En face (le
bonheur)
J'ai trouvé Le Bonheur en
décembre dernier dans Tout(e) Varda, coffret qui vient de sortir et réunit en DVD
l'intégralité des films d'Agnès V. Je savais qu'y jouaient Jean-Claude Drouot, sa femme
et ses deux enfants, et qu'il avait choqué, à l'époque. J'ignorais pourquoi.
Il choque encore.
*
On ne peut détacher le bonheur de son
âge : il est né en 1964. La banlieue, alors, mêlait tours et campagne, inutile d'aller
loin pour pique-niquer. Nettes et propres semblaient les barres d'immeubles lancées à
travers champs, à l'orée des forêts nouvelles. Les affiches dans les rues annonçaient
Georges Brassens, les ice-creams des cafés s'appelaient tentation. A la poste, de
jeunes femmes derrière un comptoir composaient avec grâce le numéro recherché et les
enfants s'élevaient seuls, sans fatigue, sans crier.
Lui était beau et brun.
Elle était blonde et belle.
Elle était belle et blonde. Elle ressemblait beaucoup à la première.
Le bonheur c'était les petits à la sieste ; le métier paisible, sans horaires ; la
maison à vingt ans avec jardin devant ; la voisine qui surveille quand l'enfant escalade
; les rues assez tranquilles pour laisser passer les mariés et les photographier, au
milieu de la chaussée, sans craindre le trafic.
Le bonheur c'était la nature, bouquets, gerbes de blé en couleurs saturées, du trop
jaune et trop rouge, du trop bleu, du trop vert. Se dire et se redire qu'on est bien, là,
maintenant, dans les bras l'un de l'autre.
Le dire et le redire à la femme et l'amante qui sont, on le pressent, interchangeables
même si dans l'amour quelques différences s'affirment dans le discours, du moins.
Ainsi, l'homme expliquera à l'amante qu'elle est plus libre que sa femme, plus
audacieuse, ce qui nous fera un peu sourire (l'amante n'a eu qu'un amant, avant lui) mais
sera corroboré par le montage, si rapide, si beau, de Varda (au plus près une épaule
une main un regard une hanche une oreille un sein).
Le dire et le redire mais surtout affirmer, et c'est là où tout se transforme, que les
bonheurs s'ajoutent, ne se corrompent pas. Utopie pure et dure de l'amour qui s'étend,
s'élargit : on ne vole rien à l'absent/e.
Le bonheur, en 1964, c'est un homme et deux femmes et l'on aurait aimé une femme et deux
hommes, un homme une femme un homme, une femme
un homme une femme, pour ne pas risquer de se tromper. Parce que le genre ne compte pas,
qu'il n'est pas question d'adultère. Il s'agit d'aimer, et d'aimer. On ne va pas tuer
ceux qu'on rencontre dit Varda dans
une interview, évoquant le hasard qui met sur notre route plus d'un, plus d'une,
malgré ce que soutiennent les contes.
Le bonheur, on peut se moquer, ressemble
à une publicité dans laquelle on prend en famille le petit-déjeuner dehors. Le bonheur
ne connaît ni chômage, ni laideur, ni obstacles divers. Il s'affirme, voilà tout, rend
visible l'invisible, le non-dit, l'impensable sans placard ni porte claquée. Le bonheur,
c'est accueillir qui passe, oser lui dire qu'on l'aime sans craindre d'entendre non
puisque tout est si simple. Dans Le Bonheur, tout le monde dit oui.
(quitte à mourir, nous y
reviendrons)
Le bonheur c'est accepter le sort, valser
le samedi, se reposer le dimanche. C'est travailler beaucoup mais sans être à la
chaîne. C'est nourrir et bâtir, transmettre, transformer sans douter de l'avenir. Le
bonheur est moderne et loin dans le passé.
Le bonheur d'aujourd'hui n'a pas fait de
progrès. A regarder les boni, comme les nomme Varda, on entend quatre
« spécialistes » (de la femme et du cinéma, du cinéma et de la femme, et
encore ? De quoi d'autre encore ?) qui en parlent et que je renonce à citer. Ils
dénoncent l'égoïsme du si beau menuisier qui voudrait l'amour du monde, tout l'amour,
tant et plus. Ils disent : l'épouse s'est suicidée.
Ils pensent : ah, voilà bien un homme, pour se permettre de naviguer.
Ils affirment : la fin est dérangeante, et voilà qui est vrai, puisque la seconde femme,
en automne, prend la place de la première, morte l'été, sans que rien ne soit
déplacé. Mêmes gestes, même silhouette, même approche...
Ils parlent de perversité.
Ce qu'il aurait fallu, pensais-je, c'est
ne pas être trois, mais cinq. Il aurait fallu à la femme rencontrer quelqu'un d'autre et
à l'amante aussi. Que chacun librement oscille, comme Kathe entre Jules, Jim mais
également Albert, qu'il ne faudrait pas oublier souvenons-nous, c'est un point
d'équilibre, Albert, dans le roman de Roché. Quand penche la balance vers trop de
jalousie entre Kathe, Jules et Jim, il devient le troisième amant. Il joue de la guitare,
l'enchantement reprend.
C'est fiction ? Oui bien sûr.
A ce compte il aurait fallu être six, sept, huit, neuf.
En attendant, erreur que d'avouer à sa
femme la naissance d'un autre amour : elle semble l'accepter, s'y noie (nous ignorons
comment). Le bonheur finit mal, pour elle, tandis qu'il se poursuit pour le couple
restant, parfait miroir de l'autre quand la seconde blonde frotte, nourrit,
caresse, prend la place de la mère sans que personne ne bronche, ni enfants, ni famille,
ah voilà le scandale.
Le bonheur se finit. Le bonheur se
poursuit.
Bien et mal, toujours.
Anne
Savelli
(01/03/2013) |