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Sur Ivan Oroc
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Chapitre 1 : en version audio
Sur Ivan Oroc : c'est l'exact palindrome de " coronavirus ".
Ainsi, écrire " sur Ivan Oroc " revient à créer et à faire vivre le nouveau
personnage d'Ivan Oroc
Ivan Oroc donc, est un type banal, tellement perdu dans la foule qu'on n'arrive jamais à
le distinguer. Il est impossible à décrire, certains affirment qu'il est blond, d'autres
qu'une ombre noire couvre en permanence le bas de son visage. Certains l'ont déjà vu
sourire, d'autres parler, sans qu'on ait pu retenir la moindre de ses phrases, ni même
s'il s'exprimait en français ou en albanais. D'autres l'ont vu vêtu d'une jupe, genoux
à l'air sans que cela les choque le moins du monde. Placé devant un mur, il se confond
avec. Au pied d'un escalier, il devient tapis rouge. On l'affiche ou on le foule. Il est
impossible de savoir s'il se trouve à bonne distance de vous, ce n'est ni un proche, ni
un lointain cousin : il est.
Enfance au milieu d'une cour d'école, au centre d'une classe ; adolescence dans
l'anonymat d'un collège, avec peut être un vague énervement un jour où ses parents
l'avaient contrarié. Perdu dans des classes de lycées, ses professeurs ont toujours
marqué sur ses bulletins " peut mieux faire ", sans arriver à se souvenir de
son visage, d'une remarque ou d'une réponse qu'il aurait formulée. Quand il était
triste, il pleurait des larmes de crocodile qui n'étonnaient quiconque. Dans ses moments
de joie, il sifflotait ou chantonnait la chanson de Sheila Je suis une petite fille de
français moyen, mais personne bien sûr ne s'en apercevait.
Et le voilà aujourd'hui, gauche, à la fois indescriptible et indicible, allongé dans
l'herbe le nez au ras des pâquerettes, de telle manière qu'on conclut tout de même
qu'il est trop gros pour être un lapin de garenne, trop petit pour ressembler à un
zèbre, et d'ailleurs il n'y en a jamais eu par ici.
Ivan Oroc, nez dans la chlorophylle, repense à l'heure précédente : il était parti
voter. Évidemment, comme à chaque fois, on ne le retrouvait pas sur les listes. On
l'avait fait patienter devant l'employé des électeurs égarés et des causes perdues.
L'employé demandait à chacun de présenter sa carte d'identité. Il la regardait avec un
air suspicieux, baissant ses binocles pour mieux en remarquer les détails, la retournant
en tous sens, parfois la humant devant ses narines dilatées. Puis il la rendait au
citoyen qui lui avait tendue, lequel l'enfournait dans une poche sombre, sur un mouchoir
sale. L'employé alors tournait méticuleusement chaque page du registre en s'aidant d'un
index mouillé de salive, de la même main qui avait tripoté la carte d'identité.
Derrière lui, les affichettes rappelaient les mesures d'hygiène. Le gel hydro alcoolique
était placé sur une table hors d'atteinte " sinon dans dix minutes on n'en aura
plus " avait affirmé le chef du bureau de vote. " Ça y est je vous ai !
", lança l'employé en postillonnant.
Ivan Oroc avait reconquis son statut d'objet trouvé.
(16/03/2020)
Chapitre 2 : en version audio
Les premiers jours à domicile s'étaient plutôt bien passés. Il faut dire qu'Ivan
Oroc jouissait d'un appartement agréable, situé au dernier étage d'un immeuble modeste
et biscornu, de telle sorte qu'il lui fallait atteindre à pied six paliers successifs
plus une dernière volée de marches pour mener à sa porte. Derrière, trois pièces en
enfilade dégageaient un espace suffisant et même confortable pour lui qui vivait ici
tout seul, sans animal de compagnie. La solitude ne lui avait jamais pesé. Et d'ailleurs
elle était relative habituellement, ponctuée par les heures de travail qu'il effectuait
au service pièces détachées et approvisionnement d'un comptoir de mécanique, distraite
par quelques rares conversations avec des collègues et des clients, où il s'entendait
dire : " Votre cadran à croisillon, je vous le mets en diamètre de 12 ou de 15 ?
". Destiné à la vente en gros pour les professionnels de ce secteur, on y trouvait
des engrenages, des pignons, des roulements, des crémaillères et mille autres
composants. Il travaillait depuis vingt ans dans cette boîte. Il y avait commencé comme
intérimaire, avait été embauché lorsqu'on avait su qu'il avait installé à lui tout
seul un entrepôt. Personne en revanche ne s'était aperçu combien son classement était
original (" Pourquoi ne pas ranger selon la beauté des mots ? Leur dose de mystère
? Hostaform, hélicoïdal, feuillard, vérin. S'affranchir de l'utilité des mécanismes,
ne retenir que la dénomination, ce miroir de leur utilité, de l'aboutissement d'une
société qu'on a voulue technologique "*).
Après tout s'était enchaîné, le nouveau boulot, un divorce, l'appartement et ses trois
pièces en enfilade. Avait alors commencé véritablement l'effacement, la sensation de
faire partie du décor, de s'y fondre. Il y avait bien de temps en temps quelques visites
qui restaient pour la nuit, mais étrangement, lorsque l'un ou l'autre tentait de
renouveler l'expérience, le souvenir s'étiolait, parfois même avant de parvenir à
l'appartement, de telle sorte qu'on ne savait plus si Ivan Oroc habitait au sixième
étage ou au septième ciel. On redescendait l'escalier, on rencontrait parfois quelques
voisins comme cette femme qui était redescendue toquer au quatrième et avait fini par
s'installer avec le locataire en demeurant longtemps persuadée qu'il s'agissait d'Ivan
Oroc. Ou cet homme qui, tentant de lire son nom sur les boites aux lettres, avait fait
connaissance avec le prof de lettres qui habitait le rez-de-chaussée, un certain Bob.
Cette histoire non plus n'avait pas duré, Bob ayant reproché à son comparse de ne pas
connaître la différence entre une palindrome et un anagramme.
Bref, la vie avait suivi son cours, et on en était arrivé à ces premières journées de
claustration pour cause d'un truc invisible qui s'était immiscé entre Ivan Oroc et son
décor habituel. Il faut croire ainsi que la fusion entre lui et son environnement
n'était au final pas si complète que cela. Peu de changement donc pour ce type solitaire
qui avait l'habitude de remonter son casse croûte et les escaliers. Son patron avait
décidé que sa présence au service pièces détachées et approvisionnement n'était pas
indispensable. D'ailleurs les entreprises industrielles qui constituaient la plupart de
leur clientèle étaient à l'arrêt. Ivan Oroc avait juste augmenté un peu plus ses
provisions à la supérette du coin, histoire de respecter les consignes et de sortir le
moins possible. Trois pièces pour lui tout seul était un luxe enviable, d'autant plus
qu'il lui prenait parfois l'envie de décrocher la petite échelle permettant d'accéder
au toit par un vasistas. La première après-midi d'ailleurs avait été très agréable
sur la toiture de zinc chauffée par le soleil. La rumeur de la circulation s'était en
effet atténuée d'une manière tellement extraordinaire qu'il pouvait entendre maintenant
le moindre bruit, les griffes d'un pigeon marchant dans une chanlatte ou le vol d'une
mouche précoce. Parfois l'ombre furtive d'un chat passait. On devinait à leur allure
qu'eux-mêmes trouvaient étrange cette absence d'agitation.
Et puis, par le vasistas resté ouvert, Ivan Oroc entendit quelqu'un frapper à la porte
de son appartement.
(19/03/2020)
* Composants, Fayard, 2002, p. 188.
Chapitre 3 : en version audio
C'était Bob. Du reste, ce n'était pas étonnant, Bob était le voisin le plus
présent dans la vie d'Ivan Oroc. Toujours prêt à ramener un tract pour la défense des
locataires, à quémander une signature pour une pétition, à vous arrêter devant les
boites aux lettres en commençant ses phrases par " C'est inadmissible
"
ou " Le gouvernement a encore
". Mais cette fois, Bob avait l'air encore
plus grave qu'à l'ordinaire. Il avait débuté par " Vous connaissez la
situation
". Puis, alors qu'on s'attendait comme d'habitude à une tirade
pleine de fiel, il avait enjoint Ivan à rentrer dans son appartement, bredouillant "
Le mieux serait que je vous explique cela à l'intérieur, vous allez comprendre
". Intrigué, Ivan avait ouvert sa porte. La première pièce de l'appartement était
la plus vaste. Aménagée simplement et sans désordre, elle faisait office de salle à
manger et de salon, enfin, salle à manger étant un bien grand mot, car Ivan prenait ses
repas dans la pièce suivante, plus petite mais dans laquelle l'arrivée d'eau avait
permis d'y aménager une kitchenette et une mini salle de bain. Ivan se retourna au milieu
du salon et désigna à Bob un fauteuil. Mais Bob ne bougea pas, resta debout, esquissant
un sourire gêné : " Ça se passe là-bas
" prononça-t-il d'une voix de
conspirateur en désignant la cuisine. Ivan s'avança jusqu'au milieu et, arrivé au
niveau du réfrigérateur, se retourna vers son visiteur. Bob, de plus en plus
mystérieux, désigna d'un doigt la pièce suivante, qui était la chambre d'Ivan. Ivan
l'interrogea du regard, Bob hocha gravement la tête et Ivan ouvrit la porte de sa
chambre. C'était une pièce spacieuse, avec un grand lit, une table de chevet et une
bibliothèque. Il y avait aussi quelques cartons entreposés là, vieilles cassettes
vidéos récupérées à la mort de ses parents, albums photos de sa vie d'avant qu'il
feuilletait de temps à autre et où il posait, soit avec une enfant aux nattes blondes,
soit avec sa mère au même regard d'eau (" En face, la femme et la fillette et cette
sensation étrange, soudainement ressentie à les nommer " ma femme et ma fille
", reconstituer les éléments d'une famille, semblables aux centaines d'autres ici
"*).
Ivan Oroc avançait dans sa chambre le regard fixé sur les cartons lorsqu'il entendit la
porte se refermer brutalement derrière lui. La suite fût une bousculade de pas
désordonnés qui résonnèrent dans son appartement. Il tenta de revenir dans la cuisine,
mais quelqu'un bloquait solidement la porte. Une voix inconnue prononça " Du calme !
". L'instant d'après il y eu le raclement d'un meuble qu'on déplace, et des coups
de marteau qui faisaient trembler l'huisserie. Ivan réalisa qu'on était en train de
l'enfermer. Il frappa à la porte, cria d'arrêter. Derrière le bois, il entendait des
chuchotements, des bruits de pas et à intervalles réguliers les coups de marteau qui
bloquaient l'issue. Puis quelqu'un glissa une feuille sous sa porte. Il y était écrit au
stylo rouge : " Ne paniquez pas. Vous n'avez rien à craindre si vous restez
tranquille. On va tout vous expliquer. "
(20/03/2020)
* Composants, Fayard, 2002, p. 214.
Chapitre 4 : en version audio
Il fallu attendre le soir et les ombres mouvantes du soleil en train de disparaître
pour qu'Ivan Oroc ait des nouvelles de son enfermement. Elles lui parvinrent de même par
le biais d'une feuille imprimée et glissée sous sa porte. Elle était rédigée au nom
du CRAC (Comité de Réquisition des Appartements Confinés), organisme qui régissait
désormais la répartition des locaux pour toute la durée de la claustration. Les
modalités d'attribution de l'espace en fonction du nombre de locataires y figuraient sous
forme d'un tableau. La case qui indiquait " une personne = une chambre " avait
été entourée d'un coup de stylo rouge, le même qui avait probablement servi à
rédiger le premier mot glissé sous la porte d'Ivan et appartenant certainement à Bob,
prof de lettres. Au dos de la feuille d'ailleurs, l'écriture rouge se poursuivait :
" Cher monsieur. Comme indiqué dans notre règlement intérieur, il nous appartient
de veiller à ce que vous ne manquiez de rien, nourriture, eau, linge propre, éléments
garantissant votre dignité. Toutefois, notre règlement stipule qu'au moment où
l'enfermement est effectif aucun contact physique ne devra être établi pour des raisons
évidentes de sécurité. En l'occurrence, nous recherchons dès à présent le meilleur
moyen d'assurer votre subsistance ".
Ivan s'assit sur le lit. Doté d'une intelligence moyenne, il possédait suffisamment de
logique pour admettre que les deux seules issues de sa chambre étaient sa porte
maintenant barricadée et une petite fenêtre, donnant sur une cour intérieure et
surplombant le sol d'une hauteur de six étages et demi. Son premier réflexe d'ailleurs
avait été d'ouvrir cette fenêtre pour chercher un moyen de s'échapper. Mais les murs
qui entouraient la lucarne étaient parfaitement lisses, il n'y avait aucune descente
d'eau de pluie à proximité, aucune prise, soit pour descendre, soit pour monter et
atteindre le toit. De plus, rien qu'en se penchant pour s'en assurer, Ivan Oroc avait
ressenti un épouvantable vertige.
En admettant qu'il arrive à vaincre son vertige, qu'il déchire ses draps pour fabriquer
une corde, il lui aurait fallu l'équivalent de six fois trois mètres de tissu à peu
près, soit dix-huit à vingt mètres, ce qui donnait pour l'équivalent de son drap et de
sa housse de couette d'environ deux mètres, un minimum de cinq bandes à découper dans
le sens de la longueur, vraisemblablement trop minces pour supporter son poids de soixante
quinze kilos. Remarquons au passage qu'Ivan Oroc, bien que doté d'une intelligence
moyenne, possédait une facilité de calcul probablement constituée à force de
travailler au service pièces détachées et approvisionnement de son comptoir de
mécanique ainsi qu'une faculté pour découper la moindre action en éléments successifs
et méthodiques (" Saisir, ouvrir, décoller, agripper, poser, reposer, déposer,
tourner, retourner. Mouvements qui s'empilent en strates de dixièmes de secondes,
poussière remuée, agitation d'air, l'inconscience des mains qui agissent, le cerveau qui
donne l'ordre, influx nerveux, électricité, ion, onde sinusoïdale vibratoire, un
mystère intégré à tous, pas d'option, contenu dès la naissance en chaque corps
humain. ")*
La nuit avait maintenant complètement envahi sa chambre, les livres sur sa bibliothèque
n'étaient plus que des carrés obscurs ; il était encore assis sur son lit à remuer ses
pensées, lorsqu'on toqua très légèrement à sa porte. Un rai de lumière filtrait à
la partie inférieure, filtrant sur le plancher une faible lueur et ravivant les veines du
bois de quelques éclats mordorés. Mais de suite, il sembla y avoir de l'agitation
derrière la porte, des ombres bougeaient, on entendait quelques raclements. Il vit la
pointe d'un carton s'enfiler sous sa porte, puis, progresser précautionneusement avant de
glisser entièrement dans sa chambre. Sur le carton, une crêpe fumait. Puis, un papier
fût introduit, sur lequel l'écriture rouge avait écrit : Vous en voulez combien ?
D'autres bruits suivirent puis un petit tuyau de plastique fût inséré de la même
manière, suivi par un autre billet qui précisait que le petit tube était relié à une
bouteille d'eau, laquelle serait complétée et rafraîchie régulièrement. Enfin, la
première feuille d'un rouleau de papier hygiénique dépassa sous la porte et Ivan Oroc
en tirant dessus, entendit le bruit familier du dévidoir fixé à côté de ses
toilettes, lequel était situé dans sa mini salle de bain, juste derrière la cloison.
(21/03/2020)
* Composants, Fayard, 2002, p. 76.
Chapitre 5 : en version audio
Ivan Oroc commença ainsi son étrange vie de reclus. Trois fois par jour, il entendait
toquer faiblement à la porte, comme si on craignait de le déranger - mais de quoi ? On
lui apportait deux ou trois crêpes selon le papier qu'il laissait entre chaque repas. Le
matin, on remplaçait l'eau par du café ou du thé selon ses desideratas. A midi il
recouvrait l'eau et toujours deux ou trois crêpes. Pour le soir on lui proposait parfois
de faire passer dans sa tubulure un bouillon clair pour agrémenter sa nouvelle fournée
de galettes. Au début, ses étranges geôliers avaient bien essayé de lui varier ses
repas en lui glissant une pizza, mais même avec une pâte extrafine, les champignons ne
passaient pas sous la porte qui raclait également la sauce tomate. On lui avait aussi
glissé des sacs poubelles pour ses déchets, mais satisfaire ses besoins naturels dans
une poche en plastique n'était pas évident et plusieurs fois il s'était aperçu du
manque d'étanchéité des poches lesquelles commençaient à répandre une odeur
nauséabonde dans la chambre. Il réclama une poubelle sous sa fenêtre et il put
s'adonner à la distraction de jeter ses déchets du sixième étage dans un récipient de
la taille d'un seau. Avec ces besoins élémentaires, l'hygiène allait rapidement devenir
un problème important, mais il semblait que ses gardiens avaient anticipé ses désirs
car on lui glissa au midi du second jour des échantillons de savons liquides de ceux
qu'on trouve dans les hôtels, des lingettes ainsi que deux serviettes en micro-fibres.
L'écriture rouge du mot qui les accompagnait excusait de ne pouvoir fournir d'eau
autrement que par le biais du tuyau de plastique. Néanmoins, la petite bouteille de
plastique à proximité de son lit et destinée à étancher sa soif la nuit put être
remplie grâce à ce siphon improvisé.
Le problème de l'approvisionnement et de l'hygiène presque résolu, reste la question
des heures à écouler. Étrangement, celles-ci passent très vite. D'abord, il y a les
livres et " il y a ce Rimbaud qui vous suit partout. Vous aimez les biographies qui
lui sont consacrées, en revanche, vous prisez moins sa poésie et c'est sa correspondance
que vous aimez par-dessus tout."*. Il a aussi la fenêtre que vous laissez le plus
souvent ouverte, regardant les autres qui vous font face dans la courette, mais on ne voit
jamais personne. De temps en temps un bourdon fait le tour de la chambre en vrombissant
puis repart.
Dans cette inactivité, bientôt Ivan Oroc remarqua le moindre détail. Et selon son
humeur, inquiète le plus souvent - on le serait à moins - le plus petit élément qui
dénotait, qui était source de déséquilibre dans sa chambre, devenait une obsession.
Lorsque le seuil de sa porte se couvrit de tâches de graisse à force de passer les
crêpes en dessous, il passa des heures à essayer d'atténuer les auréoles huileuses
avec les pages des livres qu'il n'aimait pas.
Et puis une autre idée fixe s'installa dans son esprit : pourquoi correspondait-on avec
lui à l'aide de ces stupides billets toujours polis, écrits à l'encre rouge et glissés
sous la porte ? Est-ce qu'on ne pouvait pas tout simplement lui parler ? Un matin où on
glissa devant ses yeux une note lui demandant " Thé ou café ? Et deux crêpes ça
vous irait ? ". Ivan explosa et d'une voix tremblante de colère, formula sa
requête. Il entendit un bruit de pas précipité quittant son appartement, puis, une
demi-heure plus tard, les feuilles dactylographiées du règlement intérieur lui
parvinrent sous la porte. Un passage était entouré de rouge : " Toute personne
recluse sans moyen individuel de protection officiel (masque d'hygiène et lotion
désinfectante anti-virale aux normes reconnues, dont les dates de péremption sont en
cours de validité ) doit être abordée avec un maximum de précaution : interdiction
d'adresser la parole, échange uniquement par écrit dont les traces doivent être
détruites (si possible incinérées) aussitôt après lecture. La présence de barrières
manifestes à toute contagion, porte close ou espace séparateur d'un minimum de trois
mètres, ne constituent en aucun cas une dérogation à cet usage. " La dernière
phrase était soulignée deux fois. Le règlement intérieur était revêtu de divers
signataires, dont se détachait nettement le paraphe de Bob Lepel, sous la mention de
" Commissaire de quartier du CRAC ".
(22/03/2020)
* Ils désertent, Fayard 2012, p. 86.
Chapitre 6 : en version audio
La situation d'enfermement d'Ivan Oroc était sans issue et sans mauvais jeu de mots.
L'homme qu'on confondait d'habitude avec le décor ambiant, était devenu encore plus
invisible, ce qui était dans l'air du temps. D'un naturel peu enclin à se rebeller, Ivan
prenait son mal en patience, avec peu d'effort cependant et une évasion réelle : relire
pour la énième fois toute la correspondance d'Arthur Rimbaud, rester le nez en l'air
après la lecture d'une entête qui vous laisse songeur " Korikaté le 27 août 1889
", d'une formule énigmatique du poète " je sors de pivoter deux heures au
Guébi et au Gunja Biète ".
" Les lettres qui vous émeuvent le plus, sont celles adressées à des fins
professionnelles, avec un style informatif et neutre, à d'autres négociants. Parfois
vous vous imaginez recevoir une lettre de Rimbaud vous demandant un renseignement, vous
donnant quelques nouvelles d'un collègue que vous auriez perdu de vue. Parfois vous
rêvez à d'interminables missives
"*
Le reste du temps, Ivan Oroc le passait accoudé à la fenêtre ouverte en permanence. En
bas, dans la cour, le seau qui recueillait ses déchets (lorsqu'il arrivait à bien viser
depuis son sixième étage) avait été remplacé par un récipient plus grand, garni d'un
sac poubelle, posé sur un environnement de toiles également jetables qu'un ouvrier
changeait régulièrement. C'était une distraction qui se renouvelait chaque jour à dix
heures précises, et peu importait qu'il pleuve ou qu'il fasse beau. Le type débarquait
vêtu d'une combinaison blanche, coiffé d'un heaume, chaussé de bottes avec des gants
qui montaient jusqu'au coudes. Il débarrassait la poubelle, retirait les plastiques,
arrosait méticuleusement le sol et les murs d'un jet de vaporisateur accroché sur son
dos.
Le temps ainsi passait sans longueur pesante, la difficulté principale cependant était
l'absence d'information et de nouvelles. Le premier matin, en se réveillant, Ivan
s'était aperçu qu'il avait probablement laissé son téléphone portable dans le salon,
sur le coin du buffet où il demeurait presque en permanence. Il avait rédigé un billet
dans ce sens, en espérant que son appareil soit assez plat pour être glissé sous sa
porte, mais la réponse lui était parvenue un peu plus tard : " Cher Monsieur, nous
n'avons pas trouvé votre téléphone à l'endroit indiqué, ni ailleurs dans votre
appartement. " C'était étrange, il était très méticuleux. L'idée manifeste
d'une conspiration destinée à l'empêcher d'informer ses proches lui traversa l'esprit.
Il songea à écrire à son ex-épouse ou à sa fille, mais l'indication de leurs
domiciles était évidement dans la mémoire du téléphone. De même, il n'y avait aucun
ordinateur ou terminal dans sa chambre où il aurait pu consulter Internet et retrouver
leurs adresses. Il s'en ouvrit par petits mots interposés et on lui répondit à l'encre
rouge qu'il pouvait rédiger une lettre à destination de sa famille, celle-ci serait
acheminée par les soins du CRAC, dont il apparaissait que le commissaire général était
toujours son voisin, Bob Lepel, également en charge de la communication interne et
externe au niveau de la ville.
Ivan Oroc était aussi complètement isolé pour suivre les informations sur la situation
actuelle. Il y avait bien sur sa table de chevet un vieux radio-réveil, cependant la
fonction radiophonique était depuis de nombreuses années inopérantes, ce qui ne l'avait
jamais gêné jusqu'à présent, il se contentait de s'éveiller avec le son strident du
buzzer. Il tenta de retrouver les ondes mais ne parvint qu'à obtenir un crachotement
inaudible. Ivan réalisa qu'il était coupé du monde (" Vivre seule donc, comme
Robinson, sur ton île "**).
(23/03/2020)
* Ils désertent, Fayard 2012, p. 87.
** Ils désertent, Fayard 2012, p. 81.
Chapitre 7: en version audio
Ivan Oroc avait obtenu du papier à lettre et un stylo pour donner de ses nouvelles à
ses proches. Son ex-épouse s'était remariée avec un type qu'il avait aperçu une fois
en venant chercher sa fille pour les vacances, un taciturne comme lui avec qui il avait eu
du mal à échanger trois mots. Il s'était alors demandé pourquoi son ex-femme
persistait à choisir ses prétendants dans une gamme de caractère qu'elle ne cessait
ensuite de leur reprocher ; le mutisme d'Ivan avait été en partie la cause de leur
séparation. Sa fille, en revanche, lui ressemblait par son côté réservé. Comme lui,
elle avait un esprit logique et c'est peut-être pour cette raison qu'elle était devenue
prof de math. Elle vivait à plus de sept cents kilomètres de lui dans une ville du
Sud-Ouest où son conjoint travaillait. Ses dernières nouvelles remontaient au mois de
janvier où elle lui avait annoncé qu'il allait être grand père pour le mois de juin.
Ivan espérait que toute cette histoire n'aurait aucune conséquence sur sa santé et le
lui avait notifié dans sa lettre. En revanche, il ne se souvenait plus de son adresse
exacte. Celle de sa mère, cependant, lui était revenue à peu près en mémoire, quelque
chose comme la résidence des pins ou de la pinède, dans une ville située entre Angers
et Nantes, dont il avait momentanément oublié le nom mais qu'un atlas puisé dans sa
bibliothèque lui remémora, il s'agissait d'Ancenis. Il écrivit ainsi une lettre dans
laquelle il disait qu'il était isolé dans sa chambre mais en bonne santé et avec une
nourriture suffisante et régulière. En même temps qu'il écrivait ces mots, il réalisa
que c'était ceux d'un prisonnier dans sa cellule, ou d'un malade reclus dans sa chambre,
le genre de missive qu'on envoie à sa famille lorsqu'on est craint d'être séparé,
comme un soldat envoyé au front. Il avait joint à cette lettre celle destinée à sa
fille en demandant à son ex-femme de lui envoyer.
Il réclama aussi qu'on lui fasse parvenir les journaux. Pour l'instant, il n'était pas
en mesure de payer les exemplaires de cette presse, on pouvait néanmoins certainement lui
établir une ardoise qu'il acquitterait à sa sortie. Pour toute réponse, il reçut
glissé sous sa porte, un exemplaire du journal local datant de ce fameux dimanche où
tout avait commencé, dix jours auparavant. Les titres montraient encore la stupéfaction,
la colère et l'inévitable optimisme qui suit toute annonce incroyable " Les
commerçants pensent déjà à l'après crise ", " Les hôteliers-restaurateurs
entre résignation et colère ", " L'appel à ne pas céder à la panique "
: " Drôle de société qui favorise le coude à coude du travail et de la famille,
chacun dans son bocal. "* Le journal évoquait qu'on avait aussi franchi la barre des
cinq mille cas et une centaine de décès dus à l'épidémie. Ivan Oroc, ce mardi 24
mars, espéra que ces chiffres qui dataient de dix jours ne s'étaient pas accrus outre
mesure.
(24/03/2020)
* Composants, Fayard, 2002, p. 211.
Chapitre 7-2, par Joachim Séné, en version audio
Ivan Oroc rêve. Il rêve qu'il conduit une automobile décapotable -- c'est comme
ça dans le rêve, il ne s'agit pas d'une "voiture", il rêve ça -- sur une
route de montagne en lacets sous un ciel incroyablement lumineux, bleu et or, et au-dessus
d'un océan brillant, brillant et bleu sombre. Ivan Oroc roule vite et ne craint aucun
virage, cela l'étonne un peu mais sans qu'il s'inquiète. Il fait confiance au rêve qui
glisse, au volant en plastique dur et noir. Et puis un virage un peu plus serré finit par
arriver, et Ivan Oroc sort de la route mais côté terre, flanc de montagne, un
restaurant, une terrasse. Toujours ce temps, cette lumière. Une femme
brune sort du restaurant tenant un plateau à la main et crache sur le pare-brise.
Elle dit à Ivan Oroc : tenez, cinq francs pour votre peine de pare-brise. Et lui jette
une pièce en argent, une pièce de cinq francs (même si l'image dans le rêve reste
floue sur ce point) qui tombe sous le siège. Ivan Oroc se penche pour la chercher, en
panique, il se coince la tête sous le siège et a soudain peur d'appuyer sur les
pédales, non, pas ça, peur d'étouffer, c'est ça : que l'océan bleu et brillant gonfle
et submerge la terrasse.
(25/03/2020)
Chapitre 8 : en version audio
Pour Ivan Oroc, chaque instant était différent. On imagine à tort que la vie de
reclus propose une suite d'heures toutes identiques. En réalité, un espace aussi
étriqué, aussi familier que la superficie d'une chambre aménage un univers incroyable,
propice à l'évasion. Marcel Proust qui écrivit l'immensité imaginative de La Recherche
du fond de son lit aurait acquiescé à cette théorie. Mais bien sûr, celle-ci ne
fonctionne que si le lieu de claustration a été accepté, disposé au préalable, si une
certaine reconnaissance de soi s'intègre entre plafond et murs. Un prisonnier, qui subit
un cachot désolé ou une cellule partagée avec d'autres compagnons qu'il n'a pas choisi,
raisonne différemment et l'enfermement prend des allures de supplice. Pour Ivan Oroc,
claquemuré dans la pièce qu'il avait lui-même organisée, cette douleur de la
réclusion était absente et, somme toute, son sort était plutôt enviable, parfois même
agréable. " Chaque jour apporte son lot de surprises, il faut savoir en profiter. Un
matin, une libellule est entrée : il est resté plusieurs heures à la contempler
"*.
Il n'avait pas à se soucier de chercher à manger comme Robinson sur son île, deux
crêpes, un café, du bouillon et de l'eau à volonté lui étaient fournis. La lecture de
nouvelles, mêmes datant de plusieurs jours l'absorbait complètement et il déchiffrait
jusqu'au dicton du jour proposé par le journal, ainsi le 18 mars alors que la une titrait
" Confinement et conséquences " avec en photo un véhicule de police en faction
dans un carrefour désert, il apprit " sème tes pois à la Saint-Patrice, tu en
auras tout ton caprice ".
Non l'étrangeté qui le surprenait chaque jour était de devoir satisfaire ses besoins
naturels au milieu d'un sac poubelle, avec le rouleau de papier hygiénique qui traversait
le plancher jusqu'à l'endroit qu'il avait choisi, le plus près de la fenêtre ouverte de
manière à jeter immédiatement ses souillures dans le seau de la cour, puis de faire ses
ablutions nu sur une serviette placée sur le plancher à l'aide d'un savon miniature et
de la petite bouteille d'eau remplie au préalable en siphonnant la tubulure d'eau placée
en permanence sous la porte. Mais déjà ces gestes étaient accomplis avec la force de
l'habitude, comme la manière qu'il avait de se nourrir, assis par terre, le dos appuyé
contre la porte avec à sa droite le carton qui supportait les deux crêpes et dans sa
main gauche la tubulure d'eau, de café ou de bouillon. Il mangeait ainsi lentement, les
yeux dans le vague, comme absorbé par cette tâche et aussi naturellement que s'il avait
été assis dans sa cuisine ou à la table d'un restaurant.
Les jours ainsi passaient vite. Il avait remarqué avec étonnement que le ciel
immuablement bleu depuis le début du confinement laissait passer quelques rayons du
soleil entre 14h30 et 16h, qui venait caresser quelques rayonnages de la bibliothèque,
après quoi l'astre disparaissait derrière les toits. C'était véritablement une
découverte pour Ivan qui n'était pas adepte de la sieste et d'ordinaire jamais dans sa
chambre à cet horaire.
(25/03/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 181.
Chapitre 9 : en version audio
Etait-ce la caresse de la lumière sur ses livres et que le soleil prodiguait de 14h30
à 16h chaque jour qui donna l'idée à Ivan Oroc de ranger ses livres différemment ? La
première fois, il essaya de les grouper par couleur, les livres blancs à gauche de
l'étagère, dans la partie la plus sombre de la pièce, de manière à l'éclairer
davantage ; les livres à couverture noire ou marron à droite près de la fenêtre, de
façon à rendre leur sobriété moins sévère. Au milieu des rayonnages se répartissait
toute une gamme de bleu, de rouge et surtout de jaune, très peu de couleurs chatoyantes
ou multicolores. Les couvertures unies étaient les plus nombreuses. L'imagination des
éditeurs et de leurs différentes collections lui paru ainsi convenue et plutôt pauvre,
surtout chez Gallimard et Grasset dont les jaunâtres vieillots accusaient une idée
passéiste de la littérature.
La nuit suivante, cette répartition l'empêcha de dormir, ou plutôt, une lueur vive qui
passait à travers ses volets ajourés l'avait d'abord réveillé au milieu de la nuit. Il
pensa à la lune, mais l'éclat était trop vif. Il se leva et en entrouvrant ses
persiennes, il s'aperçut que la source de cette lumière crue était celle d'un néon
allumé dans l'appartement d'en face, qu'il n'avait jamais vu occupé jusqu'alors. Il
chercha à distinguer quelqu'un dans la pièce, mais celle-ci semblait vide et dépourvue
de tous meubles, la fenêtre était démunie de rideaux et l'éclairage semblait encore
s'accroître en glissant sur les murs nus et blancs de la pièce. Il s'agissait
certainement de l'oubli d'éteindre de la part d'un visiteur, le propriétaire sans doute.
Mais maintenant réveillé, Ivan Oroc, du fond de son lit, regardait ses étagères de
livres nouvellement agencés. Il est vrai que les couvertures claires, situées au fond de
la pièce semblaient maintenant raviver ce coin, tandis que celles plus sombres placées
près de la fenêtre et baignées par sa lueur semblaient ne former qu'une masse compacte
avec les étagères comme si les livres de papier étaient revenus à leur état originel
de bois. En même temps, examinant du fond de son lit les tranches des ouvrages, il
n'arrivait plus à mettre le nom d'un auteur sur le simple aspect ce celles-ci, sa taille,
sa granulosité, sa couleur, alors qu'avant, il savait d'un seul coup d'il
identifier un roman aimé, un essai apprécié. Cette déconvenue l'empêcha de retrouver
le sommeil et une profonde angoisse l'étreignit pour le restant de la nuit.
Le lendemain, Ivan tenta un autre rangement. Cette fois-ci, il rangea les livres par
taille. Le premier, situé complètement à gauche était son immense atlas qu'il ne
pouvait que laisser couché sur l'étagère. A l'opposé, donc à droite, quelques
fascicules minces de poésie s'entassèrent, certains si maigres, qu'ils disparaissaient
presque coincé entre les autres. C'était le cas de Poèmes de Samuel Beckett,
dont la tranche d'un demi centimètre semblait prête à être engloutie ou avalée par
l'étagère. Il trouva injuste le sort réservé à ces maigres recueils qui étaient pour
la plupart ses préférés : Ivan Oroc murmura par cur le poème Dieppe du
grand Samuel tout en le décoinçant des autres : encore le dernier reflux / le galet mort
/ le demi tour puis les pas / vers les vieilles lumières.
Instinctivement alors, il remit tout dans son ordonnancement initial, c'est-à-dire
justement une absence d'ordre, une sorte de disposition aléatoire qui appartenait à lui
seul, sans repères, ni alphabétique, ni thématique, mais il savait placer à coup sûr
chaque nouveau livre, comme si sa place était déjà réservée depuis longtemps. Ivan
pensa avec étonnement que nos logiques sont tributaires de cheminements secrets et des
sentiments intimes que provoque la lecture, de telle sorte que le moindre classement est
remis en question par des liens immatériels, des pensées affectives.
La nuit suivante, personne n'était venu éteindre le néon de l'appartement d'en face et
la lueur pareillement réveilla Ivan. Mais, il n'éprouva aucune angoisse à contempler
dans la pénombre la masse des livres qui avait repris leur répartition première. A
mi-voix, Ivan Oroc prononça quelques titres qu'il reconnaissait, Mouvement par la fin
de Philippe Rahmy, La route des Flandres de Claude Simon, Noces de
Camus. Il s'endormit, rêva de Méditerranée, de rivages et de plages.
(26/03/2020)
Chapitre 10 : en version audio
Les jours donc continuaient à s'écouler dans une tranquillité relative. Les vieilles
nouvelles qu'Ivan Oroc recevait faisaient état de personnes continuant à faire leur
jogging et vivant une existence quasi-normale dans des rues désertées. Certains,
parait-il, se rendaient à la plage dans les cités balnéaires ou partaient randonner en
montagne s'ils avaient la chance d'habiter à proximité, activités bien innocentes et
Ivan se demandait pourquoi on en faisait tout un plat, on verbalisait à tour de bras avec
des montants d'amendes inimaginables jusqu'alors. Les chiffres officiels s'exprimaient à
peine en une dizaine de milliers de cas recensés sur toute la France, pas la peine d'en
faire un fromage.
Ivan attendait ainsi dans la quiétude de sa chambre que le gouvernement revienne à une
politique plus raisonnée, lorsque des bruits dans la cuisine se firent entendre, une voix
sourde d'homme, d'autres plus aigues de femmes ou d'enfants, des raclements de pieds, le
bruit mat d'une charge lourdement posée. Jusqu'ici, ceux qui lui apportaient ses repas,
lui passaient les mots rédigés à l'encre rouge étaient d'une discrétion telle qu'Ivan
ne s'apercevait pas immédiatement d'une crêpe enfilée sous sa porte. Mais ce matin (il
était déjà 9h30 à son radio-réveil), on semblait avoir oublier son petit déjeuner,
aucune galette n'avait été glissée et il avait eu beau aspirer sur la tubulure, son
café noir habituel, légèrement sucré, n'était jamais parvenu jusqu'à ses lèvres. Et
maintenant, il y avait des bruits et des conversations dans la pièce d'à côté.
C'était étrange. L'explication vint sous la forme de deux feuilles sous sa porte. La
première, un mot manuscrit (en rouge évidemment) s'excusait pour l'absence de petit
déjeuner et indiquait qu'une solution nouvelle pour lui faire parvenir ses repas était
en cours d'élaboration. La deuxième, un imprimé, portait en en-tête la mention ORDRE
" Ordre de Réquisition D'une Résidence Employée ", mentionnait l'adresse
d'Ivan Oroc, précisait que le logement avait été attribué à un certain Bojtimgl
(ou Bojting) et ses deux enfants pour une durée indéterminée. Elle était
revêtue d'abondants cachets et signée en dernier par le paraphe de plus en plus grand de
Bob Lepel, dont le titre PRINCE pouvait prêter à confusion, mais dont le sigle
développé en dessous : " Préfet Régional Instruisant Nos Cafouillages Elaborés)
était certifié par le GARS (Groupement des Acronymes, des Raccourcis et des Sigles).
Sacré Bob ! Ivan Oroc l'imagina, sentencieux comme toujours et parfaitement à l'aise
avec les méandres administratifs qu'il était chargé de démêler.
De fait, vers la fin de la matinée, alors que le ventre d'Ivan émettait de lourds
grognements de faim, un nouveau papier fût introduit sous sa porte en même temps que
l'extrémité d'une ficelle. Il était écrit : Merci de récupérer entièrement la
cordelette. Celle-ci mesure environ vingt-cinq mètres. Veuillez accrochez un bout à la
rambarde de votre fenêtre et laisser choir l'autre extrémité dans la cour. Il est
préférable d'utiliser un lest (objet ou livre) afin que l'opération puisse être menée
d'une manière optimale. A l'autre extrémité, un seau sera accroché dans lequel nous
pourrons vous livrer vos effets journaliers.
Cette perspective nouvelle offrait plus de possibilités que les aplats glissés sous la
porte depuis le premier jour. Ivan Oroc était enthousiaste : mais pourquoi n'avait-on pas
eu cette idée auparavant ? Ayant solidement noué la ficelle à la balustrade, il se mit
à la recherche d'un livre assez lourd dans sa bibliothèque. CV roman, d'un
auteur inconnu, ferait l'affaire. Avant de l'accrocher, Ivan Oroc le feuilleta
distraitement, tomba sur l'extrait où le CV du poète Arthur Rimbaud était décrit :
" été-automne 1874, poète à Roche, publication d'Une saison en enfer ;
compétences : capacité à gérer un projet, qualités rédactionnelles, culture
générale et orthographe, résistance au stress et à la solitude. "*. Arthur
Rimbaud, bien enfermé entre les pages d'un livre descendit sans encombre six étages
suspendu à une cordelette.
(27/03/2020)
* CV roman, Fayard, 2007, p. 125.
Chapitre 10.2, par Joachim Séné : en version audio
Ivan Oroc rêve. Il rêve qu'il y a un fromage de chèvre derrière le canapé,
format bûche dans son emballage. Il le ramasse mais doit s'en cacher. Ensuite, le rêve
passe à autre chose, c'est qu'il y a dans les armoires métalliques que lui présente
l'homme replet en veston gris, ce que les gens laissent en dépôt à faire fructifier
afin de gagner leur vie. Il présente : les graines et miettes des plus pauvres, parfois
une tranche de pain, fine, d'un pain très sec, on voit à travers. Les tranches de pains
sont posées sur de petits présentoirs, chevalets faits d'allumettes. "Et puis
là", dit le monsieur en montrant des armoires métalliques plus grandes, "vous
voyez les riches, ce qu'ils ont laissé". Ivan Oroc regarde et reste bouche bée. Ce
qu'il "voit", il ne le visualise pas dans le rêve, il a simplement l'intime
conviction de l'avoir "vu" et donc de savoir, il voit sur les étagères
métalliques des grandes armoires des riches : la vie même de leurs propres enfants ! En
effet, ces formes indescriptibles, dans l'obscurité des armoires, vues et invisibles :
des vies pures laissées en gage pour gonfler leur rente. Des livres de comptes froissés
tombent au sol. Ivan Oroc veut partir.
(28/03/2020)
Chapitre 11 : en version audio
Les nouveaux voisins d'Ivan Oroc, c'est-à-dire ceux qui vivaient dans son salon et sa
cuisine avaient deux enfants. Aux voix, Ivan imaginait un garçon et une fille,
probablement très jeunes. Le garçon avait un timbre déjà fort et aimait commander. On
ne comprenait pas ce qu'il disait. La fille en revanche modulait une voix haut perchée,
comme sa mère. Elle s'adressait à son frère en français mais semblait discuter avec
ses parents dans une langue qu'Ivan avait du mal à identifier, peut-être du hongrois ou
du moldave, en tout cas, avec un accent prononcé des pays de l'Est. Le premier jour, il
apercevait leurs ombres sous la porte, sans cesse en mouvement. Mais le lendemain matin,
alors qu'il venait tout juste de remonter son premier seau de nourriture (un délicieux
pain de mie, de la confiture et un vrai thermos de café qu'il s'empressa de verser dans
la tasse qu'on lui avait également prévue), il entendit un raclement sous sa porte,
aperçut le tranchant d'une spatule de carreleur, et, l'instant d'après, le pschitt d'un
jet de mousse polyuréthane destinée à l'isolation. La mousse d'ailleurs s'enfila sous
la porte avec la consistance d'un jet de mayonnaise. Il eut ainsi la désagréable
impression d'être emmuré vivant, et la mousse qui continuait tranquillement à gonfler
ressemblait à ces pelletées de terre qu'on déverse petit à petit sur le couvercle d'un
cercueil après l'inhumation.
Mais en même temps, si ce côté de la chambre représentait la mort de cette façon
imagée, l'autre extrémité, avec la fenêtre qui restait ouverte sur le beau temps qui
persistait, avec la cordelette accrochée qui le reliait au monde, symbolisait la
persistance de la vie. Maintenant qu'il disposait d'un récipient capable de lui apporter
ce dont il avait besoin, Ivan s'était mis à rêver d'un aménagement plus confortable de
sa chambre. Il avait ainsi dressé une liste de course, un vrai pot de chambre, une
cuvette pour ses ablutions, d'autres serviettes, du vrai savon, du dentifrice, des
rasoirs, de la mousse à raser, un peigne, de l'eau de Cologne, des ciseaux à ongles, des
récipients capable de recevoir de l'eau ou tout surplus de nourriture, un réchaud à gaz
ou une plaque électrique, une éponge, des torchons, des pâtes, du riz, de la sauce
tomate, du thé, du café, des bouteilles d'eau en quantité (il estimait sa consommation
à trois litres par jours avec ses nouvelles exigences). Et puis il aurait aimé qu'on lui
lave ses habits et ses draps. La réponse qu'il obtint montrait la limite de ses exigences
: non, il n'était pas possible de lui fournir un réchaud ou une plaque électrique pour
des raisons évidentes de sécurité (l'adjectif pluriel " évidentes " avait
été souligné de deux traits rouges). On continuerait à lui fournir des plats
cuisinés, notamment pour une question d'hygiène. On lui octroya néanmoins les trois
litres d'eau réclamés ainsi qu'une cuvette minuscule. Le seul luxe consistait dans un
seau de toilette hygiénique, taille adulte, muni d'un couvercle et agrémenté d'un
rouleau de sacs en plastique à disposer à l'intérieur. Les ciseaux à ongles étant
considérés comme une arme dangereuse avaient été remplacés par les limes en cartons.
Les rasoirs étaient considérés comme superflus à l'heure où la mode masculine
revendiquait une pilosité abondante (la photographie d'un homme tatoué, doté d'une
barbe fournie et découpée dans un magazine avait même été jointe à l'envoi).
En revanche, afin de prévenir Ivan Oroc d'un approvisionnement, le livreur agitait
maintenant une petite clochette après avoir rempli son panier. Le premier midi, il se
précipita à la fenêtre mais il eut juste le temps de voir un homme en combinaison
blanche s'engouffrer dans la porte d'accès à la courette. Ivan Oroc remonte ainsi son
premier déjeuner. " Les haricots en grain, tout en rondeurs, ont des formes de
petits chats lovés dans la sauce beige, épaisse, formant une sorte de gangue collante
sur les parois transparentes du Tupperware "*.
(28/03/2020)
* Composants, Fayard 2002, p. 27.
Chapitre 12 : en version audio
" Les jours se succèdent, ainsi réduits aux fonctions vitales, sans autre but,
non pas de survivre mais de durer. "* Ivan Oroc n'est plus qu'une machine à manger,
à dormir, à éliminer. Chaque jour, ce cycle recommence. Chaque jour, ce qu'on se promet
pour avoir le sentiment d'exister, comme relire un livre aimé, s'amenuise et se perd dans
l'écoulement inexorable du temps.
Ivan Oroc avait ainsi réduit son univers. Depuis que sa porte avait été murée par de
la mousse polyuréthane, il ne s'intéressait plus à ce côté de la chambre. Les
provisions glissées jusqu'alors sous sa porte s'étaient transformées en un inquiétant
aggloméra de couleur mayonnaise destinée à l'isoler encore plus du monde. Et les bruits
domestiques de la famille qui y vivait maintenant représentaient une distraction
douloureuse, celui d'un monde d'avant, qui peut-être ne reviendrait jamais. Un après
midi, allongé sur son lit, à mi-chemin entre la porte et la fenêtre, laissant errer son
regard vers la lumière que prodiguait encore le soleil, Ivan entendit un mince
frottement, quelque chose d'aussi ténu que le frôlement d'une de ces souris qui venaient
de temps à autre le visiter, en voisines des combles situées au-dessus de son
appartement. Ivan tourna sa tête en direction du bruit qui semblait venir de sa porte. Il
aperçut au milieu de la mousse jaune une mince feuille de papier roulée qu'on tentait
d'immiscer dans sa pièce. Il s'approcha avec précaution et examina le petit cylindre qui
dépassait de seulement un ou deux millimètres mais qui semblait obstinément vouloir
pénétrer plus en avant. Maintenant accroupi en silence devant le petit rouleau de papier
qui gigotait comme un ver, Ivan pensait à la personne derrière la porte, identiquement
occupée à faire le moins de bruit possible pour faire glisser son message. Tout d'abord,
comment était-ce possible ? La mousse polyuréthane avait été distribuée en abondance.
Pour autant, en examinant bien la manière dont elle avait été aspergée, il devina vers
le milieu de sa porte un petit raccord, lequel en séchant s'était distendu, aménageant
un infime interstice. Le temps qu'il observe avec minutie le bas de sa porte, le mouvement
de la petite feuille avait cessé, maintenant introduit d'un centimètre de son côté. Il
revint s'asseoir sur son lit, laissa quelques minutes s'écouler puis revint s'accroupir
au seuil de sa porte pour tirer le papier avec d'infinies précautions. C'était une
feuille de cigarette à rouler. En la dépliant, Ivan Découvrit le dessin enfantin
représentant une fillette avec écrit en dessous Mira. C'était probablement la fille des
voisins qui lui avait glissé ce mot. Sur la même feuille, il répondit en dessinant une
tête stylisée et en écrivant de la même manière Ivan. Dans la minute qui suivit, le
papier fût ramassé. Puis il entendit peu après les voix des parents et du petit frère,
qui jusque là ne s'étaient pas manifestées. Aucun autre papier ne fût glissé de la
journée et Ivan Oroc supposa que la petite fille, laissé seule, avait comblé son ennui
de cette manière.
(29/03/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 98.
Chapitre 12.2, par Joachim Séné en version audio
Ivan Oroc rêve. Il rêve qu'il est au pied d'une façade où tout le monde a sorti
la tête et le regarde de haut. Ivan Oroc est mal à l'aise. Il entre n'importe où pour
éviter ça, mais il n'y a que cet immeuble précis. C'est un magasin désert, genre
hypermarché aux rayons immenses et hauts, parfois bien fournis, parfois complètement
vides. Ce qui fait peur, c'est qu'il n'y a personne. Ivan Oroc est seul, se perd et a
peur. Alors il marche vite pour sortir sur le parking, très étendu, pas une voiture et
il fait très chaud, c'est étouffant, pas possible de regarder le ciel éblouissant. Il
monte sur un talus terreux et sec d'où il voit le grand magasin dans sa totalité, au
milieu de la campagne, collines vertes tout au loin, "ça ressemble à l'Ohio" dit à personne et sans raison Ivan Oroc. Il décide d'y
retourner. Personne dans la galerie marchande sombre, il fait un peu froid. Il y a un
cinéma au bout. Il pousse la lourde porte battante de la salle. Tous les enfants sont
là. La salle est éclairée, le film n'a pas commencé, les sièges de velours oranges
sont hauts, abîmés, il y a du popcorn par terre, les enfants courent, jouent, passent
par-dessus les fauteuils qui paraissent bien grands à Ivan Oroc qui doit être un de ces
enfants. La séance met du temps à commencer, commencera-t-elle jamais ? Ivan Oroc sort
de la salle et il se sent poursuivi. Il accélère le pas et atteint les portes
automatiques sans oser se retourner, ça le prend à la poitrine, d'être poursuivi comme
ça. Sur le parking, toujours personne, pas une voiture, il est à vue, il court se
réfugier sur le talus poussiéreux, sec. Mais il est encore plus à vue, bien sûr. Et,
derrière un arbre, il y a quelqu'un ? Ivan Oroc va voir alors qu'il ne veut pas aller
voir. Personne. Mais derrière lui qui le surprend, un homme âgé, grand, sévère, sans
visage comme c'est de coutume dans les rêves, dit d'un ton tranchant : Tu n'es pas
couché ? C'est l'heure d'aller dormir.
Chapitre 13 : en version audio
Cependant le lendemain, alors qu'aucun bruit ne semblait provenir de l'appartement,
Ivan reçut à nouveau la visite d'une petite feuille de papier à cigarette. Le dessin
représentait une petite fille avec un cartable devant une maison qui pouvait ressembler
à une école. Ivan ne pouvait répondre sur la même feuille, le dessin prenait toute la
place. Il chercha dans sa bibliothèque un papier suffisamment fin pour être pareillement
glissé en retour mais les pages d'un roman ou d'un récit classique étaient épaisses et
quasiment toutes revêtues d'un verbiage en lettres serrées empêchant d'y surexposer un
dessin. En feuilletant un recueil de nouvelles d'un auteur oublié, il tomba sur
l'épigraphe qui figurait sur les premières pages, une citation de Blaise Cendrars :
" Le chat domestique a le pelage soyeux ; son échine est souple, électrique ; ses
pattes sont bien armées, ses griffes fortes ; il saute sur la proie qu'il convoite. Mais
le chat sauvage saute bien mieux : il ne manque jamais son coup. J'ai des chats sauvages
plein la bouche "* Ivan pensa que ce texte, qui parlait de félins, plairait à Mira,
et il restait de la place sous celui-ci pour dessiner un de ces matous. Ivan en dessina
trois : l'un assis de dos et regardant la lune, un autre lové pour dormir, un dernier
jouant avec une balle. Mais, même soigneusement découpé et roulé, son papier était
trop gros pour pénétrer dans le minuscule trou. Il recommença à chercher sur ses
étagères un autre livre au papier moins épais, s'attarda sur quelques tomes dans
l'édition de la Pléiade dont le papier bible était presque aussi fin que celui des
cigarettes. Il se demandait lequel il fallait amputer d'une ou plusieurs pages. Son choix
hésitait entre les uvres complètes de Blaises Cendrars justement, ou celles
d'Arthur Rimbaud, les deux auteurs ayant terminé leurs carrières avec respectivement un
bras et une jambe en moins, peut-être que cet emprunt leur aurait été au final
indifférent.
Il en était encore à tergiverser lorsqu'il aperçu devant l'un des livres, un
coupe-papier en métal brillant qu'il avait utilisé pour des ouvrages de Julien Gracq
publié chez José Corti et où il fallait encore découper soi-même les pages. A l'aide
de cet outil, il entreprit derechef d'agrandir l'interstice de la mousse sous sa porte, de
tel sorte qu'il put y glisser facilement son dessin. Mira, de l'autre côté de la porte,
attendait. Elle récupéra le nouveau papier et il entendit une exclamation de joie.
(30/03/2020)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 7.
Chapitre 14 : en version audio
A partir de cet instant, presque chaque jour, lorsque les parents de Mira étaient
absents, Ivan Oroc échangeait avec la fillette des mots et des dessins. Il avait
rapidement compris que le plus grand désir de Mira était de continuer d'apprendre à
l'école. Les dispositions transitoires prises pour les classes pendant la période de
l'épidémie ne favorisaient pas les élèves comme elles, qui n'avaient aucun moyen de
connexion à distance, et surtout, comment remplacer les contacts au quotidien avec ses
professeurs ou ses camarades, tout ce qui s'échangeait pendant les récréations et les
heures de cours ? Pour Mira qui venait juste d'arriver en France, les progrès dans notre
langue étaient autant tributaires de ses amies que de son apprentissage organisé. Et
surtout rien ne remplaçait la pratique de la langue. Les mots et les dessins qu'elle
faisait parvenir à Ivan étaient les pages d'un livre de lecture qu'elle recopiait et,
tandis qu'il avait en possession ce qu'elle lui avait glissé sous la porte, elle lisait
à voix haute la leçon à partir de son livre. De la même manière, Ivan Oroc lui posta
les leçons de Rémy et Colette, un vieux livre de lecture de son enfance et qu'il avait
retrouvé au milieu du carton des affaires récupérées à la mort de ses parents. Mira
et Ivan passaient ainsi de longs moments de part et d'autres de la porte. Ivan écoutait
la fillette répéter le vocabulaire des pages qu'il lui fournissait. De temps en temps,
il corrigeait une prononciation et inlassablement Mira reprenait celle-ci.
Dans le silence des après-midi, cette conversation les comblait tous les deux. Mira lui
avait donné plus d'explications sur sa famille. Avec les nouvelles règles sur l'hygiène
des appartements, ils avaient été obligés de quitter la cave qui leur servait de
logement depuis qu'ils étaient arrivés ici. On leur avait octroyé le salon et la
cuisine d'Ivan, en échange de travaux insalubres. Son père ainsi, était chargé du
nettoyage des déchets hospitaliers, de leur transport jusqu'à leur incinération. Sa
mère devait ramasser sur les trottoirs les crottes de chien qui s'accumulaient depuis que
les services de la voirie avaient abandonné le nettoyage. Lorsqu'ils travaillaient tous
les deux, ils emmenaient Bronko, son petit frère chez une voisine, et Mira devait rester
à l'appartement pour éviter que d'autres prennent leur place.
Ivan, allongé sur le plancher, l'oreille presque à toucher la mousse polyuréthane,
écoutait la fillette raconter cette vie. Elle lui parlait aussi de sa grand-mère,
restée dans son pays. C'était elle qui leur avait fourni l'argent pour le voyage.
Là-bas, disait Mira, il y avait un mauvais climat, des pluies incessantes et glaciales,
la faim et des soldats brutaux qui faisaient la loi. Ils avaient dû partir car un
officier convoitait leur maison. Mira ainsi voulait apprendre suffisamment le français
pour effectuer des démarches afin que sa grand-mère les rejoigne. Ivan Oroc, allongé à
plat dos, imaginait un pays fruste et plat, des fermes délabrées, des cours boueuses et
des chiens qui y pataugeaient en montrant les crocs, " quelques habitations isolées,
puis plus denses le long de villages misérables et étirés d'où émergent parfois
quelques chevaux faméliques et des vieilles femmes qui les regardent passer "* Mais
au final, cette vision triste était encore préférable à la réclusion qui commençait
à s'éterniser dans sa chambre.
(31/03/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 169.
Chapitre 15 : en version audio
Ivan Oroc, en plus de la distraction de ses conversations avec Mira, continuait à
recevoir les nouvelles du monde. Chaque jour, lorsqu'il remontait son panier avec le repas
de midi, il y trouvait également un vieil exemplaire du journal local. L'avancement de
l'épidémie constituait la majeure partie de l'actualité. Les premiers jours optimistes
avaient laissés la place à une sourde inquiétude. Les gouvernements de la planète
entière étaient confrontés pour la première fois à cet évènement sans précédent,
mais ne renonçaient pas pour autant à tenter de garder leurs prérogatives et à
espérer que tout revienne comme avant dans un monde stupidement commercial.
C'est également dans le journal qu'il apprit le rôle des livres dans la diffusion de
l'épidémie. Une étude américaine en effet estimait que le virus pouvait survivre
plusieurs mois, voire plusieurs années entre les pages d'un simple roman. Selon les
scientifiques, les fibres recyclables étaient particulièrement visées, car les moyens
chimiques utilisés pour la fabrication d'ouvrages répondant à des normes
environnementales, avaient la faculté de figer le virus, de l'envelopper dans une sorte
de gangue protectrice. On estimait ainsi que les manipulations de livres, la manière dont
on les effeuillait en humectant les pages représentait un danger potentiel tellement
important que seule la disparition des supports papiers pourrait venir au terme de
l'épidémie. Ivan Oroc referma le journal : ce n'était qu'une étude, après tout.
Mais celle-ci ne faisait que débuter. Abondamment relayée sur les chaînes de
télévision et les radios du monde entier, elle enfla démesurément les jours suivants.
En l'absence d'autres actualités qu'un journal aux nouvelles éventées, Ivan Oroc n'en
eût pas connaissance. Il continuait à s'entretenir avec Mira, à lui apprendre quelques
rudiments de français. Il ne fit pas non plus attention à quelques entrefilets que les
journaux suivants mentionnèrent, rappelant aux lecteurs la liste des points de collecte
où on pouvait déposer ses livres. Il imagina ainsi des dons pour les enfants
hospitalisés, des magazines à destination des maisons de retraite, toute une solidarité
bien normale en cette période. Et lui-même, s'il n'avait disposé d'une bibliothèque
aussi fournie, aurait aimé bénéficier de cette générosité en tant que reclus. Et
d'ailleurs, pourquoi était-il confiné de la sorte depuis le but dans sa chambre, alors
que, visiblement, certains pouvaient vaquer à leurs occupations ?
Ivan Oroc décida de poser la question par l'intermédiaire du panier de liaison qui le
reliait au monde. La réponse fût détaillée et bien sûr au stylo rouge, patiemment
rédigée : dans un premier temps, la durée de confinement s'était adressée à chacun,
donc à lui aussi. Le CRAC ayant choisi son appartement pour un partage équitable (ce
dont on le remerciait, comme s'il avait eu le choix), il avait été enfermé dans sa
chambre pour accomplir cette période de sécurité. Or, son logement ayant été repris
par une famille, dont les adultes effectuaient des tâches dangereuses pour leur santé,
le risque de contagion important avait par rebond augmenté sa durée de confinement pour
une durée encore indéterminée.
Ivan Oroc demeura ainsi longtemps pensif devant cette réponse : sa réclusion n'était
pas près de prendre fin ainsi. Il pensa aussi à Mira qui, pareillement, ne pourrait pas
retourner à l'école avant longtemps. Dehors, la nuit s'est installée, indifférente au
sort des reclus. " On devine les chambres ouvertes sur les étoiles aux étages des
maisons. On entend peu d'oiseaux. Le ballet des chauves-souris qui s'agitent au
crépuscule a cessé. Si l'on reste longtemps à regarder dehors, on apercevra un chat qui
s'attarde ou un loir furtif au sommet d'un mur. "*
(01/04/2020)
* Journal de la canicule, Fayard 2015, p. 196.
Chapitre 15-2, par Joachim Séné, en version audio
Ivan Oroc rêve. Il se rêve enfant, assis en haut d'une colline, avec une petite
fille de son âge. Des nuages se découpent sur le ciel bleu. La fillette lui dit avec
aplomb que c'est le contraire, qu'il ne faut pas voir des animaux dans les nuages mais
dans les formes bleues qui sont des îles entre les nuages. Ivan Oroc se sent tellement
stupide, a tellement honte de n'avoir jamais su ça, vu ça. Alors il cherche et c'est
l'angoisse de ne rien voir que des taches bleues sans signification là où elle semble
réciter : cheval, Chine à l'envers, flûte de champagne, écureuil, chauve-souris. Ivan
Oroc se lève mais le sol glisse, il pleut le ciel est gris il dévale la colline boueuse,
et la fillette est restée là-haut dans sa robe à fleur au soleil tandis que lui
déboule dans le ruisseau et fini étalé par terre tout crotté au moment où une
diligence passe. Le cocher porte une longue robe noire, un chapeau noir, il est sans
visage. La diligence va à la fois très vite, très fort, très lourde, très lentement.
Ivan Oroc se recule au dernier moment -- et c'est curieux mais c'est comme s'il n'y avait
pas de chevaux, mais l'idée d'un cocher et d'une diligence opaque et noire qui passe --
et dans une éclaboussure les roues ferrées lui cisaillent les jambes.
(02/04/2020)
Chapitre 16 : en version audio
Ivan Oroc avait presque oublié l'histoire des livres qu'on soupçonnait être les
vecteurs de l'épidémie, de même que leurs points de collecte disséminés dans la ville
lorsque Mira, un après-midi, lui apprit que son père avait changé de travail. Il ne
s'occupait plus du nettoyage des déchets des hôpitaux, mais était chargé de
récupérer les livres déposés pour les emmener vers les incinérateurs. Ivan trouva
cette nouvelle navrante et incompréhensible. Mais le lendemain, un journal qui datait
d'une semaine le renseigna sur la modification d'une chaufferie biomasse en incinérateur
à papier. L'article évoquait la déclinaison française de l'étude américaine réunie
sous un programme résumé par l'acronyme EVITE (Eviction du Virus International par
Transformation de l'Ecrit) : il s'agissait ni plus ni moins de détruire les livres, ou
plutôt, selon le programme, de faire en sorte que les supports papier vecteurs de
l'infection, soient remplacés par des liseuses. L'article était accompagné d'une
interview de Bob Lepel, dont les fonctions s'étaient encore accrues, maintenant affublé
du titre de SLURP (Spécialiste Local d'Urbanisation par Réduction des Poussières). On y
expliquait que les stocks des librairies, des bibliothèques, des centres de
documentations en lycées étaient en voie de destruction, et que bientôt, on pourrait
s'attaquer aux livres chez les particuliers. Bob Lepel (une photo le représentait tout
sourire) était confiant : " Nous sommes en train de gagner la bataille contre le
virus ". Bob ne parlait pas de destruction de livres, mais de prélèvements. Il
utilisait le même vocabulaire que les chasseurs avec les loups ou les ours, la même
rhétorique que le ministère de l'agriculture luttant contre la surpopulation des
sangliers. Ivan Oroc revit en mémoire le gros mâle qui était passé un jour au raz du
capot de sa voiture. " Là, c'est un point noir qui court, on pourrait penser à un
chien si on n'était pas si loin de toute habitation, pas la moindre grange aperçue
depuis des kilomètres, rien que l'uniformité des champs sans même un tracteur. Le point
noir court en direction de la route, non pas la course sautillante d'un lièvre ou
l'hésitation prudente d'un renard, c'est avec détermination, rectitude que la tache
sombre se rapproche en traversant l'étendue. Un chien, oui, mais qui irait diablement
vite. On distingue maintenant la forme du dos, le battement des pattes : trop gros pour un
chien. On se rapproche encore et la tache aussi, devenue, bille, balle, ballon qui enfle
dans le coin du pare-brise. On va chacun à sa rencontre et, au moment où on le constate,
on réalise aussi la chose maintenant munie de pattes, sautillante par-dessus les moignons
de maïs coupé : c'est un sanglier, masse sombre, échine courbe, épaules rentrées
(l'expression foncer tête baissée). "*
Foncer tête baissée : Ivan Oroc pensa que le mode décidément était devenu fou.
(02/04/2020)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 165.
Chapitre 17 : en version audio
L'optimisme de Bob Lepel dans l'interview traduisait bien le besoin effréné de croire
à l'éradication du virus, et peu en importait les moyens, ni la symbolique. Brûler des
livres parce qu'ils risquaient de conserver entre leurs pages le virus, c'était en
quelque sorte croire au pouvoir maléfique des mots, retrouver la vieille hantise de
l'autodafé comme purification des hommes. Dans cet aveuglement, personne ne semblait
prendre en compte les manuvres destinées à redistribuer l'immense marché de la
connaissance humaine. Les plateformes qui tenaient le monopole des liseuses, des
consortiums américains pour la plupart, se frottaient les mains dans l'indifférence
générale et personne ne faisait le moindre rapprochement entre la pseudo étude
scientifique qui avait été à l'origine de cette destruction mondiale des livres et le
nouveau marché qui ne manquerait pas d'émerger.
Ivan Oroc, alléché par une publicité dans le journal sur un numéro hors série de
Lire, intitulé " la fin des livres ", demanda sans grand espoir à bénéficier
de cette publication. A sa grande surprise, deux jours plus tard, il reçut dans son
panier ce numéro spécial. Un petit billet écrit en rouge lui souhaitait une bonne
lecture et expliquait que ce cadeau exceptionnel était destiné à le remercier pour sa
patience. On lui souhaitait qu'il puisse bientôt recouvrir sa liberté en même temps que
le milliard d'individus encore confinés de la même manière que lui sur notre planète.
La lecture de la série d'enquêtes " la fin des livres " le glaça et le
réjouit tout à la fois. La lecture en effet, d'un vrai magazine neuf jamais feuilleté
et aux pages légèrement vernissées le ravisait. Il avait l'impression de retrouver une
sensation oubliée depuis longtemps. Mais en même temps, chaque article de ce numéro
spécial lui glaçait les sangs. De l'éditorial à la dernière rubrique, personne ne
semblait remettre en cause la destruction des livres. Au contraire, on semblait minimiser
les plans de " reconversion " de l'écrit ainsi qu'il était indiqué presque à
chaque page. Tout d'abord, il est vrai que les prélèvements des livres ne concernaient
que les publications récentes d'une manière générale. De plus, certaines collections y
échappaient, comme les Pléiades ou la collection Quarto, parce que les qualités
originelles du papier utilisé offraient moins de prise au virus. Du coup, l'article d'un
célèbre historien du livre indiquait que les conséquences sur le patrimoine de l'écrit
seraient minimes. Un autre indiquait même que la destruction de livres récents, qu'il
considérait comme de la " sous-littérature ", était au final plutôt une
bonne nouvelle.
Ils leva la tête de son magazine et regarda ses étagères : la grande majorité des
livres qu'il possédait étaient des publications de la dernière décennie, comme par
exemple ce livre de photographies sur l'univers du poète Arthur Rimbaud. Ivan Oroc se
souvint alors des circonstances exactes dans lesquelles il avait acquis ce livre : "
Les libraires te laissent chercher, ils sont deux autour d'une dame qui porte un cabas, se
plaint de l'été pourri, cherche paradoxalement quelque chose de rafraîchissant,
d'optimiste. Une belle histoire parce que en ce moment, hein, on n'est pas à la fête !
Elle secoue sa main libre par-dessus le cabas. Tu choisis un recueil de photographies du
Harar et d'Aden, inspirées par le poète "*. Détruire les livres c'est aussi
oublier chaque histoire individuelle de nos lectures.
(03/04/2020)
* Ils désertent, Fayard, 2012, p. 210.
Chapitre 18 : en version audio
Ivan Oroc dégustait littéralement pour ainsi dire son magazine hors série. Le
lendemain, il entrepris de lire les articles qui avaient trait à l'économie du livre,
notamment les interviews d'acteurs diversifiés. On avait fait appel à François Bon, qui
était depuis longtemps un précurseur reconnu de l'apport du numérique dans le secteur
de la publication. L'écrivain ne mâchait pas ses mots : " si on en est là
aujourd'hui (à la destruction des livres), c'est parce que les éditeurs ont toujours
nié l'apport des nouvelles technologies et vécu sur un modèle économique archaïque
uniquement basé sur le papier. Ivan Oroc reconnaissait que l'analyse était plutôt
pertinente. Dans un autre article, un collectif qui animait une webradio, l'aiRNu,
estimait que les décisions prises remettaient peu en cause leurs activités tournées
vers une réflexion culturelle globale, dans laquelle le support écrit " n'était
jamais qu'un des moyens d'expression, estimait l'auteure Anne Savelli. Un autre membre du
collectif, Joachim Sene, renchérissait : " Chacune de nos interventions évalue la
meilleure forme pour rendre compte de nos réfléxions. ". Un troisième, Pierre,
citait l'exemple du cinéma, qui avait toujours su s'adapter avec au final peu
d'uvres définitivement perdues. Le constat était finalement plutôt optimisme.
Certaines professions cependant, comme les libraires, appelaient à un plan massif
d'investissements pour compenser la perte de leurs stocks et la nécessité de recentrer
leur activité sur de la lecture numérique. Un éditeur sollicité assurait que sa maison
réfléchissait déjà à éditer ses futurs livres sur un papier complètement étanche
et revêtu d'une surface capable de tuer tous les virus et les bactéries qui pourraient
s'y trouver.
L'anéantissement des livres pour autant n'était pas terminé. Le jour suivant, Ivan Oroc
reçut dans son panier une injonction : on lui réclamait " un volume estimé à cent
cinquante livres à fin de destruction ". Ce volume, ajoutait encore la lettre tenait
compte de données d'achat fournies par son libraire pour la dernière année et
constituait une première estimation qui pourrait être réévaluée. Il se devait de
balancer les livres par la fenêtre de son appartement, lesquels seraient récupérés
avec toute les précautions d'usage pour ne pas diffuser le virus.
Ivan Oroc regarda ses étagères : comment choisir ? Il feuilleta les Bestiaires
de Maurice Genevoix : " C'est nouveau, cette sensation, c'est Genevoix. Chaque mot lu
et relu, retenu, gardé un instant, une apnée avant de le libérer avec d'autres, suivre
leur vol avec des yeux intérieurs, voir ce qui se dessine dans le ciel et l'ensemble
mélangé aux pages énigmatiques, portant titre : L'Écureuil, Le Hérisson, La
Libellule, la Mésange. Former un tout, mélanger avec le ciel au-dessus, le sable en
dessous, le carré du livre, la vie. "*
(04/04/2020)
*Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 69.
Chapitre 19 : en version audio
Ivan Oroc avait donc trié ses livres et choisi cent cinquante volumes qu'il balança
par la fenêtre. Au début, ça lui faisait drôle. Le premier choisi avait été cette
biographie de Salinger, qu'il avait lu il y avait maintenant deux étés. C'était un gros
pavé de plus d'un kilo qui brûlerait bien. Et puis l'écrivain Salinger avait toujours
demandé à ce qu'on lui foute la paix après le succès de L'Attrape-curs, Ivan
pensa qu'il accédait en quelque sorte à ses dernières volontés. De la même manière,
des biographies d'auteurs oubliés furent de même balancé par la fenêtre, une de
Gabriel Garcia Marquez, une autre de Saint-John Perse, puis une d'Ernest Hemingway.
Etrangement, la chute de ces poids lourds de la littérature qui s'écrasaient au sol
après un vol de six étages et un bruit mat, soulageait Ivan. Il trouvait même une sorte
de plaisir à se séparer de ces vieux fantômes. Cette sorte de vigueur nouvelle le
ravissait. Ivan chercha d'autres joies et jeta son dévolu sur quelques exemplaires des
cahiers de l'Herne, dont la pédanterie universitaire l'avait agacé au plus haut point :
Pierre Michon et Joyce Carol Oates accomplirent ainsi le même vol plané au-delà de la
fenêtre.
Ces menus plaisirs pour autant n'avaient réuni qu'une vingtaine d'ouvrages. Ivan
contempla la liste qu'il dressait en même temps qu'il jetait les livres. Il nota d'une
traite une trentaine d'exemplaires de poches diversifiés, et balaya de quelques gestes le
contenu de deux étagères, puis sans réfléchir, puisa quelques volumes défraîchis,
les inscrit scrupuleusement et les balança. Il en était seulement à la moitié des
ouvrages réclamés. Ivan Oroc eut alors l'idée de jouer ses livres à pile ou face. Une
vieille pièce de cinq francs qu'il avait gardé par affection dans sa table de chevet lui
servit de monnaie : si la pièce laissait apparaître la mention des francs, le livre
était condamné. Au contraire, la figure visible de la semeuse signait la grâce du
volume. Furent ainsi condamnés un code pénal Dalloz de 1999, une histoire des années
Trente en Europe, et la biographie Life de Keith Richards, ce qui affligea Ivan,
mais c'était le jeu. Furent en revanche sauvés, un volume dense et noir de L'Autofictif
d'Éric Chevillard, un recueil de photographies intitulé La grande guerre vue du
ciel et un dictionnaire illustré Latin-Français de Félix Gaffiot.
Ivan recompta sa liste, il en manquait encore cinquante-cinq. Il dressa des piles en
équilibre sur la rambarde de sa fenêtre et, à l'aide d'une sarbacane construite avec un
vieux numéro d'un National Geographic, il entreprit de démolir les édifices avec des
boulettes récupérées sur un antique volume du théâtre de Paul Claudel, dont les pages
en les mastiquant dégageaient une insupportable odeur de poussière. Peu de livres
échappèrent au souffle dévastateur d'Ivan.
Lorsqu'il eu compté et recompté la liste des cent cinquante livres réclamés, il
soupira, soulagé, se tourna vers ses étagères à moitié vides, puis regarda au fond de
la cour les petits cadavres de feuilles. Certains ouvrages étaient complètement
démantibulés. Du haut de la fenêtre, Ivan Oroc reconnu le mince volume de Paysage
et portrait en pied de poule, dont la couverture s'était déchirée au contact avec
un fascicule de Michel Houellebecq. C'était bien fait pour cet ouvrage, comment
pouvait-on affubler un roman d'un titre aussi tarabiscoté que Paysage et portrait en
pied de poule ? Le livre, maintenant toute tripes dehors, commençait à sécher au
soleil. La vieille épigraphe que l'auteur avait choisie serait bientôt dissoute dans les
flammes : " Encore une seconde. Rien qu'une. Le temps d'aspirer ce vide. Connaître
le bonheur. Samuel Beckett, Mal vu mal dit. "*
(05/04/2020)
* Paysage et portrait en pied de poule, Fayard, 2004, p. 7.
Chapitre 20 : en version audio
Bien sûr on était venu chercher les livres balancés dans la cour. Ça avait eu lieu
la nuit même. Ivan Oroc avait vu la lueur d'un projecteur, entendu le bruit d'une pelle
qui raclait le sol. Il s'était levé, avait entrouvert la fenêtre et était resté dans
l'ombre. En bas, deux hommes entièrement recouverts de combinaisons enfournaient les
volumes dans de grands containers de toile. Deux phares éclairaient la scène d'une
lumière crue. Les lourds sacs furent dressés sur un chariot puis emportés par la porte
de la cour. L'un des deux hommes resta encore une heure pour tout nettoyer et vaporiser
d'un produit dont la puanteur monta jusqu'à la fenêtre d'Ivan Oroc.
Le lendemain, le soleil printanier et la cour propre semblaient signifier que rien n'avait
jamais eu lieu. Ivan Oroc regardait ses étagères dégarnies, mais après tout il lui
restait des livres. Il se produisit alors dans la journée deux évènements.
Le premier eut lieu à la faveur d'un vent léger qui s'était levé, bienfaisant comme
les premières véritables brises de la nouvelle saison. Or ce vent apporta avec lui
quelques poussières qui recouvrirent rapidement la balustrade de la fenêtre. En
examinant de plus près les résidus transportés par les bourrasques, Ivan Oroc
s'aperçut que c'était les cendres des livres détruits dans l'incinérateur. Certains
fragments laissaient même encore deviner quelques mots : il put ainsi déchiffrer un nom
propre (" Madame Verdurin "), une expression (" embrassa fougueusement
") et des dizaines de caractères épars et de signes de ponctuation que le feu avait
disjoints.
Le deuxième évènement eut lieu le soir alors que le crépuscule enflammait le ciel
au-delà des toits. Il entendit un bourdonnement et vit un petit drone de la taille d'un
jouet virevolter dans la cour avec habileté, rasant les murs, caressant les fenêtres,
plongeant et remontant sans cesse. Il eut tout le loisir de l'examiner tandis que le petit
engin effectuait un vol stationnaire devant sa fenêtre.
Deux jours plus tard, Ivan Oroc reçut une nouvelle lettre : lors d'une reconnaissance par
robot, il a été constaté un nombre important de livres résiduels à votre domicile.
Dans l'intérêt de tous et selon les directives, vous êtes prié de procéder à un
prélèvement total de ces volumes dès réception de cette missive. La missive en
question avait été contresignée par Bob Lepel, qui venait d'accéder au titre de MAMAN
(Maréchal Administratif des Mouvements d'Accompagnements Nationaux).
Ivan Oroc fût tenté d'en cacher une certaine partie sous son lit. Il commença à
aligner quelques volumes mais rien n'était plus navrant que de voir étalé sous son
sommier des livres disposés comme les pierres tombales d'un petit cimetière miniature.
Il ouvrit grand la fenêtre et précipita dehors les petits cénotaphes. Puis, à grande
brassées, il vida cette fois-ci complètement sa bibliothèque. Lorsqu'il termina sa
manuvre, il se coucha, harassé. Mais, au milieu de la nuit, il se réveilla : une
étrange lueur semblait provenir de ses rayonnages. En se levant et en examinant de plus
près ses étagères, il s'aperçut que la poussière résiduelle accumulée en petit
moutons luisait faiblement sous l'effet de la lune filtrées par les persiennes. C'était
une explication rationnelle, mais en même temps, il ne cessait de se demander si les
fantômes de tous les personnages qu'il avait lus n'allaient pas venir le hanter chaque
nuit. Ivan Oroc pensa par hasard à ce type du Journal de la canicule dont
l'histoire insignifiante lui revenait par bribes : " Je suis le voisin d'en face. Je
n'ai pas l'habitude d'écrire. Je fais des phrases courtes, généralement, sur des cartes
postales ou des mots de condoléances. J'utilise plutôt des formules classiques : bons
baisers de l'océan, bonjour de la campagne. "*
(06/04/2020)
* Journal de la canicule, Fayard, 2015, p. 9.
Chapitre 21 : en version audio
Curieusement, la chambre délestée des livres apportait une certaine sérénité à
Ivan Oroc. Il n'avait pas à choisir une lecture, à opter pour une histoire ou un essai,
une biographie ou un recueil de poésie. C'était simple. Et puis il avait retrouvé avec
plaisir ses échanges avec Mira. Non qu'ils se fussent délités ses derniers jours, il
avait toujours pris soin à répondre aux petits mots glissés sous sa porte, à continuer
d'alimenter la fillette de pages de lecture de Rémy et Colette (le seul livre qu'il avait
conservé) et il avait continué à s'allonger près du seuil, l'oreille collée contre la
porte pour l'écouter raconter sa vie. Mais la destruction de sa bibliothèque lui avait
tout de même bien occupé l'esprit. Aussi se sentait-il bien dégagé et disponible. Et
Mira dut s'en apercevoir. Elle faisait beaucoup de progrès dans l'apprentissage du
français. Elle recopiait consciencieusement les phrases de son livre de lecture, et puis
elle inventa un personnage, une sorte d'elfe qu'elle nomma Dita Kepler et qui était
capable d'accomplir des prouesses comme celle de se téléporter auprès de sa
grand-mère. Elle savait aussi commander aux étoiles et d'ailleurs, la lueur des astres
n'était que celles de petits flashs qui éclairaient ça et là les fleurs du printemps
en train d'éclore. Dans le monde qu'inventait Mira, son petit frère était un poisson
couvert d'écailles multicolores et ses parents avaient fini par perdre toutes leurs dents
à force de sourire. C'était un monde à la fois étrange, un peu inquiétant et gai à
la fois. Dans cet univers, Mira, accompagnée de sa grande sur Dita Kepler, volaient
les livres d'école pour en faire cadeau à chaque nouvelle naissance d'un enfant. Ivan
Oroc écoutait inlassablement ces litanies et Mira faisait chaque jour de plus en plus de
progrès dans notre langue. Il restait ainsi allongé au soleil sur le plancher, la tête
contre la mousse poluyréthane et les étagères vides courbées au dessus de lui
semblaient le regarder, déployaient des ombres sur lesquelles l'elfe Dita Kepler sautait
de l'une à l'autre. Elle avait la faculté de se souvenir de l'empreinte des livres que
les rayonnages avaient soutenu. Dita Kepler récita d'un trait : " La peau de la
ville est un visage qui vieillit. Enfance, ce monde de broussailles et d'eau, l'entrelacs
de rien sans but. Adolescence, ces premières avenues anguleuses, l'ombre goudronnée
comme une barbe naissante. "*. Elle dit aussi en s'adressant directement à Ivan Oroc
: " Tu as bien fait de jeter toutes ces vieilles histoires, le monde maintenant
appartient à Mira, je suis la seule à le savoir, fais comme le reste des hommes,
ignore-là, c'est sa meilleure chance. "
(07/04/2020)
*Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 39.
Chapitre 22 : en version audio
Ivan Oroc en réalité n'avait jamais exploré tous les tréfonds de sa chambre. Il
s'en aperçut lorsqu'il retrouva cette vieille boite sous son lit. Elle contenait un
setâr perse. La boite était couverte de poussière. Mais Ivan Oroc se souvenait
parfaitement de cet instrument acheté à Ispahan dans un magasin de musique. C'était une
sorte de luth avec un manche très fin, garni de frettes en ficelles qu'on pouvait régler
et déplacer le long du manche. La caisse de résonance semi sphérique avait la taille
d'une petite calebasse. Elle était très belle, façonnée dans un bois léger, percée
de petites ouies. Quatre cordes métalliques très fines traversaient l'instrument du haut
en bas. Trois s'entre elles étaient accordés dans différentes tonalités de Do, une
autre, solitaire, formait un Sol qui répondait aux autres par une quinte parfaite,
l'ensemble avait ainsi une résonance métallique et un peu mélancolique. Ivan Oroc
dessina l'instrument à Mira, puis une fois qu'elle eu récupéré le dessin, il entrepris
de lui jouer un air. En réalité, il ne savait pas où poser ses doigts, ni sortir de
l'instrument autre chose qu'une litanie répétitive et triste. Mais cela plaisait à
Mira. Cela lui rappelait sa grand-mère au pays où toutes sortes de paysans savaient
jouer de ces airs qui n'avaient d'autres vocations à reproduire le chant du vent dans les
pierriers, à imiter les insectes les jours de chaleur ou le martèlement tranquille de la
pluie.
Ivan Oroc, tout en jouant, se souvenait de ce voyage, de la ville d'Ispahan aux coupoles
bleues, aux rues tranquilles et impeccables de Téhéran. " Il vient d'arriver. Il
déambule, apprivoise la ville, bien rangée, allées rectilignes, massifs de fleurs,
fontaines, coupoles turquoise. Un portrait de Khomeiny sur un immeuble est couleur de
bonbon acidulé. Il traverse un parc. On est vendredi, il est bondé. Partout des
familles, tapis posés sur l'herbe, la vaisselle de cuivre étincelante. On joue au
ballon, il y a des toboggans, des balançoires. On fait du pédalo dans des embarcations
en forme de cygnes. Rires, bonne humeur. Bientôt, on le hèle : toute une famille, à
grands gestes de bras, l'invite à partager une tasse de thé, une tranche de pastèque.
On apprend qu'il est français, on veut tout savoir, où il vit, où il travaille. Parmi
la famille, une jeune femme, un voile approximatif et bariolé cache mal des mèches
indisciplinées. Elle a des yeux francs, directs, une parole sûre. Rendez-vous est pris
pour lui faire visiter la ville le lendemain. Ses mains, ses lèvres, ses yeux noirs et
toujours ses cheveux indociles lorsqu'elle mangera en riant une glace à la rose. "*.
" Par la fenêtre ouverte, il voit les premières étoiles dans le ciel d'Ispahan, il
entend un joueur de târ. Dans la cuisine, elle remue des casseroles, les rires juvéniles
de ses deux surs résonnent souvent. Tout à l'heure, ses parents viendront pour
dîner avec ses frères, on partagera une pastèque, un plat de riz, d'agneau et de
raisins secs. Ici on dit adass polo ba késh-mésh pour ce plat traditionnel. Plaisir des
mots dans toutes les langues. "**
(08/04/2020)
Faux nègres, Fayard, 2014, *p. 225 ; **p. 415.
Chapitre 23 : en version audio
Les nouvelles bien sûr continuaient à parvenir avec un temps de retard à Ivan Oroc.
Et même lorsqu'il tentait de démêler les chiffres de propagation du virus dans sa ville
en comparant différents articles, il se heurtait à des informations contradictoires. La
une qui titrait " Premier décès à l'hôpital " et qui datait du vendredi 27
mars, tout juste quinze jours auparavant, avait été débordée par une information
officielle qui recensait plus de trente morts en maisons de retraite, elle-même ajoutée
le lendemain par le chiffre maintenant de trente huit morts en milieu hospitalier. Le
bilan dépassait donc soixante quinze victimes et devrait probablement franchir très
prochainement la barre d'une centaine de victimes, ce qui pour une ville de vingt mille
habitants représentait beaucoup. Ivan Oroc découvrait des connaissances dans les avis de
décès et pensa avec tristesse à ceux qui partaient ainsi sans accompagnement et dans la
solitude. Il était en revanche impossible de connaître le nombre de personnes
contaminées, le dépistage demeurant parcellaire, réservé au personnel de santé, et
bien souvent, il s'avérait inefficace parce que les personnes étaient déjà mortes ou
parce qu'elles avaient eu la chance de guérir et ainsi de revenir à un état négatif.
Les estimations étaient donc restées à une dizaine de cas, ce qui était ridicule
puisqu'il y avait déjà largement plus de décès. On pouvait déduire avec la mortalité
généralement annoncée de deux pour cent à la contamination d'un millier de personnes
dans la ville. Rien ne demeurait crédible et les autorités, pour donner le change de
l'efficacité d'une situation qui leur échappait complètement, pratiquaient une
politique répressive : Ivan Oroc apprit ainsi qu'une jeune femme, excédée par les
contrôles, avait toussé à la tête des policiers. Elle avait écopé de sept mois de
prison ferme. Dans une banlieue du Nord, deux adolescents amoureux qui s'étaient
réfugiés sur le terrain vague d'un terril avaient été pourchassé par un drone et
s'étaient jetés dans un ravin. Ivan Oroc espéra qu'on saurait se souvenir de ces
exactions.
Et puis un jour, alors qu'il venait de donner un coup de poing sur son radio réveil qu'il
tentait pour la centaine fois de réparer, Ivan entendit le crachotement d'une station FM
et distinctement le début du discours en direct du Président qui commençait par ces
mots " C'est le cur serré que je vous dis
". Ivan Oroc sauta de
joie : il avait réparé sa radio. Il s'exclama et entendit Mira derrière la porte qui se
demandait bien ce qui se passait. Ainsi Ivan Oroc n'aura plus à inventer " chaque
jour sa propre radio qu'il a baptisée Radio Maïs. Il y fredonne des airs, invente des
publicités, des flashs d'information, réalise des interviews de lui-même. A force, il
ne sait plus s'il pense tout haut ou parle tout bas. Dans la solitude, il n'entend plus le
son de sa voix. D'ailleurs c'est faux de parler de solitude ! tonne-t-il d'un coup. Je
suis plusieurs, on est nombreux là-dedans, fait-il en se tapant le crâne. "*
(09/04/2020)
*Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 97.
Chapitre 24 : en version audio
" C'est le cur serré que je vous dis
", commença le Président,
" que je vais prolonger le confinement ". Bien sûr ce n'était pas nouveau
comme annonce, on s'y attendait. N'étaient pas neuves non plus les mesures qui
annonçaient la plus grande fermeté à l'encontre de ceux qui ne respecteraient pas cette
prolongation. Le président et son gouvernement étaient bien sûr conscients des
nouvelles difficultés qui allaient amplifier le marasme économique. Il assura le soutien
plein et entier auprès des populations défavorisées, lesquelles allaient d'ailleurs
revoir leurs prétentions salariales à la baisse, l'effort devant concerner tout le
monde. Il était évident, ajouta-t-il, que les réformes précédemment engagées pour la
retraite et les différentes économies à faire étaient plus que justifiées. Aux
premiers mots de " guerre " abondamment relayée par la presse des premiers
jours, avait suivi le terme d'occupation. Le virus, en effet, occupait tout, l'espace
proprement dit et tous les espaces symboliques, médiatiques et politiques. Ainsi, plutôt
que de chercher à vaincre cet ennemi invisible, le Président préférait s'appuyer sur
une large collaboration de tous, affirma-t-il. Ceux qui résisteraient à cet élan
devraient en subir les conséquences. Il ne saurait y avoir d'autre alternative à cette
collaboration large et les " terroristes " (le mot était fort, mais pleinement
assumé, insista-t-il) qui osaient défier la pandémie étaient des criminels en
puissance.
L'invasion étant venue comme d'habitude des régions de l'Est, on élabora dans les jours
qui suivirent une zone de démarcation entre les territoires les plus touchés,
Alsace-Lorraine, Champagne-Ardenne et le reste du pays. Les rives de la Loire marquaient
symboliquement une frontière entre les pays ravagés par le virus et ceux qui étaient
peu touchés. On évitait soigneusement les transferts de populations entre les deux zones
et seul, de temps en temps, on laissait passer un convoi sanitaire, information largement
relayée par une propagande visant à laisser croire que le gouvernement savait prendre
des décisions généreuses.
En parallèle, les prospections et les projets en cours continuaient et n'avaient aucune
raison d'être remis en question. En revanche, on faisait attention aux annonces
officielles. Un haut fonctionnaire affirma qu'un CHU du Grand Est pouvait continuer à
subir une baisse drastique d'effectifs et de budget. Dans le contexte de tension du
secteur de la santé, on jugea plus prudent d'éloigner le maladroit. De même, lorsqu'un
ministre suggéra de continuer à valoriser dans les zones de l'Est les expériences de
poubelles nucléaires, le gouvernement, sans renoncer à cet objectif, estima que
l'annonce était prématurée.
A cette époque, Ivan Oroc reçut un bulletin d'information intitulé MAGINOT (Magazine
Général d'Information Nationale des Opérations Techniques) dont le rédacteur en chef
n'était autre que Bob Lepel et qui reprenait les initiatives pour contenir l'avancée du
virus. Par exemple, des militaires juchés sur des miradors étaient capables de détecter
la fièvre d'un passant situé à plus de deux cents mètres grâce à un engin intitulé
PIPI (Pistolet Interactif Pandémique Interconnecté) relié à une base de malades
identifiés comme tels. Tant de progrès scientifiques dans la lutte contre un banal virus
avaient de quoi étonner. Mais en même temps, du temps de Rimbaud à Aden ou au Harar, de
tels prodiges s'étaient déjà produits et n'avaient pas surpris outre mesure le poète :
" Là-bas, rien ne l'étonnait. Un sorcier était capable d'endormir d'un geste un
troupeau entier et les bergers erraient pendant des jours pour récupérer chaque chèvre
dans le désert. Il avait vu des danseurs fouler des braises sans en garder de traces, des
femmes accoucher de mort-nés qu'on ressuscitait en les baignant dans des chaudrons pleins
d'herbes magiques. Là-bas, tout était possible."*
(10/04/2020)
* Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, Fayard, 2016, p. 40.
Chapitre 25 : en version audio
Ivan Oroc, maintenant qu'il pouvait écouter la radio, réalisait que les informations
qu'il recevait lui paraissaient étranges et comme faussées. Peut-être était-il resté
trop longtemps dans recevoir d'actualités régulières ? Il réalisait que sans Internet,
sans aucun réseau social, le monde informatif semblait tourner à vide. Le moindre
article de journal renvoyait à une page Facebook, signalait un compte Twitter. Le plus
insignifiant commentateur de radio ne savait pas dicter une chronique sans mentionner dix
fois Instagram ou d'autres subterfuges qui tenaient lieu de nouvelles. Ivan Oroc pensa que
le monde avait définitivement versé dans la boucle des réseaux sociaux. Personne ne
cherchait à remettre en cause le bien fondé de ces informations. Il n'était pourtant
pas difficile de s'apercevoir que les échanges permanents via ces réseaux n'étaient
qu'une manière de rester entre soi, de demeurer captif et d'ignorer le reste du monde.
Ivan Oroc s'était toujours tenu éloigné de ces virtualités, non pas par passéisme,
mais justement parce que ce n'était que des virtualités, des inventions humaines qui
n'avaient que quelques mois d'existence. A chaque nouvelle création numérique, il ne
pouvait que subodorer l'appât du gain de leurs inventeurs. Ce n'était même plus un
capitalisme dogmatique qui dictait sa loi, mais au contraire le libéralisme le plus
débridé, quelque chose de facile et d'immédiat, qu'on savait par ailleurs habilement
maquiller en développement durable et bienfait pour l'humanité. Or, c'était tout le
contraire qui se produisait la plupart du temps. La planète ne cessait d'appauvrir ses
ressources nécessaires. Qui se souciait de la raréfaction du lithium ? Qui prononçait
le nom de pollution numérique ? Tandis que cette mondialisation numérique jouissait sans
entrave, les populations demeuraient en proie aux guerres, aux famines, à chaque fois
reléguées encore plus chez eux. Qui, parmi ces inventeurs géniaux, pouvait se targuer
d'apporter leurs bienfaits aux plus démunis ? Comment comprendre que la plupart des
concitoyens ne pouvaient plus se passer de tels contacts ? Ne réalisaient-ils pas qu'un
lavage de cerveau à grande échelle avait lieu à chaque seconde ? Depuis toujours, Ivan
Oroc avait refusé de bénéficier de tels leurres. Maintenant, il constatait, en regard
de ces progrès rapides et surfaits, qu'on avait préféré détruire les livres
millénaires hérités de Gutenberg, plutôt que de racornir par le feu les liseuses en
plastique qui n'avaient que quelques années d'invention.
En même temps, cette sorte d'étrangeté qui lui semblait percevoir sur le monde était
devenu une norme d'information, existentielle même, de telle sorte que la moindre
annonce, dans n'importe quel coin du monde se répandait si rapidement qu'il était devenu
impossible de vérifier la véracité ce celle-ci. Chaque gouvernement tentait alors de
démêler le vrai du faux, mais surtout d'évaluer les conséquences que chaque
information pouvait avoir sur sa politique.
Dans le cas de la pandémie française, les carences en matériel en moyens
d'évaluations, avaient été détournés comme des choix assumés, alors qu'ils
relevaient au pire de l'incompétence des uns, au mieux d'une situation dont personne ne
s'était soucié auparavant. Le manque de vérification de chaque information provoquait
des dégâts irrémédiables. Chaque pays par exemple s'était lancé dans un confinement
brutal, sans même savoir si celui-ci se révélerait efficace à terme et dans quel
délai, simplement par imitation et manque d'imagination. Voilà où avait conduit le
totalitarisme de la pensée universelle. Ivan Oroc se souvint du début d'un poème
d'Apollinaire, Zone : " A la fin, tu es las de ce monde ancien ".*
(11/04/2020)
* Ils désertent, Fayard, 2012, épigraphe, p. 7.
Chapitre 25.2 par Joachim Séné : en version audio
Ivan Oroc rêve. Il rêve qu'il est enfant dans une classe de primaire,
l'instituteur en blouse grise explique gravement quelque chose. Ivan Oroc porte aussi une
blouse, comme les autres enfants, garçons et filles mélangés dans une classe des
années 30 ou 40. Le maître explique ce que les enfants vont devoir faire. Il y a un
monsieur à côté de lui qu'Ivan Oroc n'a jamais vu, en pantalon de toile chocolat,
chemise crème sans cravate et veste grise, il porte un béret marron mou. Ivan Oroc suit
donc le mouvement, il s'agit de se mettre par groupe de quatre ou cinq enfants, pour
transporter les cercueils des morts du Virus dans le fourgon du monsieur au béret, qui ne
ménage pas ses encouragements. Le maître explique qu'ils font ça pour la France et
qu'il est fier d'eux. Les enfants soufflent et font la moue. Ivan Oroc fait des efforts et
c'est bientôt fini. Une fois le dernier cercueil empilé, le monsieur au béret ferme
vite les portes arrières de son fourgon, et part. Là, Ivan Oroc se demande, mais c'est
qui ce type ? Et tout le monde enfin se demande "il les emmène où nos morts ?
Pourquoi il les emmène ?" Le visage du maître se décompose quand il se rend compte
de son erreur. Ivan Oroc s'en veut de n'avoir rien osé dire, parce qu'il le sentait bien,
et sans doute les autres enfants aussi le sentaient bien, qu'il ne fallait pas lui confier
leurs morts. Mais maintenant c'est trop tard. Ivan Oroc se réveille, et ne se souvient
pas de son rêve.
(12/04/2020)
Chapitre 26 : en version audio
Ivan Oroc, au milieu de la nuit, entendit clairement Mira lui glisser un papier sous sa
porte. Il ouvrit les yeux, chercha à deviner dans l'obscurité le petit feuillet,
tâtonna et extirpa une minuscule feuille. Mira lui écrivait que sa famille et elle
devaient partir cette nuit et qu'ils ne reviendraient probablement jamais. De fait, Ivan
entendait à côté quelques pas, quelques chuchotements en langue étrangère. C'était
une nouvelle soudaine et terrible pour lui. Il se dépêcha d'enrouler les feuilles
restantes du livre de lecture de Remi et Colette et eût le temps d'en glisser trois sous
la porte qui furent prestement récupérées. Il avait écrit un mot pour souhaiter bonne
chance à Mira et lui dire qu'elle n'oublie pas de bien faire ses devoirs. Lorsque toute
cette histoire serait passée, elle n'aurait qu'à donner de ses nouvelles. Ivan écrivit
son nom et son adresse. Et puis tout alla très vite, la quatrième feuille de Rémi et
Colette resta sous la porte. Il entendit quelques derniers frottements, vit une dernière
lueur blanche s'immiscer dans l'interstice, puis ce fût le silence.
Lorsqu'il ouvrit sa lumière, tout était redevenu tranquille. La dernière page du livre
de lecture était restée sous la porte, mais Ivan aperçu, juste à côté une mince
bande brillante qu'il prit au départ pour un morceau de papier d'aluminium. C'était en
réalité une lame de scie que Mira avait du glisser sous sa porte. Ivan examina l'outil,
commença à l'agiter dans l'interstice qu'il avait agrandi. C'était à la fois lent,
mais suffisamment efficace. En quelques minutes, Il débita quelques centimètres carrés
de mousse polyuréthane, puis parvint à attaquer le panneau de bois. Il regarda l'heure.
Il était trois heures du matin. C'était peut-être sa chance. Il ne savait pas pourquoi
la fuite éperdue de Mira et de sa famille avait eut lieu en pleine nuit, mais il devinait
que quelqu'un viendrait probablement dans son appartement tôt le lendemain. En s'activant
de suite il pourrait peut-être parvenir à découper et arracher un panneau de bois de sa
porte, avant l'aube. Il pourrait se glisser dans le restant de son appartement et s'enfuir
alors dans le peu d'obscurité qui resterait.
Il se mit au travail avec tant d'ardeur que la sueur coulait le long de son front. Il
parvint à dégager un trou de la taille de son point, puis, en s'aidant d'un des pieds de
sa table de chevet, parvint à faire levier et à ébranler la structure de sa porte.
Alors que le jour pâlissait par sa fenêtre, il pût se glisser dans la cuisine. Ivan
Oroc n'en a pas conscience mais il ressemble au type de Il se pourrait qu'un jour je
disparaisse sans trace : " Pour la deuxième fois, l'homme est revenu à la
station avec ce sentiment étrange de soulagement mêlé de déception. Soulagement de
revenir dans un lieu certes spartiate, mais dont il a organisé la survie. Déception de
n'avoir pu trouver âme qui vive, présence humaine au milieu des champs. "*
(12/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 129.
Chapitre 27 : en version audio
Se glisser dehors après tant de semaines d'immobilité était une sensation étrange.
Ivan Oroc avait avisé dans un coin de la cuisine une vieille tenue de nettoyeur
probablement oubliée par le père de Mira. Avec une telle tenue, un badge d'ouvrier
nettoyeur et un haume qui lui cachait le visage, il pourrait peut-être se faufiler plus
discrètement dans les rues. Lorsqu'il descendit l'escalier familier de son immeuble, il
réalisa qu'il n'avait même pas éprouvé de sentiment ou de sensation en traversant les
pièces de son appartement. Il était incapable de dire dans quel état elles se
trouvaient, il n'avait rien remarqué. Et de même, alors qu'il parcourait des rues
connues, il lui semblait cependant errer dans une ville nouvelle, traverser des lieux
jusque là inconnus. La nuit qui persistait le long des façades semblait agrandir
l'espace. On sentait cependant que la ville n'allait pas tarder se réveiller. Plusieurs
fois, Ivan se cacha dans une encoignure de porte au bruit d'une voiture qui s'approchait.
C'était la plupart du temps, des conducteurs isolés, munis de masques ou de tenues comme
la sienne et conduisant des véhicules modestes. Cette perspective le rassura, il ne
dénoterait pas parmi les rares passants. Quelques véhicules de police ou des ambulances
passaient également mais on voyait de loin leurs gyrophares se refléter dans aux
carrefours. Ivan attend ainsi le jour. " Avec les premières lueurs de l'aube, la
place qu'il peut observer de cet endroit, semble s'agrandir. Des toits tarabiscotés se
découpent dans un ciel laiteux, faîtes en ardoise, pans de tuiles, murs de briques
sombres, fenêtres moyenâgeuses, l'endroit lui rappelle Arras, qu'il avait visité en
famille il y a longtemps. Sa fille était encore en poussette et les soubresauts des
pavés la faisaient rire aux éclats : doux souvenir, si incongru et inattendu en ce lieu,
en ces circonstances. "*
Avec le matin, tout est devenu plus compliqué. Les véhicules, plus nombreux, étaient
fréquemment arrêtés au bord des trottoirs par des types en uniformes. Lorsqu'il les
repérait à temps, Ivan arrivait à se maintenir dans l'ombre d'un porche. Parfois, un
habitant qui sortait de son domicile le regardait avec un drôle d'air. Il faisait celui
qui était obligé de nettoyer la ville, et enfournait un papier dans un vieux sac
plastique qu'il avait déniché. Plusieurs fois, il montra son badge au bout de sa main,
ostensiblement, comme si ce sésame était suffisant pour le laisser vaquer à ses
occupations. Il commençait à croire à une vie normale autour de lui et eut l'idée de
revenir à son domicile. Après tout, il pourrait peut-être à nouveau s'installer dans
ses trois pièces en enfilade.
Il était près de onze heures du matin, lorsqu'il s'approcha du coin de sa rue. Une
camionnette blanche, sans indication était garée sur le trottoir et la porte de son
immeuble était ouverte. Il s'éloigna, et, faussement occupé à ramasser quelques
déchets un peu plus loin, Ivan Oroc aperçut clairement le buffet de sa salle à manger,
le seul meuble qu'il avait récupéré à la mort de ses parents, rejoindre l'intérieur
de la camionnette. Un peu plus tard, les étagères démontées de sa chambre apparurent,
furent pareillement glissées par l'arrière, puis, et cela lui vrilla le cur,
l'étui noir qui contenait son setâr perse partit rejoindre le déménagement, à moitié
coincé par les portières qu'un employé referma avec peine en soufflant comme un
buf et en s'épongeant le front.
(13/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 225.
Chapitre 28 : en version audio
Ivan Oroc n'avait donc aucune autre solution que de repartir errer dans la ville. Il
n'avait rien prévu et était juste vêtu de cet uniforme de nettoyage. Avec la journée
maintenant complètement installée, il avait pu assister au va et vient des véhicules
qui commençaient à se rendre sur les lieux de travail pour ceux qui bénéficiaient
encore d'une activité autre qu'en télétravail ou que d'un chômage technique. Les
patrouilles de Police étaient devenues plus rares malgré le relatif accroissement de la
circulation. Ivan croisait aussi des cyclistes, la plupart équipés d'un masque et des
autobus dont quelques passagers le dévisageaient machinalement. Il tentait d'avoir l'air
occupé et furetait à droite et à gauche sur les trottoirs à la recherche d'un papier
à ramasser. De fait, les passants devaient penser qu'il était un de ces types qu'on
avait missionné pour ramasser tout danger potentiel au virus. Une émission à la radio,
qu'il avait écoutée un jour précédent, avait vanté cette embauche massive de
chômeurs, d'étrangers ou de mal logés, qu'on avait su occuper. Il se sentait l'un
d'eux, une sorte de vagabond. " De temps en temps, il s'assoit sur le banc d'un
square ou d'un parc pour se reposer. Il a faim et soif. Il s'abreuve à une fontaine et
dispute à une horde de pigeons un quignon de pain oublié sur un muret. "*.
La nuit allait à nouveau tomber et Ivan, fatigué d'arpenter les rues en donnant l'air
d'être occupé en permanence, ne vit pas la patrouille qui l'avait dépassée, avait
garé son véhicule au coin d'une rue et l'entoura dès qu'il arriva à leur niveau. Il
présenta le badge, le sac en plastique dans lequel il avait accumulé quelques papiers
gras, mais fut incapable de répondre à une seule des questions qu'on lui assenait à feu
roulant : D'où venez-vous ? Qui vous emploie ? Montrez-nous vos papiers ? Où
habitez-vous ? Ivan restait muet, faisant mine de ne rien comprendre. Les policiers
s'étaient maintenant scindés en deux groupes. Deux hommes l'entouraient, l'ayant coincé
contre le mur d'un immeuble. Deux autres avaient rejoints leur véhicule et discutaient
interminablement au téléphone. Des passants regardaient le petit groupe. Des voisins,
depuis leur balcon, assistaient à cette scène avec intérêt, cela les changeait de la
routine du confinement. Ivan Oroc ne pensait plus à rien. Il attendait, certain que la
suite des évènements lui serait probablement néfaste.
De fait, au bout d'une heure, une camionnette grillagée arriva, deux nouveaux
fonctionnaires de police l'invitèrent à monter dedans. Etrangement, au moment où Ivan
Oroc montait sur le marchepied métallique, le mot panier à salade lui revint en
mémoire, et avec, la douloureuse sensation de son ventre vide depuis la veille au soir.
(14/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 226.
Chapitre 29 : en version audio
Le panier à salade emmena Ivan Oroc jusqu'au pied d'un bâtiment administratif
délabré qui ressemblait à un vieil immeuble des impôts ou une poste délaissée de
quartier. Le véhicule avait pénétré dans une courette et la grille s'était refermée
derrière. On avait enjoint Ivan de descendre et d'aller au-delà d'une lourde porte
métallique qu'un employé en blouse grise tenait sentencieusement ouverte. C'était une
entrée de service que rejoignaient quelques marches au béton abîmé. Au début d'un
couloir muni de vieilles traces de peinture, Ivan Oroc déchiffra des consignes d'incendie
qui datait de 1978, puis d'une pression sur son coude, on lui demanda de suivre un espèce
d'employé en blouse grise qui ressemblait à Jacques Brel avec des dents proéminentes.
Il trottinait hâtivement devant lui avec l'allure d'une souris égarée, comme si de son
empressement dépendait un quelconque avancement dans sa carrière, bonification que
visiblement il devait attendre depuis des dizaines d'années. Dans un bureau dépourvu de
mobilier, on lui fit signe de saisir l'un des sacs posés au pied d'une cloison. Le sac
contenait des sous-vêtements, une sorte de pantalon de survêtement, une veste de même
tissu et une paire de tongs qui sentaient une forte odeur de caoutchouc. On lui demanda de
se déshabiller et d'enfiler cette nouvelle tenue.
Après, Ivan fût conduit dans un autre bureau, où on nota soigneusement les numéros des
habits fournis. On lui demanda aussi son nom et son adresse. Au point où il en était,
Ivan Oroc n'avait aucune raison de les taire davantage. L'employé, dont la similitude
avec Léo Ferré était étonnante, nota scrupuleusement et lentement ces données.
Plus tard, il fut conduit dans une grande salle où des box séparés par des rideaux
délimitaient quelques lits. On lui affecta un coin. On le laissa ainsi de longues minutes
tout seul où Ivan s'assit sur son lit, sans oser regarder ailleurs dans la pièce. Il
entendait des raclements de gorge, des toussotements, quelques pieds traînés sur le sol,
le bruit bondissant des sommiers métalliques. Et puis, comme si, par habitude, on savait
pertinemment qu'il n'avait rien avalé depuis longtemps, le même employé qui l'avait
conduit ici, un type massif à moustache qui évoquait Georges Brassens jeune, balança
sur son lit un petit sac qui contenait une bouteille d'eau, quatre biscuits fourrés, un
minuscule sandwich au pâté et une banane. Sans savoir pourquoi, cela rappela à Ivan
Oroc ce vieil épisode exotique : " C'est un voyage, on est au Brésil, forêt
amazonienne, déjà loin de Manaus, quelque part vers le Rio Grande. On pourrait se croire
aventuriers mais on est des touristes, avec guide. Plus tard on racontera à la famille,
aux amis : de vrais aventuriers
On racontera la fois où la mygale (que nous a
montré notre guide), la fois où le caïman (qu'à capturé notre guide), la fois où le
moustique (qu'a écrasé notre guide), la fois où on a mangé des piranhas (c'était en
potage à l'hôtel). Et du tatou aussi, j'ai mangé du tatou, il a pas voulu goûter.
"*
(15/04/2020)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 98.
Chapitre 30 : en version audio
La nuit avait été lourde et chaude. Les verrières de la grande salle avaient laissé
passer les reflets de la lune et des étoiles. L'obscurité aurait pu être romantique en
l'absence des ronflements, éternuements, râles nocturnes qui avaient émaillé la nuit.
L'aube était arrivée très tôt, comme si le soleil et sa clarté avaient décidé que
le peu de repos obtenu était suffisant, presque de trop. Ivan Oroc s'était retrouvé
fatigué et en sous-vêtements devant une lignée de lavabos. A côté de lui, un type se
rasait consciencieusement sous les quolibets d'un autre aux cheveux longs et sales, et à
la barbe emmêlée. Ivan Oroc alla ramasser sur la faïence un morceau de savon et
entrepris de se frotter énergiquement le visage. Ce fût rapide, à l'exception du type
à côté de lui qui continuait à se raser avec de grands gestes lents. Ivan repartit
s'habiller dans la chambrée. Par les rideaux entrouverts, il pouvait apercevoir des types
semblables à lui, boutonner une chemise, enfiler un pantalon, s'accroupir pour ramasser
leurs chaussettes. Quelques-uns recouvraient leurs lits, comme s'ils étaient certains de
les retrouver le soir. On sortit. Au milieu du couloir, le type de la veille qui
ressemblait à Georges Brassens jeune, leur faisait signe de se dépêcher : " Allez,
allez, le petit-déj c'est là bas ! ". Le réfectoire était bruyant et accueillait
une centaine de types, que des hommes, tous habillés de survêtements colorés et bon
marché. On leur servit de grandes tranches de pain de la veille, une confiture épaisse
et un café de couleur brunâtre, mêlé de chicorée.
Cela dura jusqu'à ce que l'employé (qui avait la tête de Léo Ferré, avec des cheveux
gris, bouclés et clairsemés) leur fasse signe de déguerpir. Ivan Oroc se trouva emmené
dans le flot jusqu'à un bus qui stationnait dans la courette. Il monta, s'assis à côté
d'un gars qui avait l'air habitué, ne demanda pas où on se rendait. L'employé qui avait
les dents de Jacques Brel se tenait à la porte. C'est tout juste s'il ne faisait pas un
signe de la main pour saluer les voyageurs. On pouvait croire à un car de touristes
partant pour une excursion. " C'est un beau jour, il est tôt. J'ai embrassé
l'aube d'été. Rien ne bougeait encore au front des palais "* La phrase du
poète est revenue en mémoire d'Ivan Oroc. Au rythme des premiers virages, le soleil
dansait sur les vitres du bus. Au-delà, la ville était déserte et les trottoirs vides.
(16/04/2020)
* Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, Fayard, 2016, p. 238.
Chapitre 31 : en version audio
Le bus s'arrêta devant un vaste espace désertique percé ça et là de fumerolles.
Lorsqu'Ivan Oroc descendit, une odeur de plastique brûlé le prit la gorge. On leur
distribua à chacun une pelle ou une fourche. Ivan hérita d'une bêche, que son voisin
demanda à récupérer en échange d'un trident qu'il avait reçu. Ivan accepta, sans
savoir pourquoi simplement parce qu'on lui avait demandé. Il le regretta par la suite. A
chaque fois qu'il piquait la fourche pour rassembler les déchets moitiés consumés que
le vent et la chaleur dispersaient un peu partout, les pointes piquaient et entassaient
les résidus entre les dents. Il devait ainsi, presque à chaque mouvement décoincer les
papiers et les chiffons. Il n'avait pas de gants. Il regarda autour de lui, personne n'en
n'avait. Ceux qui avaient les pelles en effet étaient mieux lotis, ils n'avaient pas à
mettre la main sur les déchets mais pouvaient simplement se débarrasser des plus
collants en secouant plus fort l'outil. Plusieurs fois, Ivan réalisa qu'il prenait ainsi
à main nue des masques chirurgicaux, des gants souillés et tout un tas de débris sales,
humides ou secs, huileux ou partant en lambeaux.
Le vaste chantier des ordures dura toute la journée. A midi, deux employés, vaguement
des sosies de Laurel et Hardy, apportèrent une gamelle, et on servit une sorte de
ratatouille au lard. Les assiettes et les couverts en plastique étaient si minces qu'Ivan
Oroc écroula son plat dans la poussière. Il ne lui restait que du pain et la petite
bouteille d'eau qu'on leur avait distribué. Puis deux gars furent désignés pour
rassembler la vaisselle jetable et la déposer sur une des fumerolles. On repris le
travail jusqu'à seize heures et le bus bringuebalant apparut dans un nuage de poussière
et de cendres pour les ramener tous.
Ivan Oroc, qui avait suivi ainsi le groupe toute la journée, ne fut pas surpris quand le
bus s'arrêta dans la courette du vieux bâtiment administratif. Et, à peine descendu du
car, il emboîta le pas à ceux qui étaient déjà sorti et que le vieil employé aux
dents de Jacques Brel enjoignait de pénétrer à l'intérieur, avec forces courbettes.
Cependant, au milieu du couloir, Ivan Oroc sentit qu'on lui empoignait la manche. C'était
l'homme moustachu comme Georges Brassens jeune qui le força à sortir du rang : "
Toi, l'auvergnat, suis moi ! ". Ivan parcourut quelques dédales de couloirs et
d'escaliers avant qu'on le fasse pénétrer dans un bureau sans aucun mobilier. Il y avait
un seul homme dans la pièce qui lui tournait le dos. Il regardait la fenêtre close sur
laquelle des pigeons tentaient en vain de s'agripper : " Les rebords de celles qui
donnent sur la cour d'honneur sont hérissées de piquants pour éviter aux pigeons de s'y
installer. Plusieurs solutions ont été essayées. Les bandes adhésives étaient la
moins satisfaisante. Les pigeons y restaient collés par les pattes ou l'arrière train,
leurs ailes battaient l'air en vain, tapaient aux carreaux, ça dérangeait les employés.
Le poison a été plus radical et plus discret mais les oiseaux partaient mourir dans un
coin, dans le creux d'une chanlatte, sous une ardoise, ça finissait par sentir. "*
Le type qui semblait obnubilé par le ballet des pigeons se retourna brusquement face à
Ivan Oroc : c'était Bob Lepel.
(17/04/2030)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 57, 58.
Chapitre 32 : en version audio
Bob Lepel était comme dans les souvenirs (somme toute, très récents) d'Ivan Oroc,
lorsqu'il le croisait en bas de leur immeuble commun, généralement devant les boites aux
lettres où Bob essayait de convaincre Ivan à une juste cause qui terminait
invariablement par " Nous leur ferons un procès ". Mais le Bob Lepel aigri
qu'il côtoyait alors avait pris une autre dimension : le " nous " maintenant
c'était lui, il le savait, arborait un sourire éclatant et le regard d'un type qui a
réussi. Il se présenta sous l'acronyme COCOTTE qui signifiait " Commandeur
Organisationnel des Causes Organiques Traditionnelles Tacitement Expertes ". Bob fit
le modeste : " ça veut dire qu'il faut passer par moi pour toute nouvelle
expérimentation ". Puis, parce que c'était un homme de responsabilité, donc
pressé, il en vint au fait : " En regardant la liste des nouveaux arrivés à l'un
de nos centres - il fit une rapide digression pour montrer combien il avait su rester
proche du terrain, malgré son rôle éminent (" Le contrôle est la mère de toute
initiative, dit-il sentencieusement) -, je vous ai repéré ! Tout d'abord, sachez que,
pour votre appartement, nous n'avons pu faire autrement. En même temps, notre priorité
était de vous protéger du virus. En vous échappant, vous avez enfreint les règles
" Ivan Oroc s'attendait à un de ses regards solennel, mais Bob enchaîna : " En
même temps, je vous connais et c'est pourquoi je désire vous sortir de ce mauvais pas.
"
Bob tourna a nouveau son regard vers la fenêtre. " Il y a un silence. Un oiseau
frôle la fenêtre. On a le temps de le voir un instant immobile, face à la vitre, les
rémiges écartées au maximum, ses petites pattes recroquevillées sous le corps fuselé
comme une coque de bateau. Une sorte de tremblement dans l'air chaud puis un abaissement
imperceptible de l'aile, une tension différente du cou, l'il rond qui semble
guetter le ciel. Et d'un coup il s'élève, éclate dans la lumière aveuglante. "*
Puis Bob repris son propos : " J'ai décidé de vous octroyer un poste de COVID de
niveau 3. " Il épela le sigle et précisa que la nomenclature des métiers venait
d'en accepter les termes, de même que l'inévitable organisme du GARS (Groupement des
Acronymes, des Raccourcis et des Sigles) : " Vous serez ainsi, si vous le désirez,
Collaborateur d'Opposition aux Vagabonds Indésirables à Déporter. En d'autres termes,
ce métier consiste à rapporter à son supérieur les éléments tangibles permettant
l'arrestation et l'éviction de personnes louches, qui tôt ou tard deviendront des
dangers publics. C'est une tâche de confiance. En tant que COVID de niveau 3, vous aurez
à répondre à un N+1, placé sous la responsabilité d'un N+2, qu'un arbre hiérarchique
à 4 niveaux a adoubé dans échelonnage à 5 rangs, ajouté d'un sixième, de telle
sorte, que, moi, Bob Lepel, puisse accéder à un commandement d'ordre 7. Ainsi, par le
truchement des différentes évaluations administratives, c'est à moi que vous devrez
rendre compte au final. Ivan Oroc ouvrit la bouche en rond et Bob Lepel se méprit sur la
signification de ce geste. " Non, non, ne me remerciez pas, c'est tout naturel
", bougonna-t-il, faussement modeste et se haussant à intervalles réguliers sur la
pointe de ses souliers. " Vous et moi, en avons vécu des combats ! " Ivan, tout
en se demandant quelles batailles avait-il pu livré avec Bob, jugea plus prudent de se
taire, jusqu'à ce que Bob en homme pressé, ait demandé à son aide de camp, un type
insignifiant qui ressemblait à Serge Reggiani de le raccompagner : " J'ai tellement
à faire ", dit-il en quittant la pièce comme Dieu au premier jour du monde.
(18/04/2020)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 87, 88.
Chapitre 33 : en version audio
Ivan Oroc avait reçu une carte zébrée de bleu blanc rouge sur laquelle
apparaissaient son nom, son prénom et sa qualité de COVID de niveau 3. Il avait obtenu
une place dans un foyer militaire, qui avait la réputation d'être un ancien bordel. La
chambre qu'il y occupait était aussi spacieuse que celle de son ancien appartement. Des
glaces situées partout, au mur, sur l'armoire et même au plafond attestaient sans doute
de l'ancienne qualité érotique du lieu. Elles possédaient l'avantage d'agrandir un
espace déjà confortable, mais aussi l'inconvénient pour Ivan Oroc de se heurter en
permanence à son reflet, qu'il trouvait quelconque, amaigri et grisâtre, comme une ombre
ennuyeuse. Il se demandait d'ailleurs souvent comment les personnes qu'il rencontrait dans
le cadre de son nouveau métier jugeaient son apparence, sa physionomie pataude et sans
grâce assortie à des complets fades fourni par son service. Il avait été doté
également d'un uniforme de parade d'une couleur moche de vieux marc de café. En
revanche, les plis étaient impeccablement agencés à la fois aux manches et sur le
pantalon, et semblaient coulés dans la masse de la matière synthétique un peu luisante
qui bâtissait l'uniforme de parade. Ivan Oroc avait remisé l'habit dans sa penderie, se
demandant bien à quelle parade il aurait à participer. Il avait en revanche essayé la
casquette attenante devant un de ses nombreux miroirs. Il ressemblait à Charlot dans Le
Dictateur, mais ça aurait pu être pire.
Dès le début, les échanges dans le cadre de son métier avaient été brefs. Il avait
craint de ne pas y arriver, mais la démarche s'était révélée facile. Ivan Oroc
repérait un type qui marchait dans la rue, le suivait à une distance respectable, et, au
bout de quelques centaines de mètres, savait sans se tromper s'il avait affaire à un
honnête citoyen ou à un de ces vagabonds qu'il était chargé de débusquer. "
Sylvain Schiltz a passé la journée à errer. Hall de supermarché, balades dans les
rayons. Et puis ressortir avec un paquet de gaufrettes quand les vigiles commencent à
vous repérer. On a sa fierté, on ne veut pas passer pour un SDF. "*
C'est là qu'Ivan Oroc intervient. Il ne connaît pas le nommé Sylvain Schiltz, le
connaîtra jamais. Il passe juste un coup de téléphone avec le rustique portable à
clapet dont on l'a doté : touche 1, patrouille de police ; touche 2, son responsable N+1
; touche 3, le foyer militaire (pour prévenir s'il rentre tard) ; touche 4, Bob Lepel,
qui avait tenu à lui laisser ses coordonnées personnelles. Dans la majorité des cas, il
appuie sur la touche 1 et continue de suivre à distance le vagabond présumé.
Généralement, dans les cinq minutes qui suivent, une voiture surgit à toute vitesse,
toutes sirènes hurlantes et le type est rapidement ceinturé, là, sur le trottoir, le
même où Ivan Oroc se tient à une centaine de mètres en arrière. Il stoppe alors sa
marche, regarde distraitement le type devant qui n'essaie même pas de s'enfuir (le
pourrait-il d'ailleurs ?), puis lorsque le type est embarqué et que les dernières lueurs
des gyrophares achèvent de chatoyer sur les murs, Ivan Oroc sort un petit carnet,
numérote une ligne supplémentaire, indique le jour, l'heure et l'endroit précis, le
nombre d'individus interpellés, généralement un seul, les gens ne sortent plus à
plusieurs, c'est interdit sauf activités spéciales comme une patrouille, une escouade de
pompiers appelée pour éteindre un feu ou une brigade de nettoyage dûment accréditée.
Puis Ivan Oroc consulte la montre, regarde autour de lui pour repérer un nouvel errant
qui ne l'embarquera pas tout autour de la ville. Enfin, il appuie sur la touche 3 et
demande à l'employé du foyer ce qu'il y aura à dîner ce soir. Ivan Oroc a déjà faim.
(19/04/2020)
*CV roman, Fayard, 2007, p. 203.
Chapitre 34 : en version audio
Ce qu'Ivan Oroc ignore, c'est où on emmène les gens qui sont arrêtés et ce qu'ils
deviennent après. Par exemple, il ignorera que " dans un petit cimetière, une
vieille dame retourne les vases pour éviter que le gel ne les brise. Elle trie les fleurs
fanées, balaye ici ou là des feuilles tombées sur le marbre. Elle jette les bouquets
secs sur un tas prévu à cet effet. La grille grince un peu. Les corbeaux du clocher
guettent la petite silhouette noire qui s'éloigne du cimetière. Sylvain Schiltz. Sylvain
Schiltz, et que nul ne l'oublie, est un nom parmi ces pierres. Tout est tranquille,
ordonné, l'expérience peut reprendre. "*
L'expérience peut reprendre et les jours donc, continuent, pour Ivan Oroc. C'est un
bonheur de pouvoir arpenter la ville sans crainte dans un printemps qui semble n'exister
que pour lui. Parfois, une patrouille s'arrête à son niveau. Il sort sa carte zébrée
de bleu blanc rouge et les policiers le saluent toujours avec respect et forces
courbettes. Cette obséquiosité au début lui faisait plaisir, il se sentait quelqu'un
d'important, d'intouchable, libre d'arpenter à sa guise et quand il le désirait les rues
et la ville. Mais très vite, il s'était lassé. Les rues désertes et la filature de
types insignifiants avaient eu le même effet pour lui qu'un pêcheur habitué qui rejette
au canal le menu fretin capturé. Plusieurs fois, Ivan Oroc s'était surpris à abandonner
la poursuite d'un vagabond, simplement parfois parce que le gars empruntait un itinéraire
déjà connu et que l'arrestation par les forces de l'ordre n'en serait que la fin trop
prévisible, banale presque. Il ne ressentait plus le petit picotement de la nouveauté,
l'attrait de la hardiesse qui constituait son travail au début.
Et puis, après les premières semaines de labeur, on avait fourni aux employés COVID de
niveau 3 des statistiques liées à leur activité. Elles étaient précédées d'un petit
mot d'encouragement de Bob Lepel en personne, qui vantait le sérieux accompli à cette
mission et l'importance de celle-ci. Ivan apprit que 273 personnes avait été invitées
le mois précédent à rejoindre un CHIC (Centre d'Hébergement Interurbain Convivial) et
il se demanda si le vieux bâtiment à allure de poste désuette administré par les
sosies de Jacques Brel, Léo Ferré et Georges Brassens, et dans lequel il avait été
transféré après son arrestation, faisait partie de ce réseau CHIC. Les statistiques
indiquaient aussi les TE, TP et TR des différents lieux, à savoir les taux
d'employabilité, de prélèvement et de rédemption. Le taux d'employabilité était
facile à comprendre, c'était le pourcentage de ceux qui étaient affectés à des
tâches collectives, comme l'entretien d'une déchetterie dans laquelle Ivan Oroc s'était
par exemple retrouvé le premier jour. Le TR, taux de rédemption, indiquait la part de
vagabonds jugés suffisamment inoffensifs et qu'on finissait par relâcher dans la nature
au bout d'une période d'observation (indiquée PO sur les stats). Seule la mention TP
(taux de prélèvement) n'était pas explicitée, là aussi exprimée en pourcentage,
quoique d'assez faible envergure. Ivan Oroc se demanda si le terme " prélèvement
" était le même qu'on octroyait à la permission de chasser les sangliers ou les
blaireaux dans les zones en surpopulation animale.
Ainsi, Ivan Oroc avait pu mesurer l'impact de son action. En reprenant son carnet, il
s'aperçut que 58 personnes sur les 273 indiquées sur les statistiques lui étaient
dévolues. Cela lui procurait un sentiment étrange, celui d'un côté de participer à
une grande uvre, une sorte de marche du monde inéluctable et utile, de l'autre
d'être en quelque sorte le complice d'une situation q'il ne parvenait pas à estimer.
Etait-elle morale ? Amorale ? Il en était de ses pensées sur un des trottoirs de la
ville lorsqu'il aperçut devant lui un type habillé d'une tenue de nettoyeur qui faisait
semblant de s'occuper de la propreté.
(20/04/2020)
*CV roman, Fayard, 2007, p. 208.
Chapitre 35 : en version audio
La proie était évidemment facile, trop facile pour Ivan Oroc qui avait pareillement
erré en habits de nettoyeur en faisant semblant de s'occuper avant de se faire serrer par
la police. Le type qui marchait devant lui adoptait cependant une attitude étrange.
Plutôt que de faire semblant d'accomplir son métier lorsqu'il croisait un des rares
piétons, voire une patrouille, il semblait rechercher les poubelles placées du matin
même devant les immeubles par les concierges et aussitôt se ruait dessus pour en
explorer le contenu, sans se soucier des passants interloqués. De temps en temps, il
enfournait dans un sac quelque chose qu'Ivan Oroc, d'où il demeurait, c'est-à-dire
prudemment en arrière, ne pouvait percevoir. C'est ce détail qui le fit appuyer sur la
touche 1 de son téléphone pour avertir la police. Il voulait savoir ce qu'il
récupérait. Aussi, lorsque la patrouille appréhenda l'homme, Ivan ne resta pas dans
l'ombre, comme il le faisait généralement. Il rejoignit la petite troupe, montra sa
carte zébrée de bleu blanc rouge et demanda à voir le sac que le type avait rempli avec
frénésie. En apercevant le contenu, il eut un mouvement de recul dégoûté : c'était
des masques, chirurgicaux, FFP2, de bricolage, anti-poussière. Certains étaient jaunes
de crasse, maculés, tâchés. Le type les récupérait dans les poubelles. De retour chez
lui, il devait probablement les reconditionner pour les vendre. Il y avait, paraît-il, un
marché fructueux et en pleine expansion, des filières mafieuses s'en étaient emparées.
" Son compte est bon ", affirma l'un des hommes de la patrouille. On avait
déjà placé le type dans le véhicule, de telle sorte qu'Ivan Oroc ne pouvait apercevoir
son visage, demeuré dans l'ombre. Par la portière ouverte, il voyait juste les menottes
brillantes qui enserraient des poignets épais au bout desquelles pendaient deux mains
résignées aux doigts lourds et sales. On lui fit passer ses papiers d'identité. Le faux
nettoyeur avait un nom compliqué, qui figurait sur une carte de séjour provisoire et
périmée depuis des lustres. Ivan Oroc le prononça à voix basse ("
Bojtimgl
Bojting "). Cela lui rappelait vaguement quelque chose, un
patronyme probablement issu d'un pays de l'Est incertain, Hongrie ou Moldavie. Il
regardait tour à tour les papiers et les grosses mains menottées du type, comme s'il
cherchait à relier l'identité indécise à la vague physionomie soumise qui attendait
qu'on l'embarque dans la voiture. Et puis d'un coup, Ivan Oroc se souvint. Il revit le
document qu'on lui avait fait parvenir pour l'avertir de réquisition de son logement, il
y déjà avait quelques semaines de cela. C'était bien le même nom hésitant à
consonance moldave ou hongroise qui était déjà indiqué sur le papier. Ainsi, c'était
le père de Mira qu'il venait de faire arrêter. Ivan Oroc se sentit stupide : "
Solitude ; tutoyer son âme. "*
(21/04/2020)
* Central, Fayard, 2000, p. 108.
Chapitre 36 : en version audio
Etant donné la gravité des faits qu'on reprochait au père de Mira, celui-ci avait
été incarcéré immédiatement dans la seconde prison de la ville, une série de
bâtiments préfabriqués installés depuis moins de deux mois sur un terrain militaire
désaffecté. La capacité des places avait ainsi été triplée, mais c'était à peine
suffisant depuis que le virus avait forcé les autorités à prendre des mesures
coercitives à effet immédiat pour la sauvegarde de la population. On y côtoyait des
réfractaires au confinement, des fêtards alcoolisés qui s'étaient rebellés contre les
forces de l'ordre, bref, les habituels fauteurs de troubles et semeurs de merde des
week-ends qu'on laissait généralement en liberté avec parfois une convocation
ultérieure devant la justice, mais que la situation nouvelle avait imposé d'emprisonner
de suite afin d'éviter que leur conduite dangereuse et irresponsable puisse nuire encore
plus aux honnêtes citoyens en répandant l'épidémie.
Le point positif de cette prison était justement lié à ses occupants, peu de bandits
véritables, s'y mêlaient quelques déboussolés, des voleurs d'occasion, des types, qui
à peine sorti des brumes de l'alcool, commençaient à se ronger les ongles pour savoir
quand ils pourraient sortir. Il y avait bien quelques trafics, les drogues habituelles
circulaient, et l'émergence de caïds organisait une vie communautaire que les jeunes
gardiens tout juste recrutés pour l'occasion avaient du mal à juguler, mais dans
l'ensemble l'existence aurait pu être pire pour les reclus. Le point négatif tenait en
revanche dans les bâtiments préfabriqués. Chaque cellule a été rapidement posée de
guingois sur des parpaings et rien n'a été prévu pour les sanitaires. Le nouveau
prisonnier en avait rapidement fait le tour : " Elle mesure onze pieds de long et
sept de large, de ses pieds nus à lui, taille quarante et un. Dans un angle, un trou est
percé, profondeur indéfinie mais odeur marquée de pisse et de merde. Au-dessus du trou,
un unique robinet goutte à longueur de temps
/
Pendant le reste de la
journée, il a trois choix : il peut rester debout, s'asseoir en tailleur sur le sol ou se
coucher sur la paillasse. La paillasse est une sorte de matelas de cordes tressées.
Lorsqu'on le déplace, il faut faire vite pour écraser les insectes qui en sortent avant
qu'ils retournent se cacher dans les circonvolutions des nattes. On lui a laissé ses
habits et ses chaussures. Les chaussures sont toujours à portée de main pour les
insectes. "*
Malgré ces conditions épouvantables, le père de Mira partageait cependant la même
angoisse avec Ivan Oroc : tous deux imaginaient Mira, sa mère et son petit frère,
ignorants de ce qu'il était devenu.
(22/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 180,
181.
Chapitre 37 : en version audio
Tous donc vivaient dans des conditions épouvantables. Après avoir abandonné en
vitesse et en pleine nuit l'appartement, Mira et sa famille avaient en effet trouvé
refuge dans un terrain vague surpeuplé. Cette histoire était déjà de la faute du père
de Mira et, du fond de sa cellule, il se le reprochait amèrement. Lors d'une des
tournées de nettoyeur qu'il effectuait pour le ramassage des livres destinés à être
brûlés, un homme lui avait offert de l'argent, simplement, disait-il, pour qu'il regarde
les ouvrages récupérés. Il se prétendait brantiquaire. Il avait évidement accepté.
Le gars avait regardé chaque livre, avait fait la moue, comme déçu de ne pas trouver le
livre qu'il espérait puis il était reparti.
Le lendemain, alors que le père de Mira apportait une nouvelle fournée de livres vers
l'incinérateur, il aperçut de nouveau le brantiquaire. Celui-ci, comme la veille,
proposa de l'argent pour fouiller la cargaison d'ouvrages destiné à être brûlé. Le
père de Mira était inquiet, regarda bien autour de lui pour vérifier que personne ne
les regardait, puis laissa cette fois-ci l'homme enjamber le container et fouiller les
livres. Là encore, le type parut déçu, ne récupéra aucun volume. Cependant, au moment
où il allait repartir, il lui glissa un papier : voici le nom de l'auteur et du roman que
je cherche, je triple la récompense si vous me le trouvez. L'histoire de ce récit paru
en Allemagne à l'aube des années Trente est édifiante : " Le parti
national-socialiste des travailleurs allemands, dirigé par Adolf Hitler, réalise près
de vingt pour cent aux élections législatives. Le parti se déclare modéré, soucieux
de venir en aide à la population touchée particulièrement par la crise financière de
1929 qui prive le pays des capitaux américains investis après la guerre et destinés à
la reconstruction. A la même époque, on peut placer en regard de cette apparente
bienveillance, la campagne calomnieuse engagée contre Erich Maria Remarque, auteur de À
l'Ouest, rien de nouveau : en décembre, l'adaptation cinématographique du livre par
le producteur américain Lewis Milestone suscite de vives réactions en Allemagne en
raison de son pacifisme affiché. De violentes émeutes sont organisées par Joseph
Goebbels, un des nouveaux députés élus. On fait passer Erich Maria Remarque pour un
juif dissimulé. Plus tard, le livre sera l'un des tous premiers à alimenter les
autodafés organisés par le parti Nazi à son arrivée au pouvoir en 1933. "*
Le père de Mira ne retrouva jamais le livre d'Erich Maria Remarque, mais chaque jour
l'homme vint le voir. On ignore encore les motivations de son acharnement. Etait-il un
descendant de l'écrivain allemand ? Plus simplement, cherchait-il à conjurer le sort des
autodafés et de tout ce qui s'ensuivit, en évitant que la terrible histoire ne se
répète ?
Le destin orienta autrement l'issue: un des collègues aperçut le manège du père de
Mira qui rencontrait chaque jour son étrange visiteur. Il s'était fait une spécialité
de tirer profit du froid des délations. Gagne petit de la médisance, ce triste collègue
empochait ici ou là, quelques passe-droits, quelques maigres avantages. Beaucoup ne
pouvaient souffrir son air fouineur et supérieur. Le hasard voulut qu'un témoin soit
présent lors de sa dénonciation : on soupçonna le père de Mira de soustraire des
livres pour les revendre, ce qui était interdit et passible immédiatement de prison
selon le règlement intérieur. On avertit le nettoyeur de l'imminence du danger et de son
arrestation. C'est ainsi qu'au cours la nuit qui suivit, toute la famille de Mira s'était
empressé de quitter les lieux. C'était la seule solution. Et la présence des
déménageurs qu'aperçut Ivan Oroc dès le lendemain prouva que c'était la bonne
décision.
(23/04/2020)
* Yougoslave, Fayard, à paraître, p. 335
Chapitre 38 : en version audio
Ivan Oroc se sentait coupable de l'arrestation du père de Mira et des difficultés
qu'il avait encore ajoutées à la vie de cette famille. Mais comment y remédier ? Par
chance, sa carte bleu blanc rouge et son emploi de Covid de niveau 3 lui ouvrait bien des
portes. Il apprit ainsi où le père de Mira avait été incarcéré et se renseigna pour
savoir où le reste de la famille se trouvait. Mais bien sûr, le père de Mira n'avait
rien dit, espérant protéger les siens. Comment arriver à lui demander ? Ivan Oroc pensa
tout lui avouer, lui dire qu'il avait été son voisin, qu'il avait même aidé Mira à
continuer à apprendre pour qu'elle ne soit pas trop perdue lorsqu'elle reprendrait
l'école, mais le risque était grand que le prisonnier ne le croie pas et s'enfonce ainsi
dans son mutisme. Et puis, lors des rares moments où il avait surpris des conversations,
il lui semblait qu'il parlait très peu le français. Ce serait difficile de se
comprendre. On pouvait craindre aussi que l'homme dénonce les manigances d'Ivan Oroc, et
ce serait fini des avantages octroyés par son travail. Ivan serait renvoyé, peut-être
même incarcéré à son tour et plus rien ne serait possible.
Non, la seule solution semblait donc d'arriver à ce que le père de Mira puisse
s'échapper. Son premier réflexe serait de rejoindre sa famille pour probablement
s'enfuir encore. En le suivant, Ivan Oroc parviendrait à découvrir où tous se terraient
et il pourrait peut-être leur venir en aide grâce à l'importance de son poste. Mais
comment faire ? Et le risque était grand de le perdre dans la nature. A coup sûr, il
serait repris tôt ou tard et Ivan n'en saurait rien.
Il décida de jouer sur les deux tableaux. D'un côté il fallait que le père de Mira
soit libéré. De l'autre, il fallait arriver à le suivre sans le perdre. Ivan Oroc eut
l'idée de téléphoner à Bob Lepel, qui lui avait laissé personnellement son numéro de
portable (touche 4). Au bout du fil, en essayant de ne pas hésiter, Ivan expliqua son
plan à Bob : le père de Mira connaissait sûrement ses complices mafieux qui
trafiquaient les masques d'occasion qu'on avait retrouvé sur lui. En le faisant
s'échapper, le malfaiteur les conduirait à eux. Il suffirait de le suivre. Bob Lepel
hésita un peu, surtout parce que ce n'était pas lui qui avait eu l'idée de ce plan
machiavélique. Dans un dernier sursaut, alors qu'il était à court d'argument, Ivan eût
l'idée de valoriser l'arrestation de ce groupe mafieux qui avait probablement des
ramifications internationales. " En arrêtant toute cette bande qui sévissait sur
plusieurs pays, on vous récompensera sûrement. Vous pourrez même peut-être devenir
COUCOU ", ajouta-t-il. Il y eût un silence à l'autre bout du fil. COUCOU,
c'est-à-dire Chef Officiel Unilatéral des Connexions Omniprésentes et Universelles.
" Mon rêve
", murmura tout bas Bob Lepel, qui s'imaginait déjà dans une
carrière de diplomate européen.
" D'accord, Ivan ", conclut le futur ambassadeur, " Vous aurez toute la
logistique nécessaire. ". Puis, Bob Lepel, dans son nouveau bureau tout neuf (le
quatrième en un mois et demi) regarde par la fenêtre le petit parc des beaux quartiers
dans lesquels on l'a affecté. " A l'entrée du square, un tableau indique : Ne pas
circuler à bicyclette. Tenir les chiens en laisse. Respecter fleurs et arbustes. Déposer
les papiers dans les corbeilles. Les contrevenants seront poursuivis. "*
(24/04/2020)
* Faux nègres, Fayard, 2014, p. 72.
Chapitre 39 : en version audio
Faire sortir le père de Mira posa quelques difficultés. Non que l'administration
pénitentiaire trouva l'ordre de remise en liberté du contrevenant abusive. Elle était
depuis longtemps habituée à des décisions en apparence incohérente. Mais les
conditions même de cette remise en liberté lui paraissaient incongrues. D'habitude, on
ouvrait les grilles de la prison et le type, déposé sur le trottoir, ne tardait pas à
décamper, savourant son aubaine. Mais là, on leur avait demandé d'affréter un taxi et
de reconduire l'homme, là même où il avait été arrêté, au centre-ville. C'était
une idée d'Ivan Oroc. La nouvelle prison dans la caserne désaffectée était vraiment
très éloignée et Ivan craignait qu'on perde la trace du père de Mira sur un si long
trajet, et puis le temps qu'il se repère, qu'il marche ou trouve un moyen de transport,
vole un vélo, monte dans un bus aléatoire, trouve un taxi sans pouvoir le payer,
c'était autant d'occasions de compliquer le périple. En lui faisant retrouver un lieu
familier, il saurait facilement retourner chez lui. Il y a donc ce jour : " On lui
somme de quitter sa cellule. Au milieu de la cour, un camion laisse tourner son moteur. On
baisse la ridelle. On l'enjoint à monter à l'arrière. Trois soldats prennent place
autour de lui. "* On l'a ainsi déposé à l'endroit précis où il avait été
appréhendé. Ivan Oroc est caché un peu plus loin, accompagné de quelques renforts en
civil, certains attendent dans des voitures, prêts à toute éventualité. Ivan Oroc a
choisi de rester à pied et en arrière, ainsi qu'il a toujours agi dans son métier de
Covid de niveau 3.
Le père de Mira hésite tout d'abord, se gratte la tête. On l'a déposé là puis le
camion est parti. Il ne sait pas pourquoi on l'a ramené ici mais il connaît les lieux
et, après avoir regardé autour de lui, traverse une petite place et enchaîne quelques
rues, l'air de savoir où il va. Ivan Oroc le suit à distance dans ses habits sombres. Il
est encore très tôt et les ombres des rues fournissent beaucoup d'encoignures pour se
dissimuler. De temps en temps, il entend à peine le moteur d'un véhicule qui le suit,
tout feu éteint et qui progresse par petit bond le long des rues désertes.
Le père de Mira a maintenant l'air de savoir où il va. On rejoint de grandes avenues. Il
progresse également dans l'ombre, en essayant d'être le plus discret possible. La
filature dure encore deux heures. Ivan Oroc commence à se demander si cette solution
était la meilleure. Il devine l'agacement dans les véhicules qui le suivent. On lui a
fourni un talkie walkie et il entend par l'oreillette les commentaires de plus en plus
impatients des suiveurs : " il va encore nous balader longtemps comme ça ? ".
Et puis, alors qu'on longe un parc fermé par de hautes grilles, il y a cet instant où le
père de Mira entre dans une zone obscure, un de ses trous noirs dus à l'ombre de grands
arbres qui succèdent à la clarté vive du soleil maintenant ruisselant sur les
trottoirs. Alors qu'Ivan Oroc s'attend à le voir émerger à nouveau en pleine lumière,
rien ne se produit. Ivan accélère, presse le pas, arrive au niveau de la zone plus
sombre, mais le père de Mira s'est véritablement volatilisé.
" Merde, merde, merde ", crie Ivan dans son appareil. Il est rejoint dix
secondes plus tard par le véhicule garni de flics en civils qui l'accompagnait. " Il
a disparu, vraiment il s'est envolé ! " crie maintenant Ivan. Il regarde autour :
" il n'a pas pu traverser, je l'aurais vu ", soutient-il. Les hautes grilles qui
longent le trottoir et qui protège le parc mesurent au moins quatre mètres de haut à
cet endroit et n'offrent aucune prise pour les franchir. On examine l'endroit. Il y a
juste un étroit soupirail en bordure du trottoir et aucune bouche d'égout qu'il aurait
pu soulever. Et comment d'ailleurs ? Ivan Oroc continue de pester lorsqu'un des flics
vient lui tirer la manche. Dans l'ombre d'un énorme marronnier s'adosse presque à l'un
des piliers de pierre qui solidifient régulièrement la grille. Lorsqu'on appuie sur les
barreaux de fer, on s'aperçoit immédiatement qu'ils ont été descellés. En les
poussant un peu plus fort, on ménage une ouverture assez grande pour y passer et
disparaître dans les buissons. Les ligneux et les lianes qui enserrent la grille
referment automatiquement l'issue.
(25/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 195.
Chapitre 40 : en version audio
L'un des policiers, affecté dans ce secteur, a donné le nom du parc. C'est le plus
grand de la ville. Il est fermé depuis le début du confinement, mais il avait l'habitude
d'accueillir jusque là tous les indésirables, vagabonds, romanichels, migrants chassés
de tous les endroits. Mais jusqu'ici, dit-il encore, on les a laissé faire : le parc est
grand et ils sont moins visibles que sur les avenues bourgeoises. Ça donne l'impression
qu'on a traité le problème, qu'on s'en est débarrassé. J'en ai tellement vu des comme
ça : " Le type se tient au pied de l'échafaudage, petit ramassis grisâtre de vieux
manteau, couverture, carton, forme vaguement assise, à demi couchée, sans position,
aucune tenue. "* Là, ça va être difficile de le retrouver votre type,
poursuivit-il. Le parc est immense, ils sont disséminés là dedans en petits groupes, en
communautés. On y trafique de tout. Et puis on n'est pas en odeur de sainteté depuis
qu'on a liquidé un afghan au début du mois d'avril. On a bien essayé de le
faire passer pour un terroriste mais on a quand même troué de cinq balles ce type qui
brandissait un simple couteau parce qu'il était sous l'emprise d'alcool ou de drogue.
Depuis on nous a demandé de lever le pied sur la surveillance, rapport aux associations
qui ne manqueront pas de nous épingler dès que l'état de grâce du confinement sera
terminé avec les pleins pouvoirs qui vont avec.
Si je comprends bien, déclara Ivan Oroc, on n'a aucune chance de retrouver notre gars
dans ce parc en principe fermé. Tout à fait, conclut le policier. Ivan Oroc sortit son
téléphone, s'éloigna du groupe qui se tenait toujours devant les grilles. Il appuya sur
la touche 4 et Bob Lepel répondit. Ivan expliqua la situation : ce ne serait pas facile
de démanteler le réseau mafieux de masques d'occasion si on laissait des zones de non
droit dans lesquelles les forces de l'ordre ne pouvaient pas intervenir. IL connaissait
Bob depuis longtemps et savait les mots auxquels il était sensible : zone de non droit,
forces de l'ordre
Bob Lepel marqua un silence. Ivan se le représentait, sa tête de
donneur de leçon, ses tirades pleines de fiel devant la lignée des boites aux lettres
lorsqu'ils étaient encore voisins. Il devait chercher une solution, se demander comment
il pourrait tirer avantage d'une situation si complexe. " Il paraît impossible de
boucler un parc de cette taille sans des renforts conséquents que je ne suis pas sûr
obtenir " commença-t-il, " et avec cette histoire d'afghan tué
"
Ivan Oroc proposa une solution : " On doit avoir des indics dans le parc (il avait
prononcé le mot " indic " comme un vrai flic). Si j'arrive à savoir où se
trouve notre homme, on pourrait intervenir seulement dans une petite partie du campement
et probablement d'ailleurs retrouver toute une cargaison de masques de contrebande prêts
à être expédié ? ". Bob Lepel, à l'autre bout du fil, restait muet, probablement
en proie à une intense réflexion. Ivan Oroc décida d'utiliser un argument de poids :
" Imaginez votre photo dans le journal devant les dizaines de sacs de ce trafic
démantelé. On vous décernera peut-être même la médaille du BEAUF ". Bob Lepel
se représenta la fameuse décoration devant ses yeux mi-clos comme une sorte de nouvelle
légion d'honneur: entrer dans l'ordre du BEAUF, devenir Bienfaiteur Extrême et Admirable
de l'Union Française.
(26/04/2020)
* CV roman, Fayard, 2007, p. 327.
Chapitre 41 : en version audio
Trouver un indic fut l'une des choses les plus aisées. Il y avait beaucoup de tensions
entre les différentes communautés qui erraient dans le parc et la solidarité des
démunis jouait peu. Les rixes étaient nombreuses. Un réfugié croyait reconnaître un
passeur qui l'avait extorqué et une bagarre éclatait. On se battait pour un rien, une
meilleure place pour mendier ou une bassine empruntée et pas rendue. Dans ces conditions,
il était tentant de se laisser approcher par un policier ou un type louche qui jouait les
intermédiaires. On espérait une protection. On voulait aussi que les maigres trafics qui
assuraient la subsistance puissent continuer. Ceux qui avaient le pouvoir et la matraque
facile y trouvaient leur compte : on ne voyait plus les migrants et autres indésirables
déambuler et on était au courant de presque tout ce qui se passait dans le parc, les
nouveaux arrivants, ceux qui disparaissaient, ceux qui préparaient un mauvais coup.
A l'autre bout de ceux qui s'intéressaient à cette misère, il y avait les associations.
Les " assos ", comme on disait, mot français qu'on apprenait vite : aller aux
" assos ", bénéficier des " assos ". On se méfiait des culs bénis
qui voulaient toujours régenter votre vie. Pour un peu, ils auraient fait le ménage et
deux mois plus tard, on se retrouvait à mijoter un buf mironton en abandonnant ses
habitudes et sa culture. Ce n'était pas pour cela qu'on avait franchi des milliers de
kilomètres à pied. Ici, on voulait travailler, envoyer de l'argent à ceux qui étaient
restés, devenir quelqu'un, " une bonne personne " comme les démunis disaient
souvent à ceux qui savaient les écouter. Les " assos " les plus prisées
étaient désintéressées, elles voulaient juste que leurs enfants aillent à l'école,
qu'ils puissent travailler honnêtement sans verser dans les combines.
Le nouveau virus n'avait aucunement changé la donne. Les policiers surveillaient
simplement un peu plus, de manière à ce que les peuples pauvres, les déplacés, les
renégats éternels, personne ne s'échappe pour répandre la maladie. Le nouveau virus
n'était qu'une des formes pour mourir : ici, on rapportait la rougeole de son pays (700%
d'augmentation en Afrique), on chopait la tuberculose (1 million et demi de morts par an),
le Sida (30 millions de morts depuis l'apparition de la maladie). Le nouveau virus était
juste effrayant parce qu'on avait pas encore trouvé de vaccin pour les pays riches. Quand
cela viendrait, on continuerait à oublier le reste du monde et les zones en déclin.
Ivan Oroc trouva donc un indic. Il apprit où se trouvait la famille de Mira et dans quel
cantonnement de cartons ils végétaient. Il apprit aussi quelle était l'association
(" l'asso ") en charge de ce groupe. Elle y avait même monté une sorte
d'école improvisée : Ivan Oroc était sûr que Mira devait y aller. Il a fini par
apprendre le nom de l'asso, et les coordonnées de la personne qui s'occupe de la classe.
Il téléphone, voix de femme, claire à l'autre bout. C'est pour Mira. Voix soudainement
plus lente, circonspecte. Quoi lui dire ? Ivan Oroc déballe tout : son enfermement, la
famille de Mira comme voisins, ses échanges avec elle avec le vieux livre de lecture de
Rémy et Colette. Son cur bat. Il ne joue plus la comédie comme avec Bob Lepel. Il
y a un moment de silence et à nouveau la voix claire : " Ah, c'est vous ! Lorsque
Mira est venue dans la classe - attention, complète-t-elle, quand on dit la classe, c'est
juste une tente et quelques bâches un peu plus grandes et qui servent de dortoir commun
la nuit. Donc quand Mira est venue dans la classe elle avait apporté toutes les pages de
Rémy et Colette que vous lui aviez données. Que puis-je faire pour vous ? Dernière
question formulée sans ambages, équivoques, détours et circonvolutions. Quelque chose
à mille lieues du discours ambiant, comme si le virus, en plus de s'attaquer aux corps,
avait pollué en premier le langage.
Lorsque Ivan Oroc arrive à son appartement, " le palier sent la soupe chaude et la
pisse de chat. Elle ouvre la porte, petite, les cheveux frisés, une jupe à carreaux et
un large sourire. Une jeunette, vingt-cinq ans peut-être. Il ne l'imaginait pas comme
cela. "*
(27/04/2020)
*Retour aux mots sauvages, Fayard, 2010, p. 139.
Chapitre 42 : en version audio
La rencontre se passe à bonne distance comme il se doit, chacun muni d'un masque, elle
en tissu, visiblement de fabrication artisanale (d'ailleurs une machine à coudre est
installée dans un coin de la pièce). Chacun de part et d'autre de la table, devant un
café qu'elle a tenu à préparer avec toujours les yeux plissés et le large sourire
qu'on devine sous le masque. Silence. Ivan Oroc se remémore ce vieil haïku de Ryôta,
" Ils sont sans parole, l'hôte l'invité et le chrysanthème blanc ". Bien sûr
le chrysanthème blanc pourrait être ce virus entre eux, pense-t-il, mais déjà, elle a
commencé à parler, avec ses yeux toujours aussi noirs au-dessus du masque, moins rieurs
cependant : J'accueille entre dix et trente enfants chaque jour, je ne sais jamais à
l'avance combien ils seront, ni de quelle nationalité, syrien, éthiopien, malien,
guinéen, yéménite, pakistanais, gambien, sénégalais. Elle énumère sur les doigts de
ses mains les pays. Pour la langue on se débrouille, les codes de l'école sont partout
les même, le tableau, les cahiers, le calcul. Certains n'écrivent qu'en arabe, d'autres
savent à peine tracer leurs initiales. Tous en revanche ont la volonté d'apprendre. Elle
marque un silence : Je rêve de pouvoir un jour les emmener dans une vraie classe, et
qu'ils puissent jouer à la récréation avec les autres enfants, dit-elle encore. Puis,
à brûle-pourpoint : Mais vous ? ça a dû être dur de rester enfermé ? Comment vous en
êtes vous sorti ?
Surtout ne pas se vanter d'être Covid de niveau 3, lui raconter les arrestations et les
déboires du père de Mira, dont il était la cause. Ne rien dire. Ivan Oroc fait un geste
évasif, puis embraye sur le départ précipité de la famille de Mira, en pleine nuit, sa
conviction qu'ils devaient être en danger. Il laisse entendre qu'il est au courant de
trafics illicites, du danger d'être arrêté ou, pire encore, d'être aux mains de mafias
locales. Elle a un geste las : Hélas, comme on ne leur donne rien, ils se débrouillent
comme ils peuvent pour manger. Mais, pour en revenir à Mira, ajoute-t-elle, c'est une
fille très intelligente, elle apprend vite et, par chance, elle ne semble pas souffrir
trop du dénuement extrême dans lequel ils vivent. Mais peut-être souhaitez-vous la
rencontrer ? Nous pourrions organiser peut-être cela ? Elle lève les yeux au ciel,
semble réfléchir : C'est très compliqué, je ne suis pas sûr que
Ivan Oroc
l'interrompt : Non, ne vous donnez pas cette peine ; il me suffit de la savoir à
l'école, c'est ce qu'elle souhaitait le plus au monde.
La conversation se poursuit ainsi. On pourrait se croire dans une réunion parents profs,
où un père de famille viendrait demander si sa fille travaille bien à l'école. Une vie
normale, qu'on imagine comme telle, alors que tout est en dehors des marges, fabriqué à
la force du poignet par quelques personnes qui espèrent follement un monde où personne
ne serait laissé pour compte. Ils sont sans parole, l'hôte l'invité et le chrysanthème
blanc, disait Ryôta. Et Ivan Oroc réalise que d'un coup ce fameux chrysanthème ne
s'épanouit que dans le cur de quelques privilégiés. La jeune femme est de
ceux-là : " Elle n'y peut rien ; elle est de nulle part et partout à la fois
"*
En ressortant de l'appartement, sur le palier qui sent la soupe chaude et la pisse de
chat, le téléphone d'Ivan Oroc sonne : C'est Bob Lepel qui s'affiche sur l'écran. Ivan
referme son téléphone sans décrocher.
(28/04/2020)
* La réserve, Dominique Guéniot éditeur, 2000, p. 211.
Chapitre 43 : en version audio
De retour au foyer militaire, Ivan Oroc avait récupéré les journaux locaux des
derniers jours. Alors qu'il y a tout juste un mois, le 28 mars, la Une titrait sur le
premier décès à l'hôpital, on en était maintenant à 108 au total. Il avait bien
fallu rajouter les morts des maisons de retraite, cela avait presque doublé la mise. Pour
autant, on devait être en deçà de la vérité. Ivan pensa à tous ceux qu'on
n'identifierait jamais, tous ceux qui passeraient inaperçus. A circuler ainsi dans sa
ville, il s'était rendu compte de tous ceux qui ne figureraient jamais dans les
statistiques, les morts chez soi, par exemple, ou ceux qu'on avait détectés trop tard,
dont l'empreinte du virus était négative à force d'avoir trop tardé. Et sans aller
jusqu'à ceux qui avaient fréquenté les hôpitaux, il y avait toute l'immense cohorte de
ceux qui ne seraient jamais testés, ceux qui avaient contractés le virus auprès de
connaissances, de proches, cas bénins, qui s'en étaient remis par chance au bout de
quelques jours de fièvre et d'alitement, tous ceux qui n'avaient pas eu besoin d'un test
pour mettre un nom sur l'évidence de leur maladie. Ceux qui d'ailleurs souhaitaient ne
pas être identifiés comme tels, sachant bien que ce traçage finirait par leur porter
préjudice. Tous ceux ainsi qui en avaient donc réchappé et qui traîneraient encore
longtemps leurs fatigues, leurs toux désamorcées du virus, leur contagion qui avait fini
par s'émousser. Ceux-là portaient encore souvent des masques pour protéger les autres.
Ils essuyaient parfois les quolibets imbéciles de ceux qui trouvaient qu'ils en faisaient
trop, ignorant que c'était eux-mêmes que l'on protégeait ainsi.
Sa région avait donc accusé le choc de l'épidémie. Il n'était pas besoin d'être
statisticien pour s'apercevoir que ce choc était au moins deux fois plus important
qu'ailleurs. La dispersion du bassin de vie sur trois départements et deux régions avait
dilué la comptabilité. Personne ne saurait jamais rien des drames qui s'étaient joués
ici : sa région (son territoire, comme on disait maintenant, avec l'analogie d'un
vocabulaire dévolu à des bêtes sauvages, des fleurs des champs, une parole bucolique
où l'homme avait déjà disparu) faisait partie des campagnes en déclin de toute façon,
alors un peu plus ou un peu moins avait peu d'importance. Les journaux qui relataient la
vie d'ici n'avaient qu'une audience locale, en ce moment d'ailleurs essentiellement la
rubrique nécrologique. Aucune radio nationale, ni aucune télévision ne s'y
intéressait. La vie économique y était réduite au minimum. Toutes les industries avait
déjà fermé dans les décennies précédentes ou presque. Il y avait peu d'emplois,
hormis ceux dévolus à une population vieillissante, aides familiales, travailleurs à
chèques emploi-service. On comptait encore quelques artisans et garagistes, une paire de
commerçants et d'assureurs. Les élus lorgnaient plus sûrement sur l'installation de
poubelles nucléaires prometteuses dans ces zones désertées que sur des parcs
d'attractions qui seraient incapables de réunir un nombre suffisant de touristes, là où
le nom de la région faisait office de repoussoir.
Voilà ici ce qui était voué à l'oubli. Ian Oroc reposa le journal local et soupira.
Voués à l'oubli également, Mira et toute sa famille. Il espérait qu'ils sauraient
tirer leur épingle du jeu. Il souhaitait que Mira puisse continuer à aller à l'école,
mais, dans les conditions de ceux qui n'avaient aucune identité, la seule opportunité
pour elle était tributaire des bonnes volontés de quelques uns qui organisaient un
semblant de vie. En quittant la jeune femme, Ivan Oroc avait sorti une enveloppe de
billets. Il avait bafouillé : Ce n'est pas seulement pour Mira, c'est pour votre école,
pour acheter des crayons, bref, pour les aider.
" Article L622-1 du Code du Droit d'asile : Toute personne qui aura, par aide directe
ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour
irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une
amende de 30000 Euros. "*
(29/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 190.
Chapitre 44 : en version audio
Ivan Oroc ne sortait plus. Jusqu'alors il avait eu l'habitude de quitter le foyer
militaire avec entrain sitôt son petit déjeuné avalé, se glissant dans les rues encore
fraîches mais qui accueillaient déjà le soleil d'un printemps précoce et prometteur.
Il repérait son premier vagabond et il le suivait avec entrain, se retenant presque pour
ne pas siffloter et ainsi se faire découvrir. Mais depuis l'histoire avec le père de
Mira et sa visite à la jeune femme qui lui faisait classe, quelque chose s'était rompu
en lui, l'allant et l'ardeur qu'il avait eu jusqu'ici s'étaient effacés. Les premiers
jours, il avait bien tenté de renouer avec l'habitude, il s'était retrouvé à arpenter
un trottoir lentement, avec fatigue. Lorsqu'il avait aperçu le premier suspect qu'il
devait suivre, cet effort lui avait semblé incommensurable et il avait fait demi-tour
avant de retourner dans sa chambre du foyer. L'après-midi, il avait bien tenté de
renouveler l'expérience, mais, pareillement, ses jambes lui semblaient lourdes et
incapables de le porter. Il était alors revenu à la chambre, mal en point et avec la
nausée. Se pouvait-il qu'il ait chopé ce fameux virus ? Était-ce les signes
avant-coureurs ? Le lendemain pourtant, il n'avait pas de fièvre, ne toussait pas et il
s'était résolu à aller dehors. Cependant, là encore, alors qu'un possible vagabond
venait de traverser une placette, sa filature tourna court, ou plutôt, il s'aperçut
qu'il était incapable de suivre le type sans se laisser distancer. Après l'avoir perdu,
il en retrouva un autre, mais, pareillement, le laissa s'échapper. Au troisième échec,
il retourna chez lui pour le restant de la journée.
Depuis, il passait ainsi ses journées assis ou allongé sur son lit, pensant à Mira et
à la jeune femme, les imaginant toutes deux en train de répéter les phrases dévolues
à la lecture de Rémy et Colette dans un environnement de cartons, de bâches, de
planches posées sur des parpaings en guise de tables, accompagnées de chaises de
camping. Ivan Oroc imagine ainsi des univers : " L'espace est bousculé. L'alignement
des tables est troué par le vide des deux manquantes que la directrice a fait emporter
quelques minutes auparavant. Les chaises gardent le désordre de la précipitation,
l'odeur des corps remués stagne sous la rangée de néons qui forment l'éclairage. Sur
le tableau, son écriture - " bonjour ", " au-revoir ", " merci
" - que personne ou presque n'a remarqué. "*
La pluie avait succédé au beau temps. Ivan Oroc la regardait tomber depuis sa fenêtre
qu'il laissait ouverte - le temps était resté très doux. Comme tous ceux qui ont un
toit bien étanche et des murs en dur, il n'avait pas pensé un seul instant à ceux qui
vivent dans les campements improvisés, ceux que le ruissellement de la pluie et les
gouttières empêchent de dormir, ceux qui se lèvent en pleine nuit pour remettre un
plastique effondré par le poids de l'eau, ceux qui pataugent le matin en claquettes
boueuses autour d'un sac de couchage maculé de terre, les enfants qui sont resté en
plein courant d'air et qui toussent, les adultes qui grelottent parce qu'ils ont laissé
l'unique couverture pour les plus petits. La pluie donc n'avait cessé de toute la nuit.
Chaque fois qu'Ivan Oroc se retournait dans son demi-sommeil, il lui semblait qu'elle
était présente, chuintante et permanente, comme une vieille lamentation de pleureuses.
Ce matin là, il avait entendu un premier coup de téléphone. La sonnerie l'avait
réveillé. En ouvrant les yeux, il avait vu la lueur blanche du jour à peine levé. Son
portable indiquait tout juste six heures. Sur l'afficheur, il reconnut le nom de Bob
Lepel.
(30/04/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 59.
Chapitre 45 : en version audio
- Ah, enfin, vous répondez ! Bob Lepel était contrarié. Je vous appelle depuis des
jours. Vous ne recevez pas mes messages ?
Ivan Oroc, effectivement, s'était bien aperçu que Bob Lepel l'appelait parfois plusieurs
fois dans une même journée. Mais lorsqu'il voyait son nom s'afficher, il renonçait à
répondre. Il se doutait que Bob lui demanderait des nouvelles de leur affaire avec le
père de Mira, et peut-être même qu'il lui reprocherait de ne plus envoyer de vagabonds
à la police. Et parce qu'il se doutait de ce que réclamerait Bob, pareillement, il
n'avait écouté aucun des messages qu'il avait laissé. A chaque appel, Ivan se
promettait de le rappeler, mais il espérait des jours meilleurs une reprise de son
activité qu'une langueur inconnue avait anéantie. Il pourrait alors répondre avec
entrain, comme si de rien n'était et répondre d'un air dégagé que la piste du père de
Mira pour arrêter les mafieux qui revendaient des masques n'avait rien donné. Mais là,
Bob Lepel l'avait pris de court.
- Dans mon dernier message d'hier soir, je vous indiquais que nous allions intervenir ce
matin même dans le parc, pour y déloger les trafiquants. Ça vient de commencer. On a
onze cars de policiers avec nous. Vous rappliquez ?
Ce n'était pas une question, mais un ordre. Ivan Oroc bafouilla un tout de suite en
enfilant une chaussette, puis se dépêcha de sortir de la pension militaire. En sortant,
il avisa la bicyclette du gardien garée dans la cour, sauta dessus en ignorant les
imprécations du propriétaire. Il avait parcouru à toute vitesse les rues encore
désertes de cette fin de nuit, avait failli se faire renverser à un carrefour par un
conducteur encore endormi dans l'unique véhicule qu'il avait rencontré. Aux abords du
parc cerné de hautes grilles il avait cherché une entrée, des gyrophares, avait
parcouru en ahanant les grandes avenues qui entouraient l'endroit, mais les hautes futaies
demeuraient tranquilles, il n'entendait aucune rumeur, ne percevait aucune agitation. Il
avait presque terminé le tour du parc lorsqu'il aperçut à un rond point les cars de
police alignés et un type en uniforme qui lui faisait signe de s'arrêter.
- Je suis attendu ! Par Bob Lepel, s'époumona-t-il hors d'haleine en brandissant sa carte
bleu blanc rouge. Le policier alla trouver son supérieur. Le supérieur posa quelques
question à Ivan qui répondait de mauvaise grâce jusqu'à ce que Bob Lepel le rappelle
sur son portable : Mais enfin, qu'est-ce que vous foutez ! D'un geste bref, Ivan tendit
son portable à l'officier, lequel se confondit en excuses avant de laissez passer Ivan
Oroc de mauvaise grâce.
Passé les abords visibles de la rue et qui étaient entretenus, le parc était jonché de
détritus au-delà des premiers fourrés. Au départ, on ne remarquait pas les cartons et
les plastiques accrochés aux arbustes. On pouvait encore croire que le vent qui avait
beaucoup sévi ses derniers jours avait embarqué ces déchets dans ses bourrasques et
qu'ils s'étaient échoués dans les branches et les épines. Mais au fur et à mesure
qu'on s'enfonçait dans la profondeur du parc, le campement se révélait, vieilles tentes
qui faisaient office de demeures luxueuses au milieu des amoncellements de branchages, de
débris tôles et de plaques d'amiante, espaces de circulation, se regroupant parfois en
placettes, où les empreintes de pas se faisaient plus nombreuses, ayant pétri la boue en
un cloaque brunâtre. Ivan Oroc aperçut les premiers réfugiés, avançant en files
résignées : " figures tristes et grises, quelques hommes farouches en guenilles,
une vieille femme au cheveux filasse, aucun enfant, pas de réponse à nos sourires de
circonstance. C'est oppressant. "*
(01/05/2020)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 94.
Chapitre 46 : en version audio
Maintenant, les policiers avaient regroupé les vagabonds au cur d'une vaste
clairière qui devait être au centre du parc. Quelques autocars y étaient stationnés et
leurs conducteurs fumaient une cigarette en attendant que les fonctionnaires aient fini de
noter les gens qu'ils allaient embarquer. Ivan Oroc dans cette cohue essayait de retrouver
Mira et sa famille. Avec sa carte bleu blanc rouge, il n'avait eu aucune difficulté à
convaincre les policiers pour se glisser parmi la foule. On devait le prendre pour un flic
en civil à la recherche de malfrats et de preuves compromettantes. Au milieu des
réfugiés d'ailleurs, il ne déparait pas, passait presque inaperçu avec ses habits
modestes. Il avait juste eu le temps d'enfiler un vieux jean et des baskets éculées, un
sweat-shirt tâché et un vieux blouson de toile après l'appel au saut du lit de Bob
Lepel. Il avait vraiment l'allure d'un flic en immersion, comme on les voyait dans les
séries télé. Et puis, en circulant au plus près des petits groupes qui
s'agglutinaient, il espérait échapper à la vue de Bob Lepel et retrouver la famille de
Mira avant lui. Cependant, il ne savait pas ce qu'il ferait, ni comment il arriverait à
les soustraire à des vérifications, à éviter qu'ils ne s'engouffrent dans un des bus
pour une destination qu'il arriverait très difficilement à connaître.
L'annonce de cette opération d'envergure avait surpris tout le monde, surtout en plein
confinement, mais, malgré l'heure matinale, les réseaux sociaux avaient commencé à
relayer ce qui semblait se tramer ici. Onze bus de la police ne passaient pas inaperçu
dans un endroit où un campement de réfugiés était de notoriété publique. Ainsi, des
journalistes appâtés par la primeur de cette information, des photographes alléchés
par l'opportunité d'un cliché larmoyant, mais aussi des membres d'associations
humanitaires commençaient à rappliquer en nombre. La préfecture avait cependant prévu
ces curieux comme à chaque opération de ce type et un cordon de policiers tenait à
l'écart les spectateurs. Pour faire bonne figure auprès des journalistes, un directeur
de la communication avait donné quelques éléments succincts : opération de routine,
vérification d'identités, le tout assorti d'un couplet émouvant sur ces pauvres que la
République ne laisserait pas à l'écart dans les conditions terribles de la pandémie
qui sévissait. On annonçait aussi une allocution officielle une fois que l'intervention
serait terminée.
C'est pour cela que Bob Lepel avait revêtu pour l'occasion son uniforme de parade. De la
même couleur moche de vieux marc de café que celui d'Ivan Oroc, il s'en distinguait
cependant par un nombre extraordinaire de dorures sur les revers, les manches et les
épaules. Des trompettes voisinaient avec des couronnes de lauriers et un entrelacs de
seringues symbolisait la vaccination qui bientôt nous sauverait tous du virus. Sa
casquette aussi était impressionnante. Constituée de trois étages qui surmontaient une
visière bleu nuit, elle ressemblait à un gâteau de luxe, une pièce montée de mariage.
Le visage de Bob Lepel, en dessous, semblait comme tassé par la lourdeur de l'édifice
qu'il devait souvent remonter pour éviter que le couvre-chef ne lui tombe sur les yeux.
Couvre chef d'ailleurs était vraiment le mot juste. Bob Lepel d'ailleurs se demandait
quel titre il devait employer pour son allocution. Devait-il signifier qu'il était Bob
Lepel, CUREDENT de la Préfecture (C'est-à-dire Commanditaire Urbain Rapporté Et
Déterminé Et Néanmoins Tripartite) ou FESSIER du gouvernement (Formidable Expert Sans
Spécialité Intervenant Externe Réglementaire) ?
" Aujourd'hui, nous leur disons de nous appeler Conseiller Mobilité Référent ou
CMR s'ils préfèrent. La mode est aux sigles et aux appellations de toutes sortes. Ils
acquiescent et retiennent le parfait équilibre des neuf syllabes, trois fois trois,
chiffres triplement magique. Le conseiller commence à la troisième lettre de l'alphabet,
tout comme curriculum ou candidat, c'est facile. "*
(02/05/2020)
* CV roman, Fayard, 2007, p. 40, 41.
Chapitre 47 : en version audio
Bob Lepel avait fini par retrouver Ivan Oroc, alors que celui-ci guettait
l'embarquement des vagabonds à l'entrée des autobus, espérant apercevoir Mira et sa
famille. Ivan entendit clairement la voix de Bob Lepel le héler. Il essaya bien de
s'enfoncer au plus profond de la masse informe de ceux qui attendaient leur tour, mais un
policier qui s'en était aperçu, avait tiré la manche d'Ivan, l'obligeant à se
retourner, en lui montrant Bob qui se tenait à une vingtaine de mètres en arrière,
engoncé dans son uniforme. Bob semblait d'excellente humeur. Il venait d'être
interviewé pour BFMTV et le cameraman avait même eu la gentillesse de lui montrer
l'extrait. Bob s'était trouvé très convainquant, ainsi revêtu de sa casquette à trois
étages. Il expliquait cela à Ivan, en ajoutant que ce n'était qu'un début, la
véritable allocution officielle devant avoir lieu une fois que l'opération serait
terminée, il avait déjà posé des jalons pour être à nouveau interviewé. Dans son
regard et son sourire, on voyait clairement se profiler l'espoir d'une carrière
télévisuelle, d'être reconnu comme quelqu'un de médiatique.
Bob semblait ainsi avoir oublié la raison pour laquelle il avait fait procéder à
l'évacuation des campements. Le bruit courait qu'on n'avait rien retrouvé de
véritablement illicite, quelques grammes de drogues ici et là. Les journalistes
soupiraient : il faudrait se contenter des couteaux de cuisine réquisitionnés aux pieds
des réchauds ou dans des gamelles sales, et qui pourraient passer à la rigueur pour des
armes destinées à des attentats islamistes. Mais aucune cargaison de masques de
contrebande n'avait été retrouvé, soupira Bob Lepel. Ivan Oroc eût un geste navré,
comme si la fatalité s'acharnait, alors que c'était lui-même qui avait inventé de
toutes pièces ce trafic.
Ivan, maintenant, s'était éloigné des autobus et ne pouvait faire autrement que de
marcher à côté de Bob Lepel qui lui tenait la manche et le poussait dans le dos comme
un vieil ami (il avait vu des hommes politiques agir de la sorte, il trouvait ça chic).
Les deux ainsi remontaient les allées comme des promeneurs placides dans un parc. On
aurait pu croire que rien n'était jamais arrivé, que Bob Lepel n'était pas celui qui
avait donné l'ordre à onze autobus de policiers de se rendre dans ce parc pour y chasser
des migrants, et qu'Ivan Oroc, pareillement, ne s'était pas trouvé mêlé à cette
histoire qui maintenant le dépassait complètement. La pluie avait fini par cesser. Des
gouttes s'écoulaient désormais des hautes futaies, glissaient de feuilles en feuilles
comme autant de petites fontaines, puis s'écrasaient dans le gravier des allées avec un
petit bruit mat et doux. Bob Lepel respira profondément les effluves de la terre
mouillée : ce matin était décidément une promesse.
Puis ils arrivèrent à l'endroit où le cordon de policiers retenait les journalistes et
les curieux. " Dans les premiers plans, on distingue nettement les petits
attroupements. Trois personnes discutent ensemble, un personnage tourne le dos aux
jardins, une passante traverse. Les visages sont trop lointains, immatériels. "*
Cependant, alors qu'Ivan Oroc s'approche des barrières destinées à contenir les
badauds, il reconnaît clairement le regard de la jeune femme, deux éclats d'obsidienne,
furieux, qui le toisent au dessus de son masque.
(03/05/2020)
* 1937 Paris - Guernica, Maren Sell éditeurs, 2007, p. 46.
Chapitre 48 : en version audio
Ivan Oroc était reparti chez lui consterné. Le seul point positif (si toutefois s'en
était un), c'était que Bob Lepel ne semblait aucunement lui en vouloir.
En revanche, non seulement, il n'avait pu retrouver Mira et sa famille, mais la jeune
femme qui lui faisait l'école l'avait aperçu en compagnie de Bob en grand uniforme. Son
regard dépité et emprunt de colère noire lui avait alors signifié qu'il s'était joué
d'elle. Dans ces circonstances, ainsi démasqué, elle ne pouvait que lui en vouloir.
Peut-être même se sentait-elle responsable de la vaste opération qui avait délogé les
indésirables du parc. Elle devait probablement passer au crible les mots de leur
entrevue, se demander quelle parole avait pu justifier une telle action. De toute façon,
elle ne pouvait que se sentir flouée. Et Ivan avait perdu le seul et unique soutien qui
le rattachait à Mira.
Ivan Oroc se sentait démuni. Il arpentait sa chambre en proie aux plus vives
contradictions. Par moment, il se levait, enfilait son blouson, prêt à foncer chez elle
pour tout lui expliquer, mais l'instant d'après, il se rasseyait sur le bord de son lit
en soupirant. Elle ne le croirait jamais et d'ailleurs comment pouvait-il espérer qu'elle
le laisserait entrer, lui, le salaud qui s'était joué d'elle.
Salaud ! Salaud ! Il se répétait alors cette insulte pour lui-même, se demandant
comment il avait pu en arriver là.
Cependant, l'esprit du salaud a en commun avec le virus, celui de s'affranchir de toute
morale et de se propager dans le corps de qui l'accueille. Ivan Oroc avait malheureusement
subi une grave infection de ce type, il était devenu un homme méprisable et déjà
entaché. Son esprit et son raisonnement subissaient les affres de cette intoxication. La
logique, qui est parfois perverse, lui fit choisir le seul avantage qui s'offrait encore
à lui : continuer d'uvrer pour Bob Lepel. Ainsi, le lendemain, comme si de rien
n'était, Ivan se retrouva à arpenter les trottoirs avec une vigueur nouvelle. Il avait
déjà fait procéder à deux arrestations de vagabonds, lorsqu'il se retrouva près du
parc. Inconsciemment, il réalisa qu'il n'avait pu s'empêcher de venir roder ici.
Au-delà des grilles, les buissons et les arbres avaient repris leur tranquillité et Ivan
pensa avec satisfaction à ce bel endroit, de nouveau assaini.
Il continuait ainsi à faire le tour du parc en cherchant à se persuader qu'il avait bien
fait. Après tout, il était vrai que le père de Mira récupérait des masques usagés,
c'était un délit. Un crime ! cria-t-il tout seul ans la rue sans s'apercevoir qu'une
dame promenant son chien venait de changer prudemment de trottoir devant ce type
vociférant. Et devait-il vraiment s'en faire pour Mira ? Après tout, les élèves
travailleurs et intelligents s'en sortiraient toujours. Et il y avait toujours des
cohortes " d'assos " pour leur venir en aide, ricana-t-il. Un instant, le visage
de la jeune femme survient devant ses yeux, il se souvient de leur conversation, de
phrases prononcées. " Migrant, ça ne veut rien dire, ajoute-t-elle encore, c'est
une invention pour ne pas dire étrangers ou immigrés, dénominations maintenant trop
connotées racistes. "* Une idéaliste donc, comme ils le sont tous dans ces "
assos ", de ceux qui croient à un monde de Bisounours. " Mais la vie est un
combat, une guerre de tous les jours, seuls les plus forts gagnent ! " cria Ivan Oroc
au vent qui s'engouffrait entre les grands arbres du parc.
(04/05/2020)
* Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, Fayard, 2019, p. 48.
Chapitre 49 : en version audio
Ses pas avaient conduit Ivan Oroc à l'endroit où le père de Mira avait soudainement
disparu lorsqu'il le suivait. Il se souvint du passage, écarta la grille descellée
contre le pilier et se glissa à l'intérieur du parc. Passé les premiers fourrés, Ivan
se retrouva dans les allées périphériques. Au début, il lui semblait entrer dans un
territoire interdit (ce qui était vrai), mais cette sensation se doublait de celle
d'être épié. Il ne croisa cependant personne, et, en arrivant dans un espace plus
dégagé, il aperçut un amoncellement de cartons, des lambeaux de tentes, des
couvertures, des planches, des bassines. Les traces d'engins qui semblaient ramener tout
ce fatras au centre étaient encore fraîches et avaient creusé de profondes ornières
dans la boue suite aux pluies des derniers jours. Les employés du parc avaient dû
s'activer la veille, profitant de l'endroit maintenant dégagé des indésirables pour
rassembler et nettoyer sommairement les détritus.
En continuant d'avancer, Ivan trouva de semblables tas régulièrement amassés. Dans un
endroit plus grand qu'un autre, un vieux tableau noir était presque recouvert par les
sacs poubelles qu'on avait apporté dans cet endroit et qui semblait être au cur du
vaste débarras. Un antique bureau d'écolier était planté dans la boue et semblait
attendre un élève d'avant-guerre. Ivan Oroc s'assit sur le banc vermoulu et souleva le
pupitre. A l'intérieur, il crut reconnaître une des pages de Rémy et Colette, le livre
de lecture qu'il avait dépecé pour Mira, mais ce n'était qu'un vieux papier à
l'écriture presque illisible.
Ivan Oroc se sentit soudain très las. Il lui semblait que chacun de ses bras et de ses
jambes pesaient une tonne. Sa tête n'était que la boule d'un bilboquet, et chaque
mouvement semblait cogner son cerveau à l'intérieur du crâne. Il soupira et regarda le
ciel redevenu bleu qui effilochait quelques nuages. La luminosité lui fit mal aux yeux et
il ferma ses paupières en les massant avec ses doigts. Il était très fatigué, mais
c'était aussi la première fois depuis longtemps qu'il s'octroyait une pause, ainsi assis
sur ce vieux banc d'écolier, ça n'avait rien d'étonnant.
Depuis des jours ainsi, redoublant d'emballement, Ivan Oroc était reparti dans les rues,
les avait arpenté avec fureur, débusquant ça et là des passants, tous suspects à ses
yeux. Il avait sollicité grandement les forces de l'ordre et multiplié les arrestations.
Plusieurs fois, il avait commis des erreurs de jugement : une pauvre vieille en robe de
chambre qui perdait la tête avait été interpellée, puis relâchée lorsque sa fille
qui la cherchait partout dans le quartier était tombée sur la patrouille qui venait de
l'appréhender, selon les directives d'Ivan Oroc. Un employé communal avait dû appeler
son chef pour le sortir d'un mauvais pas : il n'avait pas ses papiers au moment d'une
vérification d'identité commandée par Ivan, persuadé que le type avait volé un des
uniformes de la ville. Les policiers lui demandaient de freiner ses ardeurs, ils
n'arrivaient plus à suivre. Même Bob Lepel, averti, dût l'appeler pour le lui
signifier. Mais pour une fois que quelqu'un mettait une réelle conscience professionnelle
à travailler de la sorte, il était difficile de trop lui reprocher. Mais là, au milieu
de ce parc enfin abandonné par les vagabonds, assis sur ce minable pupitre hors-d'âge,
Ivan Oroc en convenait : J'ai trop tiré sur la corde, dit-il tout haut.
Il reste ainsi des minutes qui sont peut-être des heures, il n'en a pas conscience. Ou
plutôt, lorsqu'il décide de se lever pour repartir, il y a cet étourdissement brutal,
un vertige violent, un éblouissement subit. Ivan Oroc tombe " face contre terre,
enfin si on pouvait appeler terre le magma grisâtre, mélange de sol battu, boue
séchée, flaques éternelles "*
(05/05/2020)
* Paysage et portrait en pied-de-poule, Fayard, 2004, p. 111.
Chapitre 50 : en version audio
Les heures qui suivent laissent Ivan Oroc dans un état d'hébétude inimaginable. Il
lui semble qu'il s'évanouit à chaque minute. Dans les rares moments de lucidité qui
affleurent, il voit des ombres de feuillages sur une paroi de toile ; il entend des
bruissements dans l'obscurité ; il respire au matin des parfums d'herbe mouillée ; il
sent une main sur son front ; il avale avec peine des tisanes brûlantes. Il ne sait pas
où il se trouve. Il ne se souvient de rien, ou plutôt, dans la semi conscience qui a
succédé à l'évanouissement et qui forme des trouées dans les rêves idiots que la
fièvre provoque, il perçoit une réalité étrange, la couverture qui lui couvre les
narines pue la crasse, l'oreiller, sur lequel ses cheveux trempés de sueur s'étalent,
est un coussin sans taie et laisse voir des auréoles sur la toile usée. Son monde est
ainsi réduit à ce qu'il perçoit. Veut-il se soulever ? Son mal de tête se ravive d'un
coup et il doit se laisser choir à nouveau pesamment.
C'est une fièvre de cheval qui le terrasse. Elle n'aurait pu être que la manifestation
d'une grippe ou d'une angine bénigne, de celles qui vous laissent alité plus par confort
que par nécessité dans une chambre aux draps propres et qui sentent le frais, de celles
qu'on soigne avec un anti-pyrétique, 39 de température pendant deux jours et on n'en
parle plus. Mais il y a eu cette fatigue accumulée, les interminables excursions dans la
ville déserte ; il y a eu aussi les émotions du confinement, l'enfermement dans sa
chambre, son appartement réquisitionné, ses livres jetés, les subterfuges pour
résister et Mira comme seule embellie. Il y a maintenant les conditions dans lesquels il
est étendu, un vieux tapis plié en guise de matelas, au dessus de sa tête un taudis de
toile bouché par des cartons et le froid qui glace les os la nuit malgré la fièvre.
Où est-il est une question superflue : il se doute qu'il est encore dans le parc, il
entend les oiseaux. Par la porte de tissu qui s'entrouvre au gré des courant d'air, il
aperçoit le tronc énorme d'un arbre à quelques mètres à peine. Il sait qu'on l'a
recueilli : il y a cette femme à la peau noire qui lui donne un bouillon chaud sans dire
un mot. Il y a cet homme avec un fort accent qui lui donne parfois un cachet en disant
" doulipragne ". Ivan Oroc, le premier jour, à juste la force de dire merci.
Le lendemain, lorsqu'il essaie de dire autre chose que " merci ", une toux
survient, provoquée par une irritation soudaine de la gorge, comme si le fait d'ouvrir la
bouche laissait entrer un froid de frigo dans la trachée. Le soir même, une douleur lui
compresse la poitrine, se relâche un peu le jour suivant et redouble d'intensité les
deux nuits qui vont suivre, à tel point qu'il entendra à chaque inspiration ses poumons
glouglouter comme un circuit de chauffage mal purgé. Et il aura cette difficulté
permanente de respirer, l'étouffement qui guette entre deux quintes de toux,
l'impossibilité de trouver une position qui soulage cette compression. C'est le passé de
plongeur qui sauve Ivan Oroc. Il s'était longtemps investi dans des clubs nautiques :
" Il connaissait l'ambiance, le boulot, mais rien ne demande plus l'usage du regard
que la plongée, surtout dans ses préparatifs : regarder l'état des palmes, des masques,
vérifier les accrocs sur le Zodiac, recoudre le Néoprène des combinaisons, examiner les
détendeurs, les chocs sur les bouteilles, l'état des stabilisateurs, sans compter les
moteurs des bateaux, le compresseur "* Dans ces heures longues à se souvenir de ces
moments tant appréciés, il essaie de retrouver le bonheur tranquille à se laisser
couler dans la mer avec des palmes, un masque et un détendeur en bouche, la sensation de
renouer une respiration des origines, lorsque l'homme n'était encore qu'un poisson
préhistorique. Il se force ainsi à inspirer et à expirer lentement, il sent qu'il
maîtrise la toux prête à le rendre pantelant de fatigue.
(06/05/2020)
* Faux nègres, Fayard, 2014, p. 403.
Chapitre 51 : en version audio
" Voici la mort avec sa gueule de raie, disait Paul Guimard. La mort vous a
tourné autour, poisson venu des profondeurs. En avez-vous eu conscience dans les premiers
évanouissements, les comas médicamenteux ? "* Mais la maladie n'a pas vaincu Ivan
Oroc. Le virus (car ce ne pouvait être que lui) avait fini par lâcher prise, il se
sentirait de mieux en mieux par la suite, vraiment tiré d'affaire lorsque tomberait la
fièvre (qui persista encore quinze jours).
Aussi, dès qu'il fut en état de se lever, Ivan sortit de la tente et regarda autour.
D'autres, toutes semblables, étaient disposées en rond dans une petite clairière Au
milieu, un feu de braises laissait monter une légère fumée. Deux vieilles casseroles
étaient posées dessus. La femme qui l'avait soigné le regarda sortir avec
indifférence. En revanche, ses deux enfants, un garçon qui jouait pieds nus dans une
flaque et une petite fille à laquelle elle faisait des tresses, le regardèrent avec
curiosité et dirent quelques mots dans une langue qu'Ivan ne comprit pas. Il resta
quelques instants immobile au seuil, en attendant que le vertige d'être levé s'estompe
et que ses jambes faibles puissent le porter. En titubant, il alla s'asseoir sur un tronc
d'arbre couché. Vers midi, la femme lui apporta un bol de ce qui mijotait sur le feu,
toujours sans rien dire et avec cet air d'indifférence polie.
Il se demandait maintenant comment prendre congé de ceux qui l'avaient ainsi recueilli et
sauvé, lorsque l'homme, qui parlait français avec un fort accent, réapparut : Ah, vous
voilà debout ! Dans la conversation qui suivit, Ivan apprit qu'il se trouvait toujours
dans le parc comme il l'avait deviné. Beaucoup de ceux qui avait été embarqués
étaient revenus. C'est toujours comme cela, dit l'homme, on expulse pour la forme, pour
les médias, mais comme on n'a pas prévu suffisamment d'hébergements, les gens finissent
par revenir. En plus, tant que le parc est fermé, ils demeurent invisibles, ça arrange
tout le monde. Et puis, ajouta-t-il, on s'est pas mal débrouillé pour le virus, s'il n'y
avait eu cette stupide décision d'embarquer tout le monde dans des bus indifférenciés,
on aurait pu continuer à cerner l'infection dans des campements réservés, mais là il
faudra s'attendre à une reprise de l'épidémie. Ivan Oroc apprit aussi que l'homme
était médecin dans son pays et qu'il avait eu assez d'argent pour venir rapidement ici,
mais en l'absence de papiers officiels on l'avait contraint à demeurer caché. Il portait
un vieux masque tâché et Ivan se demanda si c'était un de ceux que le père de Mira
ramassait dans les poubelles. Le médecin désigna la femme qui était toujours en train
de remuer ses casseroles sur le feu. Elle est arrivée de Somalie. Elle ne parle pas
français et elle a été une des premières à attraper le virus. C'est pourquoi elle
s'occupe avec moi des infectés, elle risque moins. Et puis ici, nous sommes démunis, pas
d'eau courante, des foulards en guise de masques. Ici c'est notre hôpital, termina-t-il
en embrassant d'un geste large la clairière et ses abris de toile.
Ah, tant que j'y pense ! L'homme fouilla dans un sac qu'il portait en bandoulière et
donna à Ivan sa carte bleu blanc rouge et son portable. On les a trouvé sur vous
ajouta-t-il. Et puis, après un silence, désignant la petite carte d'identité : Je ne
sais pas qui vous êtes, ni ce que vous faites. Ici on soigne tout le monde, n'est-ce pas,
" Iwanne ", conclut-il avec son accent prononcé. Puis, comme s'il voulait
parler au vent, il fit un geste vague en direction des nuages en disant : il faudra s'en
souvenir
Ivan Oroc partit dans l'après midi. Il rejoignit sa chambre à la pension militaire. Le
gardien le regarda passer avec dégoût : Ivan était sâle, les cheveux encore collés
sur son front. Des tâches de boue maculaient ses habits. Et surtout il avait maigri d'un
coup, comme si le virus, faute d'avoir pu attaquer ses poumons à satiété, s'était
rabattu sur les cellules des muscles. Enfin, Ivan avait le teint gris de celui qui
souffre. Le retour à pied chez lui avait duré près de deux heures. Il était exténué.
La fièvre avait empiré comme d'habitude avec le soir. Il avait un mal de tête terrible
et ses yeux douloureux ne supportaient plus la lumière. Il se jeta tout habillé sur son
lit et dormit quinze heures d'une traite.
(07/05/2020)
* Ils désertent, Fayard, 2012, p. 195.
Chapitre 52 : en version audio
Les jours qui suivent sont encore sous l'emprise du virus pour Ivan Oroc. La fatigue et
la fièvre des nuits le laissent hébété en journée. Il ne quitte pas sa chambre sauf
pour aller se ravitailler d'un café et emprunter les journaux à l'accueil, où
l'employé, lorsqu'il le voit se recule prudemment.
L'actualité du journal local évoque le prochain déconfinement qui doit avoir lieu. On
précise les modalités. La vieille ligne de démarcation, inspirée de la Seconde guerre
Mondiale, et qu'Ivan avait imaginée un mois auparavant, va se réaliser. De la même
manière, Ivan Oroc s'étonne que personne également ne s'aperçoive de la similitude
entre les départements qui avaient élu le président actuel au premier tour en 2017 et
qui se retrouvent aujourd'hui en zone verte plus favorisée.
Son bassin de vie en revanche est en pleine zone rouge : plus 20 décès supplémentaires
en une semaine et une recrudescence soudaine d'hospitalisations, mais tout va bien
explique le gouvernement, en espérant que l'extrapolation de ces chiffres sur la
totalité de la population française passera inaperçu (on arriverait à un total de 80
000 décès au lieu des 25 000 actuels avec le même taux d'infection). De cette manière,
en restant évasif, on pourra, après coup, clôturer à nouveau les services d'urgences
ré ouverts pour l'épidémie et continuer à faire valoir la sacro-sainte réduction des
dépenses dans ces zones défavorisées. Un autre titre plus loin évoque les 7 milliards
accordés à Air France sans contrepartie sociale pour gérer la crise du virus. Ivan Oroc
n'a pas le courage de lire la suite de l'article. " Le monde dans sa marche
habituelle, lu dans les journaux entassés avec ses photos en noir et blanc qui
s'étiolent. "*
Ivan a rechargé son téléphone qui s'était éteint rapidement dans le parc sans moyen
pour l'alimenter. Il le laisse en veille et Bob Lepel, habitué à avoir un employé
zélé et probablement inquiet pour son rendement, l'appelle de temps en temps. Ivan ne
répond pas et n'écoute pas non plus les messages qu'il laisse. Puis un matin où il se
sent en forme, Ivan Oroc décroche son téléphone, forme le numéro du vieux bâtiment à
allure de poste désuète dans lequel Bob Lepel lui avait octroyé son emploi de Covid de
niveau 3. A l'autre bout du fil, un employé décroche. Ivan imagine celui un des sosies
de Jacques Brel, de Léo Ferré ou de Georges Brassens qui y travaillaient. Il contrefait
la voix de Bob Lepel. Ce n'est pas très difficile, Ivan Oroc a toujours été très doué
pour les imitations, et puis, à force de côtoyer Bob devant les boites aux lettres de
son immeuble, il avait une idée précise de ses intonations et de ses expressions. Il
demande ainsi avec autorité qu'on libère tous ceux qu'on retient. Il argumente du fait
qu'il s'agit d'une directive importante de dernière minute et que son nouveau grade de
COUIC (Chambellan Omniscient de l'Union des Institutions du Coronavirus) n'a pas permis
encore d'officialiser, mais il y a urgence. C'est à effet immédiat, ajoute-t-il avec
assurance. Il y a un temps d'hésitation, puis, à l'autre bout du fil le sosie de Brel,
de Ferré ou de Brassens, répond avec déférence : " bien monsieur le Chambellan
". Ivan en profite pour demander les coordonnées des autres centres de détention de
la région.
Lorsqu'il sort à la fin de la matinée, il a un peu mal à la tête d'avoir contrefait la
voix de Bob Lepel dans une vingtaine de conversations. Dehors, le soleil a percé et les
oiseaux, de nouveau regaillardis par le beau temps revenu, s'en donnent à cur joie.
Bob avise une poubelle sur son chemin, donne un coup de talon pour éclater son
téléphone, déchire sa carte bleu blanc rouge de Covid de niveau 3 en une dizaine de
morceaux avant de jeter le tout. Il respire un grand coup, et tousse forcément un peu,
mais il n'y a personne, la rue est comme une île déserte.
(08/05/2020)
* 1937 Paris - Guernica, Maren Sell éditeurs, 2007, p. 150.
Chapitre 53 : en version audio
Ivan Oroc était ainsi reparti à travers la ville. Les avenues demeuraient
tranquilles, du moins celles qui n'étaient bordées par aucun commerce. Ivan longeait des
lignées d'immeubles aux portes closes. Les fenêtres cependant étaient de plus en plus
ouvertes. Aux balcons, Ivan voyait parfois un corps se mouvoir lentement, encore
ensommeillé. C'était des signes diffus mais qui attestaient que le réveil et la sortie
de l'hibernation étaient proches. A force, on ne savait plus d'ailleurs pourquoi on avait
été ainsi enfermé. On s'était retrouvé cloîtré alors que les branches des arbres
étaient nues et on les retrouvait vêtues de leurs robes émeraude.
Ivan Oroc avançait sans crainte et désormais sans aucune identité. Il émergeait de
flaques d'ombres au grand jour de la lumière qui tapait dru sur son crâne. Il savait où
il allait. Il retrouva sans difficulté la grille descellée qui menait au parc. Il
arpenta les allées désertes. Les tas d'ordures étaient toujours en place. Il reconnut
le vieux pupitre près duquel il s'était évanoui. Un sentier le conduisit à la
clairière où se trouvait toujours les tentes. Il salua la femme et ses deux enfants.
L'un d'eux disparut et revint avec le médecin au fort accent. Ah ! Vous avez l'air
d'aller mieux ! Ivan resta un moment en arrière, il fallait respecter la distanciation
sociale comme on disait, alors qu'il avait furieusement envie de serrer dans ses bras ce
petit homme qui lui avait probablement sauvé la vie. Il avisa une souche proche, sortit
la liasse de billets qu'il venait de retirer à un distributeur et la posa dessus en la
recouvrant d'un caillou. C'est pour vous. Il désigna l'espace d'un geste. Il s'apprêtait
à ajouter quelque chose, mais réalisa que les mots sont souvent inutiles. Il fit
demi-tour précipitamment et repartit à grandes enjambées.
Toute la journée, Ivan la passa à sillonner la ville. Deux fois dans l'après-midi, il
entra dans une boulangerie, acheta un croissant à une employée masquée. Le monde
s'emblait s'être organisé, s'être fait à cette curieuse manière de vivre. Vers le
soir, comme d'habitude, la fièvre refit son apparition et avec la fatigue, mais cela
faisait plusieurs heures qu'il marchait, ce n'était pas étonnant. Il était arrivé
maintenant dans un quartier qu'il ne connaissait pas. Il y avait des jardins. Des hommes
s'épongeaient le front en tondant la pelouse ou en s'activant dans leur potager. La
circulation était moindre. Les oiseaux traversaient des rues plus petites pour se percher
sur les arbres de part et d'autre des palissades.
Et puis il arriva à cet endroit connu. Ou plutôt, lorsqu'il aborda la haie qui séparait
la maison du trottoir, il sût qu'il était arrivé. C'était une sensation étrange et
brutale. Parfois, dans la vie, il nous arrive de ces certitudes inébranlables,
irrationnelles. On passe devant un endroit et on est certain de l'avoir déjà vu
auparavant. Ou on est sûr d'avoir conçu dans un tel lieu un rêve tellement fort que
votre conviction devient sans appel. Ivan regardait ainsi la haie, les arbres qui
s'enchâssaient dedans, la maison dont il ne distinguait que le toit. Le soleil était
encore haut mais déjà les merles lançaient leurs trilles du crépuscule, perchés sur
branches les plus élevées. Ivan Oroc remarqua un arbre mort. Il pensa bêtement que le
virus avait eu raison de lui. " C'est le moment que choisit l'arbre pour mourir tout
à fait. Le haut peuplier est déjà dénudé de son faîte, perclus de moignons d'un bois
lisse et blanc. Il faut l'abattre."* Ivan Oroc choisit ce prétexte pour aller sonner
à la porte. Après tout, il pouvait proposer ses services pour cette tâche de jardinage
si on lui prêtait des outils. En échange, on lui glisserait un billet, de quoi voir
venir un jour ou deux, peut-être même un hébergement.
Le type qui lui ouvrit portait une plume d'oie coincée sur l'oreille. De temps en temps,
une goutte d'encre s'en échappait et tombait sur son T-shirt mais il ne semblait pas s'en
apercevoir car Ivan Oroc et lui demeurèrent interdit sur le seuil, longtemps, vaguement
souriants, comme lorsqu'on reconnaît enfin quelqu'un de perdu de vue, une parenté, un
proche, quelqu'un qu'on a plaisir à revoir. Le type enfin, s'effaça du seuil, laissa
entrer Ivan Oroc en disant : Je vous attendais
(09/05/2020)
* Bestiaire domestique, Fayard, 2009, p. 108.
Chapitre 54 et épilogue : en version audio
Ivan Oroc fut conduit dans une pièce qui lui parut de suite familière. C'était un
choc, il lui semblait que tout ce qui l'environnait lui était déjà connu, que tout lui
avait été révélé dans une vie autre sans qu'il puisse le dater précisément. La
disposition du mobilier, la couleur framboise des murs qui devenait cerise avec l'éclat
du soleil lui paraissaient évidents, incontestables, rigoureusement authentiques. Il
regardait autour de lui la lignée des placards, la baie vitrée qui donnait sur la petite
véranda, la fenêtre derrière laquelle le jardin s'étendait. Il connaissait d'emblée
l'histoire de chaque meuble, le canapé japonais, le tapi iranien, la bibliothèque
anglaise, le bureau de merisier, les deux chaises ouvragées, le petit fauteuil recouvert
de vieux rose. Chaque objet qu'il regardait lui contait sa provenance, les djambias du
Yemen, le poignard et le fez de Syrie, le portrait coloré de Rimbaud, et même ce petit
dessin à l'encre de chine (une rue de Luang Prabang en 1945) récupéré dans un grenier
familial. Tout était exactement à sa place, agencé à la fois dans sa mémoire et
étalé devant lui.
Le type, plume d'oie sur l'oreille, était souriant, impatient, vaguement troublé par la
visite d'Ivan Oroc. Il parlait vite, marmonnait plutôt, évoquait quatorze romans en
vingt ans, précisait : Le quatorzième en septembre ! Il montrait la pile de ses bouquins
posés sur un coin du bureau et classés par ordre de parution.
Il était volubile, sautillant, parlait du lendemain où la réclusion instaurée par le
gouvernement allait prendre fin. On était le 10 mai, il se souvenait d'un jour identique
il y a longtemps. " Mais nous sommes ainsi tous les deux, père et fils, dans le
camion et il va être vingt heures ce dix mai 1981. Nous avons allumé l'autoradio. La
nouvelle tombe. Je suis excité. Je ne peux m'empêcher de sourire."*
Cela fait déjà trente-neuf ans depuis l'élection de Mitterrand, commenta-t-il. Les
temps ont tellement changé, et encore plus avec cette histoire de virus. " Ainsi
tout ce qui n'existait pas avant, dans le temps de la paix, forme maintenant une gangue
blafarde, un agglomérat de tâches qu'on devine indélébiles, bubons purulents, et qui
viennent gâcher au plus profond les êtres et les habitants, gâter les choses et le
décor à la manière d'une moisissure qui étend, jour après jour, ses filaments de
pourriture grise. "**
Ivan Oroc, fatigué de sa journée, était maintenant assis sur la chaise ouvragée devant
le bureau. Le type demeurait debout, au milieu de la pièce, toujours aussi bavard :
Est-ce qu'on ne peut pas oublier le contrôle pour une fois ? Les chiffres ? Les
statistiques ? La transparence affichée a bon dos, elle n'est qu'une manière de
manipuler les esprits et de restreindre les libertés. Le monde contient une part
irrémédiable de fatalité, de destin. Léon Tolstoï dans La Guerre et la Paix
évoque la " suite incohérente de hasards " pour désigner la grande histoire.
Puis, soudainement, le type fit un geste de la main comme pour trancher l'espace. Mais je
m'emporte, je vous ennuie, c'est que cette époque est terriblement romanesque, vous ne
trouvez pas ? Juste quelques mots encore : l'important pour nous est de se souvenir de
ceux qui ont été emportés par le virus. Je pense aux deux Bernadette que nous
connaissions et qui ont rejoint le cercle des Bernadette disparues que nous aimions tant
(" Les familles, dans le silence de la douleur, resteront dans l'ignorance de cette
liste et du maigre hommage qu'il leur rend ainsi. "***). Le type quitte la pièce, sa
plume d'oie toujours en équilibre sur l'oreille. Comme le petit Poucet, il sème en
partant quelques gouttelettes d'encre derrière lui.
Ivan Oroc reste maintenant seul, assis au bureau. Il pense à tous ceux qui vont
s'évanouir dès demain dans la ville : Bob Lepel, Mira et sa famille. Déconfinement, un
mot qui n'existe même pas, on en demeure déconfis, au sens de battu, confondu, confus,
consterné, contrit, déconcerté, défait, démonté, dépité, interdit, pantois, penaud
; confis comme de vieux fruits tombés de l'arbre et à oublier rapidement.
Ivan Oroc ensuite se lève, rejoint à sa gauche, l'horloge René Herment, XIXème
siècle, époque rimbaldienne. Elle s'est arrêtée. Il faut d'abord ouvrir la porte du
cadran, saisir la petite manivelle et remonter le mécanisme. Il faut ensuite ouvrir la
porte du balancier et le lancer d'un geste doux. A nouveau le tic-tac : le temps peut
reprendre son cours infini.
Ivan Oroc, type banal, tellement perdu dans la foule qu'on n'arrive jamais à le
distinguer, pose désormais sa main au dessus de la pile de livres, caresse la couverture
bleue du dernier roman Il se pourrait qu'un jour je disparaisse sans trace, ouvre
une page au hasard et se glisse dedans : il est temps qu'il rejoigne enfin son statut de
personnage.
(10/05/2020)
* Yougoslave, Fayard, à paraître, p. 543.
** Yougoslave, Fayard, à paraître, p. 386.
*** Retour aux mots sauvages, Fayard, 2010, p. 290.
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