond et, en même temps, élaborer les chemins secrets qui vous ferons vous diriger plutôt ici que là, puis ressortir de l'endroit et vous diriger à l'évidence dans la pièce suivante. Le livre terminé, on ressort de la maison : certaines demeures vous déçoivent, d'autres vous indiffèrent, d'autres encore, vous aimeriez y habiter : lire serait cela et dans le dernier cas, ce serait un bon livre. Pour reprendre l'exemple de Y en cours, ma maison à la taille d'un château sans les duchesses de Proust, ce n'est ni un presbytère, ni une usine, ni un lycée, j'aimerais que ce soit un peu comme le palais du facteur Cheval, une ambition folle élaborée par sa singularité même : et c'est peut-être d'ailleurs une définition possible de la poésie.

Le 09/05/2019,Y avec les moyens du bord...

La semaine dernière, j'avais comparé l'écriture à l'aménagement d'une maison, murs comme des paragraphes, pièces comme chapitres, inévitables longueurs de couloirs…etc. J'ai souvent comparé aussi l'écriture comme l'idée d'embarquer dans une sorte de long voyage en solitaire en voilier, une épopée à la Moitessier. Evidemment Y se prête particulièrement à un tel tour du monde. En y réfléchissant, m'est venue l'expression " avec les moyens du bord ", expression qui résume à la fois le pragmatisme de l'écriture, son humilité (de même que Moitessier ramassait sur les quais de ses escales le moindre bout de cordage pouvant se révéler utile), l'idée aussi d'un voyage circulaire à l'intérieur de la coque du navire qui vient se substituer à la " circumnavigation ", de la même manière que le voyage de l'écriture en réalité ne dépasse pas la rotondité de notre crâne. Les moyens du bord pourraient être ces matériaux, ceux enfouis sous la dure-mère (et combien cette expression est adéquate pour désigner les mystères de nos pachyméninges) ou ceux immédiatement circonscrits à notre univers immédiat, le clavier sur lequel je tape, l'écran qui aligne mes mots, les livres, carnets, feuilles, atlas, arbres généalogiques, photos, romans favoris, recherches Internet, traducteurs divers de langues étranges, dossiers qui m'entourent, et même la bière en récréation. De la même manière, sur un bateau, ce serait le sextant, les cartes marines, l'indispensable à portée de main et au-delà, l'océan dans laquelle se déploie notre imagination sans limite. Pareillement, au-delà des livres, de l'ordinateur, au-delà du merisier de mon bureau, s'ouvre mon océan de mots, d'imagination, l'histoire à bâtir avec du rien. Les moyens du bord, c'est ce qui explique peut être le désintérêt que j'ai à aller me rendre compte sur place : quelques uns au courant de mon projet m'ont demandé si je comptais aller dans les Balkans de Y que je décris. J'ai longtemps cru que je le ferais, que ce serait indispensable pour écrire. Mais plus le livre avance (en suis-je à la moitié ?), plus je pense que cette démarche m'est inutile : comme Moitessier, je préfère rester à bord du navire et n'accoster que le dernier jour, voire doubler mon tour du monde pour être bien rassasié.

Le 01/07/2019, ami lecteur, l'effort que je te demande est infime en regard de celui que je me suis imposé...

J'ai terminé le quatrième livre de Y. Pour rappel, Y, le roman en écriture, est composé de " livres " comme Les Misérables de Hugo ou La Guerre et la Paix de Tolstoï. L'ambition cependant sera moindre : au fur et à mesure de l'écriture, je m'achemine certainement vers un texte à un peu plus d'un million de caractères alors que les deux œuvres monumentales de Hugo ou Tolstoï en comptent trois fois plus. Le livre terminé devrait approcher six à sept cents pages dans un (très) grand format, et probablement sept à huit cents en édition de poche si je me fie au plus grand roman que j'ai écrit Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, sept cent quatre vingt mille caractères et au final 415 pages en grand format et 550 en poche.
Donc j'en suis au deux tiers, puisque le quatrième livre est terminé et que j'en prévois au total six, disposés de façon chronologique. Ainsi, cette histoire, qui commence le jour de la mort de Mozart en 1791 arrive maintenant à l'année 1930 à la fin de ce quatrième livre. En fait, j'en suis même à l'année 1938 puisque j'ai entamé le cinquième livre depuis maintenant deux semaines. Et d'ailleurs, j'ai noté sur le petit carnet qui accompagne mon écriture à l'ordinateur que jeudi dernier, le 27 juin à 12h pile, j'ai dépassé le nombre de caractères de Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, qui était jusqu'à présent mon plus long roman. J'entre ainsi en terra incognita, dans une distance d'écriture encore inédite pour moi.
Ceci dit, écrire un long livre n'est pas forcément une difficulté, puisque c'est d'abord le sujet, la richesse de celui-ci qui dicte la distance (une histoire qui se déroule sur 230 ans impose bien des détours). La principale contrainte est en réalité de tenir le rythme d'une écriture régulière : pour Y, c'est un minimum de vingt pages (vingt mille caractères) à composer chaque semaine, si je veux respecter une date de publication prévue pour septembre 2020. Le plus dur en fait est de tenir cet objectif dans la durée : 20 pages par semaines, c'est forcément cinquante à soixante semaines d'écriture sans aucune trêve pour ce que j'envisage. Ça exclut la trêve des confiseurs l'hiver et des vacances d'été sans ordinateur. Et dire qu'on croit encore dans l'imagerie populaire que le métier d'écrivain consiste à rêvasser… Car en parlant de rêverie, cette régularité impose de savoir toujours de prévoir l'écriture du lendemain : donc, on y pense tout le temps, la nuit, le jour, à chaque instant, en se brossant les dents, en courant, en conduisant, en dormant. On y pense et on agit, on prépare : à l'heure ou j'écris ces lignes, mon bureau est encombré d'une dizaine de livres feuilletés ces jours ci, et encore, sans compter ceux que je range au fur et à mesure, ainsi que l'immatérialité des recherches sur Internet, la lecture de livres numériques ou la distance des visites et des coups de fil pour affiner telle ou telle question.
Aussi, ami lecteur, lorsque tu t'apprêteras avec un peu de légitime appréhension à te lancer dans la lecture de ce futur pavé, pense surtout que l'effort que je te demande est infime en regard de celui que je me suis imposé.

Le 18/08/2019, vacances studieuses...

Je n'ai pas effectué de mise à jour de FdR depuis plus d'un mois et demi : trêve estivale, si vous voulez, ou plutôt il m'a semblé que j'étais constamment pris par l'écriture de Y et quasi dans l'impossibilité de pouvoir me consacrer à autre chose. Dans ma dernière rubrique, qui date donc de début juillet, j'annonçais fièrement avoir terminé le quatrième livre et être entré en terra incognita, dans une distance d'écriture que je n'avais encore jamais dépassée. Le cinquième livre, comme je le prévoyais, sera plus dense encore, tant il a d'événements à raconter. Pour l'instant j'ai avancé de presque deux cents pages depuis ma dernière rubrique, donc toujours au rythme soutenu de plus de cent pages par mois, rythme que je tiens depuis janvier. Je vais prochainement passer la barre mythique du million de caractères (pas de fanfaronnade, La Guerre et la Paix et Les Misérables en comptent trois fois plus). Il est possible qu'à ce rythme le roman approche au final un million quatre ou cinq cents mille signes lorsque les six livres seront terminés. Ce que je prévoyais ainsi comme un gros livre est en train de se réaliser avec toutefois des interrogations sur la forme à prévoir : un seul gros volume grand format de 800 pages ? Deux tomes de 700 pages en format plus classique ? Trois tomes de 450 pages ? A suivre, pour l'instant, j'écris…

Le 02/09/2019, Y en roman-fleuve ou en roman-océan...

Écrire un roman fleuve au sens littéral, un roman qui parle d'un fleuve, le plus grand de tous, le Danube et un roman qui se veut fleuve, puissant et charnu. Celui qui entreprend un tel défi se doit d'avoir le pied marin, d'être adepte de la solitude, de la perte de la terre en vue. Au début on n'y fait pas attention, on se jette à l'eau, sans aucune préparation, d'autant plus que le sens figuré du roman fleuve entrepris ne change rien à la vie quotidienne. Et puis rapidement le tangage, le roulis, la perte du pied marin devient réelle : au bout de quelques chapitres, comment continuer ? Quelle voix (voie d'eau) adopter ? La solitude devient alors un piège (saura-t-on continuer tout seul ?) et un refuge car les choix d'écriture n'appartiennent qu'à soi. Le plus dur finalement est, non pas cette perte d'horizon (si le bouquin est bien pensé, on arrive toujours à se repérer avec le soleil, les étoiles), mais cette obligation d'avancer chaque jour, monter les voiles, donner des coups de rames : il faut sentir qu'on progresse. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire. Ça impose de toujours savoir où l'on est, de faire le point au sextant à chaque fin de séance d'écriture de se projeter sur ce qui reste à écrire, la route à suivre (ou plutôt le fleuve impassible de Rimbaud à descendre). En fait j'aurais pu nommer aussi ce projet roman océan, tant par moment j'ai l'impression d'avoir quitté la terre. Mais dans les deux cas, roman fleuve ou roman océan, il me faut chaque jour faire confiance au bateau ivre (" les fleuves m'ont laissé descendre où je voulais ") ou rejoindre les pensées de Bernard Moitessier dans La Longue route (" Vent, Mer, Bateau et Voiles, un tout compact et diffus, sans commencement ni fin, partie et tout de l'Univers, mon univers à moi, bien à moi "). Bien à moi donc, ces pensées, l'idée d'être nulle part lorsqu'on écrit, juste se situer entre deux mots, avec en sillage la page passée, à peine écrite et les remous qu'elle provoque en nous, avec, comme horizon, à peine la prochaine phrase à venir. Moitessier, paraît-il, avait l'habitude de ramasser sur les quais de Papeete ou d'ailleurs le moindre bout de cordage pouvant se révéler utile à bord de son voilier le Joshua. Mes brins de laine sont de vagues agencements de lettres glanés ça et là ; ça compose une sorte de ressac, ça forme des courants qui me tiennent éveillés, jamais vraiment en sommeil, comme une dans sorte de rêve, et cela, c'est vraiment le bonheur d'écrire.

Le 23/09/2019, fin du cinquième livre de Y

Fin du cinquième livre de Y, qui comptera au total six parties. Je parle de " livre ", car c'est ainsi que je les nomme. Et d'ailleurs, c'est la distance en pages que propose chacun d'eux. Celui que je viens d'achever, le cinquième donc, représente à peu près un bouquin de 350 pages. J'ai mis trois mois à l'écrire et cette rapidité (pour moi) était importante à suivre car j'espère vivement une publication pour septembre 2020. Il me reste donc un dernier livre à rédiger, donc à peu près encore trois mois d'intenses rédactions. Le machin final devrait être achevé vers le début 2020, ce qui me laissera du temps pour la relecture de ce monstre qui devrait représenter pas loin de la moitié des Misérables de Hugo ou de La Guerre et la Paix de Tolstoï. Je suis dans les clous et dans les objectifs que je m'étais fixés, tant mieux.

Le 02/12/2019, fin de Y !

Fin de Y ! Après seize mois d'écriture, commencé le 2 août 2018 en Sicile, le lendemain de mon soixantième anniversaire, et terminé ce vendredi 29 novembre à mon bureau, le gros machin est terminé. Pour l'instant, il demeure dans les limbes numériques d'ordinateurs, de clé USB, de fichiers envoyés par mail, on ne se rend pas compte de son étendue dans cette immatérialité. Sur mon ordinateur portable, il pèse 530 feuillets en version doc, 521 en format pdf. Les statistiques indiquent un peu plus de 204 000 mots et 1 250 000 caractères. C'est le plus gros texte que j'ai jamais écrit. Il est quatre fois plus long que le précédent (Sans trace), il est aussi 60% plus prolixe que l'avant dernier, Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, qui était jusqu'à présent le plus long. Dans une édition classique de mon éditeur, celle de Sans trace qui compte 285 pages, il atteindrait donc plus de mille pages. Dans l'édition en plus grand format qui sera la sienne (celle de Vie prolongée d'Arthur Rimbaud qui compte 415 pages), il devrait atteindre, approcher ou dépasser 700 pages, suivant les corrections qui lui seront dévolues.
Car le travail ne fait que commencer, en fait. Il va falloir dès à présent reprendre Y, accepter (ce que je fais volontiers) le regard d'autrui (l'éditeur et sa cohorte de lecteurs attentifs et de correcteurs indulgents), sortir enfin de ce travail solitaire. En réalité, sur une durée d'écriture aussi longue, cette solitude a déjà été partagée régulièrement avec mon éditrice, c'est pour moi indispensable, j'ai besoin de cet acquiescement régulier, on peut se permettre de faire fausse route sur l'écriture d'un roman qui prend six mois, mais pas sur un travail de presque deux ans.
Au départ, l'idée d'un gros livre m'a paru évidente : d'abord parce que le sujet (familial) était important pour moi, mais plus peut-être parce que j'ai toujours pensé que parler de "vies minuscules", comme dirait Pierre Michon, de gens de peu, méritait d'en dire beaucoup, de rendre hommage par les mots à ceux que les mots justement ont ignoré. Rendre la langue à qui elle appartient en quelque sorte, et combien dans Y, justement, les langues ont été différentes, multiples, diffuses et au cœur de tout.
L'idée aussi m'est venue rapidement d'un livre dont la ressemblance avec Les Misérables de Hugo ou La Guerre et la Paix de Tolstoï m'apparaissait évidente. En copier la structure, l'agencement en différents livres, vouloir approcher son romanesque, désirer ce souffle et cette longueur. Il serait présomptueux de dire que j'y suis arrivé : Y, avec ses 204 mille mots, représente quarante pour cent des Misérables (510 mille mots) et un peu plus d'un tiers de Guerre et paix (560 mille mots), qui comptent respectivement mille quatre cents et mille six cents pages en édition Pléïade.
En même temps, l'idée de proposer aux lecteurs cet effort de lecture au long cours à faire m'apparaissait évident : on a perdu l'habitude de parcourir des histoires touffues, le quotidien, l'évolution des pratiques rendent quasi impossible de lire véritablement et en entier Hugo ou Tolstoï. Loin de moi l'idée de me comparer à ces écrivains, mais juste vouloir recréer un geste de lecture longue qui s'est perdu. Une des plus grandes victoires serait que Y donne au lecteur l'envie de se replonger dans Les Misérables, La Guerre et la Paix.

Le 13/01/2020, premières corrections...

J'ai terminé Y le jour du 228ème anniversaire de la mort de Mozart, le 5 décembre dernier et j'ai aussitôt envoyé le manuscrit à mon éditeur. 228 ans d'histoire familiale, c'est la distance exacte de Y, commencé le jour du décès du musicien et où entre en scène mon arrière-arrière-arrière grand-père autrichien, âgé de quatorze ans et qui réside alors au Sud de Vienne. 228 années ne s'écrivent pas (ne s'inventent pas) en peu de pages et le livre déployé double presque Vie Prolongée d'Arthur Rimbaud, le plus grand que j'avais écrit jusque là. J'avais dans l'idée un roman de la teneur de La Guerre et la Paix de Tolstoï. En réalité, je n'ai atteint qu'un tiers. Pour autant, alors que je m'apprête à retravailler le premier jet avec les deux éditeurs de confiance qui m'accompagnent depuis des années, se pose la question de l'opportunité d'une cure d'amaigrissement de ce premier jet de Y.
En effet, d'un côté, la tendance d'une lecture au long court n'est plus de mise : qui peut se prévaloir de lire " vraiment " en entier Hugo, Tolstoï ou Balzac ? Le risque existe ainsi de délaisser des pages forcément éloignées d'une intrigue qui se déploie sur plus de deux siècles. D'un autre côté, la coquetterie qui me laissait imaginer un lecteur s'astreindre à être emporté par un souffle ininterrompu genre Guerre et paix ou Les Misérables tient du leurre et de la prétention la plus inouïe. Donc relire, traquer les longueurs qui ne doivent pas manquer lorsqu'on s'est attelé pendant seize mois à un travail régulier et conséquent, resserrer le texte autour du récit, des personnages principaux, se poser la question des anecdotes inventées, de leur utilité dans le texte, bref, cure d'amaigrissement du texte.
Plus délicat en revanche reste la méthode à utiliser. Comment en effet détecter dans deux cents ans d'histoire ce qui est essentiel de ce qui ne l'est pas ? La fiction et l'invention ne s'oppose pas aux anecdotes historiques que j'ai patiemment retracées (et avec difficulté tant l'histoire de cette région est complexe, tant je m'aperçois qu'en France cette Europe est méconnue : il m'aura fallu explorer des documents en allemand, en anglais, en serbo-croate). Dans cette imbrication, je dois repérer pour chaque historiette, rebondissement, souvenir raconté, voire vécu, ce qui est important, de ce qui est délayé dans l'écriture. En gros, c'est un tableau à quatre entrées que je dois résoudre (à l'exemple du tableau de gestion du temps qui m'a souvent servi dans ma vie professionnelle sur le partage des priorités entre ce qui est important et ce qui est urgent). Cela donnerait quelque chose comme cela :

 

Important ++

Important --

Délayé ++

A garder (voir pour faire plus court)

A retirer (anecdotique)

Délayé --

A garder (à compléter si besoin)

A retirer (superflu)

La notion d'important n'est pas facile à identifier. Bien sûr, dans mon histoire globale, certains évènements ne peuvent être passés sous silence. Ce sont souvent des faits vécus ou racontés. Ce sont parfois des vérités historiques dénichées, des dates, des documents importants, irréfutables. Mais ce peut-être aussi des histoires inventées (comment ne pas imaginer par exemple ce qui s'est déroulé le jour de la mort de Mozart).
La notion de " délayé " fait beaucoup plus appel au métier de l'écriture, à la manière de raconter, parfois de s'entourer de précautions inutiles, voire de certaines allégories pour masquer une pudeur ou une retenue pour éviter de se mettre en scène. Le moyen que j'ai trouvé à la relecture a été de re-chapitrer le texte par " historiette ", anecdote, évènement ou période racontée. Cette multiplication des chapitres présente l'avantage, d'un coté, d'être plus digeste pour le lecteur, qui " zappe " en quelque sorte d'une histoire à l'autre. Mais en plus, chaque narration nouvelle est mieux identifiée et, avec, une trop grande dilution : pour faire simple, chaque fait (chapitre) dépassant trois pages (ou plutôt 8000 caractères, soit 8 pages classiques de roman) doit être probablement remanié.

Le 20/02/2020, Y, cure d'amaigrissement...

J'ai envoyé le 18 février dernier la seconde version de Y. J'avais déjà relaté dans cette même rubrique le 13 janvier dernier la nécessaire cure d'amaigrissement qu'il me semblait devoir entreprendre au sujet de ce texte, remaniement d'ailleurs acté lors de ma visite chez ma maison d'édition quelques jours après. Voilà, c'est fait, il m'a fallu moins d'un mois pour reprendre les mille pages de la version initiale, je m'attendais à plus. Au final, le texte s'est réduit de près de 25%. Ça peut paraître beaucoup, mais en réalité, Y demeure le plus long texte que j'ai jamais produit, malgré ces coupes. Dans une édition grand format (comme celle de VPAR qui atteignait 415 pages), on devrait être aux alentours de 500 pages. Gros livre donc, et c'est pourquoi une relecture du premier jet était nécessaire pour éliminer les scories qu'un texte au long cours laisse apparaître, mais aussi prendre en compte l'obligatoire lassitude que le lecteur peut ressentir devant un texte long. En effet, si, au départ je voulais bâtir une œuvre comme Les Misérables ou La Guerre et La Paix, force est de constater que le lectorat d'aujourd'hui n'est plus adapté à des entreprises de longue haleine. Le zapping permanent que nous impose la vie moderne nous a déshabitué à ces lectures d'un autre siècle. Pour VPAR, et pour Faux nègres aussi qui dépassait les 400 pages, j'avais tenté de rendre la lecture plus attractive en élaborant des chapitres courts, nécessaire à une respiration plus agréable que de devoir suivre avec inquiétude des blocs de pages ininterrompus qui nous donnent l'impression de ne pas avancer. J'ai suivi là encore ce précepte. Mais j'ai surtout tenté de resserrer le texte autour des personnages. Si l'apport historique est nécessaire pour comprendre ce qui passé dans l'Europe que je décris pendant 230 ans, il ne faut pas non plus perdre le fil du récit dans un luxe de détails qui, au final, apportent peu à la compréhension des situations. Exit donc, les références trop lointaines ; exit aussi pas mal de précisions qui délimitaient le contexte littéraire de l'époque (il reste tout de même des allusions incontournables comme Hugo et Tolstoï). Au final, mon orgueil de bâtir une épopée s'est réduit à un tiers seulement d'une œuvre comme Les Misérables ou La Guerre et La Paix et c'est tant mieux. Reste donc à travailler le texte ligne par ligne, à me poser des questions et à les résoudre : placer une carte géographique, peut-être un arbre généalogique, faut-il supprimer l'épilogue qui me paraît superflu.
Mais ce qui me reste de cette seconde version, c'est d'avoir bâti un récit dont certaines manières d'écrire, de s'impliquer en tant qu'auteur sont différentes : j'en vois trois principales : premièrement, le début (enfin les quatre premières parties, soit plus de la moitié du livre) sont tributaires essentiellement de mon imagination ; deuxièmement, la cinquième partie (la plus grande et probablement la colonne vertébrale du livre) est tributaire de souvenirs racontés ; troisièmement, ma propre vie fait irruption dans la dernière partie avec les inconvénients liés à " se raconter ".

Le 21/05/2020, publier après confinement...

A l'autre bout de la chaîne du livre, ma maison d'édition, située à Paris, a fermé ses portes au premier jour du confinement. Ceci dit, mes relations avec elle sont essentiellement téléphoniques et numériques et quelques échanges ont donné un semblant de vie normale. La parution de Y étant prévue pour la rentrée de septembre, nous en étions à la phase importante de la mise en forme réelle du texte, l'épreuve des épreuves si l'on peut dire. J'ai ainsi reçu les premières épreuves et j'ai pu les travailler surtout lorsque mon éditeur, au milieu du confinement, a été dûment autorisé par son DRH à se rendre dans son bureau pour récupérer la lourde liasse d'impression corrigée manuellement. Je le remercie de m'avoir scanné tout cela (560 pages tout de même). J'en profite pour remercier le (la) correcteur(-trice) qui a fait un travail magnifique, opiniâtre et très pointu sur un roman long et difficile où plusieurs alphabets et langues s'entremêlent. A partir de là, les secondes épreuves ont traditionnellement suivi après ma relecture et d'autres ajouts, puis les troisièmes juste la veille de l'envoi à l'imprimeur, il y a trois jours (retrouvé deux coquilles). Bref, Y semble bouclé.
En parallèle, il faut préciser que le booklet (c'est l'appellation requise, je préfère le mot de " brochure promotionnelle "), qui précise la rentrée littéraire de septembre avait été élaboré, en fait juste avant le confinement, que la couverture (très sobre et très belle) avait été choisie, ainsi que la photo de votre serviteur pour le bandeau (l'excellent Richard Dumas m'a donné un visage d'écrivain et de Rolling-Stone, qu'il en soit vivement remercié). Seule entorse à cette vie de préparation d'un livre presque normale, la réunion des représentants Fayard n'a pas pu se tenir et j'ai enregistré une petite vidéo à leur intention. La présentation aux libraires parisiens prévue début juin ne pourra pas se faire également.
A ce stade, Y avance (on pourrait dire " avance masqué ", histoire de rester dans l'actualité et de copier l'expression de Georges Perec) et tout semble normal, sans retard, pour une parution toujours en septembre.
Bien sûr, il reste des échéances traditionnelles qui demeurent en suspens, quid du service de presse, quid également de la manière dont cette rentrée littéraire pourra s'effectuer, mais que Y avance est déjà une immense satisfaction.

Le 30/06/2020, pour mon père...

" Pour mon père " : je tenais à cette mention imprimée dans mon nouveau roman, que Gérard Genette qualifie de " dédicace d'œuvre " dans son essai Seuils sur les à-côtés d'un livre. " Pour mon père " donc, et combien il m'a paru essentiel et naturel que cela soit ainsi gravé dans Yougoslave. L'adjectif géographique qui compose le titre est déjà un écho à ce qu'il fût.
J'ai longtemps hésité à entreprendre l'écriture de la saga paternelle. Jusqu'au milieu des années 2010, j'avais l'impression que commencer ce récit risquait de hâter la disparition de mon père. Peur irraisonnée, bien sûr, et je m'en étais ouvert à l'époque à mon éditrice qui comprenait cette angoisse et affirmait que je n'étais pas le seul écrivain à l'éprouver.
Il y a deux ans, alors que mon père abordait ses dernières années d'octogénaire, j'ai changé d'avis radicalement. J'ai réalisé que le pouvoir de vie ou de mort que j'octroyais à la littérature était disproportionné par rapport aux vicissitudes de l'âge qui nous entraînent plus sûrement du côté de la terre. Et surtout, j'ai réalisé que je n'avais finalement que très peu parlé à mon père.
J'ai donc entrepris ce roman qui retrace plus de deux siècles d'histoire familiale. Les échanges réguliers que j'ai eus avec lui ont été fructueux. En parallèle de ce qu'il m'indiquait, je cherchais les recoupements historiques, je tentais de me repérer dans l'inextricable passé des Balkans. C'était des moments très forts que je consignais dans un carnet. Lorsque je le relis aujourd'hui, je vois des indications comme " conversation le 21/02/2019 " suivi de trois pages de notes, ou encore " visite à mon père " (date non indiquée, mais c'était en mars de l'année passée) avec cette fois-ci onze pages de notes : je le revois encore à la fin de cette journée, disant à ma mère qui revenait de commissions : nous avons bien travaillé ! Il y a eu d'autres rendez-vous en avril, mai, juin, juillet, septembre.
J'ai terminé le premier jet fin novembre et j'ai finalisé le manuscrit en janvier et février de cette année. Pendant tous ces mois, y compris les derniers qui prennent en compte la fabrication physique du livre, le choix de la couverture, l'insertion d'une carte, nous n'avons cessé d'en discuter. J'avais peur que la crise du coronavirus ne remette aux calendes grecques la parution du roman, mais, à ma grande joie, le travail de correction, les premières, deuxièmes et troisièmes épreuves ont continué à un rythme normal et j'ai pu lui annoncer, quelques jours après la fin du confinement (presque trois mois sans le voir) que j'allais pouvoir aller le chercher, tout frais émoulu de chez l'imprimeur.
J'y suis allé le mercredi 10 juin et j'ai pu accomplir les formalités du service de presse. Le vendredi 12 juin, muni d'un exemplaire dédié à mon père et dédicacé à mes parents, je suis allé leur rendre visite. Malheureusement, mon père avait fait une chute la veille et restait alité. Il a pu cependant découvrir son livre sans toutefois arriver à le lire. En revanche, avec ma mère et ma sœur à son chevet, je lui ai lu de larges extraits qui concernaient sa vie, par exemple, le moment où il a rencontré ma mère. Ça a été des instants très doux, hélas, les derniers : mon père est entré à l'hôpital une heure plus tard et il est mort dans la nuit du samedi au dimanche.
Il a ainsi quitté la vie comme le héros de roman qu'il était devenu ; il a accompli les même gestes qu'Ivan Oroc dans le dernier chapitre rédigé un mois auparavant : Léo " ouvre une page au hasard et se glisse dedans : il est temps qu'il rejoigne enfin son statut de personnage ".
Bien sûr, comment ne pas ressentir avec violence et au-delà du chagrin le pressentiment qui m'a accompagné pendant de nombreuses années et qui me faisait refuser d'entreprendre ce livre. Mais, à la réflexion, je préfère donner comme pouvoir à la littérature, celui d'avoir prolongé un peu sa vie dans l'attente du livre promis.