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Notes de lecture 2011
Cambouis, dAntoine Emaz, Seuil et Publie.net
Cambouis, dAntoine Emaz a dabord
été édité au Seuil en 2009 dans la collection Déplacements
que François Bon a dirigé. Cette collection nayant duré hélas que peu de temps,
le livre dAntoine Emaz a connu une réédition numérique chez Publie.net, fondé
par le même François Bon. Cest dire quil nexiste aucune opposition
entre format papier ou numérique, le numérique ayant su trouver ici les prolongements et
la réactivité qui a manqué à lédition traditionnelle. On ne sen plaindra
pas et cest via mon ipad et en format epub que jai découvert le livre
dAntoine Emaz. Le titre à lui seul explicite clairement comment se fabrique la
poésie, les mains dans le cambouis, avec le quotidien jeté comme un torchon de cuisine
par dessus lépaule pour arriver par exemple à cela : dans les ronces hautes / s'arracher / à une mémoire
sans maître / montée du sol (Sen sortir,
in Rehauts, n°1 printemps-été 1998). Ainsi
combien il est important de reprendre à rebrousse-poil la réflexion qui mène à une
telle écriture ramassée, organique même. Aucune trahison à regarder par le trou de la
serrure, lauteur nous y invite. Mais ce nest pas un journal, ce nest pas
scandé par des dates, ça ressemble parfois aux aphorismes qui plaisaient tant à
Léautaud, ce dernier se vantant de les écrire en préparant le potage. Les séquences se
succèdent dans un ordre quon suppose chronologique. Certains ressemblent à des
haïkus (« Potée de géraniums rouges. Reposants »), dautres
évoquent la difficulté à trouver le mot juste ou à vivre. Ils nassènent aucune
vérité, ils demeurent dans la négation, comme si lécriture demeurait une
effraction : « Mes carnets ne mentent jamais. Par contre, ils ne sont pas
une autobiographie ou un journal dans le sens où ils ne cherchent pas à faire toute
vérité. ». Cest simple, pas dégo, de la vie, de la
substance, de vraies réflexions (voir aussi en Notes décriture). La dernière
phrase de Cambouis pourrait sembler
définitive : « Laventure dans la langue ma mené où jen
suis ; je ne la crois pas terminée, et je ne suis pas sûr quil y ait au bout
une « uvre ». Mais cest mon travail, strictement, c'est-à-dire ce
qui a pu passer de vivre en mots. ». Mais ce « vivre en mots » se
prolonge avec Cuisine, dont le titre est tout
aussi explicite et qui vient juste de paraître, cette fois-ci directement chez
Publie.net.
(28/12/2011)
Claude Simon, une vie à écrire, de Mireille
Calle-Gruber, Seuil.
Cest la biographie qui manquait. Pourtant, il existe beaucoup
décrits sur Claude Simon, et de quoi trouver son bonheur sur le web. Mais il
fallait quelque chose de moins éclaté, de plus classique, un vrai gros pavé avec
quelques feuillets photos au milieu. Cest Mireille Calle-Gruber qui a réalisé
cette biographie. Elle connaît bien sûr luvre de notre prix Nobel mais y
ajoute une authenticité plus grande puisquelle la rencontré à de nombreuses
reprises. Son regard est à la fois passionné par luvre mais tente aussi de
faire correspondre ce quelle a perçu de lécrivain, à la fois sa grande
exigence et son humanité. « Une vie à écrire » résume bien le parcours de
Claude Simon, entièrement voué à sa création, terminant un livre pour en recommencer
un autre aussitôt. On parcourt ainsi les thèmes qui ont conduit son inspiration :
la guerre bien sûr, si présente dans la route des Flandres mais également les
destins familiaux croisés, que ce soit ceux de sa famille du Jura ou celle de Perpignan
et Salses. On comprend à travers ses débuts de peintre, son attrait pour limage et
la photographie, la disposition naturelle qui le poussait aux descriptions minutieuses
mais à saisir également les retournements de lhistoire, à y mélanger les hasards
et les fatalités. Son enfance avait été marquée par la disparition de son père à la
guerre et de sa mère alors quil était très jeune, et cette recherche dun
sens entre les destins individuels et collectifs motivera sa quête toute sa vie.
Lambigüité de son classement dans le « nouveau roman » puis
lattribution du prix Nobel a souvent été un sujet dincompréhension pour la
réception de son uvre et toute sa vie, Claude Simon sera attentif à la clarifier
par de nombreuses conférences mais également par des prises de position parfois
exigeantes mais dans un souci de rigueur et dexactitude.
(21/12/2011)
Je suis un écrivain,
de Laurent Herrou, Publie.net.
Cest le deuxième livre numérique que je recense dans ces notes de lecture
le premier était celui de Christophe Grossi, Va-t'en
Va-t'en c'est mieux pour tout le monde, il y a un mois. Il faudra désormais
shabituer dans cette rubrique aux allers et retours entre la lecture papier et la
lecture numérique. Un article du Monde, publié le 10 décembre, exprimait lattrait
de cette dernière mais aussi les réticences, et, comme à chaque fois, on oppose les
deux manières. Débat qui tourne en rond et craintes injustifiées :
souvenons-nous : de la même manière, le courrier électronique a été pour
beaucoup manière de retrouver le goût décrire aux proches, et ce nest pas
cela qui a tué le courrier traditionnel déjà délaissé depuis longtemps.
Sans distinction de support donc, revenons-en au livre de Laurent Herrou Je suis en écrivain. Cet auteur a été, comme
beaucoup, assigné « en résidence », cet enfermement étant paradoxalement un
des rares moyens trouvé par nos institutions pour justifier de la liberté
décrire. Et cest justement ce paradoxe, la contrainte et la tension qui
sensuit, que Laurent Herrou tente dexposer. La contrainte ? Une mairie
met à disposition de lauteur une maison, le gite et le couvert pendant un mois,
charge à lui de mettre à profit ce temps pour sa propre création littéraire. La
tension ? Lobligation de résultat à écrire sur cette injonction. Et
dune manière plus sournoise peut-être, lobligation pour lauteur de
montrer aux habitants quil sait faire profit de ce temps, que la maison ne lui est
pas prêtée indûment aux frais du contribuable. Bref, en retour, on attend une image
positive et rassurante de la culture personnifiée par lauteur même. Et
lhabileté de Laurent Herrou, cest de nous faire sentir tout cela,
larrivée dans le village, la méfiance réciproque, les tentatives forcément
maladroites pour se faire accepter, les visites des amis, les séances de lecture
Lensemble est raconté, non pas comme un journal, mais comme une interview dans
laquelle lauteur répondrait aux question dun journaliste. Et cette manière
tombe incroyablement juste, permet de sen tenir à la résidence, à ses contraintes
et ses tensions. On lit ce récit comme un témoin, quelquun entré par effraction,
une émission de radio quon choperait par hasard au milieu de la nuit. Cest à
la fois proche et intime. Mais attention, nul
bavardage, on sait bien que lauteur joue sa peau : « Une fois que
jai transformé la réalité en mots, jai une chance de vivre »,
dit-il. A lire donc ou à relire, que vous soyez auteur débutant ou écrivain chevronné,
et à chaque fois que la condamnation à la dure vie dartiste vous assignera à
résidence, vous obligera à cet étonnant exil institutionnel. « Je suis un
écrivain », clame Laurent Herrou. Quest-ce quil ne faut pas faire pour
mériter ce titre !
(14/12/2011)
Montparnasse monde, de Martine Sonnet, Le temps
quil fait.
Martine Sonnet a refermé les portes de lAtelier 62 pour nous ouvrir
lespace de la gare Montparnasse. En effet, ce lieu lui est familier. Et dabord
au sens propre, car cest encore une histoire de famille qui se poursuit ici, avec la
figure du père dAtelier 62 comme par exemple lors dun rendez-vous
manqué pour se rendre en Normandie. Mais il devient familier également aux synonymes de
connu, commun, évident, habituel, ordinaire, coutumier, machinal, il ny a pas trop
dadjectifs pour explorer toutes les sensations que Martine Sonnet nous fait
ressentir comme le ballet des voyageurs (lors dune interview avec Alain
Veinstein, elle évoquait lappui dun chorégraphe pour aider fluidifier le
trafic des voyageurs
). Vie en gare, Toux ceux assis collés tristes, Extensions
spatio-temporelles, autant de chapitres, autant de points de vue, autant
dattirances jusquà venir y travailler dune manière si proche
quelle a la gare sous les yeux, et cest alors dautres familiarités à
inventer, le rituel rejoint lintime, lintérieur, le privé avec ses joies et
ses peines. Je ne dispose pas dun vocabulaire de gare suffisant, écrit-elle.
Car les mots font tout, nous le savons bien et cest pourquoi malicieusement, Martine
Sonnet a baptisé son Montparnasse monde, roman de gare. Evidemment, il est bien
plus que cela.
(07/12/2011)
Tout, tout de suite, de Morgan Sportès, Fayard.
Morgan Sportès vient de remporter le prestigieux prix Interallié, quarante-sept
ans après René Fallet pour Paris au mois daoût que je tiens en grande
estime. Cest loccasion dévoquer Tout, tout de suite qui se place
ainsi dans une lignée de qualité. Lauteur a choisi de retracer la triste épopée
du gang des barbares. Or, ce qui aurait pu demeurer un documentaire, se borner à une
simple étude sociologique, se cantonner à lévocation dun fait de société
si cruel soit-il, prend la forme dun roman. Pourquoi ? Peut-être simplement
parce quun simple essai aurait fatalement cédé à la tentation dapporter des
réponses au des questions qui nen possèdent pas. Comment arrive-t-on à une telle
sauvagerie ? Quel doit-être le traitement médiatique dun tel drame ? Ici
le roman éloigne les réponses toutes faites, les jugements évidents. Il sen tient
aux faits, remarquablement précis et relatés dailleurs. On arrive ainsi au
paradoxe que seuls la fiction et le roman demeurent capables de proposer une réalité
sans déformation. En tête de chaque
chapitre, les citations qui vont de Nietzsche au rap en passant par Debord, Lévi-Strauss
ou Flaubert, apportent une distance, celle que nous devrions avoir avant de juger, celle
qui permet de comprendre en premier lieu le monde violent auquel nous contribuons aussi.
(23/11/2011)
Va-t'en Va-t'en c'est mieux pour tout le monde, de
Christophe Grossi, Publie.net.
C'est le premier livre numérique que je relate dans cette rubrique et que ce
soit celui de Christophe Grossi me ravit. J'ai connu Christophe fin 2004, alors qu'il
officiait encore avec Anne-Marie dans la belle librairie des Sandales d'Empédocle à
Besançon. J'ignorais, à cette époque de la manifestation des Petites Fugues
à laquelle j'avais été invité, qu'il y aurait quelques prolongements et quelques
virées qui me retiendraient dans la capitale bisontine quelques mois encore. Pendant
cette époque, Christophe a changé de travail pour représenter les éditions des
Solitaires intempestifs, changements professionnels, personnels également qu'il relate
dans Va-t'en Va-t'en c'est mieux pour tout le monde. C'est pourquoi cette année
2005 avec ses notes de voyageur de commerce me touchent particulièrement. J'y retrouve
l'étrange ambiance de cette année, cette incertitude et cet inconfort de nos vies que
nous avions alors souvent partagés. Dans les chapitres, intitulés dérive ou virée,
il y en a même une qui me concerne et je retrouve parfaitement décrite la grâce un peu
hors du temps de la soirée que nous avions passée à la maison. Mais ces souvenirs
personnels, même s'ils me sont proches, ne constituent pas l'attrait principal de Va-t'en
Va-t'en c'est mieux pour tout le monde. Les notes prises par Christophe (on l'imagine
chaque jour noter quelques phrases dans un cahier) dégagent une nostalgie désabusée,
comment dire, quasi-italienne, une sorte de dolce vita avec Christophe/Marcello
Mastroianni dans le rôle principal. Et c'est là, la vraie réussite de ce livre.
(16/11/2011)
Mimi, de Sébastien Marnier, Fayard.
Mimi, cest le surnom quont donné des copains au souffre-douleur de la classe.
Le lieu de lécole, cest un coin insipide (on dit « les
quartiers » maintenant). Lhistoire commence ainsi, de façon très
banale : lennui de lécole et la violence dans lappartement trop
petit quon trompe en faisant des conneries, en sen prenant à Mimi.
Généralement, la bande se disloque et on passe à autre chose quand on grandit. Sauf le
narrateur de ce livre qui reste étrangement bloqué à lépoque de Mimi, comme
fasciné par les jeux pervers qui lui ont révélé une sexualité quil refoule
maintenant. Jusquau jour où il retrouve Mimi, devenu un homme politique en vue.
Livre noir donc. Mais sil est plus difficile de choisir un narrateur pervers
quun héros bienfaisant, Sébastien Marnier sen sort bien sans appesantir la
noirceur de son personnage. Les sentiments et la psychologie sont évoqués dans une
logique de pensée qui dégénère, mais qui ne séloigne jamais du personnage. Pour
y réussir, lauteur a utilisé une langue proche de loralité et de la misère
culturelle dans laquelle le narrateur a grandi. Ce qui aurait pu se révéler comme une
manière un peu lourde de « parler banlieue », se révèle au contraire
dune incroyable efficacité pour mener au bout cette histoire.
(08/11/2011)
Rouge dans la brume,
de Gérard Mordillat, Calmann-Lévy.
Avec ce nouveau livre, Gérard Mordillat (que jai eu le plaisir de
rencontrer récemment voir Note décriture du 12/10/2011) continue sur le
terrain des luttes sociales et des sagas ouvrières qui ont fait le succès de ces
précédents livres, notamment Les Vivants et les
morts. Ici, le héros sappelle Carvin et lusine dans laquelle il travaille
doit être délocalisée dans un pays où la main duvre est moins chère.
Carvin et dautres ouvriers occupent lusine et déjouent les différents plans
destinés à démonter les machines pour les acheminer vers les nouveaux lieux de
production. Mais, conscient de la fragilité de leur mouvement, les grévistes tentent
dy associer dautres usines menacées. Cette histoire pourrait paraître banale
si Gérard Mordillat ny avait mêlé le personnage dAnath, ex-DRH de
lusine qui rejoint à Carvin et le suit dans ses revendications. Bien sûr,
linévitable histoire damour entre louvrier ombrageux et la fière DRH
pourrait paraître caricatural mais Gérard Mordillat nen a cure : dans une
lutte, il ny a pas que les ouvriers qui perdent leurs plumes, les tensions
sexacerbent, les couples éclatent, les véritables personnalités se révèlent au
grand jour. A la fin, Carvin et Anath, tels Bonnie et Clyde, mettent le feu à
lusine. Carvin se radicalise : lombrageux ouvrier devient un chevalier
dévoué à la cause près à intervenir là où la lutte continue. Lecteurs tièdes
sabstenir : ici, pas de demi-mesure, les personnages sont bien campés, parfois
un peu trop parodiques, louvrier intelligent au grand cur voisine avec le
patron démoniaque, mais cest la rançon du genre. Qui a dit que la littérature
prolétarienne était morte ?
(01/11/2011)
Hymne, de Lydie
Salvayre, Seuil
Bien sûr, le livre de Lydie Salvayre consacré à Jimi Hendrix a réveillé en moi pas
mal de souvenirs, plutôt proches dailleurs : Les Belles âmes, Portrait de lécrivain en
animal domestique (note de lecture du 24/10/2008), BW (note de lecture du 03/02/2010), La Médaille, dont jai vu ladaptation
théâtrale de Zabou Breitman lannée passée, cest peu de dire combien
japprécie les livres de Lydie Salvayre. Jaime son humour franc, la manière
dont elle aborde chaque livre sans détour, ni artifice. Hymne néchappe pas à cette
caractéristique. Et comme à chaque parution, Lydie Salvayre explore une manière
nouvelle puisque le roman permet cette inépuisable variété. Hymne est ainsi une biographie de Jimi Hendrix mais
dont le point de départ, la récurrence qui jalonnera lensemble du roman est la
prestation du guitariste au dernier matin du festival de Woodstock où il joua sa
célèbre version de lhymne américain. A la manière du I have a dream de
Martin Luther King, six ans auparavant, Jimi Hendrix propose, juste avec sa
guitare, un des discours les plus poignants de ce que cest dêtre américain,
et surtout noir, indien, métis, en pleine guerre du Vietnam. A partir ce cet évènement
musical, Lydie Salvayre déploie à la fois lenfance et le génie de Hendrix. Son
texte est un éloge, un hymne également tout aussi lyrique que le fût la version de The Star Spangled Banner de Hendrix ce matin du
18 août 1969. Ladmiration nest pas feinte pour Lydie Salvayre qui déroule
ses phrases à la manière dun discours, dune harangue, dun I have a dream. Cest simple, efficace, sans
ambages. On mesure ainsi la distance qui nous sépare de cette époque où les rêves
étaient possibles. Hélas, disparus Brian Jones,
Jim Morrison Eddie Cochrane, Buddy Holly Idem Jimi Hendrix, Otis Redding Janis Joplin,
T.Rex, Elvis comme le chante Jane Birkin. Ex-fan des sixties, Lydie Salvayre appuie
là où ça fait mal, juste à la mention roman
inscrit sur son livre. Car seul reste le roman pour pouvoir mesurer ce temps révolu, cet
écart devenu si grand entre les fictions dautrefois et notre réalité
daujourdhui.
(26/10/2011)
Condition de lhomme moderne, Hannah Arendt,
Pocket.
Javais déjà évoqué luvre de la philosophe Hannah Arendt
lors dune note décriture du 31/10/2008 et plus particulièrement celle qui
mintéresse Condition de lhomme moderne, dans laquelle nos relations
individuelles dans la société laborieuse et collective sont abordées. Trois ans après,
parce que cet opus nest jamais vraiment loin de mes préoccupations et parce
quil est sur mon bureau depuis plusieurs mois, il me paraît nécessaire den
faire une note de lecture. Jai eu récemment en effet loccasion den
parler lors dune rencontre à lINRS de Nancy à laquelle jétais
invité. Selon Hannah Arendt, lhomme est confronté à un choix conflictuel entre
une uvre désintéressée mais enrichissante et un travail prosaïque et aliénant.
Or, ce qui mintéresse dans cette théorie, par effet de miroir, cest
lusage quon fait de ces deux aspects (ce que Pierre Bourdieu abordait plus
sous langle de la création dans Les règles de lart. Bien sûr, qui
connaît les théories de Marx et dHannah Arendt ne peut plus entrer dans le monde
du travail sans percevoir les antagonismes des processus économiques. Les écrivains qui
travaillent ainsi sur les deux tableaux sont souvent partagés dans ces conflits
intellectuels. Peut-on avoir lu les philosophes et adhérer à un système aliénant ?
Peut-on avoir lu Kafka et travailler librement dans une administration ? Voilà quelles
sont les questions qui me passionnent et que jentrevois chez Hannah Arendt. Mais il
y a plus encore, notamment dans lacuité avec laquelle la philosophe entrevoit la
fin des repères traditionnels qui ont jusque là composé notre monde moderne. Ainsi
cette phrase : « « On peut parfaitement concevoir que lépoque moderne
qui commença par une explosion dactivité humaine si neuve, si riche de
promesses sachève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que
lHistoire ait jamais connue. ». Rappelons que Condition de lhomme moderne
a été écrit en 1958
(18/10/2011)
Pas dinquiétude,
de Brigitte Giraud, Stock
Le sujet de la maladie possède bien des écueils (je me souviens de
lexclamation dun éditeur à qui on proposait ce thème : Encore une
histoire dhôpital !). La banalité du thème, le risque du pathos et des bons
sentiments glissent des peaux de bananes sous les pieds des romanciers les plus
chevronnés. Or, force est de constater que Brigitte Giraud dont le dernier livre aborde
ce sujet de manière frontale, réussit plutôt bien à éviter les pièges. Pourtant,
elle ne cède pas à la facilité. Choisir de raconter la maladie dans un quotidien
forcément éprouvant, cest à la fois coller au réel, séloigner dune
tentation romanesque, bref, dans cette période de rentrée littéraire, cest
renoncer à une grande et belle histoire bien commerciale. La simplicité de cette famille
en prise avec la maladie du fils naide pas aux grands élans lyriques mais ce
nest pas le choix de Brigitte Giraud. En réalité, son choix serait plutôt
celui-ci : prenez nimporte quelle famille française, confrontez là à une
épreuve et observons : des renoncements coupables, des petites lâchetés, des
héroïsmes qui passent inaperçus, toute une vie bousculée, engluée dans la litanie de
lordinaire, des questions lancinantes, le spectre de la mort, des réponses au jour
le jour, choisir de travailler, de rester à la maison (et la solidarité des collègues
qui donnent chacun des jours de congés une anecdote véritable racontée à la fin
du livre, comme la justification où le point de départ retourné de cette histoire).
Tout cela compose un portrait en creux de la maladie dans lequel beaucoup se
reconnaitront, non pas vue du côté individuel mais de lentourage qui en pâtit
souvent autant. Et cest sans doute ce qui relie ce livre à leuvre
déjà conséquente de Brigitte Giraud, une volonté de coller à la réalité, sans
sentimentalisme excessif, mais aussi dans ce quelle possède de plus humain, de plus
touchant.
(12/10/2011)
Franck, dAnne Savelli, Stock.
Jai déjà fait une note de lecture sur ce livre lannée précédente
(le 11/11/2010). Seulement voilà : il y a ce texte (Avant Franck) que
jai bâti autour et que je dois lire avec Anne (en Notes décriture). Alors
jai Franck dans mon sac à dos, pour aller à Paris (voici la gare de
lEst) et je commence la relecture. Je ne lâcherai le livre quun ou deux jours
après, entièrement relu (un souvenir à garder car jaime bien retrouver plus tard
les circonstances qui on présidé à une lecture : je le lis aussi dans le train au
retour de Paris - départ gare de lEst -, ma fille rentre avec moi et corrige à
côté avec enthousiasme ses premières copies de son tout nouveau métier de prof
dhistoire). Jy retrouve intact les sensations que javais
éprouvées : équilibre du texte, enchaînement des séquences en décor, émotion.
Lhistoire : Anne a connu Franck, Anne a visité Franck en prison, Franck
toujours, la rue pour lui, la fac pour Anne, les deux antinomiques (sauf si on
sengage dans un mémoire universitaire sur Jean Genet et la prison), cest ce
que fait Anne, cest ce qui la dégage (à partir de là, le « je »
narratif devient plus présent) de Franck qui connaît une mort absurde un jour de
septembre 1990. Lhistoire na pas changé, reste implacable et fixée dans
chaque phrase, immuable. Cest un livre qui ne vieillira jamais. Paris éternel,
scène de théâtre (Genet toujours) à chaque lieu, Jourdain, Oberkampf. Cest un
livre qui ne vieillira jamais et jamais on navait raconté avec autant
dacuité cette époque de la fin des années 80: même pas de portable,
dordinateur, Twitter et autres, une solitude de dinosaure dans la modernité qui
sannonce (une préhistoire, un prétexte au sens littéral de ces deux mots,
pour tout ce qui nous fait avancer aujourdhui dans lécriture). Javais
oublié dans ce livre lapparition de Georges Perec et dUn homme qui dort
(lu depuis, note de lecture du 15/06/2011), me revient en mémoire ce quil dit
« [
] Paris un désert que nul n'a jamais traversé » : si, et
ce livre latteste.
(28/09/2011)
Irène Némirowsky, de Jonathan Weiss, éditions du félin.
Irène Némirowsky est cet écrivain,
morte en déportation en 1942, et qui a obtenu à titre posthume le prix Renaudot en 2004
pour Une suite française. Pour bien comprendre cet aboutissement inattendu, il
faut lire la biographie de Jonathan Weiss et pénétrer dans la vie dIrène, pétrie
des coups de sort de lhistoire. Premier évènement : la révolution russe de
1917. Irène a alors 14 ans et sa famille, composée de riches banquiers juifs, fait
partie de la bourgeoisie privilégiée de Kiev. Vacances aux bords de la mer Noire,
escapades à Paris avec sa gouvernante française, cest tout naturellement vers ce
pays que se tourne sa famille lorsque le gouvernement bolchevique sinstalle. Pour
Irène, la France apparaît comme une terre promise et elle mènera la jeunesse
insouciante des émigrés russes blancs, qui ont gardés fortune. Elle publie très tôt
des nouvelles et des romans évoquant la Russie à loccasion mais surtout la
communauté juive comme dans David Golder (1929) qui devient immédiatement un
succès de librairie et est adapté au cinéma par Julien Duvivier avec dans le rôle de
David Golder, Harry Baur, dont cest la première expérience de cinéma parlant. Or,
ce succès est ambigu : en brocardant le caractère juif, Irène Némirowsky fait le
jeu des antisémites. Elle collabore à Gringoire et à dautres revues
dune presse dextrême droite qui resserre ses rangs à lapproche du
Front populaire. Pendant la montée du nazisme, Irène, devenue femme de lettres, continue
une intense production avec les ficelles qui lui ont jusque là assuré le succès et
largent. Sans le moins du monde renier ses origines, bien au contraire, en montrant
combien elle connaît le milieu daffaires juif, elle bâtit des intrigues où
alternent la description dune vie facile, les défauts de lappétit
dargent et de pouvoir et lexotisme dune Russie révolue. Et cest
là que survient le deuxième évènement historique : la déclaration de guerre en
1939 et la rapide défaite de la France en 1940. A partir de là, Irène, qui pensait
avoir des appuis dans le milieu de droite, doit se résoudre à la dure réalité des
maisons déditions qui doivent collaborer à la politique déviction des
juifs. Devenu persona non grata, elle se réfugie en province, de plus en plus
cernée par la menace dune déportation qui finira par avoir lieu en 1942 à
Auschwitz où elle meurt gazée le lendemain de son arrivée. Son mari, Michel Epstein
suivra le même destin quelques mois plus tard. Or, elle avait commencé à écrire avant Une
suite française qui raconte lexode de 1940. Un récit plus lucide aussi que les
précédents mais avec sa manière toujours très vivante et photographique de raconter.
Ses filles Élisabeth et Denise qui ont vécu cachées le restant de la guerre ont
décidé la parution soixante ans plus tard de ce manuscrit.
(21/09/2011)
Mort dun commis voyageur, dArthur Miller,
adaptation française de Jean-Claude Grumberg, Actes-Sud papiers.
Death of a Salesman est la pièce la plus célèbre dArthur Miller,
(lui-même surtout célèbre lorsquil épousa Marilyn Monroe). Elle fut publiée en
1949 et a reçu le prix Pulitzer. On connaît bien ladaptation cinématographique
quen a faite Volker Schlöndorff en 1985 (auteur aussi dune transposition du Tambour
de Günter Grass) : linterprétation de Dustin Hoffman dans le rôle du commis
voyageur est inoubliable. En France, la pièce de Miller a été reprise par Jean-Claude
Grumberg, trois ans plus tard, avec François Périer dans le rôle principal.
Mais quelle est la véritable histoire de Mort dun commis voyageur ?
Willy Loman, VRP usé par la route et les maigres commissions de ses ventes, est sur le
déclin. Il revient chez lui et retrouve son fils Biff quil considère comme un
raté parce quil travaille dans un ranch. Il avait fondé de grands espoirs sur lui
et son échec lui montre aussi sa propre dégringolade. Or, si Biff est devenu ce
looser fuyant, cest quil partage un secret avec Willy et que celui-ci
refuse dadmettre. Toute lintrigue de cette pièce tourne autour de ce non-dit
dans un monde où seule la façade de la réussite compte. Et ni Happy, le frère de Biff,
ni Linda, la femme de Willy, ne parviendront à le sauver. Arthur Miller était obsédé
par la grande récession qui ruina son père et,
derrière cette pièce, cest toute la quintessence de lAmérique libérale qui
transparaît, ses excès, ses espoirs et ses désespoirs.
(14/09/2011)
La maison du docteur
Laheurte, de Michel Bernard, éditions de la table ronde.
« On ne pense plus et n'écrit plus comme ça, aujourd'hui », a dit
Jérôme Garcin à propos de Michel Bernard pour un autre livre (Le Corps de la France, note de lecture du
13/10/2010). Mais cette maxime sapplique à tous ses livres. Non, on ne pense plus
et n'écrit plus comme ça, ça fait vieille France, une hérésie dans le lissage moderne
de nos vies. Et cest dommage car la prose de Michel Bernard est dune
délicatesse surannée, précise, souvent magnifique, non pas une imitation dun
grand style devenu désuet mais lutilisation des ressources immenses dune
langue forgée aux siècles. Et nen déplaise à ceux qui le cantonneraient dans une
époque révolue, Michel Bernard, que jai la chance de connaître, est profondément
de son siècle, aucun passéisme, bien au contraire, il est parfaitement en adéquation
avec la vie actuelle, il croît avec naturel à des valeurs quon aurait tendance à
oublier alors que rien que le mot valeur fait peur, de nos jours. La maison du docteur Laheurte restitue parfaitement
le trajet qui a été le sien. La découverte, enfant, quun autre monde que celui a
qui il était destiné était possible,
quelque chose où la musique, la littérature, la beauté avait sa place pleinement dans
la vie, dans un quotidien pas seulement réduit au pragmatique. Enfant, donc, parce
quil est ami avec le fils du docteur Laheurte, on linvite en vacances sur les
bords du lac Léman et il y découvre la douceur de vivre dune famille réunie
autour de la figure disparue dun amiral qui fut compositeur de musique
(lamiral - compositeur a existé, il sagit de Jean Cras, que lon
redécouvre aujourdhui). Lire ce livre, cest accéder aux mondes de Proust
sans les duchesses, cest un enchantement au sens littéral, le chant dun été
que lon quitte à regret mais qui reste étrangement dans la mémoire.
(07/09/2011)
Purge, de Sofi Oksanen, Stock.
Retour à la rentrée littéraire dil y a un an, décidément, je ne suis
pas doué pour suivre lactualité (sans doute le fais-je exprès pour réduire les
pressions médiatiques, dans cinquante ans je parlerai de DSK
) : Purge fut un des grands succès littéraire de 2010
et la découverte en France de sa jeune auteur finlandaise Sofi Oksanen, déjà très
connue dans son pays. Jai eu loccasion de la voir à Manosque dans une des
manifestations de la rentrée, interviewée par Michel Abescat de Télérama. Ce qui fait
lattrait de son livre cest un réel talent de plume, un parfait équilibre
entre détails et avancement de lintrigue. Car il y a une intrigue : une jeune
femme perdue trouve refuge en Estonie chez une vieille femme qui la recueille. Elle essaie
déchapper à ses poursuivants mais nest pas tombée là par hasard. Un passé
relie ses deux femmes, quelque chose qui remonte à la deuxième guerre mondiale et aux
invasions successives de ce petit pays qui finira par retrouver son indépendance de
lUnion soviétique que tardivement en 1991 (a ce sujet, belle idée que
dadjoindre à lédition française une carte et un résumé historique de ce
petit pays.). Sofi Oksanen, connaît bien lEstonie, patrie dorigine de sa
mère, et bien entendu, cette histoire ne peut manquer de mévoquer celle de ma
famille paternelle qui connut à travers la Yougoslavie, le même type daventures,
une deuxième guerre mondiale qui précipita son peuple dans un chaos tiraillé entre la
perte dune identité et la tentation dun ralliement au bloc soviétique même
si Tito réussit à garder ses distances en créant une fédération communiste
indépendante mais qui ne dura que le temps de son existence.
(31/08/2011)
euvres,
de Cesare Pavese, Quarto Gallimard
Le pavé de Pavese, 1600 pages en éditions Quarto, nest sans doute pas le meilleur
choix à emmener sur la plage. Le livre tendu en suspension au dessus de la serviette de
bain oblige à une séance dhaltérophilie. Et, lorsquon a des crampes, on le
pose mais le poids seul suffit à lenterrer dans le sable. Pourtant, rien de tel que
cette édition complète pour se forger une solide idée de Pavese et de sa place dans une
Europe bousculée par la guerre. Mais curieusement, dans ces années trente ou quarante,
la guerre na que peu dimpact sur lécrivain à qui le hasard de
lâge ou les circonstances permettent déchapper. Il nen est pas moins
exilé pour ses idées subversives proches du parti communiste alors que la montée du
fascisme bat son plein. Pavese semble ainsi mener une vie dintellectuel classique à
cette époque : traduction, travail éditorial pour faire bouillir la marmite et, en
parallèle, production romanesque ou poétique jusquau grand succès du Bel été
qui remporta le prix Strega en 1950. Pavese aurait très bien pu se contenter de cette
place de choix dans les lettres italiennes mais son suicide quelques mois après avoir
reçu les honneurs le passe à la postérité. Il avale des cachets dans une chambre
dhôtel : petite fin pour un grand dépressif qui navait somme toute que
peu de raison den finir hormis les passions ravageuses quil éprouvait pour
les femmes, tombant amoureux, proposant le mariage sans tarder, subissant des échecs,
obnubilé dêtre un piètre amant, ce qui dans lItalie de Mussolini, est une
tare inavouable. Reste ses uvres, empreintes dune belle nostalgie.
(24/08/2011)
Des oloé, dAnne Savelli, éditions
D-fictions.
Le titre exact, cest « Des oloé, espaces élastiques où lire où
écrire ». Cela sonne comme une définition de dictionnaire et bien-sûr on est
sensible à lallusion aux « dix neufs poèmes élastiques » de Blaise
Cendrars. Mais le titre, soyons clair, échappe à son auteur : où lire, où écrire
(oloé donc) est une trouvaille trop attrayante pour ne pas diffuser largement ce nouveau
vocable. Car oloé met enfin un sens sur ce que sentaient confusément tous ceux attirés
par la littérature, les lettres ou lécrit. Comment faire ? Où aller ? Quel livre emmener ? Quel carnet ?
Ordinateur ? Stylo ? Faut-il être toujours prêt ? Chercher partout
linstant propice ? Qui guetter ? Faut-il sasseoir ? Rester
debout ? Rester dehors ? Senfermer ? Avoir une table bien à
soi ? Un bureau ? Une maison ? Un château ? Est-ce que
jarriverai à écrire dans un café ? Quoi lire à lhôtel ? Sur la
plage ? Dans la rue ? Bref, ces milliers de tropismes à la Sarraute qui nous
traversaient lesprit peuvent se résumer en un mot : oloé, où lire où
écrire. Adoubons le mot. Et précisons-en la grammaire : comme lindique Anne,
oloé ne prend pas de « s » au pluriel, encore moins de « x », il
demeure invariable, il sécrit en minuscule, comme un mot commun, cest-à-dire
ordinaire collectif, noble, usuel, naturel, propre, courant, accoutumé. Au fait, est-il
du genre masculin ? féminin ? neutre ? Doit-on dire un oloé ? Une
oloé ? Le doute subsiste
Mais revenons aux élastiques. Ce ne sont pas dix
neufs poèmes qui composent cet opus mais treize oloé. On y parle de lieux éphémères,
dinstants figés, tout un mélange de circonstances fugitives qui président à la
lecture ou lécriture, non pas une uvre lente et patiente mais quelques
secondes dinspiration qui percutent le décor. Car on est loin ici de la posture
décrivain, loloé sinscrit avec naturel dans nos vies éternellement
bousculées, il se vit avec passion et sans retenue. Loloé ? De la manière
dont jen parle, il échappe au simple genre littéraire pour lequel il ne doit pas
rester enfermé, car ce nest pas dans sa nature. Il échappe aussi à la notion
despace uniquement, comme celle contenue dans le titre. Bien sûr, lespace est
important, essentiel, mais plutôt la transposition, le transport, la transfiguration que
le lieu en lui-même. Loloé est fuyant, en mouvement permanent. Il dit où et quand
en même temps, mais pas la peine de demander le pourquoi du comment, ni quoi, ni
quest-ce : il a déjà changé Il ondule loloé.
En tout cas, ce nouveau mot sil était inconnu jusqualors, savère aussi
indispensable quinclassable : comment avons-nous pu nous passer de lui ?
Imaginons Proust lutilisant : « Et bientôt, machinalement, accablé par
la morne journée et la perspective dun triste lendemain, je portai à mes lèvres
une cuillerée du thé où javais laissé samollir un morceau
doloé. » Cest une autre sensation que la madeleine, non ? Et que
dire de Baudelaire : « Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage /
Prennent des oloé, vastes oiseaux des mers. ». Oloé entrera dans le dictionnaire
donc, et le plus tôt sera le mieux.
En attendant, il faut lire Des oloé, dAnne Savelli, année
zéro des oloé, premier manifeste des oloé. En plus, il y de très belles photos, son
style, sa force, lensemble contenu dans treize textes découpés au scalpel. Devant
tout cela, il fallait une édition aussi innovante que ces oloé : nexiste que
sous format numérique chez D-fiction.
(27/07/2011)
Chronique dune mort annoncée, de Gabriel
Garcia Marquez, Grasset, les cahiers rouge.
Chronique dune mort annoncé est
sans doute un des titres les plus usités dans le langage journalistique. Pas un drame du
chômage ou de la crise qui ne propose un titre pareil. Mais la véritable chronique est
un court roman publié en 1981, un an avant que lon remette le Prix Nobel de
littérature à son auteur. Cest aussi une intrigue à rebrousse-poil que nous
propose Gabriel Garcia Marquez. En effet, comme dans le Titanic, on sait comment ça se
termine, sauf quon commence ici par la fin, lassassinat de Santiago Nasar,
soupçonné par deux frères davoir attenté à lhonneur de leur sur et
fait capoté le mariage de celle-ci. Lhistoire repart donc en arrière, reprend les
détours dun drame inévitable bien que toute la ville fût au courant car aucun des
deux meurtriers na caché ses intentions de laver lhonneur familial dans le
sang. Ainsi racontée, cette nouvelle pourrait être banale, or , il ny a sans doute
pas plus difficile que de reprendre les fils dune telle histoire tout en gardant un
suspense ou plutôt en démontant les caractéristiques de linéluctable. Cest
ainsi que Gabriel Garcia Marquez est parvenu, me semble-t-il à une certaine forme de
perfection. Je ne peux mempêcher dailleurs de penser au roman de Marguerite
Duras, Dix heures et demie du soir en été,
dans lequel un assassin qui a tué son amoureuse et son amant est en fuite.
Dailleurs, je vais de ce pas le relire.
(20/07/2011)
Rosie Carpe, de
Marie Ndiaye, éditions de Minuit.
Il y a plusieurs manières de bâtir un roman. Dans le genre policier, par
exemple, souvent les intrigues sont conduites et les péripéties senchaînent. Et
ce qui est vrai pour le genre policier se retrouve parfois fort maladroitement dans
dautres histoires, situations convenues, logique des stéréotypes, peu de surprise,
les événements se déroulent parfois dans des coïncidences qui seraient improbables
dans la vie réelle. Rosie Carpe échappe à ces écueils et le miracle tient grâce à
son contraire : les personnages sont équivoques, si peu assurés, ils semblent subir
un destin aussi obscur queux-mêmes sont fragiles. Rosie Carpe, par exemple,
constitue avec son frère Lazare, lalliance de la carpe et du lapin (pardonnez-moi,
cétait tentant avec un nom pareil
), enfants Carpe ignorés de leurs parents
donc et que lon retrouve tous ensemble de temps à autre entre des souvenirs de
Brive, une vie à Antony, une autre en Guadeloupe. Leurs actions aussi, aussi
irrespirables quambigües, échappent à toute morale. Voici Rosie qui donne
naissance à Titi, après des ébats filmés, et lenfant mal-aimé et chétif est
sur le point dêtre accompagné dun frère ou dune sur sans père,
lorsque Rosie débarque en Guadeloupe à la recherche de Lazare. Cest Lagrand qui
laccueille, autochtone aussi perdu queux, avec sa mère à lasile, et
qui ne tardera pas à être mêlé à toutes les glauqueries de la famille. Avec une telle
intrigue, le risque était grand que le lecteur sy perde ou sy lasse. Alors à
quoi tient le succès de ce livre qui obtint le pris Fémina en 2001 ? Et bien
justement au genre romanesque dans son fonctionnement le plus pur : la langue et sa
richesse, celle qui permet de lier faits, lieux et personnages, si incertains soient-ils.
Un peu comme si Marie Ndiaye sétait lancé le défit de
choisir une intrigue si peu maniable au départ et darriver à la faire tenir en
équilibre dans un langage précis et élégant. Et bien sûr elle y arrive. Le hasard a
voulu quen lisant ces pages je connaisse les lieux traversés par Rosie Carpe,
Antony, La Croix de Berny sont proches de lappartement que je possède en banlieue
Sud. Et les cinq voyages en Guadeloupe que jai effectués mont conduit
immanquablement dans les Grands Fonds (jai même assisté en 1995 au vote
présidentiel dans un de ces villages au fond dun morne, avec des sacs de farine
fendus dans le sens de la longueur pour les rideaux des isoloirs). Les lieux donc et
comment Marie Ndiaye arrive à faire sentir lambiance des « faces insonores
couleurs de papaye et dennui qui sarrêtaient derrière nos chaises comme des
astres morts » comme disait Saint John Perse en parlant de son île natale. Tout
cela pour dire que la force dun langage ne suffit pas pour rendre crédible une
histoire compliquée. Il faut quelque peu être imprégné, hanté même par son sujet. Et
cette authenticité constitue la vraie réussite de Rosie Carpe.
(13/07/2011)
Vendredi ou les limbes du Pacifique,de Michel
Tournier, Gallimard.
« Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure.
Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne - c'est à cela qu'il
faut parvenir. » Cette citation de Rainer Maria Rilke pourrait convenir à
merveille à Robinson Crusoé. Je précise « pourrait », car le mythe est
rendu caduque. En effet, nombre de variations ont été inspirés par les aventures
décrites par Daniel Defoe, tellement que cest une véritable cohorte de personnages
qui hantent lîle Désespoir. Michel Tournier a succombé par deux fois à ses
robinsonnades, une première fois avec Vendredi ou les limbes du Pacifique et une
deuxième fois avec Vendredi ou la vie sauvage, destiné à un public plus jeune.
Dans sa première inspiration, Michel Tournier imagine un Robinson très occupé à
recréer le cadre originel dune vie civilisée : journées, lieux, politique,
tout est régenté sur lîle jusquau jour où il rencontre Vendredi, un indien
qui échappe à ses congénères anthropophages. Robinson essaiera bien de faire admettre
les règles quil a lui-même élaborées mais le bon sauvage, à la manière
rousseauiste, nen aura cure et nen fera quà sa tête, jusquau
jour où sécroule le bel édifice bâti par Robinson. Seul Vendredi sera alors
capable de montrer la voie dune vie plus intuitive et naturelle.
(07/07/2011)
Et voraces, ils couraient dans la nuit, de
Jean-Pierre Ostende, Gallimard.
Drôle de type que Sanglier : il anime une flopée dauditeurs chargé
de débusquer les dysfonctionnements des entreprises modernes dans une société
daudit la Darwin (Dare oser et win gagner). Mais cette fois, lintervention à
lieu dans une entreprise spécialisée dans les addictions, la Petra. Il se passe de
drôle de chose dans cette société qui semble minée de lintérieur par un
groupuscule inconnu. Intrusions dans les ordinateurs, délations, la tâche est rude pour
les auditeurs. Or, si le parallèle est assez facile à faire avec les dysfonctionnements
que peuvent connaître les entreprises, lintérêt se situe sans doute ailleurs,
dans la manière dont les addictions se construisent. Et les entreprises ne sont-elles pas
également gagnées par l'addiction à l'organisation à outrance ? Ainsi, ce livre
révèle combien ces addictions sont liées à tout système, y compris bien sûr celui
des entreprises, et voilà Petra prise à son propre piège.
(24/06/2011)
Un homme qui dort, de Georges Perec, Les Lettres
nouvelles.
Cest un roman extrêmement attirant. Qui (du moins ceux qui aiment la
solitude) na jamais rêvé davoir un temps infini réservé à soi-même,
dénoué de toute attache ? Cest ce qui arrive au personnage dUn homme qui dort, un étudiant qui renonce
brutalement à ses études. Il perd ainsi toute vie sociale, se retrouve avec la vacuité
des jours et une totale liberté. Sorte de Robinson perdu dans la ville (« Ta chambre
est la plus belle des îles désertes et Paris un désert que nul n'a jamais
traversé » p. 58), le personnage vit au jour le jour et sans programme. Or,
cette vie qui pourrait sembler idéale, sans contingence, révèle sa vacuité, son
absence de but et ce qui aurait dû rester un délice savère une insupportable
contrainte. Lindifférence affichée devient un piège. « Cest un
personnage qui se déprend » comme le signale Georges Perec lui-même à la
parution de ce roman, en 1967 ( il est interviewé par Pierre Desgraupes dans Lectures pour tous).
Il y a un peu du Meursault de LÉtranger indique-t-il aussi, sauf
quà linverse du personnage de Camus, il ne sombre pas dans la folie, ni le
meurtre, « il a fait le tour de lindifférence » qui ne donne aucune valeur
et ne hiérarchise rien. Et cette conscience d'avoir fait le tour, de revenir à des
sentiments autres que l'indifférence est remarquablement rendue dans le dernier
paragraphe du livre : « Non. Tu nes plus le maître anonyme du monde,
celui sur qui lhistoire navait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie
tomber, ne voyait pas la nuit venir. Tu nes plus linaccessible, le limpide, le
transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de
tomber. ».
Écrit à la deuxième personne du singulier comme Zone
dApollinaire (« A la fin tu es las de ce monde ancien »),
Georges Perec affirme que ce nest « pas du tout le "vous" de Michel
Butor » et que l'intérêt est que « cest une forme qui mélange
le lecteur le personnage et lauteur. ». Écrits de la même manière, il
préfère citer les journaux de Pavese et de Kafka (quil a placé en
épigraphe : « Il n'est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta
table et écoute. N'écoute même pas, attends seulement. N'attends même pas, sois
absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques,
il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi." Franz Kafka, Méditations
sur le péché, la souffrance, l'espoir et le vrai chemin).
A noter encore que Georges Perec a réalisé avec Bernard Queysanne l'adaptation de Un homme qui dort en 1974 (voir les dix premières minutes).
(15/06/2011)
Un barrage contre le pacifique, de Marguerite
Duras, Gallimard.
Peut-être est-ce véritablement le premier livre de Marguerite Duras. Je veux
dire celui qui annonce la grande suite de son uvre, linspiration de
lenfance, lIndochine, le colonialisme, Le
Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul, ou encore Hiroshima mon amour, India Song jusquau couronnement final et
tardif de LAmant, prix Goncourt en 1984 ou
le dernier ressassement de cette histoire déjà présente ici dans L'Amant de la Chine du Nord, en 1991 et Marguerite
Duras a alors soixante-dix sept ans. En revanche elle a trente-six ans quand paraît Un barrage contre le pacifique. On est en 1950, il
y a eu La Vie tranquille (note de lecture du 11/07/2010) six ans
auparavant, écrite en pleine guerre. Si La Vie tranquille annonçait déjà des personnages
féminins hors normes, Marguerite Duras navait pas encore donné toute la mesure
dune histoire qui est aussi la sienne, inspirée par sa mère qui fût institutrice
en Indochine et qui se ruina en achetant des terres incultivables. Or, en 1950, après le
choc de la seconde guerre mondiale et le retour des camps de son mari Robert Antelme, qui
écrivit ensuite LEspèce humaine (note de
lecture du 21/07/2010) elle a le loisir de repenser à son enfance, à la disparition de
son frère Paul, survenue pendant loccupation. Dans Un barrage contre le pacifique. Marguerite Duras
raconte ainsi lhistoire de sa mère et des digues quelle avait eu lidée
délever pour protéger ses terres contre les inondations mais qui se révélèrent
insuffisantes. Personnage de fiction, cette mère est accompagnée dun fils et
dune fille et, bien sûr, cest le frère aimé de Marguerite que lon
retrouve, farouche et arrogant. La fille, dix-sept ans, jolie et sauvage et que remarque
un homme riche à la laideur repoussante, cest lauteur elle-même. Si ce jeu
des ressemblances nest pas un secret (et pour sen convaincre, il suffit de
regarder les photographies de Marguerite Duras et de sa famille à cette époque
dIndochine), cest en revanche un roman où se magnifie cette histoire.
Composé en deux parties, la première raconte cette existence au milieu des enfants qui
meurent et des conditions si précaires de salubrité de cette région coloniale. Ruinée,
la famille tente de profiter des largesses du riche Monsieur Jo, qui finit par offrir à
la jeune fille un diamant quon tentera de vendre immédiatement. La visite à la
ville pour vendre la bague commence la deuxième partie. Mais largent est dépensé
pour réduire les dettes et la famille finira par rejoindre son coin insalubre sans plus
de richesse. Dit comme cela, cela paraît sec mais cest sans compter la beauté de
la lécriture de Marguerite Duras. Et
cest véritablement à partir de ce livre que se révèle le style de lauteur,
parfois rude, sans apprêt, sans concession,
toujours en équilibre.
(08/06/2011)
Temps
machine, de François Bon, Verdier.
Pourquoi parler dun livre qui date de 1992 ? Parce quil faut le replacer
dans le contexte particulier de ces années de désindustrialisation qui nont
malheureusement inspiré que très peu décrivains. Je dis malheureusement parce que
peu ont compris ce qui se jouait exactement là : la fin du monde ouvrier au sens
noble, le temps des machines révolu.
En commençant Temps machine, François Bon place en épigraphe cette phrase de
Rainer Maria Rilke : « Chaque mutation du monde accable ainsi ses déshérités, ne leur
appartient plus ce qui était et pas encore ce qui vient ». Cette citation participe
dun double mouvement. Dabord de relier immédiatement le propos qui va suivre
dans la désindustrialisation et ses conséquences tragiques pour la classe ouvrière,
mais également de le situer dans lhéritage global dune littérature reconnue
et européenne. « Et non pas fiction », insiste pourtant François
Bon à lintérieur de son texte et cest ce qui diffère de cette littérature
comme héritage, cest déjà appréhender dés à présent la voie de la fiction
quelle nempruntera plus jamais. Or, laccumulation de descriptions qui
magnifie les pages apporte un luxe de détails similaire à La recherche du temps perdu.
Le constat est implacable « lâge dor est fini » et, dans la dernière partie, intitulée Aux
morts, François Bon dresse un monument à ce qui fût « dun monde emporté vivant
dans labîme » . Là encore, lauteur relie ce passé à la littérature, «
à ce que Germinal annonçait » mais au
témoignage, et au refus de la fiction, François Bon rajoute le terme de « réquisitoire
» , « La revanche quon voulait de mots et dune langue qui ressemble à tout
ça, les bruits, le fer et lendurcissement même, un travail de maintenant fort
comme nos machines. » . Or, les mots pour raconter cette épopée industrielle ont été
éphémères et ont cédé la place « au vocabulaire au flan qui depuis se fit jour comme
une lèpre de mode et des champignons sur la décomposition finissante du grand organisme
mort dont nous étions. ». Peu donc ont compris ce qui se jouait exactement là dans
ces années de désindustrialisation : pas seulement la fin des machines mais
également la fin dune langue, des mots mis à mort et peut-être
linéluctable déclin de la littérature. Et ce constat revient encore hanter les
déshérités quévoque Rilke jusque dans les derniers mots de Temps machine : «
[
] et vivez donc en attendant. ».
(01/06/2011)
Femmes
tortues, hommes crocodiles, de Sophie Stern, éditions Dun noir si bleu.
Cest un recueil de dix nouvelles qui mettent en jeu des cadres dentreprise sur
leurs lieux de travail. Écrite par un auteur également cadre dentreprise, il
nest pas étonnant que Sophie Stern pose un regard très juste sur ces situations
intimistes qui mettent en jeu les failles de nos comportements au travail :
surinvestissement, coups bas, mais aussi le refus de la maternité pour préserver une
carrière, labandon de toute vie personnelle, la vanité du monde professionnel est
mise à mal. Ces jeunes cadres, mal préparés pour les relations avec autrui se trouvent
souvent en porte à faux avec leur intelligence à lexemple de ce cadre dans la
nouvelle « décalée » qui vient de sengueuler avec sa collègue et qui
sautille en murmurant « on a un conflit, on a un conflit » comme sil
venait didentifier un chapitre dun manuel de management.
(25/05/2011)
Dérive,
dIsabelle Garna, éditions Luc Pire.
Isabelle Garna est belge. Autant dire que dans ce pays, laffaire Dutroux a laissé
des traces. Dérive raconte lhistoire dun homme, looser alcoolique, embarqué
dans une histoire où une femme qui devait lemployer meurt accidentellement devant
lui. Il pourrait sen aller discrètement mais le petits fils de la victime le
surprend au moment où il découvre le drame. Lhomme perd la tête et enlève le
petit garçon. Cest le début dune descente aux enfers où lhomme,
incapable du moindre jugement, va laisser laffaire senliser. Ce qui fait la
force de ce livre, cest le regard croisé de lhomme que lon voit agir et
senferrer comme un coupable idéal avec celui de son épouse qui ne soucie plus de
lui préférant le tromper avec un jeune voisin. Labondance de détails recrée avec
justesse lambiance glauque des villes industrielles marquées par le chômage et la
précarité.
(18/05/2011)
Marcheloup,
de Maurice Genevoix, le livre de poche.
Je suis toujours persuadé avoir lu tous les livres de Maurice Genevoix qui figure dans
mon panthéon des lettres. Mais cet écrivain possède une uvre considérable de
plus de cinquante romans. Au milieu de cette profusion, je navais encore jamais lu Marcheloup,
publié pour la première fois en 1934. Marcheloup se place dans la lignée des
romans de nature de lécrivain, neuf ans après Raboliot qui fût prix Goncourt en
1925. Marcheloup est le nom dun village au milieu des bois, peuplé de bucherons et
de travailleurs du bois. Une famille sest récemment installée, les Chambarcaud, et
le père a décidé de concevoir une usine pour fabriquer des sabots. Cest
lirruption du progrès avec ses doutes et ses réticences. Dun côté, le
travail moins pénible et facilité par les machines et de lautre la remise en cause
dun ordre établi. La fille de la maison qui a une aventure malheureuse va servir de
motif pour discréditer cette famille qui finira par abandonner son projet et quitter le
pays. Le thème de lirruption du progrès dans les campagnes paraît démodé à
lheure dailleurs où cest lagriculture qui périclite mais dans
les années trente, la France rurale est confrontée à cet élan issu de la révolution
industrielle et qui bouscule le plus petit village. Je me souviens dailleurs de mon
grand-père qui fût horticulteur et maraîcher me racontant sa fierté davoir
acquis un des premiers motoculteurs. Dans Marcheloup, on retrouve le grand style de
Maurice Genevoix, sa précision et son lyrisme.
(11/05/2011)
Les trois saisons de la rage, de Victor Cohen
Hadria, Albin Michel.
Quel drôle de sujet ! Imaginer dabord lhistoire dun médecin au
XIX° siècle nest pas chose commune dans la littérature contemporaine. Mais le
placer précisément en 1859 au moment de la bataille de Solferino, dans le contexte de
Napoléon III est riche de sens. La France est à laube dune modernité sur
tous les plans. Le coup détat de 1852 a
achevé les hésitations dune époque romantique et lhéritage de la
révolution. Baudelaire qui vient de publier les Fleurs du mal sattèle déjà à
devenir « le peintre de la vie moderne ». Or, à cette époque qui voit se
dessiner les avancées scientifiques et lindustrialisation, la médecine semble
résister. La première partie de ce roman est un échange de correspondance entre deux
médecins. Lun uvre sur les champs de bataille, lautre au fond des
provinces françaises encore pétries de sorcellerie. La barbarie est ainsi la même et la
médecine est encore bien impuissante à guérir une population dont lespérance de
vie est moitié daujourdhui. Le médecin de province tient également un
journal et, dans cette deuxième partie, nous voyons bien les intuitions qui le taraudent.
Persuadé de limportance de lhygiène, convaincu des réticences de
léglise qui réfute les explications scientifiques, le Docteur Le Coeur étudie
également la prolifération de la rage dont Pasteur ne trouvera le vaccin que 24 ans plus
tard. Mais au-delà de cette évocation, Victor Cohen-Hadria poursuit un autre but
peut-être : montrer combien notre époque nest quun héritage de ce
XIX° siècle et que les croyances y demeurent vivaces. Si les progrès de la médecine
sont indéniables, si nous passons deux fois plus de temps en vie que nos ancêtres,
quen faisons-nous hormis rabâcher les mêmes peurs ?
(04/05/2011)
Ce
vieil air de blues, de Cécile Beauvoir, Le temps quil fait
Cécile Beauvoir est un photographe de lécriture Javais déjà relaté Pieds
nus dans le jardin et Avec toi (notes
de lecture des 02/05/2008 et 19/09/2008) : ses textes sont des instantanés et le
dernier recueil néchappe pas à sa manière. Elle appuie sur le déclencheur comme
Cartier Bresson, Doisneau ou Willy Ronis : des portraits oui, à condition quon
voit le paysage derrière. Le fond, larrière plan est important pour elle mais
attention, pas de poses, pas de postures, Cécile Beauvoir aime le mouvement, le naturel,
elle pose son regard comme dans les films de Ozu : plan moyen, pas de contre
plongée, pas de zoom, rien qui puisse forcer le destin. Ainsi, ces trente-huit courts
textes sont difficilement racontables. Ils ont pour titres Satie, Heureusement,
Béatitude, Too old to die ou Zuper lieber et chacun deux flotte un peu
dans le temps, accroche quelques secondes déternité. Rien de superflu.
Dailleurs Cécile Beauvoir a du mal avec le roman : elle pense que
lécriture longue se dilue vite alors que tout peut se dire en quelques mots. Et pas
la peine de lui parler de fiction. Elle a déjà bien à faire avec la réalité. Pas de
poses de sujet donc, pas de postures
décrivain, juste limposture de qui a choisi un jour de tout quitter pour
cette chose si ténue, un stylo, des cahiers comme outils. Cécile Beauvoir, fille
adoptive de Simone et sosie de Clémentine Autin pour rire, a un vrai public, et fidèle.
Ils se reconnaissent entre eux, même attitude discrète, tout léger, chacun repart avec
un sourire aux lèvres en emportant Ce vieil air de blues.
Et espère une suite, encore et encore.
(13/04/2011)
La
place, dAnnie Ernaux, Gallimard
Sans lavoir lu, mais sachant que lauteur racontait lhistoire de ses
parents petits commerçants, je métais imaginé que La place devait
désigner celle dune église, là où lon trouve le boulanger et le
charcutier, lensemble des petits boutiquiers dune ville. Mais la place
dAnnie Ernaux désigne tout autre chose : cest tenir sa place, tenir son
rang, cest le combat de toute une vie pour tenter de se sortir dune condition
ouvrière. Non pas par ambition, par prétention, juste pour survivre un peu mieux, juste
tenir sa place donc, ne pas briguer autre chose, ni « péter plus haut que son
derrière », comme le dit Annie Ernaux, expression que je connais aussi, que mon
entourage a souvent prononcé. Et cest sans doute pour cela que La place dAnnie
Ernaux ma tant touché : elle me parle dun monde que je connais. Sa
réussite : comment raconter à la fois une vie mais aussi linsérer à sa
« place » dans la société. Lécriture pour le dire, pense
lauteur, est « plate » (voir en Note décriture). Je ne dirai pas
cela : elle est retenue, à bonne mesure, sans ambages : la vie racontée
nest pas un meuble de style, un effet de manche, un intérieur bourgeois, cest
une chaise paillée, le formica dun buffet, le zinc du café familial. Les rapports
sont francs, la parole manque, par défaut de vocabulaire et
d« instruction » comme on disait alors. Il ny avait pas
dautres choix possibles que cette écriture « plate», au sens de celle qui ne
peut sélever au-dessus de sa condition. Pour le mesurer bien sûr, il faut avoir
goûté autre chose, et, comme Pierre Bergounioux quittant Brive, Annie Ernaux est devenue
professeur, avec de l«instruction » donc et la sensation dépouser un
univers plus fin, moins rustique, plus évolué, moins terre à terre. Aux jeux de mots
laids et populaires succèdent la « vraie » littérature. Exit « les
plaisanteries rodées, cest le tort chez moi, à demain, à deux pieds. ».
Dans le même genre, je me souviens dune expression familiale à base de tels
divertissements dassonances: « Tu nous la sort bonne », jusquà
ce que la lycéenne provinciale à qui sadressait depuis des lustres ce rituel
amusant, devienne étudiante à la Sorbonne, comprenne alors le jeu de mots.
La Place s'ouvre avec la mort du père et tout le travail pour reconnaître
lenfance que lauteur a eue avec commence. A la fin du livre, cest
fait : « Jai fini de mettre au jour lhéritage que jai dû
déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand jy suis entrée ». Le
livre a vingt-huit ans mais le résultat est indémodable et magnifique.
(30/03/2011)
Un
chien mort après lui, de Jean Rolin, P.O.L.
On retrouve les vagabondages éternels de Jean Rolin dans ce livre, sa façon
d'être témoin discret, contemplateur de rien, curieux de tout. Pas étonnant que dans
ces conditions, un chien n'importe lequel, en bande ou solitaire, traverse chacune de ses
histoires, si toutefois on peut appeler ainsi cette substance minuscule, suite d'heures
perdues, accumulation de temps inutiles, désert des errances. Pas étonnant que dans ce
livre, chien errant soit quasi toujours associé. Chiens féraux aussi, dont je découvre
la signification : retournés totalement à l'état sauvage et qui ne dépendent plus des
hommes. Chiens : toujours été présents dans la littérature, annonciateurs du désastre
comme l'incipit de La Route des Flandres de Claude Simon (« Il tenait une lettre
à la main, il leva les yeux me regarda puis de nouveau la lettre puis de nouveau moi,
derrière lui je pouvais voir aller et venir passer les tâches rouges acajou ocres des
chevaux quon menait à labreuvoir, la boue était si profonde quon
enfonçait dedans jusquaux chevilles mais je me rappelle que pendant la nuit il
avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant Les
chiens ont mangé la boue (
) »). Chiens encore chez Bernard -Marie Koltes : Combat
de nègres et de chiens, ou chez François Bon : Quoi faire de son chien mort ? et
toujours la même lancinante question : comment vivre ensemble. Jean Rolin participe de la
même quête universelle, allez voir partout, fouiner le chien, demander à chacun. Il
obtient des réponses érudites de spécialistes, les évidences brutales de ceux qui
vivent avec. Un paysage canin apparaît et ça n'a rien à voir avec un salon de
toilettage. Le plus beau peut-être, c'est cela : avoir réussi que ces chiens,
bâtards impérissables aux pattes ancrées dans la poussière, soient associés aux mots
les plus exotiques, ceux qui font rêver bien au delà des sols et des mers : Dar es
Salaam, Zanzibar, Pattani, Kasanga. Tout au long des pages, il reste l'étrange
impression, souvent inquiétante, d'un chien qui vous suit et vous renifle les mollets.
(23/03/2011)
Cet été là, de Véronique Olmi, Grasset.
Trop tôt pour être un roman de plage dans les jours encore courts du printemps. Presque
trop mince aussi malgré 288 pages, bref un roman de demi saison comme ce week-end de
quatorze juillet sur une plage presque trop sage, presque trop vide, et qui réunit trois
couples damis, habitués à se retrouver année après année dans une maison de
bord de mer. Celui qui reçoit à de largent. Celle qui vit avec en dépend. Les
amis qui viennent vieillissent. Lun hésite sur une opération chirurgicale, sa
compagne est comédienne mais on lui propose maintenant des rôles de grand-mère. Une
autre encore trompe le temps qui passe avec des conquêtes plus jeunes quelle
emmène là-bas, toujours un différent chaque année. Seule la maison semble résister
mais déjà le grand pin montre des signes de maladie. Dans ces années qui se sont
succédés, cet été-là pourrait bien être le dernier. Cest donc une histoire
douce amère que Véronique Olmi décrit. Une histoire auditive aussi et les dialogues
prennent toute leur importance lorsquon les lit à voix haute. Sans oublier
toutefois de ce que représente le bruit de la mer et qui constitue peut-être le dernier
élément intangible et donc forcément poétique de cette histoire.
(16/03/2011)
Lumières
dautomne, Journal VI 1993-1996, de Charles Juliet, P.O.L.
Une quinzaine dannées de distance sépare ces chroniques de leur
publication. Cet écart ma toujours étonné, moi qui sert une sorte de journal
aussitôt écrit, aussitôt publié sur Internet. Mais ici, on est dans le temps du livre.
Certains publient plus rapidement, cest le cas de Pierre Bergounioux pour ses
Carnets de notes dont les dernières années mordent sur le XXI° siècle (et
dailleurs, combien était passionnant le débat qui avait réuni les deux auteurs au
Petit Palais en janvier dernier à propos de ces écrits). En revanche, le journal de
Michel Leiris qui couvre plus dun demi-siècle fait figure de grand uvre et
que dire du Journal Littéraire de Léautaud, dont les premiers cahiers ont été
recopiés par Marie Dormoy dans les années trente. Chacun son rythme mais il est certain
que la distance entre lécriture et la publication modifie considérablement la
perception que doit avoir le lecteur. Dun côté, il doit prendre en compte les
réalités, les évènements de lépoque de la rédaction et bien sûr lâge
de lauteur, ses réflexions, la place de luvre encore à écrire à ce
moment précis. Pour lauteur, la décision de publication à plusieurs années de
distance nest pas sans poser dautres problèmes. La tentation délaguer
certains passages moins bons, la décision de clarifier certains évènements oubliés,
des prises de position devenues caduques, tout peut contribuer à édulcorer le propos
initialement tenu, voire tenter de donner après coup à la lumière de lhistoire
une image plus favorable quà lorigine. Cest pourquoi, le risque de
publication immédiate que permet Internet ma toujours paru plus favorable pour
respecter la pensée en mouvement, forcément hésitante, sujette à erreurs et
revirements. Quant à la médiocrité de certains paragraphes, je les accepte toujours
comme une leçon dhumilité. Pour en revenir à la distance de lédition
traditionnelle, jai remarqué que peu dauteurs en profitent pour modifier
leurs propos et ils préfèrent rester fidèles à lesprit qui les animait lors de
la rédaction. Charles Juliet est de ceux-là, la seule fioriture quil
saccorde, à la manière dun dernier petit coup de gouge pour terminer une
sculpture entreprise depuis longtemps, est de baptiser ses dernières chroniques. Voici
donc Lumières dautomne et on mesure
avec ce titre la sérénité obtenue, la clarté quà
permis lécriture. On est loin du premier tome Ténèbres
en terres froides. Et il est vrai que les jours décrit par Charles Juliet raconte un
parcours décrivain accompli, on le voit en résidence à Saorge, en voyage au
Mexique ou au Japon. On mesure le nombre de personnes rencontrées et lintérêt, la
curiosité quil met à découvrir chacune dentre elles. On mesure aussi
lécrivain face à son uvre : alors quil découvre quun de
ses livres est très méchamment critiqué (« propos émaillés de rires et de
moqueries »), Charles Juliet relativise (« quand je publie un livre, je
men détache aussitôt et je ne me préoccupe pas de savoir ce quil devient.
[
] Écrire est un acte grave. Jécris donc avec toute la sincérité et
lhonnêteté dont je suis capable. [
] Si javais réagi avec humeur à ce
qui a été dit au cours de cette émission, ce serait la preuve que je suis encore
dominé par mon ego. Or, cet ego, je pense lavoir suffisamment érodé pour ne plus
être sous son emprise ».) Déclaration de sagesse donc comme lorsquil affirme
quécrire cest « tendre vers le neutre mais un neutre où vibre
une discrète émotion- tenter de parvenir à une singularité anonyme » puis
constate aussitôt « De surcroît, écrire cest à chaque fois rater sa cible.
Cest à chaque fois douloureusement vérifier que les mots nont jamais le
pouvoir de traduire ce quon les charge dexprimer. ».
(09/03/2011)
Une
rose pour Emily, de William Faulkner, Folio.
Ce petit recueil en collection poche à deux euros comporte quatre nouvelles de William
Faulkner. Une rose pour Emily, Chevelure, Soleil couchant et Septembre ardent. Leurs
titres, façon roman-photos, sont bien dans le style de la littérature populaire qui
était véhiculée au début des années trente en Amérique. A cette époque, Faulkner
dont les premières uvres se vendent mal, fait feu de tout bois pour publier, il a
besoin dargent. Il épouse Estelle, fraîchement divorcée et qui avait été son
amour de jeunesse, il achète sa maison de Rowan oak. Cest dailleurs à la
même époque quil envisage de collaborer avec les studios dHollywood en tant
que scénariste. La plus réussie de ces nouvelles spécialement construites pour être
éditées en revues est Une rose pour Emily. Non que les autres ne soient pas
intéressantes mais cest celle qui crée le mieux un climat, une atmosphère. Comme
beaucoup dautres textes de Faulkner, elle sinscrit dans le cadre de la ville
mythique de Jefferson, qui constitue limaginaire de lécrivain ; elle est
habilement construite avec un mélange de « nous » qui permet dintégrer
le lecteur rapidement dans le cours de cette histoire. Une rose pour Emily raconte le
destin de la fille unique dun notable disparu, hautaine et fière et qui a toujours
inspiré la crainte et le respect dans la ville. A la mort de celle-ci, devenue vieille,
on va enfin savoir quels secrets avaient pu se cacher entre les murs de sa maison.
28/02/2011)
Terminal
Frigo, de Jean Rolin, P.O.L.
Dans le train depuis presque trois heures, cest au presque moment
darriver que jouvre ce livre de Jean Rolin : « Mais à défaut
de banquise, et dans un souci de compatibilité relative avec la mangrove, il est tentant
dimaginer quà la suite dune marée prodigieuse et dun tarissement
concomitant des sources de la Loire, lune et lautre résultant dune
accélération brutale de leffet de serre, toute leau sest retirée de
lestuaire, et que cest maintenant un erg, le sable ayant occupé aussitôt la
place laissée vacante, qui sétend dune rive à lautre, sans une ride,
sans un pli, sans la moindre pousse dune quelconque végétation, et trop jeune pour
être déjà constellé dordures domestiques ou de véhicules hors dusage.».
Une phrase comme je les aime ! Du Claude Simon, du souffle, puissance de
lévocation
Je lève mon regard, histoire de reprendre ma respiration, et là,
par la vitre du train, comme en réponse visuelle, voilà que défilent portiques, grues,
entrepôts, tout le rivage de lestuaire de la Gironde. Vision magique qui double le
sentiment que jai déjà de ce livre. Car Terminal Frigo est fait de cette
eau trouble de port, dacier de cargo, de tôles de conteneur, de rivets de
portiques, de goudron de quai, de flaques de sel séchées, de vol de mouettes en oblique
incessant. Rien dautre que de la description, du paysage. Rien dautre ?
Si bien sûr, car toute contemplation a ses témoins, ses rencontres, toute une histoire
quon ressasse éternellement comme si quelque chose sétait perdu dans
létendue. Jean Rolin rencontre, rend compte : il y a ce marin qui sait ce qui
sest passé lors dune attaque allemande et lequel des deux remorqueurs a
lâché le navire visé. Il y a ce passant dans lattitude de celui qui promène son
chien « mais sans le chien », dit-il, (et qui devient pour quelques pages le
très poétique « homme sans chien »). Il y a les dockers et leurs règles. Il
y a ces habitants de quartiers oubliés. Il y a tous ceux qui hantent la proximité des
rivages, arrivés au bout dillusions ou porteurs despoirs. Limportant
finalement, et comme toujours, cest ce que la description de lieux raconte de nous.
Et, à ce sujet, rares sont les livres comme ceux de Jean
Rolin qui avancent lair de rien au plus profond de lhumain.
(16/02/2011)
Les
Travailleuses sans visage, de Cathy Raynal, Edilivre
Avec Cathy Raynal,
nous avons eu en partage la même entreprise. Avec la différence quelle la
quittée en 2008, notamment pour rédiger ce livre, dans lequel elle raconte le quotidien
dun centre dappels que jai essayé également essayé daborder à
travers RMS. Sauf que son ouvrage possède un mérite
supplémentaire puisque Cathy a effectivement endossé pendant de nombreuses années
un casque de téléopératrice dans un service commercial par téléphone. Demblée,
son récit nous projette dans la réalité la plus déshumanisée. En effet, elle place en
épigraphe, deux citations, lune en regard de lautre : la première fait
référence au discours dun ancien directeur de notre entreprise, daté de
2009 : « Le manager nest pas là pour être aimé et na plus le
temps ni le droit de se tromper. La tolérance, le consensus, et la volonté nont
plus leur place. ». Lautre est de Charles Darwin : « Les espèces
qui survivent ne sont pas les plus fortes ni les plus intelligentes mais celles qui
sadaptent le mieux aux changements. ». Le ton est donné : pas de
quartier pour les faibles et cest ce qui conduira aux drames que lon connaît.
Les faibles, Cathy les a côtoyées, et
cest pour elles, ces travailleuses sans visages, quelle a entrepris
décrire. Si elle donne à son
livre la forme dun roman, cest à la fois pour mieux exposer le quotidien et
les préoccupations de la petite équipe qui lentoure mais également parce que la
fiction donne plus de force à ce qui paraît finalement incroyable. Comment en effet
imaginer la descente aux enfers de Sylvie, la solitude brutale de Jeannette quon
oblige à partir en retraite ? Pourtant, rien nest exagéré, ni les chiffres
précis des appels, la raideur des objectifs. Anastasia tient un journal qui débute par
la sècheresse des statistiques de la journée : « 40 appels traités, 3
ventes, 2 engueulades, 5 minutes de pause ». Tout cela est ainsi organisé,
réorganisé, sur-organisé avec lapplication quon met à prévoir nos
activités humaines collectives sans laisser la moindre part dinitiative
individuelle. Ainsi le nouveau plateau téléphonique, modèle du genre, mais pilonné par
Claire, la déléguée syndicale dans un poème ravageur : « Chaises orange
réglables / La notice est sous la table / Écrans plats et casques sans fils / Dans
le tiroir du Lexomil ». A-t-on vraiment vécu cela ? Heureusement, il y a des
témoignages incontestables mais nécessaires même (et surtout) sous la forme dun
roman comme celui de Cathy, pour qui je souhaite dautres chemins décriture
plus riches dhumanité.
(09/02/2011)
Zones,
de Jean Rolin, Gallimard
Je ne connaissais pas grand-chose de Jean Rolin. Javais bien repéré le rapprochement des
deux frères Olivier et Jean mais je navais jamais rien lu de lui. Le débat des
enjeux
contemporains a aiguillonné ma curiosité, notamment dans ce quon suppose de
« décrire le réel », puisque cétait le thème qui nous réunissait
tous deux. Jai ainsi lu quatre ouvrages de Jean Rolin en une semaine avec avidité.
En effet, la prose de Jean Rolin est toujours harmonieuse, descriptive, curieuse.
Cest une ouverture permanente sur les autres et sur soi, en spectateurs obstinés
que nous sommes. Zones, par exemple, est sans doute le récit du reportage le
plus proche de Jean Rolin, mais pas le moins exotique. Il nest pas question de
couvrir le conflit de la Yougoslavie, de comprendre la Palestine, juste de regarder ce qui
se trouve dans la périphérie de Paris, ses bordures. Laventure au coin de la rue
ainsi que le résume la quatrième de couverture, qui, pour une fois, est assez juste et
pertinente : « Dans la soirée, après avoir bu deux ou trois poires en
conclusion de mon dîner, dans un état donc, de légère ébriété, je suis descendu
vers la gare Saint-Lazare en ruminant la lancinante question de ce que je pourrais bien
faire, en voyage à Paris, qui ne soit pas du journalisme pittoresque ou de la sociologie
de comptoir. Heureusement, les poires ne tardèrent pas, si je puis dire, à porter leurs
fruits. Ainsi éprouvai-je bientôt le sentiment d'être suivi, dans la rue de Rome
autrement déserte, par un type amoché que j'avais remarqué auparavant et qui portait un
pansement sur l'il droit. ».Sensuivent donc des descriptions de chambres
dhôtels, une par soir ou presque, dûment chapitrées par date, étonnamment
précises où lon saperçoit de la répétition de ces non-paysages :
entrepôts, zones commerciales, néons blafards des enseignes, toits inaccessibles.
Cest bien décrire le réel, ce qui soffre à la vue, ce qui, à force de
ressassement, finit par faire sens. Jai eu limpression dun voyage
circulaire, tout cet entourage de Paris, ville lumière, fantasmée, qui ne vit
réellement que sur ses bords, dans les cafés miteux où cest le seul moyen de
rencontrer autrui quand on quitte sa chambre dhôtel. Aucun ennui, rien, juste une
contemplation, de vieux fantômes glissent sur la banlieue, Céline proclame : «Chanter
Bezons, voilà l'épreuve!». Tout cela rejoint mes feux follets à moi, le vieux
Léautaud de Fontenay, si proche doù je vis maintenant souvent, René Fallet
prenant le « dur » à Villeneuve-Saint-Georges, mes propres errances vers
Aubervilliers ou Montreuil. Finalement, peu de différence entre la Yougoslavie et La
Palestine, Jean Rolin la compris : juste débusquer les habitants et montrer en
échange « les frères humains », chers à Villon, que nous sommes.
(02/02/2011)
Robert Doisneau, photo poche, Actes Sud
C'est un cadeau de Noël. Mes proches savent combien j'aime les photographes de
la rue comme Robert Doisneau. dans le même genre, je me souviens que j'avais visité une
expo de Cartier-Bresson. Ce devait-être en 1979, ça fait un un bail et c'est une des
premières expo que j'avais visitées dans la capitale, j'étais alors un parisien tout
neuf. Ce recueil de poche contient les plus célèbres photo de Doisneau (mais elle le
sont toutes). Par exemple j'ai en poster dans mon bureau ce couple d'élèves dont un
copie sur l'autre (école rue Buffon, 1956). Il y a bien sûr le fameux baiser de la place
de l'hôtel de ville (1950), la noce et son cortège qui s'apprête à passer une corde
tendue entre deux chaises (tradition poitevine, 1951). On y trouve aussi Paul Léautaud à
Fontenay au roses avec ses chats (1953). N'oublions pas que c'est également Robert
Doisneau qui a photographié le mariage de René Fallet avec Agate en 1956. Dans ce petit
livre, je découvre une concierge (concierge rue Jacob, 1945) que Muriel Barbery n'aurait
pas reniée pour L'Élégance du hérisson.
(27/01/2011)
Fragments,
de Marilyn Monroe, Seuils
Sans nul doute, ces fragments décriture de Marilyn auront été
laffaire éditoriale de 2010. Livre paru simultanément dans plusieurs pays, on
pourrait croire à une vaste opération marketing concernant lactrice, une effigie
de plus, vulgaire objet, tasse à café, bibelot kitch. Cest oublier un peu vite que
le contenu provient de Marilyn elle-même, livrée sans arrière pensée à ses
griffonnages, ses recettes de cuisines, ses lettres tapées à la machine, bref, toute une
correspondance plus ou moins adressée, en tout cas, destinée à demeurer loin de
lagitation médiatique qui la poursuivait sans cesse. Ces fragments en effet sont
toujours demeurés cachés depuis sa mort en 1962 et la propriété de Lee Strasberg.
Lactrice vouait une admiration sans borne au directeur de directeur de lActor
studio, et cest tout naturellement quil hérita de cette correspondance
anodine et de ces carnets de notes. A sa disparition vingt ans après Marilyn, cest
sa seconde épouse Anna qui hérita du paquet et cest par hasard que
lécrivain Bernard Comment en entendit parler et quil réussit à la persuader
de lintérêt de leur publication. En effet, au-delà de limage fabriquée de
la star, cest toute sa sensibilité qui transparaît, la peur de labandon, le
besoin de protection, une fragilité évidente pour laquelle le monde impitoyable
dHollywood ne laissait aucune place. On connaît déjà lhistoire et ses
engrenages maléfiques, les difficultés avec Arthur Miller, l'auteur de Mort d'un
commis voyageur, le tournage des Désaxés, labus des médicaments.
Rien dans les faits quon ne connaisse déjà mais des pages magnifiques ou terribles
comme celles qui racontent lhospitalisation de Marilyn dans une clinique
psychiatrique en 1961. En réalité, cest tout lensemble quil faut
considérer et on en retient forcément lénergie opiniâtre de lactrice, sa
volonté de vouloir toujours apprendre, son insatiable curiosité intellectuelle. Dans le
livre, il y a un cliché qui représente lactrice en train de lire Ulysses de James Joyce. La pose laisse penser à
une photographie « de genre », un peu surfaite, style faux reportage sur le
vif. Plus vrais sont les clichés de
quelques livres qui constituaient sa bibliothèque : Madame Bovary, by Gustave Flaubert, The Unnamable, by Samuel Becket, On the Road, by Jack Kerouac, Invisible Man by Ralph Ellison, The fall, by Albert Camus, Once there was a war, by Steinbeck, A Farewell to arms, by Ernest Hemingway. Plus
dapprêt cette fois-çi, juste lémotion de connaître les mots magnifiques
qui se cachent derrière Beckett, Kerouac, Ellison, Flaubert ou Camus. On mesure alors la
sensibilité de Marilyn et on ne peut sempêcher de penser à la phrase définitive
dAndré Breton qui termine Nadja : la beauté sera convulsive ou ne sera pas.
(19/01/2011)
Dieu
Shakespeare et moi, suivi de
Pour en finir une bonne fois pour toute avec la culture de Woody Allen, Points
(Collector)
Tout dabord, rendons hommage à la collection Collector des éditions Points ou
limagination au pouvoir dans le livre de poche. Matières, couleurs et soin sont
apportés à la confection des ouvrages et ce dynamisme montre combien lobjet-livre
possède encore de ressources pour un prix modique. Ici, la couverture jaune à tranche
rouge laisse apercevoir le visage de Woody Allen alternativement de profil et de face par
jeu de reflets. A noter aussi dans ces « collector », la très belle
couverture imitant le pelage dun animal sauvage de Lâme du chasseur de Deon Meyer.
Les écrits de Woody Allen, publiés au début des années soixante-dix, sont bien dans le
style de son cinéma. Humour décalé, fausses philosophies et aphorismes de bon sens
jalonnent les pages. On retiendra les proverbes et sentences que Pierre Dac naurait
pas renié, genre « Le lion et lagneau partageront la même couche mais
lagneau ne dormira pas beaucoup » ou encore « Mon Dieu, Mon Dieu !
Quas-tu fait la semaine dernière ? ». Les amateurs de bestiaires (dont
je suis) apprécieront le chapitre « animaux fabuleux » avec le schmoll
volant, lézard à quatre cents yeux ou le niourk, oiseau doué de parole mais qui ne
parle de lui quà la troisième personne. A noter les lettres de Vincent Van Gogh,
dentiste de son état, à son frère Théo et le désopilant call-culture où un
détective privé démantèle un réseau de prostitution intellectuelle. Les textes
intitulés Pour en finir une bonne fois pour toute avec la culture font également
varier ce thème avec la critique freudienne et les mémoires de guerre (lire en
particulier « Les mémoires de Schmidt », dernier coiffeur de Hitler).
(12/01/2011)
Que font les rennes après Noël ? Olivia
Rosenthal, Verticales
Livre étonnant, bestiaire que jaimerais avoir écrit. Tout tourne autour
du désir de possession de lanimal par lhomme. « Vous voulez une
bête », annonce, péremptoire, Olivia Rosenthal dans les premières phrases et ce
« vous » est manière de distancer le personnage principal, fillette,
adolescente puis femme que lon suit tout au long du livre dans de courts paragraphes
où le désir davoir un animal domestique est toujours repoussé. Or cette distance
est aussi analyse : on comprend comment la sauvagerie du personnage va naître de
cette frustration de navoir pas eu « la bête ». Un destin hors du
commun finira par devenir sa révolte. Mais ce qui fait lintérêt à part égale de
ce récit ce sont les paragraphes où un dompteur, un boucher, un gardien de zoo sont
interviewés sur leur métier, leurs rapports aux animaux, avec une minutie et un grand
souci de réalisme. Ces paragraphes, où se détaillent les règles de conduite, de
sécurité et autres normes, tissent un monde où le sauvage, là encore, nest pas
lanimal. Au final, on ne croit plus au Père Noël, alors à quoi bon savoir ce que
font les rennes ?
(05/01/2011)
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