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Rimbaud, dans l'affection et le bruit neufs
en deux épisodes et cinquante photos textes en désordre d'Arthur Rimbaud (Une saison en enfer) sous-textes cachés de Thierry Beinstingel ©
Deuxième épisode : Roche Premier épisode : Charleville
Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les
coeurs, où tous les vins coulaient. En repartant de Charleville, à travers les lisières mouillées, je savais déjà que la route me mènerait pas loin de Roche où tu avais écrit ta seule et unique tentative de publication. Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur
toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce. Puis, il y a cent trente trois ans, même époque, dans l'automne mouillé qui avait suivi ta saison d'enfer, tu allais chercher à Bruxelles la petite plaquette. Prix : un franc. Tu écrivais sur l'une d'elle "A P Verlaine, A Rimbaud". J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse
dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas
ma chevelure. Pour aller à Roche, le mieux est de passer par Attigny. C'est "le pays où l'on arrive jamais" d'André Dhotel. Un temps, le bourg a essayé de s'en souvenir mais quelle étrange indifférence pousse ces régions a oublier ses écrivains ? Comme à Charleville, les pancartes et les affiches se délitent, s'effacent aux pluies.
Il m'est bien évident que j'ai toujours été race inférieure. Je ne puis comprendre
la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller: tels les loups à la bête
qu'ils n'ont pas tuée. Il ne faut pas louper l'embranchement mais après tout est simple, indiqué. Voici le temps du calvaire, on est arrivé.
Il n'y a rien : une poignée de fermes, de vieilles remises en tôle. Le cheval sera le seul être vivant aperçu mais il y a du y avoir quelques rideaux soulevés à mon passage vers les maisons du coin. Sur les routes, par les nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon coeur gelé: "Faiblesse ou force: te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu. ça devait être identique à ton époque : des jardins, des abris détournés de leurs usages, de quoi se cacher. Rien d'autre à faire que d'attendre "le soleil bas, taché d'horreurs mystiques" au delà de la fuite du regard vers les vergers voisins. Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre; magistrat, tu es nègre; général, tu es nègre; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre: tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. - Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. - Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham. On t'a grossièrement taillé dans une plaque de tôle. On a rajouté tes initiales et un texte explicatif. On imagine l'employé communal pester de devoir déplacer ton effigie pour tondre la pelouse. "- Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison: il
s'appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je? Une femme s'est dévouée à aimer
ce méchant idiot: elle est morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me
feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C'est notre sort à nous, coeurs
charitables... " Hélas! Il avait des jours où tous les hommes agissant lui
paraissaient les jouets de délires grotesques: il riait affreusement, longtemps. - Puis,
il reprenait ses manières de jeune mère, de soeur aimée. S'il était moins sauvage,
nous serions sauvés! Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise. - Ah! je
suis folle! C'est vers cette maison que tu semble te diriger. C'est là paraît-il que tu l'as écrit. En fait, la ferme initiale a disparu mais cette nouvelle bâtisse à qui l'a remplacée après la première guerre mondiale. Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Que buvais-je, à genoux dans
cette bruyère Entourée de tendres bois de noisetiers, Dans un brouillard d'après-midi
tiède et vert? On laisse le jardin s'ensauvager. Des baliveaux gardent une maison où tu ne pénétra jamais. Traces de pacotilles. La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. Surfaite aussi l'appellation "Place Rimbaud" et qui n'est qu'un carrefour d'herbes et de buissons, de sentiers pour chats. Une plaque rappelle que tu as "espéré, désespéré et souffert". Moi aussi en voyant cet endroit si désuet, évidé de tout. Un endroit tranquille, chants d'oiseaux diraient d'aucuns dans cette projection d'éternité qu'on se fait des campagnes mais pour d'autres, ce peut être un enfer cuit dans une étouffée de verdure, la peur d'une saison d'éternité. Vertiges. J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons
tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au
soleil, dieu de feu. A l'endroit précis où se tenait le pigeonnier où tu te réfugiais pour écrire, il y a cette stèle comme une deuxième pierre tombale et cette sentence définitive que tu avais renié plus tard. Chef d'oeuvre ! Mais pour qui ? Ceux qui cherchent quoi ? Ne nous leurrons pas, nous sommes identiques à vouloir l'enterrer une seconde fois, à laisser s'effacer toutes traces d'écriture, de poésie, André Dhotel, Rimbaud, combien d'autres ? Se méfier de la puissance des mots, les fuir, mieux : les enfouir et ce n'est pas pour rien que la première et dernière allusion à tes poèmes est la plus proche du sol. Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver: ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté. Il n'y avait plus rien à voir et j'ai parcouru les chemins aux alentours, j'ai laissé mon regard aux fonds des vallons, dans les bosquets, sur les talus. Ah! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre
surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni
pays, ni amis, quelle sottise c'était. - Et je m'en aperçois seulement! J'ai vu les arbres que tu avais vus, caressé les écorces que tu avais touchées. J'ai entendu résonner sur la route les pas de la vieille jument Comtesse qui te ramena du Harar dix-huit ans après ta saison en enfer puis qui t'emmena à nouveau à la gare de Voncq dans les soupirs de douleur, destination Marseille où tu avais débarqué quelques mois plus tôt. Cette fois-ci, terminus du train, fin de tout. Je m'évade! Je rentre à Roche de nouveau... J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des
inventeurs, l'ardeur des pillards; je retournais à l'Orient et à la sagesse première et
éternelle. Je m'arrête au lavoir ("sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et noir...Ô buanderie militaire, ô bain populaire"). Torture subtile, niaise; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait
s'ennuyer, peut-être! M. Prudhomme est né avec le Christ. Sans doute, là encore, il ne reste rien d'origine. Peut-être quelques pavements, la constance de la source à se renouveler. Les philosophes: Le monde n'a pas d'âge. L'humanité se déplace, simplement. Vous
êtes en Occident, mais libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le
faille, - et d'y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre
Occident. Se renouvellent aussi les émois, les phrases péremptoires, la dangereuse écriture, les témoins de nos pensées, tout ce qui réussit à s'échapper malgré nos efforts. Ma vie est usée. Allons! feignons, fainéantons, ô pitié! Et nous existerons en nous
amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en nous
querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, - prêtre!
Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante; gardien des
aromates sacrés, confesseur, martyr... C'est contre nous-mêmes et pour la poésie. Rien à rajouter. Je quitte Roche pour mes harars à moi. N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des
feuilles d'or, - trop de chance! Par quel crime, quelle erreur, ai-je mérité ma
faiblesse actuelle? Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin,
que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et
mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels
Pater et Ave Maria. Je ne sais plus parler! Routes encore vers la fin de ce périple inattendu et rentrer vers ces vies que nous avons bridées. Rétroviseur inutile : on ne gardera rien de telles évasions inutiles. Elles s'accrochent aux épines des bosquets, elles se diluent dans les ciels, elles retombent dans la terre des champs. Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes
de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons
multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes,
tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de
nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh
bien! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs! Une belle gloire d'artiste et de
conteur emportée! Si, avant de nous quitter, venait un écrivain encore, car notre mémoire facétieuse dispose partout les traces de ce qu'on aimerait effacer avec l'inutilité des romans : C'est Blaise Cendrars qui nous salue ici dans ces soldats de pierre du monument de la Ferme Navarin. C'est ici qu'il perdit un bras en 1916, le droit, celui qui tenait sa plume jusqu'alors. Sa vie restant il nous salua de son unique "main amie"avec laquelle il terminait ses lettres. (Quel siècle à mains!) Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère. Au retour de ces saisons en enfer, ces pays où l'on arrive jamais, ces lotissements du ciel, retour brutal dans l'ascenseur du travail. Autoportrait des derniers jours, mais c'est une autre histoire car il nous appartient d'invente encore et de nous révolter toujours (22/11/2006, suite et fin de l'escapade en rubrique Webcam ).
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