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Paysage et portrait en
pied-de-poule
est paru depuis le 7 janvier 2004...
... auparavant voici quelques " éléments, remarques, notes
et interrogations sur PPPP "
... et quelques critiques et réactions :
" Il y a tellement
de difficultés à restituer aujourdhui à la présence de lordre
social une évidence littéraire et je trouve quavec ce " Paysage
et portrait ",
on serre mieux ce quil en est ce qui pourrait bien être un impossible :
produire du roman avec des personnages qui nont pas les moyens
de faire un roman de leur existence sans que le roman
qui en est fait napparaisse comme désarticulé
à leur condition, à leurs représentations. "
Gabriel Bergounioux
Les tics
et les tocs des écrivains, par Marie Gobin, Lire, février 2004
Article
de Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles (du 14 au 20 janvier 2004) :
Article
de la revue " Page " janvier-février 2004 (Laurence Patrice
libr. Climats, Paris 9°)
Sur
un roman de la terre - dimanche 25 janvier 2004 - Jean Fermier, Journal de la Haute-Marne
Franck
Mannoni, Le Matricule des Anges, février 2004
Article
d'Annie Massy et Gil Melison, La Croix Hebdo du 30/01/2004
Article
de Norbert Czarny, La Quinzaine Littéraire, du 16 au 29 février 2004.
Article
d'une Librairie "Initiales" : Voix au Chapitre de Saint Nazaire
Article
du Journal des français à létranger :
LE
LITTERAIRE.COM , Colette d'Orgeval, lundi 22 mars 2004
ZazieWeb, 28/06/2004
Article
du Bulletin Critique du Livre Français (Mai 2004)
Article
de Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles (du 14 au 20 janvier 2004) :
" Un antihéros rural, réduit à sa veste en pied-de-poule, prétexte
génial à dire lordinaire dune existence en friche. Très fin.
Il y a trois ans, Thierry Beinstingel sétait fait connaître avec Central,
un premier roman particulièrement original. Lauteur " cadre dans les
télécommunications ", y décrivait laliénation au travail dans un style
radical, empilant des phrases sans sujet avec la singularité sûre dun formaliste
engagé. Composants, son deuxième livre, reprenait un peu le même procédé, en y
introduisant néanmoins une figure plus nettement identifiable : presque un
personnage. Paysage et portrait en pied-de-poule semble confirmer cette évolution,
puisque lensemble du récit sélabore à partir dune silhouette saisie
dans un décor qui paraît lhabiller, la remplir même de ses teintes spéciales.
Doù le titre, qui résume parfaitement la tension du portrait et du paysage, en
suggérant malicieusement via la " poule " - linscription
du livre dans le monde rural. Beinstingel quitte en effet les usines et les entrepôts
pour donner à lire un certain état des campagnes : son antihéros est un paysan
daujourdhui, ouvrier agricole perdu dans la modernité. Cest aussi un
fils et un frère, cet homme réduit à la métonymie de sa veste " en
pied-de-poule ", motif récurrent du livre entier, indice aussi de ringardise et
de solitude, fil directeur enfin dun roman taillé dans le vide bien réel
dune existence en friche. Entre la " frangine " et la
" vieille mère noire ", lenterrement et le bal,
lécriture très maîtrisée de Beinstingel travaille à composer une sorte de
tableau, un texte plus proche du dispositif que de la simple narration : une
tentative pour saisir le rapport de lindividu à lespace, cet environnement du
village et des champs, ce monde su souvent tu dans les romans ordinaires. Ordinaire, Paysage
et portrait en pied-de-poule ne lest pas, assurément : cest un livre
fort, dont lambition réaliste est assumée avec un authentique brio
littéraire. "
Article
de la revue " Page " janvier-février 2004 (Laurence Patrice
libr. Climats, Paris 9°)
" Après deux romans urbains où la fiction sinsinuait dans un
réalisme technologique très contemporain, Thierry Beinstingel bascule presque dans
lenvers du décor. Il explore cette fois la réalité dun monde rural qui,
tout aussi soumis au modernisme, semble peu à peu se dissoudre dans un espace flottant,
distendu. La puissance dévocation de Beinstingel donne à voir très précisément
ce " paysage " que les impératifs de productivité
daprès-guerre ont remodelé. Dans cet univers-là, les grosses exploitations ont
laminé les petites, dont les anciens propriétaires nont plus quà louer
leurs bras. Face à des terres sans bornes, eux demeurent sans repère, seuls. Ainsi en
va-til de cette vieille femme retrouvée morte dans le poulailler de sa maison qui
nest même plus une ferme, et de son fils, ouvrier agricole, dont lauteur fait
le " portrait en pied-de-poule " du nom du tissu de cette veste
quil porte pour aller danser. Tout en délicatesse mais sans concessions, le récit
de cette solitude moderne est tout à fait poignant. "
Sur
un roman de la terre - dimanche 25 janvier 2004 - Jean Fermier, Journal de la Haute-Marne.
(Jean Fermier, alias Jean Robinet, 91 ans depuis le 20 janvier dernier, tient cette
chronique hebdomadaire Rustiques depuis plus dun demi-siècle.
Ecrivain-paysan de légende, dun immense talent mais trop peu connu, cest un
honneur dêtre cité par lui)
" Ici, il a oublié le vide des champs, les sillons communs, les
clôtures aperçues des milliers de fois jusquà se souvenir du moindre pieu
dacacia, du moindre crampillon qui y attache le fil barbelé, cette parfaite
connaissance des lieux provoquant une sorte de vertige, limpression que
lespace, tellement grand, se retourne comme une crêpe, enserre le corps et
lesprit. Solitude de campagne, aphasie du grand vide qui résonne parfois
jusquà faire craquer les os de la boîte crânienne. "
Ce paragraphe de la page 11 donne le ton de louvrage en son entier. Je lai lu
dun trait, comment ne pas porter un intérêt culminant à un livre sur la terre,
qui se rapporte à la terre, lorsquon a soi-même toute sa vie vécu sur cette terre
et partagé ses joies comme ses misères. " Paysage et portrait en
pied-de-poule " vient de tout juste paraître.
Lauteur, Thierry Beinstingel, ne vit pas de cette terre, ne subsiste pas en
osmose avec elle, ni avec tout ce qui peut graviter à sa surface, hommes, animaux,
machines, et cest certainement ce regard extérieur qui a permis à lécrivain
den approfondir les détails comme ne peut le faire " qui la
vit " en permanence, lui devant tout. Le climat, on le perçoit aux premières
lignes, est celui dune " uvre au noir ", et le reflet
dune réalité. Il montre, analyse, accompagne la vie dun célibataire déjà
largement mûri, personnage sans véritable attache sentimentale, sinon celle qui le lie
à sa mère et celle que sans le savoir il porte à son métier, une vie fade, aux gestes
répétitifs, sans but affirmé, il sombre dans un laisser-aller qui le conduit à ne
changer de costume que pour les sorties obligatoires, un complet en pied-de-poule
dune mode disparue et qui sélime. Lhomme est le type dindividu
par bonheur se raréfiant dans nos campagnes et qui na pour distraction il
ny trouve même pas de plaisir que le verre avalé au bistrot. Le boire est
machinal.
Sa ferme est isolée, tout y traîne, on ne ly voit pas beaucoup travailler
mais on vit avec lui, intensément, linsipidité dune existence où il
sennuie sans le savoir, mais dans laquelle le lecteur pénètre ave tant
dintérêt quil en est fasciné. Une atmosphère, un milieu dont lâme
est paradoxalement si profonde quon en reste médusé.
Thierry Beinstingel est jeune, mais il a extraordinairement observé, perçu,
senti, palpé un milieu que peu danalystes atteignent avec une telle profondeur. Il
a le regard sensible, pertinent, il nous livre un monde à travers un individu qui en
réalité compte peu, que le passant pourrait regarder avec indifférence, sinon avec
mépris, et qui pourtant est un monde dhommes. A lui seul le personnage est un
univers, celui des humbles, des délaissés, des honnêtes gens que le destin semble avoir
oublié sur leurs lopins, qui nont pas davenir, qui ne sont animés
daucun espoir. Impossible denvisager tout attachement de la part dune
femme.
Ne pas imaginer pourtant que le roman est lassant, cest bien linverse. Que
dobservation, involontaire bien sûr et sans calcul a été lindispensable
avant lécriture ! Si lon a quelque peu vécu dans latmosphère
décrite, on est stupéfié par une telle pertinence.
Mais il ny a pas que cela, il y a les regards de lhorizon. On y trouve
là une pure poésie. Elle emporte louvrage, subjugue le lecteur, on voudrait en
avoir soi-même écrit certains passages. Voilà un beau livre, profond. La quotidienneté
des gestes, leur routine, celles des sentiments qui ne savent pas exister, reflets
fidèles de vies trop banales, par leur intense vérité, sont un portrait, prennent une
dimension philosophique à côté de laquelle passe la généralité des grands penseurs.
La puissance dun style, limpact quil peut connaître, réside dans sa
vérité. Les deux romans précédents de Thierry Beinstingel, publiés comme celui-ci
chez Fayard, bien que de forme et de fond différent, lavaient déjà prouvé :
Thierry Beinstingel est un authentique, un puissant écrivain. Et il est Haut-Marnais.
Franck Mannoni,
Le Matricule des Anges, février 2004
" Farandole littéraire. Virage à cent quatre-vingts degrés pour
Thierry Beinstingel qui, avec Paysage et portrait en pied-de-poule, quittele monde
du travail, ses intérimaires et ses rapports évoqués dans Central et Composants
pour se mettre au vert, à la campagne. Si lunivers change, la jouissance du style
demeure, tout comme la recherche sur la forme. Au départ, une veste pied-de-poule,
portée par un " type entre deux âges ", " fils de paysan
modeste " " encolure élargie en deux équerres ". Pour lui
le temps sest comme arrêté dans ce petit village, figé sur un " lundi
matin, mies de pain déjetées, un bol, un couteau, le beurre sur la table, tout ce que la
vieille mère noire prépare vers cinq heures trente avant de se recoucher ".
Parce que rien ne vient perturber le flux de ses pensées, lhomme sattache au
moindre détail de sa vie réglée : le café du coin, le bal monté, les virages
dune route cahoteuse quil emprunte à bord deson tracteur. Le vide apparent
laisse alors la place à une richesse insoupçonnée : lacuité du regard sur
le paysage appelle souvenirs, petites et grandes histoires. Les dessins de la veste
pied-de-poule miment son cheminement, tout comme, à un autre niveau, lenchâinement
des chapitres, des phrases et des mots dans les phrases. Les très nombreuses
énumérations quittent laustérité de la liste pour devenir farandole de
sens : " croisillons blancs, crucifix noirs, pattes velues du tissu,
étirements daraignées sombres, de mouches claires à vinaigre ".
Lhomme habillé de mots rompts ainsi avec sa solitude, essaie de
faire " tourner le monde à son avantage ", histoire de ponctuer,
comme ses pairs, par un " on a bien vécu, allez ! ", de bon
aloi. "
Article
d'Annie Massy et Gil Melison, La Croix Hebdo du 30/01/2004
Thierry Beinstingel : un auteur désormais reconnu (Annie Massy) :
On se plaît à souligner le dynamisme de lassociation des Ecrivains de
Haute-Marne qui permet aux amateurs et passionnés décriture de sencourager
mutuellement. Elle a aussi incontestablement des figures marquantes comme Jean Robinet.
Mais une autre en est Thierry Beinstingel et pas seulement parce quil en est le
dévoué et compétent secrétaire.
Thierry Beinstingel est un écrivain né. Un du troisième millénaire :
cest-à-dire discret mais qui trace sa voie sûrement et en ligne droite. Exit les
poètes maudits qui vivaient dans lalcool et la misère en attendant des obsèques
nationales. Finies les provocations à la Gainsbourg. Aujourdhui intelligence ne
rime plus avec violence et pas davantage invention et rébellion. Thierry
Beinstingel est un écrivain tout ce qui est de plus présentable : équilibré,
responsable, dynamique intelligent
et même avec de lhumour.
Il est né à Langres en 1958 et ne se reconnaît quun seul but
" écrire ". Mais " passe ton bac dabord et de
préférence en section scientifique " : cest ce quil fait,
voire beaucoup plus puisquil réussit un concours à France Télécom et y passe une
licence. Le voilà cadre à Saint Dizier, se marie à un médecin et fonde une
famille : de quoi rendre fiers sa mère vendeuse et son père, chauffeur routier,
immigré de Yougoslavie dans les années quarante.
Thierry Beinstingel est le type de lécrivain contemporain.
Cest-à-dire quil écrit
depuis tout le temps ? Peut-être, mais en
tous cas depuis sa vingtième année, sûrement. Il déclare quil ne peut sen
passer : " je ne peux rester longtemps en apnée, cest-à-dire sans
écrire ". Il écrit tous les soirs ou presque, au détriment de la
télévision : inutile de linterroger sur la " star ac " et
autres reality shows, ils ne font pas partie de sa culture quotidienne. Il écrit dans sa
chambre où passent et repassent femme et enfants sans le déranger, peut-être même
a-t-il besoin de cette vie autour de lui pour planter sa création dans la réalité.
" Lécriture nest pas un travail solitaire "
déclare-t-il, là encore, contre des idées reçues. Il ajoute même :
" Parfois jai limpression que labsence de cette quête
décriture ce serait la mort assurée. "
Il lit aussi et se reconnaît comme maîtres : René Fallet, Maurice Genevoix,
Blaise Cendrars, Samuel Beckett, Marguerite Duras et Claude Simon. Il est donc marqué par
une littérature où la recherche sur la forme compte autant voire plus que la narration.
Thierry Beinstingel est aussi et surtout un auteur : cest-à-dire
quil ne se contente pas décrire mais quil a un style et renouvelle la
création littéraire. On le subodorait dès sa première édition, La Réserve aux
éditions Dominique Guéniot de Langres. On pouvait y croire lorsque léditeur
national Fayard la mis dans ses collections avec Central. Aujourdhui,
avec trois romans qui ont franchi la frontière de la régionalité, il ny a plus de
doute.
Lauteur Thierry Beinstingel, cest une uvre avec, à la fois, un
style et un thème récurrent. Et les deux sont étroitement associés : le travail
et sa façon, non pas den parler, mais den rendre la difficulté au moment de
la lecture des romans. Ses parents lui ont dit que " le travail, cest le
seul moyen de sen sortir ". Mais il sait que cest aussi celui de
senfermer, de passer à côté de la vie, " surtout aujourdhui dans
un monde de marketing et duniformisation ". Voilà la tragédie
contemporaine : lhomme social nexiste pas sans travail mais
lindividu nexiste pas par rapport à un travail quil ne maîtrise pas.
Thierry Beinstingel rend compte de cette dualité écartelante. Le travail déshumanisant
est le thème de son uvre : celui du technocrate manipulé de la Réserve,
celui du fonctionnaire oublié de Central, celui de lintérimaire sans
directives de Composants et celui, maintenant de lagriculteur de son dernier
roman. Un travail absurde quil faut accomplir parce quil fournit un salaire
indispensable ; un univers sans but fait de routines et de jours qui succèdent à
dautres jours sans échappatoire possible. Pas de catastrophe, mais un désespoir
réel teinté parfois, (là encore labsurdité de la situation) dun humour lui
aussi bien réel. Faut-il en rire ou en pleurer ? Thierry Beinstingel a choisi :
accomplir son travail mais prendre du recul avec lécriture.
Lécriture justement : elle colle au texte comme lennui au
travailleur. Il a trouvé dans le Nouveau Roman un style qui exprime cette abstraction de
la raison de vivre. " Claude Simon, Natalie Sarraute ou Beckett (
)
nont fait quexplorer des pistes, montrer des voies quil nous appartient
de poursuivre. Le Nouveau Roman est encore aujourdhui une formidable ouverture au
monde. Ce qui a tué le Nouveau Roman, cest son nom absurde. "
La découverte littéraire de Thierry Beinstingel, cest de faire, avec les
mots, une alchimie qui correspond au thème. Pas de sujet ni de verbe conjugué, marque de
laction, dans Central : seulement des formules administratives. Pas de
sujet personnel dans Composants : rien que des " on " et
des tournures passives. Pas de dénomination précise pour lanti héros de son
dernier roman, non plus.
Par ce style déstabilisant, lauteur crée une atmosphère écrasante qui
submerge le lecteur et le plonge dans lunivers du protagoniste. Les romans de
Thierry Beinstingel font partie de ces uvres dont on ne sort pas indemne. Au point
quà lassemblée nationale, à propos de la suppression de la loi de la
modernisation sociale, Jean Le Garrec a apostrophé François Fillion en ces termes :
" Vous devriez lire Composants de Thierry Beinstingel. (
) Le
travail précaire, cela existe. " Mais le principal intéressé, lui, a trouvé
le moyen dexorciser ses peurs du chômage et de linactivité : en prenant
du recul par rapport au problème avec la création dune uvre personnelle et
authentique.
Paysage tout en nuances pour Thierry Beinstingel (Gil Melison) :
Avec " Paysage et portrait en pied-de-poule ", Thierry Beinstingel
reprend sa chronique rurale entamée en 2000 avec " La Réserve ". Tranche de
vie dune campagne au bord de la route.
Jamais ouvrage na porté meilleur titre que ce dernier roman, sorti le 7
janvier chez Fayard. Le pied-de-poule est en effet " un tissu dont les fils de
chaîne et de trame, de couleurs différentes, sont croisés de manière à former un
dessin évoquant lempreinte dune patte de poule " selon la définition du
Larousse. Dans cette histoire, plus chronique des jours qui passent que roman
daventure, senchevêtrent justement, en trame, le quotidien sans couleur et,
en chaîne, les souvenirs ténus : paysage en carrés juxtaposés, ponctué par
linfini du ciel et quelques barrières darbustes à lhorizon ; toile
cirée de la cuisine aux dessins rabâchés, atténués par le temps ; flash-back de
dimanches moins gris que les autres quand le bal public distille ses musiques ; visites au
bistrot du coin, avec les mêmes figures, toujours recomposées, souvent décomposées,
les mêmes mots répétés, répétés ; étés, hivers, saisons qui nen finissent
pas daller et de venir ; carré lumineux du poste de télévision qui envoie les
images dun monde indéfini ; et même cette vieille veste " pied-de-poule
" que le héros traîne depuis des lustres. Tout est gris, tout est beige, solitaire
et muet, avec " parfois, le silence forme comme une pâte insistante, comble les
secondes entre les bruits "
Les anti-héros de Beinstingel
La Réserve, paru chez Dominique Guéniot, donnait la parole à des gens
ordinaires, haut-marnais de naissance ou de cur, confrontés à un avenir
psychédélique inventé par des technocrates européens. Roman peut-être pas aussi
fantastique quil y paraît. Dans Central et Composants, parus chez Fayard, on
retrouvait des personnages, plus urbains que ruraux, dépassés par la déshumanisation de
la société. Avec Paysage et portrait en pied de poule, Thierry Beinstingel renoue avec
la ruralité, tout en conservant cette vision dune anesthésie de plus en plus
généralisée dans les rapports humains. Cest une plongée au cur de racines
qui tendent à disparaître.
La mort de la " vieille mère noire ", survenue dans le poulailler - à
constater que les personnages nont pas de nom, ils peuvent sappeler Gaston ou
Serge, Kévin ou Bernard, en fonction des époques rassemble pour les obsèques, le
frère et la sur que la vie a séparés, et qui nont rien à se dire. Ils sont
comme " le patron donc, comme un poteau indicateur planté dans le bar, sans plus de
surprise pour les habitués quune pancarte indiquant les villages voisins ou la
route nationale, de vagues directions pour signaler des lieux plus perdus encore. "
Cette campagne, dans laquelle de plus en plus les repères géographiques se
perdent et se confondent, na rien dune carte postale idyllique. Elle reflète
au contraire un mal de vivre et dexister qui, au fil du temps, tresse des drames à
la mesure de cette incommunicabilité des êtres. Exploitations agricoles rassemblées, de
plus en plus vastes, de moins en moins à taille humaine, dans lesquelles lhomme
peut se sentir perdu.
Article
de Norbert Czarny, La Quinzaine Littéraire, du 16 au 29 février 2004.
Tout doit disparaître. Un homme jamais nommé entre dans un café, au milieu de
nulle part. A la fin du roman on revoit le même homme. Cest dimanche, il entre dans
une salle de bal, celle-là même dans laquelle il était le dimanche précédent, en
quête dune partenaire, pour danser, ou plus, si cest possible. Il poste une
vieille veste en pied-de-poule. Rien ne change vraiment.
Qui a lu Composants, le précédent roman de Thierry Beinstingel, roman
heureusement distingué par une mention du prix Wepler, sait sur quoi il pose son regard
aigu : le monde dans lequel nous ne voyons pas ou plus. Dans Composants,
cétait celui quarpentait jour après jour un ouvrier intérimaire, dun
coin de banlieue à lautre. Ici, on est dans la campagne, loin des autoroutes. Ou
pour reprendre lune de ces phrases sèches quutilise le narrateur,
" solitude de campagne, aphasie du grand vide qui résonne parfois jusquà
faire craquer les os de la boîte crânienne. " Le personnage principal sillonne
sur un tracteur les départementales rendues glissantes par la terre grasse ou les restes
de betteraves sucrières. Il est le " successeur dun roi de pays
minable ". Lui seul est resté avec la " vieille mère
noire ". Son frère aîné et sa jeune sur ont
" réussi " ailleurs. En cette semaine qui semble lunité de
temps choisie par Beinstingel, comme on détermine son cadre et sa durée, le héros
connaît un unique évènement, la mort de sa mère. Lautre fait marquant étant
lenterrement, qui permet à la famille de se retrouver un bref instant. Le temps que
vit cet homme solitaire est à limage du paysage : immobile avant
lenfouissement, la disparition.
Les phrases sont à la mesure de cet espace. Des phrases nominales ou bien ramassées
comme une motte de terre épaisse, qui disent le silence, la pesanteur. La ponctuation
elle-même joue à léconomie comme ces deux points qui rythment :
" sortir, enfiler la veste, marcher dans la cour : gestes. " Il
semble que tout coûte, que la disparition programmée du monde rural ôte toute énergie,
sinon celle qui fait travailler pour survivre. Un autre monde a existé, fait de noms, le
Jacquin, le Paul, etc, un monde fait de liens entre les êtres. Ce monde a disparu :
" autrefois, là où sinscrit un carrefour vide, un hameau délabré, un
passage à niveau abandonné, il y avait des gens, voisins, habitants, passants, tous
figés dans des poses et des occupations inscrites dans la normalité du paysage, un tel
conduisait une charrette, une telle était en fichu sombre avec un ballot de linge, il y
avait un enfant avec un cerceau, de vieilles cartes postales le prouvent. "
Prouver, tel semble bien être le but de Beinstingel à travers la description
minutieuse de ces paysages qui nont rien de séduisant. On est en Champagne ou dans
ses confins, sur une terre sans le charme des régions dans lesquelles les
" bobos " aiment à flâner les week-ends. Prouver comme le faisait le
peintre Le Nain au XVII° siècle avec ses intérieurs en clair-obscur, comme le faisait
Chardin en peignant des raies ou du gibier dans une cuisine (ici une toile cirée où le
héros ramasse des miettes de pain), prouver comme le fait Depardon dans certains
reportages photographiques, ou François Bon dans Mécanique ou Lenterrement.
Ecrire des textes politiques, non pas au sens de lengagement partisan, mais pour
rappeler une mémoire et montrer ce qui nous échappe, lorsque " les
informations fondent dans les assiettes comme le morceau de beurre dans la
soupe ". Derrière lhomme qui traverse sa campagne en tracteur, il y a le
monde tel que lon croit quil est. Celui de la sur lisant un magazine au
titre révélateur : " maquillage, pour la modernité, priorité au
détail " et qui lorgne sur la boîte à couture de la mère défunte car
" ça vaut une fortune sur les brocantes ", celui des urbains qui
regardent louvrier agricole avec le regard narquois des gagnants, de ceux qui ont
femme, enfants et voiture neuve quand il songe avec envie à la Roumaine ou la Malienne
vivant à la ferme voisine et y jouant les Cendrillon.
Cet homme que personne ne voit parce quil appartient à un autre monde, le monde des
perdants, est au cur du roman comme au cur de lespace :
" combiné au mitan dun dimanche, au centre dun café, au milieu
dun pays qui nen finit pas détaler ses campagnes et ses siècles,
cest un type entre deux âges, tourné vers la salle et sa relative cohue, position
semi-repliée des bras accoudés au zinc, verre au bout de la main épaisse, en arrière
plan lombre du patron affairé bouge un peu sur léchappée des fenêtres de
la rue principale. " Un homme à limage du paysage qui sert de bandeau
(bonne idée plutôt que dinscrire en grosses lettres le nom de lauteur),
route croissant une haie composée darbres épais, tels ces geôliers évoqués page
60, qui emprisonnent les personnages.
La semaine sachève après le deuil et lenterrement, il a commencé de vider
la vieille ferme de ce qui appartenait à la vieille mère noire, et il pense déjà au
bal, à la fille au tricot vieux rose : " danser, cest oublier la
terre épaisse et pesante des champs, cest vouloir pour une fois faire tourner le
monde à son avantage ". On ne saurait mieux dire lespoir dun
dimanche !
Article
d'une Librairie "Initiales" : Voix au Chapitre de Saint Nazaire
"Pari difficile que celui décrire un roman sur un sujet à priori
terriblement banal: le quotidien sans aventure dun ouvrier agricole. Pari réussi,
pourtant, avec brio. De cette vie sans aspérités, de ces tâches routinières, de ces
phrases convenues, de ces silences, Thierry Beinstingel sait dire toute lâpreté,
toute la pesanteur, et aussi, mais oui, toute la beauté. Et le paysage, vu, revu,
fréquenté comme en un rituel, sert dossature superbe à la solitude qui fait son
chemin au rythme du tracteur: Le paysage est le royaume de la ligne parallèle: bandes
fauves, mauves vers linfini, une toute fine, bien derrière, dernier recul de la
terre avant linsolence de lhorizon et lévidence du ciel, une plus
épaisse, juste devant, de cette couleur indéfinie, mélange de kaki et de rayons
ultraviolets pour la soupe lointaine et mélangée des plaines et des forêts. Plus
loin, il y a lordinaire du troquet de village où lon sébroue des
pensées sombres; il y a la vieille mère noire qui ne quitte pas la ferme et, plus loin
encore, un rêve tout juste effleuré du bout des doigts: une fille en tricot vieux rose
dans une salle de bal où les premiers rocks bousculent laccordéon. En quelques
phrases impeccables de sensibilité attentionnée, Thierry Beinstingel dit toute la
densité dune vie qui senfile comme un tricot pour aller aux champs, sans trop
voir le temps passer, une vie simple à laquelle une veste en pied-de-poule suffit pour
servir darmure contre celles qui disent: Vous êtes au calme, ici! et qui
senfuient."
Gérard
Lambert VOIX AU CHAPITRE 44600 Saint-Nazaire
Article
du Journal des français à létranger :
http://www.lepetitjournal.com
"Voici le roman que tous les néo-ruraux et citadins qui simaginent
city-centrés devraient lire avec la plus vive attention. Ici, il est question dun
quotidien passé dans et pour les champs, dune vie de village à mille lieux de ce
quon voit à la télé, et pourtant bien actuelle. Lennui sétale dans
le labeur et les bals du samedi soir, le monde agricole vaque à ses occupations. Il ne se
passe rien, mais lécriture riche et rigoureuse rend ce rien réellement splendide.
(LPJ mars 2004)"
- LE LITTERAIRE.COM ,
Colette d'Orgeval, lundi 22 mars 2004
-
- "Vies plombées... fermées, muettes, sans joie ni peine, images d'une ruralité en
- route vers sa disparition...
- Sa vie, il la passe sur son tracteur Fiat bleu dans le silence oppressant des
- paysages vides, et quand il en descend c'est pour aller au troquet du village, ou, le
- soir, pour rentrer à la ferme située un peu à l'écart des maisons, à part ça rien.
Si,
- parfois le dimanche il se change. Il enfile sa seule veste, une veste hors d'âge,
- avachie, en tissu à motif pied-de-poule, et il va faire un tour au bal sur la place en
- face du monument aux morts.
- Lui, on ne saura pas son nom, c'est un ouvrier agricole, pas marié et peu doué pour
- les rencontres, qui vit encore avec sa vieille mère noire en tablier. Ils sont sur leur
- lancée d'existences immobiles tracées d'avance, d'où sentiments et émotions
- semblent exclus. Un soir, un événement : au retour du fils, la mère est morte.
- Evénement vite épongé, le temps d'avaler sa peine et de déglutir la surprise.
- Aspérité vite remise à sa place par le traintrain rituel qui préside aux
enterrements.
- Rien ne changera pour lui. Une fatalité grise, neutre, continuera à peser sur sa vie
- dans cette campagne au ciel plombé. Vies plombées aussi, fermées, muettes, sans
- joie ni peine, images d'une ruralité en route vers sa disparition.
- Dans un inventaire très ténu, l'auteur s'acharne en descriptions à la minutie
- obsessionnelle, comme une volonté de mise au premier plan du tableau de toutes
- ces infimes choses reléguées d'habitude en toile de fond. Les choses, les gens,
- égalisation des deux, au même niveau de minéralisation, en natures mortes
- documentaires accrochées au vide. Car c'est le vide qui règne en maître dans ce
- roman-musée, aphasie du grand vide qui résonne parfois jusqu'à faire craquer les
- os de la boîte crânienne. Beinstingel est aussi l'auteur de récits, Central et
- Composants (mention du Prix Wepler 2002)."
" Quotidien d'un individu et d'un lieu :
Cela se passe dans un de ces villages quon aperçoit parfois de lautoroute ;
on se demande fugitivement, pour peu que les aléas de la conduite nous en laissent le
loisir, ce que ça doit être de vivre là. Lennui. Lisolement. Cest un
village sans particularité, sans pittoresque, dans lEst ou le Nord, donc pas de
touristes : seulement des champs, quelques bois, un endroit quon ne trouvera jamais
sur une carte postale. Le personnage principal est ouvrier agricole, on ne connaît pas
son nom, il a entre trente et quarante ans, et vit avec sa mère âgée, qui meurt un
jour. Tout est dit. Rien dexceptionnel chez ces gens-là, quon appellerait
gens de peu si lon navait pas peur que cette expressionlà soit
légèrement condescendante. Ce qui se dessine dans ce paysage-là traité par T.
Beinstingel, cest le quotidien, lordinaire dun individu et dun
lieu sur la terre, mais évoqué si précisément, avec une attention si intègre aux
détails de lexistence que lon sen trouve touché, ému de tant
dhumanité. Aucun jugement sur cet homme seul, qui décide daller au bal du
village le lendemain de lenterrement de sa mère, simplement un regard humain. Un
roman qui se tient à une juste distance, aussi loin que possible de la caricature des
paysans ou de léloge idéaliste. Pas de misérabilisme non plus. "
Article de P
Privey, Bulletin Critique du Livre Français
" Paysage et portrait en pied de poule de Thierry
Beinstingel est un roman essentiellement descriptif. Cest quil relate
la vie dun homme sans histoires dans une campagne où les choses changent lentement.
Soit quelles sérodent comme la pancarte presque invisible du café, le
paysage qui suniformise, soit quelles évoluent suivant le cours circulaire
des saisons. Cest sur le mode de lalternance que tout advient, sans que les
choses soient jamais définitivement infléchies : comme le pied de poule de
léternel veston du héros, le noir vient après le blanc, puis le noir, puis le
blanc
Ennui et contemplation se succèdent au gré des paysages et des faits
quotidiens et confronté au silence des êtres le héros se contente
dobserver, denregistrer, sans passion ni généralisation. Il semble
finalement concentrer en lui le paysage, en être le miroir humain. Lorsque sa mère
meurt, qui seule partageait sa vie, il est troublé par les aspects matériels nouveau,
mais le quotidien reprend presque aussitôt ses droits et lhomme replonge dans sa
contemplation. Le roman, qui ravira les admirateurs de Bourdieu (Le bal des
célibataires rend compte plus scientifiquement de la même réalité : la
désaffection des campagnes et la condamnation à la solitude des hommes qui reprennent la
propriété familiale) fait entrer le lecteur dans une conscience anonyme ni le
héros ni sa mère nont de nom et cette plongée au sein dun individu
en est dautant plus convaincante : évitant les clichés sentimentaux, les
caractérisations arbitraires, les mauvaises imitations de langue rurale, les monologues
faussement réalistes abusant du bégaiement et de labsence de ponctuation,Thierry
Beinstingel livre au lecteur un monologue simplement beau, entre retenue et lyrisme, un
monologue dans lequel chacun peut entrer, que chacun peut reprendre à son compte. Ce
nest dailleurs pas un véritable monologue : le " il " du narrateur
met à quelque distance le personnage, donnant parfois limpression que celui-ci se
regarde agir observant lui aussi du regard dépassionné du sociologue sa propre
existence. Rigoureux mais décousu, objectif mais personnel, ce roman réussit cette
gageure : rendre intéressant le vide, et poignant labsence de sentiments. "
Les
tics et les tocs des écrivains, par Marie Gobin, Lire, février 2004
L'un n'écrit qu'à l'encre bleue, l'autre enfile de grosses chaussettes, un
troisième récite son chapelet, un autre s'entoure de grigris... on ne se lance pas sans
appréhension dans l'écriture. C'est pourquoi les auteurs mettent en place toutes sortes
de rituels et de manies censés favoriser l'inspiration et la chance.
Tics et manies, obsessions et phobies, rituels et pensées magiques... L'écrivain
est un homme comme les autres. A ceci près: il écrit. Sur papier ou sur ordinateur. Dans
un lieu précis ou n'importe où. Le jour ou la nuit. Dans un capharnaüm sans nom ou dans
un ordonnancement monacal. Rarement les deux ensemble, mon capitaine.
Comment démarrer? A chacun sa béquille psychique. Pour lutter contre l'angoisse
de la page blanche, Colette n'écrivait que sur du papier bleu. La romancière Camille
Laurens, elle, se jette à l'eau en écrivant toujours les deux dernières pages du livre.
Mais comment continuer? Avec la mise en oeuvre d'un dispositif le plus souvent immuable
bordant le temps de l'écriture. Et cela vaut s'il n'a pas l'apparence d'un rituel:
l'absence de dispositif est le dispositif lui-même.
Parmi ceux - une minorité au sein des écrivains interrogés - qui réfutent cette
idée de rituel: Régis Jauffret. L'auteur d'Univers, univers (Verticales) n'avoue aucune
superstition - "ce dieu minable qui n'a jamais aidé personne" selon ses termes
- et ne cède à aucun diktat: "Je n'ai besoin de rien par nécessité. Et le rituel
suppose une vie bien réglée." Il poursuit de sa voix grave et mesurée: "C'est
une vision romantique qui laisse penser que l'écriture est une activité ésotérique et
non une activité humaine." Marie Darrieussecq est de cet avis. Si l'auteur de
Truismes (P.O.L) a eu tôt dans sa vie d'écrivain quelques manies - écrire avec le même
stylo, le matin et dans le silence - être passée sur le divan les a évacuées.
"Mon analyse m'a permis de faire de l'écriture un métier. Non plus une conduite
névrotique", dit-elle. Grâce à ce travail libérateur, elle peut envisager
aujourd'hui, sans trouble, de prendre sa retraite d'écrivain, de cesser d'écrire:
"Comme Faulkner le fit à cinquante-trois ans, toutes proportions gardées,
naturellement."
Hormis ces deux rétifs au rituel, la plupart des romanciers interrogés confie
avoir besoin d'un dispositif spécifique. Ainsi, Thierry Hesse, auteur du Cimetière
américain (Champ Vallon), magnifique premier roman: "Si on veut écrire, il faut,
dans la vie ordinaire, instaurer un temps qui n'est plus tout à fait celui de la vie
ordinaire", explique celui qui, avant de commencer son travail à quatre heures du
matin, se met en voix en lisant un quart d'heure durant des "pages
énergétiques" (Faulkner, Homère ou encore Shakespeare). Pour trouver la voie, se
mettre en voix.
Ou en chaussettes de laine, trop petites et toujours du même modèle pour Edmonde
Charles-Roux qui confie tenir cette extravagance de Salvador Dalí.
Dominique Fabre, auteur de Pour une femme de son âge (Fayard), confie ne pouvoir
écrire chez lui. Sa famille n'y est pour rien mais il lui faut un lieu anonyme, "un
atelier, une chambre de bonne, la maison d'une collègue partie en vacances". Tout
sauf son domicile. Lydie Salvayre pousse plus loin le bouchon du nomadisme: "J'écris
n'importe où. Plus c'est n'importe où, mieux c'est", explique l'auteur de Passage
à l'ennemie (Seuil), qui peut coucher quelques lignes dans la salle d'attente d'un
dentiste. Son seul bagage est sa mémoire: "J'ai tout mon livre en tête. C'est un
texte portatif", continue-t-elle. Unique exigence de cette itinérante: "Je dois
avoir le sentiment de solitude."
Pour certains de ses frères en littérature, écrire à découvert est
inimaginable. Philippe Besson est de ceux-là. Il interdit à quiconque de pénétrer dans
sa tanière sans son autorisation. Délivrée exceptionnellement et réservée à quelques
rares proches privilégiés, dont la femme de ménage, cette autorisation est
rigoureusement assujettie à la présence de l'auteur d'Un garçon d'Italie (Julliard)
dans les lieux: "J'accompagne le visiteur, je le suis et le surveille"
confie-t-il, dans un sourire qui trahit à peine l'angoisse de l'effraction du huis clos.
Interdiction d'entrer et de regarder ses papiers. Un coup d'oeil - fût-il furtif ou bien
intentionné - attire les foudres de son propriétaire. Le pétillant romancier ne
supporte pas l'idée que l'on puisse avoir accès à ses corrections, ses ratures, ses
repentirs. Les généticiens littéraires n'auront rien à se mettre sous la dent:
Philippe Besson jette brouillons et essais infructueux de peur que l'on puisse lire ce
qu'il n'a pas voulu garder. Pas une coquetterie d'auteur mais l'indice d'un désir de
contrôler, qu'il ne peut exercer ailleurs, dans sa vie hors du temps de l'écriture:
"Je perds toujours tout." De la même manière, il ne dit rien du livre en
cours. Par superstition et crainte de la fausse couche: "C'est comme une grossesse.
Tant que le livre n'est pas fini, je refuse d'en parler."
Si Nathalie Rheims est aussi terrifiée que l'on lise son grand cahier - à
carreaux, perforé - c'est par crainte que l'on y découvre... ses fautes d'orthographe.
Réminiscence cuisante de sa vie de petite fille à la scolarité lamentable, la peur que
l'on lise ses mots réduits à leur plus simple appareil - "Honnêtement, j'ai un
niveau d'élève de cinquième", évalue-t-elle - la conduit à dicter chaque samedi
ses pages à son éditeur, Léo Scheer. Et c'est une manie familiale: pour les mêmes
raisons, son père, Maurice Rheims, académicien de son état, confiait lui aussi sa prose
à son dictaphone qui chaque matin était recueillie par les mains expertes de la
secrétaire. Mais les Rheims ne sont pas une tribu à part. Dans Vivre pour la raconter
(Grasset), le Prix Nobel Gabriel García Márquez confie combien il était humilié de
devoir rendre un manuscrit truffé de fautes. Et à part cette manie? La romancière ne
voit pas, consciente toutefois de son image de Mylène Farmer de la littérature: "On
pense que je dors dans un cercueil", s'amuse-t-elle. Certes, ses livres - Lumière
invisible à mes yeux (Léo Scheer), Les fleurs du silence ou encore Lettre d'une
amoureuse morte (Flammarion) ont tous à voir avec la disparition mais elle n'en est pas
morbide pour autant. Ainsi, à partir de la Toussaint, chaque matin, le jour à peine
naissant, le réveil la surprend dans son désir d'écrire et sa chemise de nuit de
grand-père. Et rituellement, jusqu'en avril: "J'achève mon livre avec l'arrivée du
printemps."
Claire Castillon a aussi son horloge interne. Depuis Le grenier (Anne Carrière),
son premier roman, chaque 20 décembre sonne l'heure de la remise de manuscrit. Au
départ, symbolique - l'envoi par la Poste du Grenier coïncida avec le départ en
vacances d'un amoureux - l'attachement à ce jour est aujourd'hui prosaïque: "C'est
devenu mon échéance. Cela veut dire qu'écrire, c'est un travail, et donc, que je ne
dois pas plaisanter avec ça", explique-t-elle, charmante.
La remise de copie est souvent un moment difficile pour l'écrivain. A la
différence d'un Roger Caratini ou d'un Jean-Pierre Angremy, alias Pierre-Jean Rémy, qui
engendrent plusieurs livres par an (et pas des pamphlets ni des libelles, des pavés) et
pour qui cet exercice, s'il est toujours délicat, est sans doute rarement périlleux,
Sébastien Japrisot ne pouvait s'y résoudre. L'auteur d'Un long dimanche de fiançailles
(Gallimard) ne savait poser de point final. Du moins, le mot "fin" attendait des
années. A étape difficile, ses stratagèmes psychiques. Météorologiques chez Serge
Joncour, auteur de Vu et de UV (Dilettante) qui suit de près les évolutions du temps
avant de se rendre chez son éditeur: "Un régime anticylonique est favorable à la
livraison de mon manuscrit. Un temps pourri la retarde", précise-t-il. L'équation
est simple: le beau temps rend les gens heureux. Et indulgents. Marotte d'auteur? Plutôt
l'indice d'un tempérament anxieux et d'un "manque de confiance dans le manuscrit
lui-même". Même incertitude chez Philippe Besson qui exige de son éditeur qu'il
lui livre son verdict sous vingt-quatre heures: "Passé ce délai, je
m'effondre." Fragilisé par le doute, Philippe Besson pourrait aller jusqu'à ne pas
supporter qu'un tiers lui lise son horoscope, si celui-ci était un peu tendancieux. A la
différence d'un Dominique Fabre qui, lui, lit tous ceux qui lui tombent sous la main.
Sans que leur lecture prenne une importance démesurée mais toutefois demeure l'épine
dans le pied. Après tout, on ne sait jamais... Auteur de Paysage et portrait en
pied-de-poule (Fayard), Thierry Beinstingel avoue "se confier à l'irrationnel".
Chaque séance de travail sur ordinateur se termine par une partie de cartes, un solitaire
(toujours sur son écran). Cherchant dans les combinaisons aléatoires des réponses à
ses questions: "Ce livre va-t-il plaire à mon éditeur? Au lecteur?" Très
superstitieux, l'auteur, qui décrivit au plus près dans Composants (Fayard) la
mécanique déshumanisante de l'usine, croise les doigts quand il va chez son éditeur -
selon un itinéraire précis (au passage piétons près). Et croit très fort en sa
capacité à reconnaître les individus nuisibles, ceux qui portent la poisse.
Peu invalidants, ces derniers rituels procèdent le plus souvent de la pensée
magique, "mode de pensée existant notamment chez l'obsessionnel et caractérisé par
le mécanisme suivant: "Si je pense, fais ou dis cela, il va arriver
ceci"", selon la définition du docteur Franck Lamagnère, dans Manies, peurs et
idées fixes (Retz). Une croyance psychique associée le plus souvent à des troubles
obsessifs compulsifs (les TOC). Ces derniers peuvent être les symptômes d'une affection
neurologique, comme le syndrome de Gilles de la Tourette. Selon l'Association française
du syndrome de Gilles de la Tourette, André Malraux - dont le visage semblait mangé de
soubresauts - souffrait probablement de cette affection. Quelle que soit leur origine, les
idées compulsives peuvent investir un champ tout à fait inattendu. La compulsion
mathématique d'Emile Zola le poussait à compter sans cesse dans la rue les becs de gaz
et à additionner les numéros de portes et de fiacres. "Longtemps, les multiples de
trois lui parurent favorables. Puis ce furent les sept" peut-on lire dans Le livre
des bizarres de Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière (Bouquins Laffont). Tout aussi
irrationnel, le comportement de Francis Bacon qui s'évanouissait à chaque éclipse de
lune. La fièvre d'Erasme à la vue de n'importe quel poisson, la frayeur mêlée de
dégoût d'Alfred de Musset devant une anguille. Ou encore, cette curieuse habitude de
Pierre Corneille qui s'enroulait dans des couvertures de bure et se roulait sur le sol
dans une pièce chauffée afin de suer et seulement, ainsi délivré de ses humeurs,
pouvait-il se mettre à écrire.
Mais il arrive que certains écrivains, sans doute rongés par l'anxiété, soient
en proie à des obsessions plus handicapantes. Comme Mario Vargas Llosa dont les Cahiers
de L'Herne révèlent qu'il souffrait d'une peur panique de l'avion qu'il a toutefois pu
guérir en lisant en vol des chefs-d'oeuvre de la littérature. Comme Serge Joncour dont
le premier roman, Vu, s'ouvrait sur un accident aérien et qui ne peut pas prendre
l'avion, atteint d'une phobie qui le mena, malgré les sauf-conduits usuels
(décontractants et alcool), à rester par trois fois dans la salle d'embarquement. Son
aversion est pour partie liée au fait de devoir demeurer assis. Cette contrainte lui est
tout aussi insupportable chez un dentiste ou même chez un coiffeur. Se définissant comme
parfaitement inconséquent, l'écriture lui "permet de ne pas être dans la dilution
permanente". C'est pour cette raison qu'il suppose que l'agoraphobie dont il souffre
de manière fluctuante et qui se manifeste par la peur de la foule et du voyage en métro
est un mécanisme autocréé: "C'est un mal pour un bien. Cela m'oblige à rester
chez moi et à écrire", confesse celui qui, en période d'écriture, arrête de
manger de la viande crue par crainte d'être trop excité. Pierre Mérot, auteur de
Mammifères (Flammarion), couronné du prix de Flore, est, lui aussi, agoraphobe. Avec
attaques de panique. Sans doute est-ce pour cela que le romancier préfère demeurer chez
lui, loin des yeux du monde, dans le "foutoir organique" de son bureau, bordel
monstrueux dans lequel il se roule "comme un cochon dans sa fange". Dans les
rais de lumière rougeoyants de l'heure entre chien et loup, et qui donnent à son verre
de bière un aspect incandescent.
Le psychiatre Christophe André, auteur de Petites angoisses et grosses phobies
(Seuil), édifie un pont entre création et phobies: "Ce sont des pathologies de
l'hypersensibilité", explique-t-il. Avant de poursuivre: "Le fait d'écrire est
alors à la fois un échec et une réussite. Echec de l'adaptation par l'action. Réussite
parce que c'est un compromis qui signifie que finalement cela ne se passe pas trop
mal."
Les écrivains paient parfois leur hypersensibilité au prix fort. La crainte de la
maladie tourmente Joris-Karl Huysmans, dont les ouvrages portent l'empreinte de sa peur de
la souillure qui révèlerait la porosité de son corps. Collectionneur d'odeurs comme son
personnage d'A rebours, Des Esseintes, agoraphobe, livrant dans sa littérature ses idées
fixes impulsives - à travers les tics de scrupule du père Emonot dans L'oblat ou les
pensées sacrilèges de Durtal dans Là-bas - l'écrivain n'a d'autre choix, à la fin de
sa vie, que de choisir la réclusion et la solitude. Comme Raymond Roussel, l'auteur
d'Impressions d'Afrique, ami des surréalistes, qui prenait ses repas, toujours seul et...
à la suite: on lui servait, nous dit-on dans Le livre des bizarres, ses quatre repas,
l'un après l'autre, cinq heures durant.
La ritualisation de l'écriture, les tics de l'écrivain soulignent bien la
nécessité d'un filet psychique. "Il y a d'autant plus de rituels qu'il y a
d'incertitude", analyse le psychiatre Christophe André. Le doute, souvent
indissociable de l'acte de créer, suscite des conduites allant du seul désir d'agencer
son univers (ne pas travailler dans le désordre) à l'extravagance la plus folle: Nerval
promenant dans Paris un homard vivant au bout d'un ruban bleu. "Il faut organiser son
intérieur", se commandait Huysmans pour se border. Et, à chaque auteur, son
ordonnancement: Catherine Cusset, auteur de Confessions d'une radine (Gallimard), fait
table rase dans sa psyché avant de commencer un nouveau livre en nettoyant son
"appartement de façon maniaque et dans tous les recoins". Alors, tout de même,
comme l'écrivait Balzac: "Quel opéra qu'une cervelle d'homme!"
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