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Notes de lecture 2003
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"Picasso, créateur", la vie intime et luvre, de Pierre
Daix, Seuil
Cest évidemment une biographie classique, tout comme la vie de
lartiste semble lêtre dans son déroulement sans faille vers une sorte de
destin inévitable.Le tout renforcé par une implacable énergie et une abondance
duvres. Picasso sest peint parfois sous les traits dun minotaure.
Santé, postérité et le paradis à la fin de vos jours, je disais cela enfant à mes
grands-parents pour leur souhaiter une bonne année. Cest tellement vrai pour
Picasso. Pierre Daix a eu raison de seffacer dans cette biographie. Il nous révèle
parfois quelques confidences dun artiste taraudé par la mort. Mon grand-père aussi
avait un cou de taureau.
(10/12/2003)
" Le truoc-nog ", de Iegor Gran, POL
Bien sûr, à lapproche du prix Goncourt, sortir un livre pour dire ce quon en
pense est devenu un sport national chez les écrivains (Voir "Sacré Goncourt de
Pascal Lainé, note de lecture du 13/11/2001). En général, on en parle plutôt en mal
quen bien. Le " truoc-nog " réussit l exercice
difficile de marcher sur un fil avec dun côté la réticence que tout auteur doit
avoir en prononçant le mot de Goncourt et de lautre, la manne tout de même
bienfaisante et matérielle que fournit le prix à son récipiendaire. Ainsi verse le
" Goncourable ", héros ou anti-héros, (cest selon, forcement),
de Iegor Gran. Enferré dans son nombrilisme germano-prout-proutin, notre
" goncourable " est confronté à la jalousie de ses collègues
artistes (voir le portait truculent du plasticien et de ses
" étrons "
), des copines de sa femme quil tente de
préserver de la décadence dune telle récompense, bref, un mois dans les affres de
lattente. Heureusement tout est bien qui finit bien. Alors à votre avis,
la-til ? La til pas ? Le truoc-nog, donc, léger,
parisien et satirique avec un soupçon de gravité tout comme létait le journal
des frères Goncourt
Et rendons à César
etc, etc
(03/12/2003)
" Les derniers jours de la classe ouvrière " d'Aurélie Filippetti,
Stock
C'est à mon avis LA révélation de cette rentrée littéraire 2003. De même qu'en 2002,
c'était Laetitia Bianchi qui, avec " Voyez-vous " (notes de lecture du
30/10/2002) avait su délier la langue souvent conformiste dans un premier roman
époustouflant, Aurélie Filippetti a mis tout son cur et sa passion dans le récit
de la dernière mine de Lorraine à avoir fermé à Audun le Tiche.
Récit familial aussi puisqu'elle nous raconte l'épopée de ces immigrés italiens,
communistes et catholiques, leur fierté, leur réserve, leur adaptation malgré cette
frontière qui bougeait dans les aléas des guerres, un jour en France, le lendemain en
Allemagne
Vaste Europe
En lisant ce livre, je repensais bien sûr à mon grand-père, parti de
Yougoslavie, aboutissant avec toute sa famille dans ce même Nord Est au bout d'un exode
interminable. Et autour de moi, dans ma famille, les italiens, noms en i, les polonais,
noms en ski, les germaniques avec leur cohorte de Weber, Gurtner, jusqu'à mon nom qui
avait déjà commencé à partir de Vienne au temps de Mozart et à descendre le long du
Danube. Déplacement de tous temps, donc, dans la vaste Europe, et notre Nord Est à la
réputation froide a souvent servi de terre d'accueil et pas seulement pour y ériger des
tranchées ou des lignes Maginot. L'abondance du travail, rude mais certain dans les
industries, levait les dernières réticences de ceux qui hésitaient à y venir. Les
immigrés d'Afrique du Nord avaient suivi plus tard
trop tard, le travail
s'amenuisait, le chômage pointait son nez. Et maintenant on leur reproche d'être venus
dans ces terres d'accueil ! (De même on peut aussi réfléchir sur la légitimité qui
fait rechigner à une convention européenne ou à une validation européenne des
diplômes universitaires, sujets d'actualités
).
Mais revenons à Aurélie Filippetti, qui a donc mis tout son cur dans ce récit
mais aussi dans un style imagé, coloré, vivant, dans une construction et une recherche
qui placent ce récit abouti dans la lignée d' " Ouvrière " de Franck
Magloire, mais aussi des livres de Leslie Kaplan et des thèmes de François Bon, (qu'elle
croise par ailleurs en parlant de Daewoo).
C'est aussi un récit intimiste sur la mort prématurée de son père, victime de la
dureté du travail plus sûrement que par toute autre cause. C'est sans doute aussi cet
esprit qui a forgé son engagement politique au sein des Verts et qui force l'admiration
par son intégrité.
On ne souhaite qu'une chose : c'est qu'elle continue
(26/11/2003)
" Les Choses " de Georges Perec, Julliard
Bon, je navais jamais lu le livre mythique de Georges Perec, cest
" chose " faite. Pour me rattraper, jai déniché une des
premières éditions dans une foire aux livres, exemplaire daté de 1965, " Les
Choses ", avec en sous-titre : une histoire des années 60, comme Flaubert
qui nommait Madame Bovary en y mêlant les murs des limbes provinciales. Années 60,
mais une histoire que ne renirait pas beaucoup des jeunes couples des années 80 ou 00 du
siècle suivant. Car cest bien de laventure éternelle dun jeune couple
qui sinstalle dans la vie, ou plutôt qui renâcle à sinstaller, ou plutôt
qui hésite devant les tentations du consumérisme et linévitable récupération.
On retrouverait bien des travers touchants adapté à sa propre vie ( en débarrassant
récemment un placard encombré de vieux habits, comme nous fûmes émus de retrouver tout
un tas de pull-over de laine, à linstar de la période Shetland des protagonistes
des " Choses "). Roman qui demeure actuel donc, même si les mots
consumérisme et récupération se sont banalisés au point de ne même plus savoir qui
récupère quoi et quoi achète qui. Impensable aussi de nos jours la citation de Karl
Marx qui clos le livre. Car si les âmes des jeunes couples nont pas ou peu changé,
même si la tentation du Shetland se nomme cocooning, il nempêche que la société
a renversé les vieilles idoles, remplacés les vessies par des lanternes, mélangés les
torchons et les serviettes (et les vaches seront bien gardées). On y perd son latin et je
me demande comment Georges Perec aurait vieilli avec ces drôles de choses.
(19/11/2003)
" Les âmes grises " de Philippe Claudel, Stock
J'ai attendu beaucoup de ce récit quune âme (pas grise) bien intentionnée
ma offert pour mon anniversaire. Attendu beaucoup, ça ne veut rien dire, sauf que
Philippe Claudel est arrivé dans mes rayons dés son premier livre, Meuse
loubli." Le choix dun premier roman dont forcement on ne connaît
rien est souvent aléatoire. Pour moi, ce fut de mapercevoir que (Philippe) Claudel
était, non seulement provincial mais surtout des Ardennes comme Rimbaud"
avais-je écrit dans une note de lecture du 03/01/2001 sur son troisième roman
" Jabandonne " (par une bizarrerie du sort, je me retrouverai
deux ans et demi plus tard en sa compagnie dans le spécial " premier
roman " de la revue Europe voir actualités du 28/08/2003). Javais
eu la certitude quon continuerait le voyage dés cette première parution. J'en ai
donc lu quelques autres (Quelques uns des cent regrets, Nos si proches orients)
jusquà ce dernier livre, paru pour la rentrée littéraire, et que beaucoup
saccordent à le considérer dans les meilleurs, ce qui nest que la juste
consécration. Cependant, le récit ma dérouté quelque peu, sa longue mise en
route, sa construction comme celle dun scénario, séquences, retour en arrière,
impressions presque visuelles. Noirceur aussi et sans doute ce qui ma parfois
gêné, lhistoire, bien que belle et bien racontée, tourne parfois autour de suites
inéluctables et devinées, de procédés imaginatifs, le petit carnet de moleskine
retrouvé et qui dévoile ses secrets, par exemple. Tout fonctionne bien, trop bien. Et ce
malaise devant cette machine bien huilée de la fiction me trouble (et minspire la
note décriture de cette semaine : glisser vers la fiction). Mais Philippe
Claudel n'y est pour rien, aucun écrivain ne peut grand chose quand il porte en lui une
histoire. Par contre, notre responsabilité de lecteur est grande pour peu que nous
soyons conditionnés par la recherche effrenée de, comment dire, l'originalité à tout
prix, le sens du nouveau. Aussi, tout cela est de peu d'importance si on y rencontre
l'authenticité, le style, le lyrisme. Et cet ensemble emporte le récit de Philippe
Claudel, le colorie. Sans aucun doute, c'est un grand roman, qui méritait bien le prix
Renaudot 2003.
(05/11/2003)
" Comment la musique vient aux instruments " de Lothaire
Mabru, Editions Pierron
Ethnologue et musicien, Lothaire Mabru a eu lexcellente idée de consacrer une
étude à la lutherie de Mirecourt. Les études sur les luthiers sont rares et plus rares
encore celles consacrées à la cité vosgienne, pourtant la seule à posséder une école
nationale de lutherie. Il aurait pu se contenter de dresser un catalogue des luthiers et
des particularités de chacun deux, mais il a approfondi les rapports subtils qui
existent entre le fabricant dinstruments et le musicien. Son étude, donc,
passionnante, retrace à travers les interviews des luthiers, les contradictions et les
similitudes de leur artisanat. Car sil est bien un terme que revendiquent tous les
luthiers, cest celui dartisan. Parfois dartisan dart comme pour
insister doublement sur l " ars ", réalisation réfléchie
de lhomme. Ceci, dit, quand il sagit de parler plus précisément de leur
métier, même si la passion transparaît, personne ne se dévoile complètement, certains
se retranchent derrière un minimalisme du genre " je nassemble que
quelques planches ", dautres, plus rares, évoquent une sorte de
dépassement mystique qui préside à la réalisation des instruments. Là encore nous
voilà dans des balancements didées qui rappellent celles de la littérature avec
dun côté le minimalisme que fustige la nouvelle fiction, par exemple. Dans ces
querelles de petit Hernani, transparaît surtout cette pudeur à se dévoiler à travers
lintime tâche de faire un violon. Pudeur que je connais bien : le livre de
Lothaire Mabru aurait pu porter en sous titre comme pour plagier Feuilles de
route " Tentative dexposition du travail de luthier à la vue de
tous. ".
Pour finir cette mise à jour " spécial violon ", je ne peux
mempêcher de penser à la magnifique Viole damour, instrument ô combien
compliqué avec deux fois sept cordes superposées (le jeu du dessous passe sous la
touche, traverse le chevalet et na de rôle que de vibrer par résonance avec le jeu
du dessus, frotté par larchet). Cet instrument est dans le musée de Mirecourt et
son histoire est édifiante. Fabriqué avant guerre par un luthier, il resta des années
inachevé et en pièces détachées car, entre temps, le fabricant avait fermé son
atelier et le luthier sétait reconverti en infirmier psychiatrique à la ville
voisine. A lheure de sa retraite, malgré linsistance de sa famille, le
luthier ne se décida jamais à terminer son instrument. Dautres heureusement le
firent à sa place. Cette histoire est typique du gâchis que peut faire léconomie,
qui se moque bien des subtilités de lart. Merci à Lothaire Mabru davoir
redonné dignité à ceux qui se considèrent parfois comme de simples ouvriers,
cest à dire " dans luvre ".
(29/10/03)
" Lécriture comme un couteau ", dAnnie Ernaux,
Stock
Pendant un an, Annie Ernaux sest prêtée au jeu de lentretien avec
Frédéric-Yves Jeannet. Ce long interview eut lieu par mail et ce livre en est le
résultat. Résultat bien probant car Frédéric-Yves Jeannet sait bien emmener le
dialogue aux confins de lécriture dAnnie Ernaux. La réussite tient
évidemment à lauteur qui nélude aucune question et tente de répondre le
plus précisément possible aux questions que lui pose son écriture que la critique a
nommée " blanche ". Et sous ce vocable souvent peu charitable et
décrié, on découvre pourtant une complexité rare, une logique et une réflexion
quAnnie Ernaux sait nous faire partager. Du malaise décrire en étant issu
dun milieu populaire (ce qui rappelle le sentiment dimposture décrit par
Faulkner), en passant par les rapports subtils à la narration, à la tenue dun
journal, lauteur nous dévoile tout ce quon aurait aimé savoir et quon
naurait jamais osé demandé. Instructif donc, riche. On regardera désormais cette
" écriture blanche " dans toutes ses nuances subtiles, nen
déplaise à ses détracteurs.
(22/10/2003)
" La désincarnation " Jean Rouaud, Gallimard
Ce récit de la naissance de lécrivain Flaubert est important pour
moi : jai limpression dy retrouver ce thème qui mavait
beaucoup inspiré et que, par manque de temps et de manière, javais laissé tombé
(notes décriture cette semaine).
Mais combien le livre de Jean Rouaud est ainsi attachant : commençant lair de
rien (" Juste une pensée marabout, bout de ficelle ") et le récit
senchaîne à partir du fameux épisode de la lecture de La tentation de
Saint-Antoine du jeune Gustave, à ses amis Maxime du Camp et Louis Bouilhet. Jean Rouaud
ratisse large et plante le décor dune histoire littéraire avec ses contradictions
qui débordent largement le domaine de la création (" On ne reproche pas à
Cézanne davoir planté son chevalet à plus de cinquante reprises au pied de la
montagne Sainte Victoire
/
A Claude Simon, il se trouva quelquun pour
faire remarquer avoir raconté à trois reprises ce qui fait la scène originelle de son
uvre
"). Comme le dit Jean Rouaud, la force centrifuge est le
mouvement même de la littérature, ce qui ramène Flaubert, un instant tenté par un
lyrisme aérien à revenir sengluer en Normandie pour raconter les amours de Madame
Bovary. Ainsi vogue le récit, avec beaucoup dhumour, qui replace la littérature
dans son balancement incessant entre fiction et réalité et sous toutes ses formes.
Théâtre, poésie, mais limportance aussi de la religion, du poids des époques,
tout cela est évoqué avec beaucoup dintelligence. Chaque paragraphe, fidèle à la
pensée marabout commence avec les derniers mots du précédent : la nature, dieu
dans tout ça, théorie de la lumière, impossibilité du drame, règne du roman,
réalisme gothique
Javais depuis longtemps noté une réflexion de Jean
Rouaud : " la transfiguration du réel, ça doit bien encore relever du
roman ". Cette " désincarnation " en explique subitement
les rouages.
(01/10/2003)
" Un an " de Jean Echenoz, Editions de Minuit
Victoire séveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée, puis
découvrant Félix mort près delle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à
la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse. Ça commence comme cela, et le
ton du livre, nerveux, haletant, rapide se poursuivra tout le long des 110 pages de ce
court roman quon lit dune traite par curiosité pour voir ce qui va advenir de
Victoire. Mais cest sans compter lécriture, efficace, pas un mot de trop, pas
deffets de manche, de considérations philosophiques, rien qui ne soit autrement que
tourné dans laction. Pourtant, la précision, la description qui donne véracité
à tout récit, nest pas absente (Victoire mit la main sur deux vieilles boites de
dragées à ganses rose et bleu passés, prolongées de pompons et glands, contenant
encore de petites billes en sucre dont la pellicule dargent sécaillait).
Ainsi, accélération du temps et contemplation viennent renforcer leffet de réel,
comme dans la vie quoi, de même que ce quon pourrait interpréter comme
invraisemblances, ces personnages qui apparaissent et disparaissent sans explication, ne
sont que le jeu habituel de nos vies. Et cela jusque dans le titre où " un
an " ne résume pas lerrance de victoire mais ce laps de temps
" out of time " qui pourrait aussi bien être les deux heures
quon met à dévorer ce roman.
Et combien justement le mot roman est parfait pour désigner ce beau travail.
(24/09/03)
" Une passion en toutes lettres " dHector Bianciotti, Gallimard
Si jai pris ce livre à la Bibliothèque Municipale de ma ville, cest parce
quil y a un article sur Carlo Emilio Gadda, auteur rarement cité et quune
fois, lors dune interview (France Culture le 24/10/2002 , voir en Composants), on
mavait placé dans cette ressemblance. " Chez Gadda, lélégie est
généreuse, elle prend en charge toute la douleur du monde, elle est la voix sublimée de
la pitié, ce fin mot de toute chose et pour lui le bouclier qui le sauve de la
haine ", écrit lacadémicien à propos du discret auteur italien. Discret
comme la plupart des 87 auteurs cités dans ce résumé de 500 pages où Hector Bianciotti
réalise un choix darticles (la plupart déjà publiés dans le Nouvel Observateur)
dans le temps immense et paradoxalement petit dune trentaine dannées.
Curieuse destinée que celle de lécrivain (dit-il) : chaque fois quil
entame un livre, il rêve quil sera celui qui va le justifier. Double jeu classique,
(double je) donc, entre Hector Bianciotti et ses auteurs préférés, animé de la passion
que nous fait éprouver la lecture mais endossant le rôle de lécrivain pour rendre
cette passion. Citons encore : les livres de ces auteurs sont désormais en moi, de
sorte quils se faufilent dans les miens, les enrichissant.
Et cest pour cela, parce quon part du livre et non de lauteur que dans
cet ouvrage les inconnus côtoient les plus remarqués : Gadda, mais son compatriote
Dante, Hugo von Hoffmannsthal et Kafka, Edith Stivell et Nathalie Sarraute. En parcourant
les noms parfaitement rangés par ordre alphabétique, on est aussi surpris de
luniversalité des auteurs proposés, le champ de la littérature est si vaste
Et du coup, moi qui me suis toujours méfié des traductions, restreignant à mon goût la
portée littéraire et me restreignant moi-même dans une francophonie, je me découvre
pris dans une contradiction : me vanter de naller en vacances quà
létranger pour mouvrir lesprit (Etonnements du 20/08/2003) mais aussi
me réduire à la prose hexagonale. Quoi quil en soit, Hector Bianciotti, par la
variété des articles nous incite à pénétrer son musée secret, pour reprendre une
expression chère à Catherine Flohic, et cest un beau voyage
(17/09/2003)
Beckett de James Knowlson, Actes Sud
Plus de mille pages, dont trois cents de notes et précisions diverses, sans
doute plus dune centaine dinterviews de personnes ayant connus Beckett,
correspondances et fonds documentaires glanés dans toute lEurope, la biographie de
James Knowlson est un modèle du genre. Commencée du vivant de lauteur et avec son
accord, elle donne limpression de suivre semaine après semaine la vie de Beckett de
la naissance à la mort. Cet extrême découpage ne nuit pas à rendre la lecture
fastidieuse, bien au contraire et les descriptions infinies, la précision dont je partage
le goût avec Claude Simon (et justement Beckett), montre encore que la beauté dun
texte y est intimement liée, non dans une immobilité que pourrait apporter
lapparente froideur du détail mais dans une abondance généreuse et bien
vivante : quand, à la dernière page, on suit Beckett à sa dernière demeure au
cimetière du Montparnasse, on mesure avec émotion le chemin parcouru dans les méandres
de la vie aventureuse de Beckett et la grande réussite de lentreprise biographique
de James Knowlson.
Quen retient-on quon ne sait déjà ? Bien des ouvrages ont été écrits
sur ce prix Nobel de Littérature, on croit tout connaître, avoir tout compris : son
goût pour le désespoir de lhomme, sa vacuité, labsurdité de la vie, la
soustraction au monde, oui bien sûr, on retrouve tout cela. On mesure aussi son
attachement sans faille au théâtre et à la liberté de lauteur. Il était capable
dentrer dans de mémorables colères sil sentait que son texte, ou
lidée quil sen faisait puisse être modifiée lors dune
interprétation mais cette apparente rectitude du metteur en scène quil ne
rechignait pas à devenir a énormément fait avancer le jeu du théâtre. Principe sacré
donc du texte et cest sans doute aussi pour cela quil se méfiait beaucoup de
la critique journalistique. Tout cela est bien connu. Mais le voir vivre au quotidien,
témoigner de ses jours à travers sa nombreuse correspondance nous révèle un écrivain
profondément humain, généreux (lexpression donner sa chemise nest pas
quune formule dans bien des anecdotes). Issu de la bourgeoisie dublinoise
protestante, toute sa vie il conservera un sens bien britannique de laccueil et de
la courtoisie qui lui jouera souvent des tours, la notoriété venue. Son engagement dans
la résistance, la construction dun hôpital de campagne avec la croix rouge
irlandaise montre également la réelle générosité de Beckett.
Il est parfois de bon ton de résumer Beckett à un auteur hermétique, minimaliste et
pessimiste, de considérer ses uvres et son théâtre comme passés de mode de même
que les tenants du nouveau roman font office de ringards actuellement. Pourtant, homme
dune culture hors du commun, musicien, passionné de peinture, européen avant
lheure, polyglotte qui trimbalait partout une édition italienne de Dante, rarement
un homme na su si bien résumer lenjeu dune vie réussie, universelle et
ouverte sur un vaste monde quil a profondément aimé.
(27/08/2003)
" Paris au mois daoût ", de René Fallet, Cercle du
bibliophile :
Cest dans cette édition du Cercle du bibliophile, agrémentée dune
présentation et de quelques photos bucoliques de lauteur quon imagine à
Jaligny avec ses passions, Agathe, le vélo et la pèche, que je préfère
" Paris au mois daoût ". Car je collectionne mollement les
éditions de ce roman que le hasard me fait distribuer autour de moi. Tout cela pour
situer limportance de cette lecture...
Pourquoi ? Mettons que la rencontre eu lieu un soir désespérant de 1978. Qui
sait ? La verve de René Fallet mempêcha peut-être de commettre une connerie,
comme on dit, comme on peut en faire à vingt ans, bref, pris dans la lecture, jai
sans doute oublié douvrir le gaz, avaler des cachets ou autres distractions qui
vous auraient épargné les lectures de Feuilles de route. Eh oui, donc, un livre peut
vous sauver la vie, mieux encore, raccommoder les corps et les esprits et sans doute en
ses temps difficiles de réduction de dépenses publiques, faudrait-il proposer une liste
de livres en remplacement à la liste de médicaments déremboursés par la sécu. Je suis
prêt à faire le siège du Ministère de la santé si " Paris au mois
daoût " nen fait pas partie. Car, depuis la révélation de ce
pouvoir guérisseur, généreusement distribué autour de moi donc, le petit roman de deux
cents pages a par exemple également autrefois adouci, dans les années 80, entre deux
internements, les crises dun collègue, atteint dune grave psychose
maniaco-dépressive
Mais de quoi parle ce petit bouquin, écrit en 1964 ? Rien de bien extraordinaire,
voire une intrigue plutôt fleur bleue : Henri Plantin, le héros, vendeur de cannes
à pêche à la Samaritaine rencontre une touriste anglaise et file le parfait amour à
Paris au mois daoût. Une adaptation cinématographique avec Charles Aznavour et
Susan Hampshire eut lieu en 1966 (par ailleurs, je lance un appel à qui me trouvera un
enregistrement de ce film, merci de mécrire ICI).
Décevant non, une simple histoire fleur bleue ?
Non
Car en 1964, lauteur, qui recevait le prix Interallié, ainsi félicité
pour ce récit bien parisien, jetait un pont avec la culture anglo-saxonne. Pour en
revenir avec lactualité de cette semaine en " Etonnements ",
René Fallet, déjà bien attiré par Londres, était sans doute bien plus proche des
Stones dans sa mentalité de bohème que du côté franchouillard dont on essaya par
la suite de laffubler tout le temps, de même que Mick et Keith, quittant à peine
leur mansarde dEdith Groove pour enregistrer leurs premiers succès, également
très " fleur bleue ", ressemblaient sûrement à Henri Plantin.
Non
Car cest sans compter le style de René Fallet. Le premier chapitre par
exemple est une extraordinaire et habile mise en scène où odeurs, visions et sons se
répondent pour entraîner le lecteur à suivre lintrigue. Au delà de
lhistoire, et peut-être la trouveriez vous banale au premier abord, cest tout
le génie de René Fallet : il y a un autre sang qui coule, porté par la poésie,
une sorte de mélancolie qui définit la petitesse de lhomme, sa fragilité. Sans
doute est-ce aussi pour cela que les récits de René Fallet me plaisent : ils ne
parlent pas dego disproportionné mais mettent en avant des anti-héros bien
ordinaires dont les préoccupations sont les nôtres, aux caractère empreints de pudeur
mais de force aussi. Dun coup, il semble à lire " Paris au mois
daoût " (mais aussi tous les autres livres du même auteur), que le monde
est plus ouvert, plus offert, plus possible.
Bref, René Fallet vous tend le monde, prenez-le, ne dites pas merci, vraiment pas de
quoi
(23/07/2003)
" 100 mots pour commencer à philosopher ", de François Dagognet,
Les empêcheurs de penser en rond.
Voici un ouvrage très abordable qui devrait être conseillé à chaque élève
découvrant la philo en terminale. Sous forme de courts chapitres, François Dagognet
ouvre les réflexions. On y retrouve ses remarques sur lart et avant-garde, déjà
abordées en Notes décriture mais surtout, on y trouve bien entendu sa foi en la
science et dans son processus libératoire : le mot
" bioéthique ", par exemple, se termine par " nous ne
devons pas nous accrocher à ce que la nature (ou le passé) a consacré, sinon nous
resterons le prisonnier de certains préjugés ." Nallons pourtant
pas croire que la démarche du philosophe est proche dune autre haut-marnaise
célèbre et contemporaine (décidément pour un département de de 200 000
habitants...) Brigitte Boisselier, chercheur et égérie de la secte des raéliens qui a
tristement défrayé lactualité en annonçant un premier clonage humain. Car enfin
François Dagognet revendique un idéal de la philosophie bien éloigné de toute idée de
coup détat, domination dun groupe sur lautre, dérive sectaire,
etc
Selon lui, un des rôles majeurs de la philo est ni plus ni moins de lutter
contre le capitalisme quil juge responsable de linsupportable idée de
domination. A noter quau chapitre libéralisme, lauteur nest pas plus
favorable à ce quil nomme une tromperie qui " use dun nom
prestigieux ".
On peut multiplier à lenvi les thèmes abordés par lauteur mais si lon
devait ne garder quun sentiment de ce livre, cest la capacité
douverture quil provoque : en choisissant des thèmes volontairement
actuels, François Dagognet oblige le lecteur à la réflexion même dans les terrains les
plus aventureux. Il nous appartient néanmoins dans notre société bien confortable de
prendre le risque de le suivre, de même quen son temps le fit son compatriote
Diderot.
(16/07/2003)
" Vies minuscules " de Pierre Michon, Gallimard
Paru en 1984, Vies Minuscules est le " livre inaugural " de
lauteur comme le dit la revue Prétexte dans laquelle Pierre Michon indique
également avoir " bousillé toutes ses cartouches " dans ce récit.
Auteur que lon qualifie de peu prolixe, aux écrits courts et tendus depuis ce
premier livre, Pierre Michon multiplie cependant les traces comme lorsquil déclare
à propos de Faulkner qu " il est le père de tout ce que j'ai
écrit". (Vies minuscules aurait été commencé dans la fulgurance de la lecture
d " Absalon, Absalon "). Ainsi, lhistoire de Pierre Michon
se construit-elle un peu comme une légende, à la manière dune
" recherche du temps perdu ". Il est intéressant par ailleurs de
remarquer combien est proche labord de Michon et de Proust. On relit Proust comme il
est dusage de le dire, et jai donc relu Vies Minuscules tant il est vrai que
la sacralisation de ce livre a pu provoquer en moi deux lectures précédentes
superficielles sans arriver à en percevoir limpact. Ce que jarrive à
percevoir demeure cependant encore flou dans cette troisième lecture, quelque chose de
comparable à une sorte de nimbe, comme ses tableaux représentants des saints flottants
sur de vagues nuées : auréole et mystère du sacré.
Cependant, ce qui demeure quasi palpable, cest limpression de mouvement de la
prose magnifique et imagée, le sentiment dun flux dense, arc bouté parfois
jusquà la douleur (il me vient limage terrible du dernier stade de la maladie
du tétanos ou les muscles se raidissent pour laisser le corps dans une agonie terrible et
déformée). Voici pour lémotion. Pour lhistoire, le récit qualifié
dautobiographique de Pierre Michon, met en scène des personnages sans envergure
mais comment dire caricaturaux qui ont traversé la vie de lauteur de manière
chronologique. Destin, gloires et malédiction des petites gens : on comprend tout à
fait la filiation avec Faulkner et comme lui limpression dimposture non
seulement devant lécriture, empoignée avec courage à bras le corps mais devant la
vie tout entière.
Et cest sans doute cette authenticité sans concession qui a révélé Pierre
Michon, voici déjà presque vingt ans.
(02/07/2003)
"Pierre Bergounioux, lhéritage"
- Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres-, Les Flohic éditeurs
De façon indélébile, ce livre est marqué du soleil : tout dabord, ce fut
une heure et demie de joie à écouter Pierre et Gabriel Bergounioux sur France Culture
dans linattendu dun parc et dune belle après-midi de printemps (voir
Etonnements du 09/04/2003). Enfin, quelques jours plus tard, ce fut la lecture de
" Pierre Bergounioux, lhéritage "
en Guadeloupe.
Ces rencontres et conversations entre les deux frères Pierre et Gabriel Bergounioux
gardent ainsi le goût du soleil et, parce quil est indissociable pour moi, du
bonheur. Sans doute transparaît-il entre ces échanges : bonheur pour chacun
davoir trouvé sa voie, lenseignement pour lun et lautre et,
comment dire, la transmission du savoir, même si cette expression est un peu galvaudée,
justement par limmensité de ce quon peut connaître. Il semble évident
quil ne pouvait y avoir dautres voies quand on imagine cette émulation de
frères à avoir compris quelques mystères du monde que la province se plait a cacher.
Je suis conscient que cette approche est terriblement réductrice dans la profondeur de ce
qui est dit ou dans le souvenir de la mélancolie persistante de leur père. Néanmoins,
je ne peux mempêcher de penser à ces conversations comme le résumé dune
certaine quête vers de ce quil y a dinstinct grégaire en nous, aller vers
les autres, comprendre, transmettre et vivre. Bref, revenir au mot le plus important du
titre et comme le disait Saint Exupéry " Il importe de sauver lhéritage
spirituel ".
(25/06/2003)
" Paysages ", Hubert Voigner, Deyrolle
" Il est des paysages quelque part, je ne saurais dire où
distinctement, peut-être dans le monde réel, peut-être dans les suggestions illusoires
de la peinture, les doubles approximatifs de la photographie ou des milliers dimages
rémanentes du cerveau ; des paysages qui me sont accessibles demblée, que je
peux saisir dun seul regard, et avec lesquels je me sens en parfaite
intelligence. ".
" Lhiver touche à sa fin, je songe encore à des paysages calcaires, des
contrées rêches et arides, lorsque je remonte le chemin de terre coupant à travers bois
et vergers sans feuilles entre les fermes de pisé balthusiennes, rectangulaires et
massives
On entend des merles essayer leur voix haut perchée par la campagne
paisible, que lon dirait entièrement dépeuplée ; lécorce des arbres
reluit et scintille furtivement parmi la matière obscure des forêts ; lair
est prêt à chauffer du plus bel au sein de cet espace neuf, comme au point mort. Il ne
manque plus que lavènement de la sève aux extrémités des branches pour
entériner le retour prochain des beaux jours et venir rappeler que tout est passager et
superficiel ici bas y compris le froid ou lobscurité ? que tout
participe de la représentation permanente dune seule et même pièce immémoriale
dont les actes splendides et répétitifs finissent par épuiser les uns après les
autres, acteurs, spectateurs et figurants, emportés dans la spirale ouverte du
temps. "
Ce sont les premières et dernières phrases de ce recueil homogène. Que louverture
sur lespace et le paysage se fasse dés le quatrième mot pour se terminer sur le
" temps " au dernier, fixe bien les enjeux quHubert Voignier
nous fait partager : nous faire sentir avec retenue, par petites touches la
conscience extraordinaire, visuelle, sensitive de notre propre existence. A la fois
inspiré de paysages réels et de toiles de peintres, citées en fin de livre,
lauteur nous fait voyager dans les profondeurs de la vision et tente
déclaircir le dilemme que nous proposent les paysages : rester au bord et se
contenter de la béatitude et du confort de la contemplation, ou rentrer dans
lespace, sengager en quelque sorte et craindre alors dêtre perturbé
dans notre perception.
(18/06/2003)
" De Cézanne à Dubuffet ", Catalogue de lexposition
Jean Planque
Jai un faible pour les catalogues dexposition. Cest une passion
récente sest déclenchée avec la visite de lexpo organisée en 2001 à la
BNF " manuscrits décrivains " (voir note décriture du
15/06/2001) où javais également acquis le même jour le très beau catalogue de
lexpo Sarraute qui avait eu lieu dans ce même lieu en 1995 (voir note de lecture du
15/06/2001).
Le catalogue est un genre de littérature bien à part, qui mérite ses lettres de
noblesse car il dépasse bien souvent lévènement ponctuel qui lui a donné vie. Il
semble souvent issu dune imagination à la Perec, dune précision à la Claude
Simon. Essentiellement descriptif, il est trace, mémoire (jai en ma possession le
catalogue " officiel " de lexpo universelle de Paris 1937
merci à mon cousin qui a le flair pour dénicher de telles merveilles de me lavoir
prêté
) et en dit souvent bien plus quune histoire construite de façon plus
littéraire.
Le catalogue dexpo de peinture est dans ce registre, un genre où les enjeux de la
qualité sont encore plus marqués. Les reproductions des toiles exposées doivent être
parfaites, les plus proches de leur luminosité et de leurs couleurs, le grand format sera
souvent de mise. Le catalogue de lexposition Jean Planque " De Cézanne à
Dubuffet " néchappe pas à la règle, mais il a également
lavantage dêtre riche en textes de nombreux intervenants pour illustrer la
vie (rêvée ? ) du collectionneur. Lintérêt bien entendu tient à la
collection qui traverse une sorte de résumé de lart vu par un seul il (mais
quel il !) pendant la période qui a vu lémergence de
labstraction. Le catalogue ne remplace pas cependant lexposition et je me
demande si jaurais eu le même choc devant un tableau dAlexandre Hollan (dont
je reproduis également une splendide aquarelle en page daccueil) de visu, que perdu
dans le livre parmi dautres.
(11/06/2003)
" Raymond Carver ", de Claudine Verley, Belin
Rares sont les ouvrages exclusivement dédiés à Raymond Carver, tout comme la
plupart de ces textes importants demeurent sans traduction française, du moins à ma
connaissance, comme " Ultramarine " ou ses
" Conversations ". Aussi, il est précieux qu'un auteur comme Claudine
Verley consacre une étude sur ce nouvelliste américain essentiel.
Carver est surtout connu en France pour ses nouvelles, du coup, on est enclin à imaginer
que ce genre est important dans la culture anglo-saxonne, du moins encore plus que dans
notre univers francophone bordé tous les 200 ou 300 pages par de traditionnels romans.
Raymond Carver par lui-même, pannes et dysfonctionnements, le bruit et le silence,
trouver du sens, le littéraire et le banal, donner des nouvelles du monde, tous les
chapitres de cet ouvrage ont des titres que Raymond naurait pas désavoués à
donner à lun ou lautre de ses écrits. Lauteur a tenté de situé
limportance et les mécanismes décriture de lécrivain, souvent
comparé au peintre Edward Hopper. Collé sous létiquette
" minimaliste " (et il rejoint pour nous un pendant français
quon imagine du côté de Pierre Michon depuis les " Vies
minuscules "), Raymond Carver a élaboré une uvre sans tapage, comme sa
vie que lon sépare en deux temps, incapacité à vivre et alcool, puis abstinence,
rédemption et stabilité trouvée avec sa compagne Tess Gallagher(ce qui le fait
curieusement ressembler au parcours de Georges Bush, sauf que ce dernier à envoyé son
penchant pour lautodestruction se faire voir chez les autres, dans une aggressivité
vers les irakiens en particulier...).
Claudine Verley a réussi à nous donner un bon aperçu de lécrivain dans ses
rapports au présent, dans une écriture de linstant où la banalité le dispute
presque au fantastique. Oeuvre attachante, donc, à lire, et plus encore, les textes de
Carver, sans oublier ses poèmes.
(28/05/2003)
" Back in the sixties ", Pierre Bergounioux, Verdier
Pierre Bergounioux a été invité au salon du livre de La Havane en février
2002. Il en a ramené des images et une confrontation personnelle avec une histoire telle
que l'a vécue cette génération qui avait vingt ans quand Cuba se trouvait sous les feux
de lactualité. " Back in the sixties ", dérogation à
limpeccable maniement de la langue française pratiquée par lauteur, est la
résultante de ce retour aux sources.
Dabord, il faut signaler que la participation de la France à ce salon avait
provoqué des réactions
parmi la communauté cubaine de Paris, Pierre Bergounioux étant particulièrement visé
(ceci dit cette participation se justifiait, à mon sens, rien que par lhommage
attendus à nos auteurs créoles, mais là nest pas le sujet). Cela a til
influé pour la publication de " Back in the sixties " ? Peu
importe. Le discours de lauteur, mal compris à lépoque (comme un
enthousiasme pour le régime de Castro) na pas varié. Un mot revient sans cesse
dans ce court texte : rêve. Rejoindre un rêve. Et cest bien de cela
quil sagit, de même que les voitures américaines ramènent à lenfance
et aux voiturettes Dinky Toys et Norev, Pierre Bergounioux revient avec simplicité mais
sans naïveté à un rêve disparu dans la déliquescence des communismes : imaginer
un régime plus égalitaire et une alternative au tout capitalisme. Jamais
lactualité na dailleurs été si concernée : la guerre en Irak
permet de redistribuer des cartes en faveur du grand commerce à un tel point que la
notion de démocratie en pâtit tant semble pouvoir avancer sans aucune réticence
limmense trust des intérêts américains. Le mot
" impérialisme ", à la mode lors de lactualité cubaine et qui
était tombé aux oubliettes, retrouve un sens et réapparaît naturellement. Ajoutons à
cette actualité, laffaire récente des peines demprisonnements contre les
opposants cubains et il nous semble que le retour en arrière, au niveau du rêve et des
sixties de pierre Bergounioux, na jamais été aussi proche : clivage entre
limpérialisme américain et la dictature castriste musclée. Avec une différence
toutefois : le rêve a disparu avec la même sensation que lorsquon se
réveille prématurément dans le regret de ne pouvoir poursuivre les belles images
inconscientes. Enfant, il marrivait pareillement de me réveiller au milieu
dun cauchemar, mais jinversais alors la tendance en réfléchissant dans le
noir à toutes les raclées que je pouvais donner aux monstres qui mavaient
poursuivi dans mon sommeil. Mais peut-être je méloigne du livre de Pierre
Bergounioux ? Pas si sûr
Car il me semble lire entre les lignes, le regret
enfantin davoir perdu la satisfaction de trouver le héros qui permettrait de botter
les fesses au grand méchant. Peu importe ce quon peut en penser, pour moi, et
peut-être pour lauteur également, le tintin du jour sappelait Fidel ou Che.
Qui les remplacera ? Cest la question qui reste en suspens à la fin de la
lecture pour que se retrouve la marche éternelle du monde et des hommes,
" lunivers ", comme le dit Pierre Bergounioux qui
" dit-on battrait comme un cur ".
(14/05/2003)
Saint John Perse, uvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade
Ce volume de la Pléiade est particulièrement riche, documenté et pour
cause : cest le poète lui-même qui présida à la rédaction de
lédition de 1972. Ce qui explique mon étonnement (et ma passion) à lire la
biographie complète : détails de jeunesse, des études, des affectations
politiques, des rencontres littéraires, année par année bien sûr et aussi, fait
étonnant, cette biographie appuie le caractère, comment dire, scientifique du poète,
comme si lui-même avait cru devoir insister sur un aspect méconnu de sa vie. On y
apprend par exemple quil " croit pouvoir identifier, en plein vol, un des
derniers représentants des grands rapaces dEurope en voie dextinction, le
Gypaète barbu ". Puis, suivent les uvres complètes, des premiers textes
sur lenfance antillaise à Anabase, Exil, Vents, amers, Chronique. Le discours de
Stockholm de réception du Nobel, quelques hommages, témoignages littéraires ainsi
quune correspondance fournie donne un aperçu complet dun homme qui
paradoxalement donnait limage dun poète semblant retenir, contrôler ses
publications et qui ouvre soudainement ses tiroirs. Avec le jeu un peu faussé de
lédition personnelle de ses uvres complètes Saint John Perse sest
livré sans doute avec beaucoup de malice à la postérité et à linterprétation
future. Cest dans ces textes quil faut pourtant aller sans cesse chercher les
clés dune poésie envoûtante et on ne peut cesser de feuilleter les pages
magnifiques : " Et létranger tout habillé de ses pensées nouvelles se
fait encore des partisans dans les voies du silence : son il est plein
dune salive, il ny a plus en lui substance dhomme. Et la terre, en ses
graines ailées, comme un poète en ses propos voyage
".
(07/05/2003)
"Guadeloupe, temps incertains", éditions Autrement
Ecrit par un collectif dune trentaine dauteurs parmi lesquels les
incontournables chantres de la créolité que sont par exemple Maryse Condé, Ernest
Pépin, Daniel Maximin, Daniel Picouli, Gisèle Pineau, mais aussi, dautres anonymes
impliqués dans la vie locale, artistes, enseignants, ce numéro de la collection Monde
(toujours très didactique et soignée) des éditions Autrement rassemble des visions
différentes de la Guadeloupe. Langue débridée et inventive pour les uns, précision de
la géographie pour les autres, interviews, ethnologie, villes et campagnes, il y en a
pour les goûts. On lit avec autant de passion lhistoire dun laveur de voiture
de la périphérie de Pointe à Pitre ou les analyses politiques et économiques.
Lensemble forme une sorte de récit qui, comment dire, force les yeux à rester
ouverts quand on arpente mornes, fonds ou plages et à comprendre lenfermement
dune île qui reste marquée par la question raciale et son passé, par un quotidien
au soleil souvent plus difficile quon ne le croit. Cest un indispensable
complément à tout guide touristique qui, justement, sattachent à trop enfermer
Karukéra dans limagerie paradisiaque habituelle. Nallez pas croire que cela
vous coupera lenvie dy aller : au contraire, il y a tant de poésie et de
belles langueurs tropicales dans cet ouvrage !
(30/04/2003)
" Dans ces bras-là " de Camille Laurens, P.O.L
Ce livre est paru pour la rentrée littéraire 2000. Et comme jy
participais dans la catégorie " premiers romans " avec
" Central " (voir note décriture de cette semaine
),
jai prêté une attention particulière à cet évènement marketing bien français
que constitue ce rendez-vous de septembre. Hormis les succès fabriqués de Frédéric
Beigbeder (99 francs) et dAmélie Nothomb (Métaphysique des tubes), une avalanches
de titres un peu convenus, évoquant mystère et passion - Eric Holder (la
Correspondante), Nathalie Rheims (Lettre d'une amoureuse morte), Lydie Salvayre (les
Belles âmes), Alice Ferney (la Conversation amoureuse), Frédéric Boyer (Une fée)
avait provoqué chez moi leffet inverse de leur accroche marketing : me
tenir prudemment éloigné deux. Même si, poussé par la curiosité (et cest
bien aussi le rôle de ces titres parfaitement marquetés), javais lu et apprécié
par la suite certains récits (" Les belles âmes ", par exemple).
Javais placé " Dans ces bras-là " dans la même catégorie.
Quelques présentations, critiques maladroites (pléonasme) mavait semblé placer
Camille Laurens dans le rôle quasi-macho de lécrivain femme dévoilant tout, à
linstar de celui revendiqué par Christine Angot, auteur cet automne-là, dun
musclé " Quitter la ville ".
Et puis, " le grain des mots ", chronique de Camille Laurens à
lHuma, mavait convaincu un an plus tard et cest avec un autre
regard que je me suis glissé " Dans ces bras-là ". Oui, Camille
Laurens dit tout, tout son regard de femme sur tous les hommes côtoyés dans leurs rôles
de mari, amant, père, frère, oncle, lecteur, éditeur, particulier. Cest limpide,
sans arrière-pensée, fabriqué avec de vrais mots, sans effets chantournés. On a bien
fait dattendre un peu avant de le lire.
(09/04/2003)
" Deux amis, Beckett et Hayden ", de Christian de Bartillat,
Presses du Village :
Sous titré " le peintre et lécrivain en
Seine-et-Marne ", ce livre nous raconte le voisinage des deux artistes
installés à Reuil en Brie et Ussy sur Marne. Autant, on le suppose, il aurait été
intéressant de suivre une analyse de la peinture de Hayden par Beckett (un peu dans le
prolongement logique des " trois (courts) dialogues " sur les
fauvistes) autant ce nétait pas lobjet du livre de Christian de Bartillat et
même, il est très probable que les relations de voisinage des deux solitaires, inscrites
dans le quotidien, ne devaient pas sétendre dans de longues tirades formelles sur
des considérations philosophiques des relations peinture/écriture. Et cest ce qui
en fait la valeur de ce livre. Lauteur sait bien nous faire sentir les longs
silences qui devaient présider aux parties déchecs entre les deux compères et le
témoignage de Josette Hayden, veuve du peintre (qui a par ailleurs réalisé un tableau
sur ces deux joueurs) nous est très précieux. Ce livre comporte également des photos
peu connues de Beckett, une en particulier où lécrivain est adossé à son
austère table de travail, intérieur sobre bien à limage de lextérieur
sévère de la maison de Beckett. Mais le livre nous laisse également entrevoir outre
cette vie de reclus, quelques anecdotes cocasses qui ont jalonné la vie de
lécrivain, comme par exemple, une scène digne de son théâtre, dans laquelle
lécrivain en amenant sa " deux-chevaux " au garagiste du coin,
est tombé dans la fosse de réparation
Pour autant, louvrage ne se limite pas à une succession danecdotes et sait
nous faire partager lattrait commun des paysages entrevus par les deux artistes. Les
très belles reproductions des uvres de Henri Hayden (Monts moyens bleus - Les
sillons rouges) provoquent une émotion semblable à celles que peuvent procurer la
lecture de textes comme " Mal vu mal dit " imprégnés de paysages de
champagne (voir ci-dessous).
Un livre doublement indispensable donc
(26/03/03)
" Le drap ", dYves Ravey, éditions de Minuit
Cest un court roman, moins de quatre vingts pages, qui raconte la maladie et la mort
du père du narrateur. Court roman, peu de personnages, le fils-narrateur, la mère,
quelques ombres, une sur morte jeune, des collègues de boulot, un médecin. Avec
une grande économie de mots, lhistoire donc, semble se tisser dans les silences.
Les phrases sont remarquables de sobriété. Indirectes souvent, elles donnent
limpression de linéluctable destin en marche, cette fatalité tranquille, ni
triste, ni remarquable, seulement simple, évidente, claire et propre comme on imagine la
chambre du père au jour de sa mort : le drap, odeur de frais. Un très beau récit.
(19/03/2003)
" Fleurs sauvages et vagabondages ", dAlbert Kritter, éditions
Guéniot
Le titre est explicite : à la fois ouvrage dérudition (lauteur nous
présente les fleurs sauvages communes ou rares qui jalonnent la Champagne) et ouvrage de
promenade où aller compter les fleurs dans un vallon secret devient prétexte à poésie.
Il fait partie de ces livres placés à portée de main dans nos bibliothèques et que
nous aimons tous feuilleter de temps en temps, lire une ou deux pages et se laisser
emporter par la magie de la prose dAlbert Kritter : " 6h47 sur les
hauts de Villemoron, le silène de la nuit regarde le soleil qui se
lève
", tantôt nostalgique quand il évoque ses premières patates
cuites sous la cendre à 12 ans " comme on ignore le temps de cuisson, les
patates sont dabord dures, puis mangeables, le plus souvent brûlées " ou
vif et alerte à propos des cyclamens sauvages " Voici une aristocrate originale
qui court sur les pelouses toutes jupes retroussées. Scandaleux ! ".
" Fleurs sauvages et vagabondages " est le dernier ouvrage
dAlbert Kritter, publié à 90 ans avec une étonnante fraîcheur.
(12/03/2003)
Album Faulkner, par Michel Mohrt, Bibliothèque de la Pléiade
Cet album Faulkner, dune très grande qualité (venant de la Pléiade, on sen
doutait) est une excellente idée. On peut se demander par ailleurs pourquoi les
prestigieux volumes de cette collection ne bénéficient-ils pas tous dune telle
bio-iconographie. Sans doute, par manque de matière pour certains auteurs mais là
nest pas le cas de ce grand écrivain. On sait gré à lauteur de la mise en
page davoir mélangé texte autobiographique et photos. Et quelles photos ! Les
poses fières et solitaires de Faulkner (voir notes décriture) alternent avec les
reportages de colloque, voyages, travail public décrivain, les vues de sa maison de
Rowan Oak avec celles dOxford, les portraits des habitants sudistes avec ceux des
femmes fatales, très belles qui jalonnèrent sa vie.
A travers ces nombreuses illustrations, on réalise limportance de Faulkner dans la
littérature américaine, puis mondiale et la venue de ce succès qui réside dans le
vieil antagonisme entre états du Sud et ceux du Nord à lépoque cruciale de
lémancipation du peuple noir et les multiples résistances quy sy
opposèrent.
(05/03/2003)
Mal vu, mal dit, de Samuel Beckett, éditions de Minuit :
La semaine dernière, Pierre Bergounioux savançait
" Jusquà Faulkner " et le renouvellement comment dire
de la modernité et de lauthenticité du récit. Mais Faulkner est mort en
1962 et cest croire à quarante années suivantes de vide et de silence, tout du
moins dune importance moindre. Pourtant, il y a "Mal vu mal dit", de
Samuel Beckett, paru en 1981 qui bouscule sans doute le récit le plus dans ses
fondements, qui dévoile le plus une extraordinaire modernité jamais atteinte jusque là.
Lire "Mal vu mal dit", cest ne pas avoir envie de le raconter tant ce
pourrait être trompeur de donner un aperçu de lillusion du récit qui soffre
à vous. Tant pis, osons : il y a une femme, vieille, qui guette le ciel, quon
suppose vivant seule dans un cabanon perdu au milieu dune campagne. Et cest
tout, cest à dire presque rien, suffisamment pour recréer un univers riche,
émotionnellement puissant, évoquer le temps, la vieillesse à travers la rotondité de
ce paysage perdu, douze (chiffre déternité) ombres dhumains parfois
aperçus, quelques moutons, des cailloux blancs semés sur la terre dune Champagne
pouilleuse, un intérieur spartiate et un temps infini.
Ce court récit de soixante-dix pages est cependant ardu à lire tant il bouscule les
réflexes connus de la lecture, avec des groupes de mots, parfois un seul, en guise de
phrases (voir " Bien vu bien dit " en Notes décriture). Mais il
demeure un précipité de sentiments très forts et qui continue de faire chemin en vous
les jours suivants sans jamais sestomper, revenant toujours comme le soleil et
Vénus guetté par la vieille femme du récit.
(26/02/2003)
" Jusquà Faulkner ", de Pierre Bergounioux,
Gallimard (Lun et lautre)
Pierre Bergounioux ne pouvait pas savoir en publiant " Jusquà
Faulkner " combien (hélas !) lactualité saurait donner un
éclairage particulier à cette tentative dexplication de la littérature mondiale.
En effet, Faulkner, laméricain, " dans un patelin du plus arriéré des
Etats américains " par sa prose novatrice soppose, ou plutôt complète,
relance " lépuisement du commentaire magistral qui accompagne depuis
Homère la marche de lEurope ". Et lactualité par limminence
de la guerre contre lIrak fait ressortir cette vieille tension : Bush insiste
sur la vieille Europe, nous caricaturons toujours loutre-manche comme une inculture
obsédée par ses interêts.
Mais le livre de Pierre Bergounioux arrive à point nommé pour jeter un pont entre ces
deux conceptions du monde, retracer à travers lhistoire et la littérature ce qui
aide à comprendre nos différences. Dans un premier chapitre époustouflant, Pierre
Bergounioux nous gratifie dun raccourci de littérature européenne commençant avec
Homère jusquà Proust et Kafka, en passant bien sûr par le siècle des lumières.
Quand se termine cette histoire, Faulkner, presque contemporain de Proust, prend un
relais inattendu dans la jeune Amérique.
Ainsi pourrait-on résumer trop rapidement le cheminement du livre. Trop rapidement si
lon passait sous silence le choc par exemple que fut
" Sanctuaire " pour le jeune Bergounioux, à un tel point quil
voulut rédiger une lettre de protestation à lencontre de léditeur pour oser
publier ce livre " bâclé, dangereux ". On peut également mesurer
limpact de luvre chez Pierre Michon dans " Corps du
Roi " (voir notes de lecture du 05/02/03), les deux auteurs choisissant la même
photo de Faulkner pour accompagner leur livre.
Jai du mal à situer Faulkner, le tissu de ma culture générale est plein de larges
trous quun tel livre contribue à raccommoder. Jai jusquà présent
encore vaguement la sensation du mouvement global de lécriture quune phrase
de ce texte cependant me semble approcher : " La littérature suit le
mouvement général. Elle quitte le vieux sol des sociétés agraires, les champs et les
bois pour la ville où tout finit. ".
Mais jai aussi une perception et une compréhension intime de la simplicité avec
laquelle Faulkner dit " Je suis analphabète, je ne suis quun
fermier " avec provocation et qui mempèche peut-être den percevoir
la pertinence. Comment dire ? Leffacement de lauteur au profit de
lhistoire me semble naturelle comme elle semblait naturelle à Faulkner peut-être.
En tout cas, jai découvert avec ce livre que, ce qui me semblait aller de soi, la
connaissance du réèl, sa retranscription dans leffacement de lauteur avait
sans doute été faussée depuis Homère aveugle jusquà Proust et autres, aveuglés
par leurs égos ou plus sûrement par ceux que nous leurs avons bâtis et qui font écran
à leurs uvres. Faulkner a eu de la chance darriver ainsi :
" cest alors quun petit homme sest avancé à Oxford,
Mississipi ", comme conclut Pierre Bergounioux.
(19/02/2003)
"Corps du roi", de Pierre Michon, Verdier
Il ny a pas deux corps du roi comme le prétend Michon, inspiré par une
photographie de Beckett, il y en a une multitude, chaque corps étant doublé par son
contraire, son complémentaire : Beckett lécrivain, comment dire, en son corps
social et reconnu, et Sam le solitaire qui joue sa peau ; le roi des lettres (comme
Booz endormi est roi du monde ) et le manant (Villon en ces " temps fort
calamiteux "). Car Pierre Michon sinclut dans ces deux corps également et
ce nest pas par hasard quil choisit deux auteurs ( les deux corps du roi
rejoignent aussi Faulkner un peu plus loin) photographiés dans le relâchement dune
cigarette, ou lanecdote dun relâchement à lalcool que Pierre Michon
partage en commun avec Faulkner dans ce quil nomme " le réflexe de
Charlottesville ". Ainsi, ce qui pourrait apparaître comme une succession de
textes disjoints et qui forme le récit, prend ici toute sa cohérence et pose
léternelle et angoissante question : comment relier les deux corps du
roi ? Que ce soit Beckett, dont Michon reconnaît ladmirable adéquation entre
limage corporelle et lécrivain, Faulkner, grand homme " dipsomane
cultivé de 1m63 ", qui " fut entre autre violement et peut-être
principalement un imposteur " ou Flaubert, monument " bovin,
lourdingue, flaubertien ", seul capable peut-être de mettre les mains dans le
cambouis de " létude de murs " de Madame Bovary, les deux
corps social et corporel sont le moteur dune écriture où lauteur, tour à
tour bouffon et admirable, peut comme Pierre Michon, déclamer " Booz
endormi " de Hugo, comme symbole de la littérature vivante, ou guetter la
parfaite phrase universelle dun traité de chasse arabe dont lauteur nous
gratifie : " Quand il bat large, il est démesuré, quand il se repaît, il
fait vite ; quand il frappe, il met à mal ; quand il donne du bec, il tranche
et quand il fait prise, il se gave. " Ainsi sébattent les écrivains dans
leurs corps défendants car " le ciel est un très grand homme ".
A lire également une très belle interview de Pierre
Michon par Ouest France
On peut trouver le texte de " Booz endormi " ici :
(05/02/2003)
" Samuel Beckett " de Aidan Higgins et John Minihan,
Anatolia :
Ce livre a été déniché par mon épouse qui connaît mes auteurs favoris. Deux
parties se complètent dans ce livre, tout dabord les photos de lécrivain,
très belles, avec le commentaire du photographe John Minihan sur les circonstances de ces
clichés. On y voit " Sam " dans une chambre dhôtel de Londres,
à Paris, boulevard Saint-Jacques, on peut y voir aussi Beckett buvant de la Guinness dans
un pub et son visage éclairé, car lécrivain du désespoir quon imagine
austère nous révèle, dans tous les clichés, une attitude, un geste, un sourire ou
comme sur lun dentre eux, un regard dune incroyable douceur, ce qui
corrobore limage dun Beckett convivial et que tous ceux qui lont
approché sattachent à retracer.
Le texte présente lauteur dans laspect moins connu peut-être de son
influence irlandaise, comment dire, provinciale et traditionnelle, avec ce mélange
typique dhumour et dennui, ces attitudes originales (voir le film
" quatre mariages et un enterrement " pour lambiance
).
Bref, un livre attachant, à feuilleter en automne ou en hiver, sur un banc dans un parc,
avec des gants pour ne pas avoir froid, puis regagner la maison se faire un thé et une
flambée, où mieux, si lon a pas de cheminée, visiter un vieil oncle, un parent
qui en a une, et même sil nen a pas tant pis, ne pas rester seul et boire
ensemble une poire William, une goutte à la prune, un verre coteaux du Layon, tous
ces soleils en bouteille, et garder lombre bienveillante de Beckett en
arrière-pensée.
(29/01/2003)
" Julien Gracq, qui êtes vous ? " par Jean Carrière, La
Manufacture :
Il y a dans cette question quelque chose de scabreux, de presque indécent ,
annonce Jean Carrière. En effet, Julien Gracq passe pour un auteur secret, au même titre
que Blanchot, mais dune façon moins théorique peut-être, plus par refus
dune certaine idée marchande de la littérature et par adhésion à lidée
des " champs magnétiques " du surréalisme, donc dune
créativité plus épurée.
Pour autant, Julien Gracq nest pas un rêveur, son récit " La
littérature à lestomac " a bien précisé lidée dune
écriture qui ne peut être que viscérale, organique, entière et son refus du Goncourt
1951 sinscrit dans ce sens. Julien Gracq est donc un démystificateur et, par
exemple, cest pour lui, accepter le silence de Rimbaud, et ne voir " nulle
raison de faire porter aux poètes une quelconque responsabilité sociale.../... aucun
motif de demander comptes à Rimbaud dune abstention qui na pas jugé utile de
donner clairement ses raisons. ".
Jean Carrière est un passionné de luvre de Gracq, on le sent bien dans cette
biographie. Une part importante est consacrée à une interview où la simplicité du
raisonnement de Julien Gracq éclaire une uvre quon suppose à tort ardue dans
le paysage littéraire et jamais le mot paysage naura si bien collé à un auteur.
(22/01/2003)
" Les clés dElsa ", par Dominique Desanti, Ramsay
Elsa Triolet avait tout pour accomplir son destin exceptionnel : une origine
russe dans une famille aux idées progressistes, 21 ans et un joli minois quand éclate la
révolution de 1917. Ajoutons à cela des fréquentations un peu folles comme celle du
poète Maïakovski, amant de sa sur déjà mariée. Quand elle arrive à Paris dans
les années 20, les milieux littéraires auxquels elle peut prétendre depuis quelle
est devenue lhéroïne (et le co-auteur) dun roman, la saluent avec ce besoin
daventure si obligatoire, la France se remettant tout juste des blessures de la
Grande Guerre. Le surréalisme, vaste laboratoire dexploration et de sensations
nouvelles ne pouvait lignorer et parmi les acharnés de lépoque, Louis
Aragon. La rencontre a lieu, les destins et affinités entre leur petite histoire et la
grande se mettent en place. Nous sommes à lépoque de lespoir nouveau que
représente le communisme. Le PCF rencontre un grand succès et les surréalistes
néchappent pas à promouvoir la société idéale qui va se mettre en place. Pour
Aragon/Triolet, cela se traduit par des voyages en URSS, une étroite coopération entre
les intelligentsia des deux pays, la montée du front populaire est le point dorgue
de cette époque et lavènement de leur popularité. Mais les purges soviétiques
commencent, puis le nazisme et la seconde guerre mondiale viennent brouiller les pistes.
Louis et Elsa sacharnent dabord à justifier le pacte de non-agression
Allemagne/URSS puis entrent dans la résistance et la clandestinité. Il font un retour
triomphal à la fin de la guerre et Elsa reçoit le prix Goncourt en 44. Après avoir
renié beaucoup damis à la fin de la guerre (noublions pas que Drieu la
Rochelle fut un proche dAragon), ils ne lâchent pas le peu despoir quil
leur reste envers le monde communiste, même après une campagne antisémite qui menace
Lili la sur dElsa en 52, même après la mort de Staline. Cependant, les
années 60 viennent à point nommé pour célébrer les couples célèbres, tel
Beauvoir/Sartre et donc, Aragon/Triolet. On les encense dans un bizarre " Tout
Paris " qui les verse avec leur consentement dans une catégorie bourgeoise dont
sauront se souvenir les étudiants en 68, refusant leur apparent soutien. Elsa meurt en
70, Aragon, 12 ans après. Voilà lhistoire. Ainsi vont les clés dElsa qui
nont su ouvrir que l'appartement commun avec Aragon.
(15/01/03)
"Claude Simon", par L Dällenbach, Seuil (les contemporains)
La lecture dun livre de Claude Simon est toujours pour moi parcellaire,
atomisée, météorique, incomplète, fébrile, extraordinaire
et constamment
renouvelée. Route des Flandres, Histoires, Tramway
etc, lus et relus (voir en
archives de nombreuses notes de lectures). Le livre de Lucien Dällenbach sur ce prix
Nobel de littérature ne pouvait quêtre similaire et riche
denseignements et, comme pour les écrits de lauteur, on y revient
souvent pour tenter, non pas de percer, mais de glisser sur les mystères qui rendent
justement cette écriture exceptionnelle. Ainsi, bâti sous un mélange thématique ou
chronologique, cette biographie replace luvre dans le contexte du nouveau
roman bien sûr, mais aussi dans son apparition historique de laprès guerre où
Claude Simon prit conscience que " cela (un certain roman), non, nest plus
possible, cest à grincer des dents ". A noter un excellent entretien sur
les attaques et stimuli envers lécriture. Au final, on conçoit ce livre comme une
boîte à outils, au sens du " bricolage " cher à lauteur (voir
également note décriture de cette semaine).
(08/01/03)
" Exercices de Style " de Raymond Queneau, Gallimard
Jeunesse
Javais déjà fait une note de lecture sur ces exercices de style (le
21/03/2001). Mais là, ce quil faut saluer, cest la beauté de lédition
Gallimard Jeunesse qui fête ses trente ans. La pagination, particulièrement
originale, est scindée en deux parties, séparément mobile : la partie
inférieure contient le texte, bien mis en valeur par le choix et loriginalité des
typographies ; celle au-dessus, nettement plus grande, contient de très beaux
dessins que lon doit à limagination de 70 grands illustrateurs. Evidement,
cette qualité a un prix qui dépasse souvent les trente euros, mais Noël et autres
occasions sont là pour se faire offrir de tels ouvrages ou soi-même se donner
loccasion de faire plaisir. A travers ce livre exemplaire, cest toute cette
frange très importante de la mise en valeur des textes que lon veut saluer, très
souvent réussi dans le domaine jeunesse, choix des matières, du papier, des couleurs,
différents aspects de la couverture, alliance de brillance et de matité. Nous ne parlons
pas assez de tous ces éléments qui ravissent lil et qui provoquent le désir
de lecture. Cest pourtant ce qui demeure incomparable et qui garde tout
lintérêt de la production des livres en regard des vieilles peurs du livre
électronique et autre mirages internautes.
(01/01/03)
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