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Notes de lecture 2006
Sartre, l'âge des passions, réalisation Claude Goretta, film TV,
France 2 :
Bon, je sais, je confonds tout : la télé ce n'est pas un livre, mais que
voulez-vous, étant si peu téléphage, c'est avec un plaisir de lecteur que le
téléspectateur que je suis, a regardé ce téléfilm sur Sartre. D'ailleurs en passant,
j'ai un peu traîné sur Internet pour voir ce qu'on y disait : c'est drôle comme la
télé suscite des avis tranchés, agressifs, beaucoup plus que les livres. Bien sûr, il
y a ceux qui n'aiment pas et les inconditionnels comme partout, mais on dirait qu'on
projette ses rancurs et le constat nerveux de sa propre servilité face au petit
écran. Pourtant, c'est simple la télé, il y a un bouton pour l'éteindre. Mes
téléviseurs chez moi sont si vieux que je capte encore l'ORTF. L'image est parfois si
mauvaise qu'on dirait de la radio. Je ne me sers par désinvolture que de subtils montages
de petites antennes intérieures qui flanchent tous le temps, c'est tout une sinécure
pour obtenir une image mais cette invocation quotidienne au Dieu des Ondes est beaucoup
plus poétique que la transmission par satellite. Ce sera ma parabole du jour, ah, ah...
Pour en revenir à Sartre, le téléfilm ne balaye que la période de 1958 à 1964, c'est
à dire de l'avenement de De Gaulle et la Guerre d'Algérie à l'attribution (refusée) du
Prix Nobel de Littérature. L'histoire de cette époque est assez fidèle et nombreux sont
les réels emprunts à Sartre. Il y a une connaissance et un sérieux de la reconstitution
de cette époque évidents. Bien sûr, les puristes et spécialistes de tous poils
ergoteront : vérité historique contre adaptation télévisuelle forcément ratée et
gnagnagna. Laissons-les. Le fond, pour moi, est cohérent et fidèle. Mais la télé,
c'est aussi la forme, donc l'image en mouvement. On sent, là aussi, qu'il y a une
volonté pointilleuse de reconstitution. Assez flagrante d'ailleurs quand on regarde les
photographies connues de Sartre. Bien entendu, l'attitude, la voix, l'allure de Sartre est
très ressemblante ainsi que celle de Simone de Beauvoir : mention spéciale aux deux
comédiens donc, Denis Podalydès et Anne Alvaro (qui a gardé l'air sérieux-sévère du Goût
des autres). Mais c'est aussi tout un luxe de détail qui rétablit les
ambiances comme par exemple la visite à Cuba, immortalisée dans la réalité par
une photo où Jean Paul et Simone assis sur un sofa écoutent avec déférence le
révolutionnaire Che Guevara (remarquez, une retranscription "fidèle", c'est
normal chez Castro...). Que dire aussi du personnage de Carla dans le téléfilm,
ressemblant comme deux gouttes d'eau à une photographie dans un café de Sartre et
d'Arlette , qui devait devenir sa fille adoptive et la gardienne de sa mémoire. Le
mouvement général est bien approfondi aussi, il y a bien sûr la réserve de Simone et
ses fameux cheveux tirés par un bandeau mais aussi l'allant et la gaieté de Sartre, ses
gestes saccadés, son charme aussi, ses positions théoriques sans ambiguïté mais qui se
confrontaient parfois difficilement à la pratique. Là où le téléfilm manque un peu de
pêche, c'est dans la liaison entre ses différentes scènes "d'après photos",
c'est comment elles s'agglomèrent et donnent cohérence. On passe de la guerre d'Algérie
à la visite en Russie, on retourne à Saint-Germain, on fait escale à Venise et pendant
ce temps l'oeuvre semble s'élaborer si peu, avec une facilité trompeuse. Faire aimer,
découvrir aussi pour le public le plus large possible le philosophe dans cette période
particulière de l'âge des passions et sous tous ces aspects, littéraire et politique,
est une gageure devenue bien rare sur les chaînes de grande audience, aussi cette
expérience, réussie de surcroît méritait d'être soulignée.
(30/12/2006)
Politique de limmortalité, Boris Groys, Maren
Sell :
La philo ménerve souvent. Manière de couper les cheveux en quatre, éloignement du
bon sens, besoin de pré-requis importants pour la comprendre, inadaptation patente au
monde actuel par référence à une histoire trop prégnante, schématisation trop
poussée, discussions de café de commerce surfant sur la vogue des cafés philo, faux
gourous mais vrais égocentrismes. Et puis parfois elle est éclairante : simplicité
et dynamisme des discours, volonté den découdre avec les poncifs, nous placer dans
des réflexions malaisées : ainsi, je me souviens d'une conférence de Philippe
Dagonnet (un langrois dorigine comme Diderot et moi, ce nest pas étonnant)
proposait-il la nationalisation des corps après la mort, donc le droit de ne pas disposer
de sa propre dépouille
Vous imaginez la polémique joyeuse !
Boris Groys, dont ce livre retrace les entretiens quil a eus avec Thomas Knoefel,
participe de la même énergie. Ce nest pourtant pas un livre à placer entre les
mains des néophytes. Si par hasard, je connais un peu Deleuze et Guattari dont il est
fait mention dans une brillante première partie intitulée froidement " le
cadavre du philosophe", les Wittgenstein et autres Kierkegaard, Husserl, si jai
parfois entendu citer leurs noms, je suis incapable de les situer dans ce vaste jardin
parsemé de statues du penseur. On peut certes regretter une approche un peu marketing de
la chose avec formules à lemporte pièce, genre " la philosophie est une
sorte de compétition. Le tir aussi est une sorte de compétition " (à propos
de la fameuse phrase de Goebbels : quand jentends le mot culture je sors mon
révolver " (dailleurs il me semble que cétait plutôt
pistolet, non ?)) mais la réflexion est bien menée, dune part sur la philo
confrontée aux guerres mondiales, sur le traumatisme quelle endure encore. Donc, il
est question de culture, mais il est encore plus question dimmortalité. On mesurera
la vérité philosophique des réponses de Boris Groys, généralement complètes et
fournies mais à celle-ci " Contre limmortalité des morts
navons-nous aucune chance ? Pas la moindre
", formule lapidaire
mais qui introduit bien le désir déternité qui traverse les idées et ceux qui
les émettent " les livres sont les chambres funéraires du
philosophe ". Le livre se poursuit de façon cohérente par un chapitre
intitulé " la fable du désir " ou justement la culture est
confrontée à ce désir dimmortalité, notamment concernant la théâtralisation
actuelle des musées, qui pour lauteur nest jamais quune manifestation
de " lespace de limmortalité ". On pense évidemment aux
textes de Bourdieu sur l'art et d'ailleurs, Boris Groys y fait référence. En cela (si
jai bien compris), lintellectuel, lartiste, celui qui produit est
confronté dun côté à la somme de tout ce qui a été conservé jusqualors
mais est également poussé par son propre désir dajouter sa pierre à
lédifice et les outils actuels, notamment informatiques, alimentent de plus en plus
le désir déjà inhérent en soi de limmortalité. Vous êtes intello, artiste ou
autre, posez-vous la question : est-ce que jaccepte de produire quelque chose
voué à disparition à léphémère ? Bien évidemment non, même une
performance, un slam révèle le désir secret de celui qui s'y colle qu'il reste dans les
mémoires des auditeurs, visiteurs, spectateurs... Et je regarde avec tendresse les livres
que jai bâtis et qui sétalent sur mon bureau
Linformatique même
est un leurre, les mots seffacent sur lécran mais notre volonté quils
restent est manifeste : par exemple, lexpérience internautique Tumulte de
François Bon est révolue
mais au prix dun livre publié, donc dune
trace qui reste. Donc oui, nous vivons une époque à paradoxe : culte de
linstantané, du people, de lévènement immédiat, fi de lexpérience
au boulot par exemple, haro sur les archives, on efface son disque dur aussi aisément
quun autodafé de cent mille livres et paradoxalement jamais notre époque na
été aussi propice (et facile) à déposer sa pierre dans le vaste jardin mondial.
(13/12/2006)
Il y a de, de Gabriel Bergounioux, éditions Champ Vallon :
Savoir qu' Il y a de est la suite d' Il y a un
(note de lecture du 25/02/2004). Savoir que, malgré mon enthousiasme, ce premier livre et
ce deuxième, me semble-t-il, n'ont pas l'écho critique qu'ils méritent pour témoigner
de leur portée. En effet, c'est bien celle-ci que je rendais compte pour Il y a un :
"le premier roman qui ose reconstituer la violence actuelle de ce que nous
vivons, qui lenchâsse dans une portée littéraire réfléchie et, par là même,
qui nous précipite dans cette réalité que nous ne voulons ou ne pouvons pas
voir...", tel m'apparaissait le projet littéraire de l'auteur. Or, c'est bien cette
lignée qui se confirme dans Il y a de et c'est bien la suite de ce roman de
guerre, d'une guerre apparue comme par fatalité (on pense à l'Irak bien sûr), mais
cette fois-ci nous en comprenons encore plus clairement les mécanismes. Un navire de
guerre qui vogue en pleine mer attend une attaque prévisible. L'histoire est racontée
par le "radio" du bord. Ce huis-clos est évidemment bien symbolique : cette
appréhension d'un évènement à venir, ces balbutiements ordonnés et militaires, c'est
bien l'invention initiale du roman qui s'invite, c'est l'Illiade forcement. Mais ce qui
fait la force du livre, c'est sa langue placée dans l'oralité. Bien entendu, l'auteur,
linguiste, connaît parfaitement l'emploi des dislocations et autres spécificités propre
à l'évolution de la langue parlée. On est en droit d'ailleurs de ce demander pourquoi
utiliser ce registre plutôt que celui littéraire ou soutenu qui préside depuis si
longtemps au classicisme des livres. Mais Gabriel Bergounioux tente de nous montrer
que c'est bien à travers l'évolution de la langue que naît cette violence et d'ailleurs
une mutinerie ne tarde pas à arriver. Oralité et action contre écriture et réflexion ?
L'analyse n'est pas si simpliste que cela, elle montre que la langue intervient dans la
politique de nos sociétés de plus en plus musclées. Il faut être sourd pour ne pas
s'apercevoir de cette évolution des discours sécuritaires où les nettoyages au Karcher
et autres euphémismes abondent. C'est cette montée en puissance de de la langue que
l'auteur met en exergue, mais c'est aussi, sachons-le, ayons en pleinement conscience, ces
mots que nous utilisons tous les jours qui peuvent devenir nos ennemis, dépasser nos
pensées, prendre une sorte de pouvoir autonome et vindicatif : ce jour venu, il sera trop
tard.
(29/11/2006)
Jimi Hendrix, émotions électriques, Moebius, Jean-Noël Coghe, Le
Castor Astral :
Ezy Rider, en voyage avec Jimi Hendrix, Alain Dister, Seuil :
Jimi Hendrix,Olivier Nuc, Librio :
Il existe relativement peu de biographies consacrées à Jimi Hendrix, enfin, je
veux dire de véritables biographies (la liste ici n'est pas exhaustive et la qualité est
inégale) autres qu'un méli-mélo de clichés hippies et rock'n roll, à l'exemple de
celui où on le voit poser derrière le guidon d'une moto Harley sans doute, marguerite
coincée sur le phare dans la pure tradition du Flower Power, bandeau dans les cheveux,
colliers et divers colifichets sur lui (album South Saturn Delta). Easy Rider,
donc, Ezy Rider pour Alain Dister dont l'intérêt du livre est de rapporter les trop
brèves rencontres avec cet artiste à la carrière fugitive, de même que celui de
Jean-Noël Coghe, également journaliste de radio (encore nationales à l'époque, les
radios, et pas encore libérée). On y découvre un Jimi Hendrix, pas encore connu qui
s'empêtre dans le tapis des productions yéyés de l'époque (ah! la version
aplatie de Hey Jôôôe, versus Johnny...) ou joue dans des clubs belges un peu paumés
où l'hostellerie et la restauration du coin devait ressembler non pas à chez Bernard
Loiseau mais plutôt à l'auberge de Rupt-aux-Nonains (voir Note d'étonnements de la
semaine précédente...). Car Jimi Hendrix est un héros picaresque, et comme il se doit,
ce Don Quichotte de la guitare autodidacte (d'ailleurs peut-on être un "vrai"
guitariste sans être autodidacte, grave question philosophique, sujet de dissertation,
merci de m'envoyer vos copies par mail...) aura vécu une vie à la Rimbaud, comme lui,
trop vite parti, mais surtout comme lui, engoncé dans un corps trop grand, mains immenses
(pratique pour la guitare) de même qu'Arthur (et ces mains rougeaudes de paysan, comme le
découvrit Verlaine à sa première entrevue), bref, le corps en décalage avec une
poésie musicale pour lui, versifiée pour Rimbaud, mais, dans les deux cas,
époustouflante et beaucoup plus subtile qu'il n'y paraît dans le tape-à-l'il, le
clinquant des riffs ou la couleur des voyelles.
Bateau ivre, les deux s'en sont allés.
Au jeu des comparaisons, Rimbaud, s'il avait vécu un siècle plus tard, aurait infléchi
sa route vers l'Ouest et traversé l'Atlantique plutôt que la Mer Rouge, aurait appris la
guitare auprès d'un vieux bluesman et d'une voie ferrée perdue dans le désert mais qui
sait ce que serait devenu Hendrix, s'il avait vécu un siècle plus tôt, à Seattle,
État de Washington ? Aurait-il devancé Faulkner ? Instauré un culte du Voodoo Chile ?
Rassemblé une révolte pacifique ? Brother Jimi était un doux, peace and love pour faire
pop, si vous préférez et comme le disait Miles Davis, à propos de son groupe
Expérience : "Jimi Hendrix peut prendre deux musiciens blancs et les faire jouer à
vous faire tomber sur le cul."
(08/11/2006)
Jaguar, le félin franco-anglais en action, d'Alain Vezin, Histopresse
:
On pourrait se demander ce qui me pousse à admirer autant - et donc décrire ici
- un livre où la question des armes et de la guerre est omniprésente à travers le sujet
même de l'avion de chasse dont il est question.
Si une définition possible de la philosophie est approchante de celle ci - volonté
exhaustive tout réunir sur un même sujet, d'en appréhender tous les aspects,
historiques, humains, linguistiques, techniques et désir d'exposer l'ensemble en totale
transparence devant tous -, alors ce livre est un véritable ouvrage de philosophie. Et
c'est bien le drame du classement des genres : on trouve ce Jaguar, félin
franco-anglais en action, dans le rayon des passions diverses, automobile, sport,
aviation, on devrait pouvoir le trouver ailleurs. En effet, si le format de cette
édition, par ailleurs fort bien réalisée et mis en page, est conforme aux critères
ci-dessus et constitue par ailleurs très justement une idée de cadeau "qui
présente bien", ses 400 pages et 600 illustrations ne se cantonnent pas à la simple
idée d'un ouvrage de photographies où le texte et les apports seraient secondaires. Ici,
c'est l'inverse qui prévaut : au bout d'un travail de recherches de six années, Alain
Vezin, qui fut Pilote de chasse sur cet avion, réalise une synthèse extrêmement
audacieuse. Ainsi, avec l'exhaustivité même de l'analyse qui nous est présentée à
travers plus de trente années d'action de cet avion conçu pour la défense, la question
n'est pas de savoir s'il s'agit de cautionner ou non cet état de fait, plutôt de
constater un aspect indubitable de nos sociétés modernes. Et c'est là qu'intervient
toute la précision d'Alain Vezin qui, même s'il sait forcement de quoi il parle, ayant
été étroitement mêlé à la vie de cette machine volante, arrive à faire partager aux
plus néophytes tous les aspects qui y sont liés, depuis le moindre boulon, la moindre
nuance de peinture, jusqu'aux circonvolutions de la politique étrangère, aux
interventions au Tchad ou en Irak, en passant par des témoignages dont le poids
historique et émotionnel est important, replaçant sans cesse la position de l'homme face
à la machine, dans sa logique d'action, dans ce qui lui est possible de maîtriser en
face d'elle, dans ses dangers et ses champs d'actions. J'ai lu avec passion et avidité
cet ouvrage qui n'en cache rien avec, je le répète, une précision étonnante qui
installe sa valeur et sa portée philosophique. Jaguar, félin franco-anglais en
action, ce titre accrocheur prend cependant au fil des pages toute sa portée
en y mêlant toute la brutalité de l'action, de sa rapidité efficace vis à vis d'une
technologie faite pour cela avec les chemins linguistiques qu'impose cette même
brutalité, les métaphores induites et vécues par tous ceux mêlés de près à cette
aventure, pilotes, mécaniciens et autres. Le félin a bien existé pendant plus
de trente ans et sur tous ces aspects...
Pierre Bergounioux, avec son B17G (Note de lecture du 31/10/2001) retraçait
l'histoire d'un bombardier à travers les films des caméras couplées aux mitrailleuses
des avions et la photo qui en était extraite montrait un bombardier B17G au moment
précis ou il était touché par un projectile, projetant ses occupants dans lavenir
très bref et inéluctable de leur mort. C'est la même inconnue qui traverse le livre
d'Alain Vezin, sauf que cette fois-ci, vous êtes dans l'avion et vous avez intégré la
patiente accumulation de faits anodins, d'exploits technologiques, d'esprits grégaire,
tout qui vous a conduit à bord...
(11/10/2006)
Le Monde de Raymond Carver, textes de Raymond Carver, photographies de Bob Adelman,
Editions de la Martinière, Editions de l'Olivier :
Elle s'écroule dans la cabine, pleurant au téléphone. Pose une question ou deux
et pleure à nouveau. Son compagnon, un vieux gars en jean et chemise en denim, attend son
tour de parler et pleurer. Elle lui passe l'appareil. Pendant une minutes, ils sont tous
les deux dans l'étroite cabine, ses larmes à lui coulant à côté des siennes à elle.
Puis elle sort s'adosser à l'aile de leur sedan. Et l'écoute quand il parle de
dispositions.
J'observe tout cela depuis ma voiture. Je n'ai pas le téléphone moi non plus. Je
suis assis au volant, à fumer, attendant de prendre mes propres dispositions. Bientôt il
raccroche. Sort et s'essuie le visage. Ils montent dans la voiture et s'assoient, les
vitres fermées. Le verre s'embue lorsqu'elle s'appuie sur lui, lorsqu'il passe un bras
autour de ses épaules. Le mécanisme de la consolation dans ce lieu public, exigu.
J'emporte ma monnaie jusqu'à la cabine et j'entre. Mais en laissant la porte
ouverte c'est si étroit là dedans. Le combiné est encore chaud. Je déteste utiliser un
téléphone qui vient d'annoncer un décès. Mais je n'ai pas le choix, c'est le seul
téléphone à des kilomètres, et il peut écouter sans prendre parti.
J'introduis les pièces et j'attends. Les gens de la voiture attendent aussi. Il
met le contact puis le coupe. Où aller ? Aucun de nous n'est capable de le dire. Ne
sachant pas où s'abat le prochain coup, ni pourquoi. La sonnerie à l'autre bout
s'interrompt quand elle décroche. Avant que j'aie pu placer deux mots, l'appareil
commence à crier : "je t'ai dit que c'est fini ! Terminé ! Tu peux aller te faire
foutre !"
Je lâche le téléphone et me passe la main sur le visage. Je ferme et ouvre la
porte. Le couple dans la berline baisse les vitres et me considère, les larmes figée un
instant par cette distraction. Ensuite ils remontent les vitres et restent immobiles. Nous
n'allons nulle part, pendant un moment, puis nous partons.
Nous n'allons nulle part, pendant un moment, puis nous partons...
Toute cette phrase résume le monde de Raymond Carver. Je n'ai pas pu résister à l'envie
de recopier la nouvelle entière de La cabine téléphonique, tant elle me
paraît emblématique de cet auteur, tant il me semble pénétrer dans son univers,
certains jours d'ailleurs plus que d'autres à tutoyer une réalité similaire. Ce fut le
cas cette semaine passée (voir en Etonnements, notes d'écriture, webcam) et combien une
errance vers Chaumont, ces nouvelles apprises à Châlons, tout un boulot qui comprime les
jours et l'esprit sont dans la veine (la déveine ?) de Carver. J'ai toujours aimé cet
auteur et la phrase placée en exergue de mon premier roman Central est de lui,
j'y tenais (Passer en coup de vent, ne pas s'éterniser, passer sa route).
Les deux éditeurs qui se sont associés pour publier cet ouvrage luxueux ont réussi à
donne l'exacte sensation du Monde de Raymond Carver. Les photographies précises
de Bob Adelman y sont pour beaucoup, ainsi que le témoignage partisan mais argumenté de
Tess Galagher qui fut sa dernière épouse. Mais c'est bien le choix d'extraits de textes
de Carver à l'image de celui recopié qui vaut mieux que de longs discours pour
appréhender l'ambiance à la fois implacable et subie d'une Amérique de petites gens
dignes de respect. Du coup, la discrétion et la sincérité de ce livre me semble aller
à l'encontre du tapageur Parlez-moi de Raymond Carver, de Philippe Romon, paru
en 2003 (je vais relire cet ouvrage raisonné de plus de 500 pages) dont la
publicité, à l'époque de la parution, avait voulu créer une polémique concernant la
réalité du talent du Carver, manipulé par son dernier entourage. Ces histoires de
familles auraient sans doute inspiré à Ray d'autres nouvelles désabusées, tant n'est
pas question de savoir de quoi le talent est issu, sinon que de la simple rencontre entre
un auteur et un lecteur en tête à tête. Pour moi, la rencontre à eu lieu. Ce Monde
de Raymond Carver est à réserver bien sûr aux inconditionnels du
nouvelliste, mais aussi à ceux qui voudraient pénétrer avec justesse dans son univers
désenchanté.
(27/09/2006)
L'élégance du hérisson, de Muriel Barbery, Gallimard :
Qui a oublié Muriel Barbery et son premier roman Une gourmandise ? Tout
le monde ! Et pour cause : ce galop d'essai était paru six ans auparavant, ce qui avait
laissé largement le temps de mettre en péril les mémoires les plus organisées et
infaillibles. Tout le monde l'avait donc oubliée sauf moi mais il faut dire que j'avais
une bonne raison de me souvenir de cet écrivain puisque nous appartenions tous deux à la
promotion des premiers romanciers du XXI° siècle. Ce fait extraordinaire et
malicieux nous a ainsi rapproché au point d'avoir échangé depuis lors une conversation
électronique sans faille. Six ans, ce n'est pas rien, et si de mon côté j'ai pu rouler
des mécaniques en lui évoquant en détail la genèse des nombreux livres qui ont
rapidement succédés à mon premier, de l'autre, j'ai pu suivre les péripéties du
brillant sujet qui s'enflammait si rapidement dés qu'on évoquait l'EN, sa Normandie
d'adoption ou encore nos animaux à quatre pattes. Il est difficile de résumer six ans de
conversation ininterrompue : je croix qu'on aura abordé ensemble tous les sujets
jusqu'aux difficiles choix universitaires de ma progéniture où ses conseils auront été
précieux. Seule ombre au tableau, j'esperais impatiemment le deuxième depuis que j'avais
terminé ma note de lecture d'Une gourmandise (du 18/10/ 2000) par cette attente
pieuse. Bref, j'ai ainsi découvert qu'on pouvait attendre l'écriture de différentes
façons et que, celle qui semblait si chère à Muriel, se résumait dans une sorte
d'espérance miraculeuse et délicate du plaisir d'écrire, chose pour moi inconnue, tant
l'écriture se rapproche plus pour ma vision de l'engrenage et de la planche à clous
plutôt que de la délicatesse d'une chouquette ou de l'élégance d'un hérisson.
L'élégance du hérisson, donc, et combien ce titre résume tout le projet d'écriture de
l'auteur. Le sympathique animal (le hérisson, pas l'auteur...), et qui a par ailleurs
inspiré Eric Chevillard, est à la fois sauvage et grégaire, campagnard mais
suffisamment proche de la ville. Il ne se prend pas la tête (d'ailleurs, roulé en boule,
où est la tête, où est la queue), déroule une nonchalance curieuse et une intelligence
circonspecte. Qui s'y frotte s'y pique pourrait être son adage, il n'en est rien, sa
philosophie est pédagogique : je montre que j'ai des piquants, il en est ainsi de toutes
choses de notre monde, un envers poli et un endroit revêche, versus bellus et vice versa,
à vous d'en faire bon usage. En fait, toute l'oeuvre de Muriel Barbery répond à nos
apparentes contradictions en les donnant à voir. Une gourmandise, mettait en
scène un critique culinaire sur le point de mourir et qui tentait de retrouver le goût
initial des choses après avoir fait le tour mondial de la complexité culinaire .
Vanités, vanités... Dans l'Elégance du hérisson, d'ailleurs, on retrouve ce
critique, personnage principal du premier livre, en second couteau dans l'immeuble
qu'administre une concierge qui elle devient l'héroïne de l'histoire. Une héroïne bien
malgré elle et qui ne doit sa gloire que par sa volonté de vouloir coller à l'image que
l'on se fait de son emploi subalterne avec chat obèse, oignons aux pieds et odeur
entêtante de poireaux dans sa loge. Seulement, son amour immodéré de la littérature et
de la philosophie l'entraînera dans des péripéties bien malgré elle. Modestie,
humilité. Car c'est bien cette sagesse que nous propose Muriel Barbery sans en
avoir l'air, endossant discrètement un costume de fabuliste entre deux plaisanteries.
Allons, allons, est-ce bien sérieux tout cela pouvons nous penser ? Non, cela s'appelle
de l'élégance.
(19/09/2006)
Carnet de notes, de Pierre Bergounioux, Verdier :
Jai toujours aimé les biographies, je lai souvent dit (et les journaux des
écrivains participent à cette même connaissance des hommes). Je naime pas lire un
texte dun auteur sans connaître au minimum qui il est, ce quil a représenté
que ce soit dans le simple minimum, date de naissance, de disparition, ou appréhender
plus complètement les époques quil a traversés, quels étaient ses affinités
littéraires, son milieu social. Cette curiosité est celle dun
écrivain : on agit souvent à titre de comparaison et nos opinions sont parfois
tranchées même si luvre qui est derrière lhomme est magnifique :
ainsi, le bourgeois Proust, laristocrate Saint John Perse mimportunent
dautant plus quon les admire (et que je les admire). Il me semble que rien ne
me satisfait plus quand lhomme est en cohérence, non pas avec mes idées, ou même
son milieu, mais quand il montre les tensions, les contradictions de son uvre par
rapport justement à sa vie. Ainsi Céline, capable décrire le magnifique Voyage
au bout de la nuit et de se laisser enfermer dans un antisémitisme veule. Ainsi
lattrait de Rimbaud qui ne me paraît jamais aussi proche et compréhensible que
quand il abandonne la poésie.
Pierre Bergounioux est limpide. Son journal est ainsi transparent, visible, on devine le
travail opiniâtre sans projet dédition, juste laisser trace pour soi et tenter de
comprendre. Son Carnet de notes se déroule sur une période de dix ans
particulièrement importante puisquelle englobe ses débuts dans la publication.
Notons au passage que le titre Carnet de notes ajoute à lautodérision du
prof qui transparaît à chaque page sous de multiples facettes. La passion mais aussi
lastreignante répétition de lenseignement, le temps libre quil
dégage, mis à profit pour les autres activités domestiques, la sollicitude du
parent-prof aux petits soins pour lapprentissage de ses propres enfants. A lire
cette répétition des jours, on trouve Pierre Bergounioux bien courageux de
satteler à la vie matérielle, comme dirait Duras, avec un inépuisable
courage et cest avec envie quon aimerait trouver en soi un peu de cette
énergie. Car on ne peut sempêcher de comparer cette vie quotidienne avec la sienne
(cest ce qui me semble par ailleurs constituer un des intérêts primordiaux des
journaux), dautant plus quil me semble me retrouver pleinement dans ce
quotidien domestique, moi qui ai opté très tôt pour un temps partiel afin de
moccuper de mes enfants le mercredi (eh oui, comme un prof
). Et ce que
jai retrouvé avec cette accumulation de faits infimes, tropismes à la Sarraute,
cest parfois aussi la tension contre cet ordre du monde si petitement constitué,
énervements dautant plus stupides quil est vain de se révolter contre le
quotidien qui mange nos vies. Ainsi, quelquun était capable comme moi, de
semporter, de crier, de claquer la porte, capable de colères. Que Pierre
Bergounioux puisse montrer ces aspérités dans le lissé des mots et des feuilles
entassées, en marge de la grande oeuvre qui n'en laisse rien transparaître, est sans
doute un des apports majeurs de ce journal, avec bien entendu, la grande rigueur et soif
de comprendre qui est inhérente à lhomme, le déracinement permanent entre la
province natale et Paris. On aime bien sûr retrouver aussi quelques faits qui nous ont
aussi marqué : un certain samedi de février quand l'auteur nous raconte une tempête
assez forte : le week-end en question, j'avais dû organiser les dépannages
téléphoniques de tout de département dévasté...
Un dernier mot concernant lapproche de ce Carnet de notes. Jai
toujours éprouvé une sorte de sentiment proche du voyeur à pénétrer dans un journal
ou une biographie. A la réflexion cette pudeur est la même que celle que je propose en
étalant ma vie dans les rubriques de Feuilles de route, je suis persuadé quil y a
une réelle générosité à parler de sa vie, à tenter de la faire partager. Remarquez
cette phrase magnifique qui me permet daffirmer que Pierre Bergounioux et moi sommes
généreux, mais au-delà de la boutade, je crois que vouloir tenter de retracer avec le
plus de réalité possible les moments privés de nos vies, cest sans doute cela qui
participe de la nécessité de réaliser pourquoi un beau jour lécriture vous est
tombé dessus.
Donc, la limpidité, qui dans ce cas sapparente à une qualité, consiste à tout
étaler, un peu comme une des planches dentomologistes que Pierre Bergounioux adore
constituer. Et en donnant possibilité aux autres du regard, il sait quaprès, on
peut seulement tenter de circonscrire la compréhension de qui on est.
(26/04/2006)
Les Paravents, Jean Genet, Folio théâtre :
Cela fait déjà quelques jours que je suis au Maroc. Je lis Les Paravents dans
quelques rares moments libres, lecture déjà parcourue en vitesse il y a quelques
mois et que jai envie de reprendre plus finement. Je réalise que la plupart des
personnages, Leïla, Saïd, ont ce fatalisme, cette philosophie de vie des habitants du
Maghreb que je côtoie ici depuis le début. Il est vrai que Les Paravents a été
considéré, à tort me semble til, comme une pièce sur la guerre dAlgérie.
En effet, sa conception, sans doute vers 1956, sa publication en 1961, sont si imbriquées
au drame historique en train de se jouer quil semble probable que cette pièce
nait pas eu ce but initial. Il faut par contre attendre dix ans une autorisation
pour la jouer en France, non sans éclats puisquun certain Jean-Marie le pen,
assisté de parachutistes hâbleurs, assurent les prolongements musclés de ces
représentations à la grande joie de Jean Genet
En effet, cette polémique met en
exergue cette tragédie dont on retrouve les ingrédients antiques, réapparition des
morts comme dans Les Perses dEschyle avec le fantôme de Darios, mais dont la
poétique bouffonne est exacerbée par une mise en scène à son paroxysme, maquillages et
costumes outranciers, dispositif scénique extraordinaire à base de paravents. Mais le
jeu complexe de cette pièce impressionnante réunissant une cinquantaine de personnages
ne doit pas faire oublier le travail décriture qui présida aux Paravents, véritable
tentative de redonner compréhension dun monde colonisé depuis 1830 et parole à
ceux qui subirent. Le texte est râpeux, ressemble à la terre aride et brûlée par le
soleil. Il ny a pas de grandes stances philosophiques, celles-ci appartiennent au
monde occidental ou laccumulation des biens essentiels rend possible cette
distanciation. Ici, tout est réplique, confrontations vitales, discussions pragmatiques.
Mais cela nempêche pas de bâtir un univers chargé démotion. Cette
sensibilité, Jean Genet lavait perçue dés les années 50 où il sétait
senti " écoulé de son écorce particulière ", " attentif
à la manière dont senlevait du corps, la noire et épaisse morale
judéo-chrétienne ".
Sans préméditation, donc, je me trouvais au Maroc et je me suis souvenu que Jean Genet
était enterré à Larache, petite ville côtière au sud de Tanger. Je naurai pas
loccasion dy aller. Je resterai au minimum à 150 km de là, à Rabat, avant
dobliquer vers Casablanca, encore plus au Sud (Casablanca où le Journal Liberation-Maroc m'offrit
ses colonnes une interview en 2000 pour la sortie de Central).
Par le plus grand des hasards, cela fera aussi juste vingt ans quil est mort, ce 15
avril (tout comme Beckett où l'avant-veille nous fêtons les cent ans de sa naissance).
Autant nous avons rendu un hommage à Marguerite Duras, autant il me semble tout aussi
important de le faire pour Jean Genet.
(12/04/2006)
Amsterdam, de Yun Sun Limet, Ed de l'Olivier :
Tout juste paru à la rentrée du début d'année, j'ai lu Amsterdam en
Mer Rouge. Dépaysement complet donc, mais plus parce que ce récit possède cette
qualité rare à vous faire accomplir le merveilleux voyage vertical d'une lecture
captivante, vous faire entrer dans ce tour du monde parallèle et si particulier du
plaisir de lire (au sens de Barthes bien sûr...). Le genre d'émotion, donc, qui vous
pousse à vous réjouir à l'avance de retrouver votre livre inachevé, même devant les
rivages magnifiques du Sinaï...
C'est le deuxième roman de Yun Sun Limet qui s'était fait remarqué par un premier roman
extrêmement bien écrit Les candidats (Note de lecture du 11/02/2004). On
connaît l'anecdote du père Hugo, qui, devant un bel aréopage s'exclama : cette nuit
j'ai trouvé un excellent sujet de roman. Silence captivé. Et Hugo d'enchaîner : c'est
simple, un homme aime une femme, un beau sujet non ? Donc Amsterdam est simple et
triste car, comme on le sait, toutes les histoires d'amour finissent mal... Il y a
pourtant un véritable défi à se risquer sur un tel sujet. Yun Sun Limet y réussit
magistralement avec une intrigue originale qui se déroule dans le monde des musiciens. Je
ne veux cependant pas trop en dire, il faut vraiment découvrir ce roman et se laisser
captiver par cette narration car l'auteur montre une qualité d'écriture rare qui
rendrait presque jaloux tous ses collègues plumitifs... On retrouve dans Amsterdam ce
ton doux et mélancolique, tout en nuances, une nostalgie que j'avais déjà
remarqué pour le précédent roman. Ces sentiments demeurent longtemps après la fin de
la lecture, impression de planer et de revenir lentement sur terre. Peu de romans
possèdent cette qualité, n'hésitez pas...
(08/03/2006)
Rimbaud, de Claude JeanColas, Flammarion :
Oui, je sais : encore une biographie que je présente ici. En plus, à noter
quil y a 4 ans, jour pour jour, javais déjà évoqué 5 biographies du poète
(Note de lecture du 27/02/2002). La dernière en date était donc celle de Jean-Jacques
Lefrère, voici celle de Claude Jeancolas qui ne fait pas allusion dailleurs dans sa
" biblio essentielle ", à celle de son confrère, pourtant bien
exhaustive. Y aurait-il rivalité chez les biographes ? Bien entendu, il est
difficile de travailler sur une vie et une uvre aussi connue et emblématique que
celle de Rimbaud. Lanalyse de Claude Jeancolas est honnête et vivante et cest
un peu comme le Titanic, on se laisse prendre à lhistoire même si on connaît
déjà la fin. Retrouver la vie de Rimbaud nétait pas prévu : je partais au
bord de la Mer Rouge et si javais bien pensé à me procurer les aventures de
circonstances dHenry de Monfreid, ma peur de manquer de lecture et la proximité des
mêmes rivages entrevus par le poète mont fait saisir ce livre. Jai toujours
eu un faible pour Rimbaud à Aden et au Harar (en Abyssinie, dirait Alain Borer).
Généralement, je passe sur les premières années dadolescent du jeune poète et
ses débats dans un monde qui nest pas le sien, je ne me pâme pas sur sa poésie
géniale mais un peu trop fabriquée pour me glisser dans sa vraie vie qui pour moi
commence en Afrique. Toutes les biographies de Rimbaud sont ainsi scindées en
deux avec au milieu leffarant silence. "Pourquoi arrêta il
décrire ? Voilà bien la grande interrogation", écrit Claude Jeancolas,
et de résumer les explications de ses prédécesseurs, manque de reconnaissance,
adaptations aux exigences sociales, entrée dans la vie adulte
Lauteur insiste
cependant sur la difficulté de cet arrêt brutal et le choc psychologique qui
transparaîtra souvent dans les lettres qui seront alors les seuls écrits connus. Cette
explication psychologique est vraisemblable, beaucoup plus que le rêve dun Rimbaud
initié à la sagesse orientale
Il est cependant une dimension qui nest pas
soulignée ici, cest simplement le retour de Rimbaud dans son milieu social, fils
dune modeste famille ardennaise qui, si elle devait être un peu plus aisée que la
moyenne, nen constituait pas moins, par ses activités agricoles et son milieu, la
majorité de la classe provinciale du coin, à dix mille lieues du milieu parisien dans
lequel il avait voulu se frotter. Ses lettres montrent combien lattachement aux
valeurs de ce milieu était prégnant : le travail, gagner sa vie, trouver une
épouse à son retour. On connait bien la quasi-impossibilité déchapper aux
caractéristiques de son milieu originel. Peut-être que cette explication, sil doit
y en avoir une à minima, est suffisante. On peut aussi rêver encore dun Rimbaud
qui naurait eu de cesse décrire et qui aurait détruit sa prose ou ses vers
avant dentreprendre son dernier voyage, mais là aussi, la persistance dune
poésie ainsi déplacée loin de ses incitations théoriques parnassiennes ou autre semble
illusoire. Rimbaud donc a arrêté décrire
Et bien non ! Ses plus beaux textes, les moins fabriqués, les plus concis sont ses
lettres chargées dauthenticité et d'émotion. Oublions celles du Voyant (en Notes
décriture, même jour) et ses déterminations. Souvenons-nous (jen ai fait
lexpérience) combien lintention est illusoire en écriture. Dans cet enfer
pavé, retenons celui du Harar, la vie dure et rude de Rimbaud, les lettres qui le
tenaient aux siens. Tout le reste nest que gesticulations et littérature :
"Le premier chien dans la rue vous dira cela" (dernière lettre dArthur,
le 09/11/1891, veille de sa mort).
(28/02/2006)
René Fallet, vingt ans après, de Marc Sourdot, Maisonneuve et
Larose :
Je désespérais en juillet 2003 de voir passer complètement inaperçus les
vingt ans de la disparition de lécrivain René Fallet, alors que dix-huit mois plus
tôt, la " Brassens-mania " de son meilleur ami battait son plein pour
la même occasion. Depuis, le vent a un peu tourné : Michel Lécureur a publié une
première biographie, René Fallet, le braconnier des lettres (Les Belles Lettres).
Depuis peu, cependant, jai appris quun colloque universitaire avait eu lieu
les 17 et 18 octobre 2003, sous la direction de Marc Sourdot, et qui plus est, dans son
département, lAllier. Ajoutons à cela la coïncidence de son impression via les
soins de mon premier éditeur, Dominique Guéniot, à Langres, qui ma publié La
Réserve et dont le style est fortement influencé par lauteur. Les actes de ce
colloque réunis ici, " constituent sans doute le premier ouvrage universitaire
consacré à René Fallet ".
Louvrage est exhaustif et parfois truculent comme létude des figures de style
de lécrivain (auto-proclamé " Roi de limage ") où des
zeugmas réussis sentremêlent avec des comparaisons inattendues, des métaphores
finement abouties. Christian Moncelet de lUniversité de Clermont-Ferrand démontre
bien quau-delà du mécanisme, il y a travail dorfèvre pour agencer les mots
entre eux (René Fallet aurait sans doute préféré que je le compare à un mécano
cycliste de précision plutôt quà un horloger
). Un peu plus loin, cest
Michel Laronde de lUniversité dIowa qui pose la question dune
littérature mineure chez lécrivain en la comparant avec les travaux de Deleuze et
Guattari ayant planché sur le même sujet à propos de Kafka... Ajoutons dans les
chercheurs américains qui semblent plus prompt que nous à soccuper de notre propre
littérature, Christopher Anderson qui évoque la passion halieutique commune entre Norman
Mac Lean (Et au milieu coule une rivière) et lauteur de Les pieds dans
leau. Car René Fallet, boudé par la critique française qui na pas
souvent su percevoir la profondeur de la réflexion sous lapparente farce, René
Fallet, donc, a une portée internationale et pose bien des défis aux traducteurs afin de
rendre le mieux possible sa verve dans dautres langues : ainsi Alena Podhorna
de lUniversité de Brno pose la question : la Soupe aux choux a telle la
même saveur en tchèque quen français ? Ajoutons Hervé Giraud, de
lUniversité R Descartes de Paris, Jean-Pierre Goudaillier, doyen de cette faculté,
qui évoque un très intéressant parallèle entre la langue argotique de Banlieue Sud
Est, écrit en 1947 à 19 ans, et celle actuelle de ceux qui ont le même âge,
Jean-Paul Liégeois auteur du remarquable Splendeurs et misères de René Fallet
écrit du vivant de lauteur et avec sa collaboration et enfin Marc Sourdot,
initiateur de ce colloque, également de lUniversité R Descartes de Paris choisit
de montrer le rapprochement entre François Rabelais et René Fallet qui ne possédaient
pas seulement comme points communs que des initiales en miroir.
Une véritable étude manquait : celle-ci a le mérite de défricher le travail
dun romancier. Gageons quil y en aura dautres : les multiples
facettes de lécrivain sont loin davoir été toutes abordées.
(08/02/2006)
Mort et vie de Mishima, dHenry Scott-Stokes, Picquier-poche :
De Mishima, je ne connais rien, je nai rien lu. Du Pays du Soleil Levant,
je nai que des échos aléatoires : Sophie, qui habite à Brasilia (et qui
vient visiter Feuilles de route, alors vive ce bonjour lointain !), apprend le
japonais pour un rêve : lire Kawabata et dautres auteurs dans le texte
original ; ma fille étoffe sa collection de Dir en Grey et autres rocks
asiatiques ; mon fils, parti acheter un livre dans une librairie, en ressort avec des
nouvelles de Mishima. Retour à lauteur. Et comme dhabitude, je préfère lire
une biographie avant même de me plonger dans luvre
Celle que je trouve
par hasard sintitule Mort et vie de Mishima, car bien entendu, sans
connaître grand chose au départ, je sais quil sest suicidé dans un mythique
hara-kiri. Et cest bien sa mort qui est au centre de toute sa vie. Banalité de
langage mais une évidence que lon retrouve dans ses écrits. Henry Scott-Stokes a
été un des rares journalistes occidentaux à approcher régulièrement lécrivain
célèbre. Car il est célèbre très tôt. Né en 1925, Yukio Mishima arrive dans le
monde des lettres à la croisée des chemins : le Japon est engagé dans la deuxième
guerre mondiale quHiroschima et Nagasaki viennent violemment interrompre.
LEmpire subit le choc que lon connaît et loccidentalisation obligée
qui sensuit. Mishima, comme beaucoup de cette génération, sera toujours partagé
entre la tradition perdue et la " modernité " capitaliste qui
sannonce. Des photos le montrent, soit dans des habits traditionnels de guerrier,
soit dans dimpeccables costumes trois pièces. Car, dans sa célébrité
décrivain reconnu, Mishima gardera toujours un goût pour sa propre mise en scène.
Son imagination, son originalité et son activité débordante le place souvent dans des
frasques retentissantes qui font le bonheur des échotiers. Cette vie, en apparence
superficielle, est communément admise comme une farce et le caractère plutôt amuseur de
Mishima semble sen satisfaire. Pour autant, son uvre apparaît souvent comme
tragique et contraste avec cette plaisanterie permanente. Son homosexualité évidente et
le fétichisme du sang transparaissent dans ses livres mais aussi dans de nombreux films
où des caricatures de guerriers nippons sentaillent à qui mieux mieux. Il joue
lacteur comme il aime jouer avec son corps quil modèlera à la façon des
culturistes. Fleuve du corps, fleuve de laction et fleuve décriture, tels
étaient les trois courants qui étaient son obsession. Et cest ainsi que, du fleuve
de laction, il fonde sa propre milice, la Tatenokai, mouvement de droite dure, qui
prône le retour à un véritable rôle de lempereur dans la tradition des
samouraïs, qui défile dans des uniformes dopérette et qui nest pas prise au
sérieux à une époque où larmée est sous contrôle occidental. Pourtant
cest via le prétexte dun faux coup détat avec son groupe, que Mishima,
hanté par le sang et le sacrifice, décide de se faire hara-kiri en 1970. Cette fin
prévisible, annoncée dans ses livres montre quà lévidence les trois
fleuves ne pouvaient pour lui ne se rejoindre quà lultime moment :
" la rivière du corps se jetait naturellement dans le fleuve de
laction
/
, le fleuve le plus dangereux de la jungle. Dans ses eaux
pullulent alligators et piranhas
/
Un tel fleuve soppose à celui de
lécriture. Jai maintes fois entendu cette maxime
spécieuse " plume et sabre se rejoignent sur une voie unique ".
Mais en réalité, ils ne sauraient se rejoindre quà linstant de la mort. Le
Fleuve de laction mapporte les larmes, le sang et la sueur que je ne trouve
jamais dans le fleuve de lécriture. Dans ce nouveau fleuve, jai des
rencontres dâme à âme sans avoir à me soucier des mots. Cest aussi le plus
destructeur des fleuves et je comprends sans peine pourquoi peu de gens sen
approchent. Ce fleuve na pour le fermier aucune générosité ; il
napporte ni richesse, ni paix, ni repos. Permettez-moi seulement de dire ceci :
moi, né homme et menant la vie dun homme, je ne puis surmonter la tentation de
suivre le cours de ce fleuve. "
(25/01/2006)
La misère du monde, Pierre Bourdieu, Points Seuil :
Commencer la première note de lecture de 2006 par La Misère du Monde est
symbolique pour plusieurs raisons : dabord, cest à peine quelque mois
après les événements de banlieue et cest dire combien Pierre Bourdieu et les
sociologues avaient tiré la sonnette dalarme. Ensuite, 2006 est la dernière année
" entière " avant les présidentielles de 2007, cest là que va
se décider toute la stratégie et les inévitables débats de société
et ainsi
les choix qui nous seront proposés, lengagement réel, effectif de notre avenir.
Soyons donc vigilants.
Vigilant comme Pierre Bourdieu : noublions pas que La misère du monde
est sorti en janvier 1993, cest à dire volontairement avant la présidentielle de
1995, soit exactement à la même distance qui nous sépare des futures
présidentielles
Noublions pas que Jacques Chirac remporta lélection,
noublions pas quil eut le soutien massif dun électorat jeune,
noublions pas que sa campagne a su exploiter ce quavait dénoncé Pierre
Bourdieu et ainsi mieux coller en apparence aux préoccupations quotidiennes, à la
réalité sociale, aux " misères de position " décrites par le
sociologue. Ainsi le Président de la République peut-il rendre, moindre des choses, un
hommage implicite à la mort de ce dernier en 2002 (Pierre Bourdieu vivait la
sociologie comme une science inséparable d'un engagement. Son combat au service de ceux
que frappe la misère du monde en restera comme son témoignage le plus frappant.).
On connaît la suite pour Pierre Bourdieu qui se radicalise à gauche après 1995 et
na de cesse de dénoncer cette " récupération " qui, surtout,
tente de ne rien résoudre mais de faire perdurer le système qui crée la
" misère du monde ". La période de cohabitation qui suivit acheva de
noyer le poisson sans apporter de solutions efficaces et, pire, en laissant subsister le
doute dune réelle volonté de laisser pourrir une situation qui ne doit gêner en
aucun cas les tenants du pouvoir de droite ou de gauche.
Ainsi, javance la thèse hardie que La misère du monde a mieux profité à
linstallation de la droite plutôt que de nourrir la légitimité du
" socialisme " sur ses sujets de prédilection
Et de plus, je suis persuadé quen 2007, rien ne serait plus cavalier de penser
quon se dirige à nouveau vers un clivage droite/gauche pour lobtention du
pouvoir politique comme à lépoque de la parution de létude de Bourdieu. En
effet, 2002 a vu léloignement final de la gauche et ce scénario, bien sûr
renouvelable, demeurera fort probable si limmobilisme des idées sociales
élaborées à cette époque et jamais mises en uvre depuis, si la rigidité des
scénarios et des partenariats envisagés avec le " corps social ",
comme dirait Bourdieu, sont à nouveau proposés : le monde a changé dans ses
fonctionnements mondiaux les plus profonds, les plus inévitables, les moins
maîtrisables
Quels partis, dans leurs fonctionnements cacochymes, sont capables de
les prendre en compte ?
Mais quest-ce que La misère du monde ? Titre bien ambigu : au
premier abord, on a tendance à prendre dans son acceptation la plus sordide, celle des
autres, surtout des autres pays, la faim, la sécheresse, les guerres, la barbarie, et
enfin celle que lon voit chaque année aux premiers froids, resto du cur, SDF,
retour à la misère nationale, mais là aussi, celle lointaine qui ne nous concerne que
de loin pensons-nous
Mais il nen est rien. Pierre Bourdieu sattache à
révéler deux types de misère : la misère de condition dont relève les exemples
évoqués ci-dessus et la misère de position, plus insidieuse, plus minimale, qui varie
dun groupe à un autre, dun individu à un autre et qui résulte du frottement
entre les aspirations initiales à bien vivre et la déception finale, le constat du
malaise. Petites misères pourrions-nous dire dans cette réduction à toujours imaginer
quil y a pire ailleurs. Intégration communautaire, désintégration de cultures,
engrenages scolaires, contradictions familiales, Pierre Bourdieu, à laide de cette
vaste étude précise et admirablement restituée, explore lensemble, oui, disons le
sans emphase, de la banale misère du monde.
Jai lu les 1400 pages, témoignages sans pathos, exemples dà côté de chez
soi, situations vécues aussi parfois. Jai limpression que rien na
changé depuis les interviews, depuis le tout début des années 1990, au contraire, les
comportements individuels ou communautaires, mis en exergue, se sont enkystés encore
plus, frôlant même parfois la caricature tant on est, non plus dans la perspective
parfois annoncée par les sociologues à cette époque, et quon aurait taxé
dalarmistes : on est dans " le vrai ". Quand les banlieues
sembrasent, force est de constater que la misère de condition et la misère de
position, bien distinctes encore dans le livre, tendent à se rejoindre et signent une
aggravation évidente, pire même, stigmatisée dans des incitations à la haine civile
par le propre pouvoir en place
Pierre Bourdieu utilise souvent le verbe comprendre et ses dérivés : il insiste
dès lintroduction pour que le lecteur aborde La misère du monde avec un
regard " compréhensif ", il résume par tout un chapitre intitulé
" comprendre ", " lexercice spirituel " du
sociologue : se mettre à la place de, cest à dire " comprendre
que, sil était, comme on dit, à sa place (de lalter ego, de lobjet
détude), il serait et penserait sans doute comme lui. ". Enfin, il
conclut par une incitation : dutiliser pleinement les marges de
manuvres laissées à la liberté, cest à dire (de) laction politique.
C'est déjà aller beaucoup plus loin que comprendre... En route vers 2007 !
Compris ?
(04/01/2006)
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