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Autour d'Ils
désertent |
Comme à chacune de mes publications, voici comment s'est élaboré le
livre, quels en ont été les signes avant-coureurs et que je n'ai pas manqué de relater
dans Feuilles de route.
Si Rimbaud est l'un des fils conducteurs de mon inspiration (et depuis longtemps, voir, ici, là, encore ici, là
aussi et céans ...), Ils désertent a
été rédigé entre juillet et novembre 2011. Décors, personnages et papiers
peints sont des créations originales. Les costumes sont de la boutique Au
travailleur, à Charleville-Mézières. La musique est de Cordas do sol,
de l'île Santo Antao, Cap-vert (on conseille
vivement l'album Terra de sodade pour accompagner la lecture).
Génèse
d'Ils désertent :
Le texte qui taraude (Notes
d'écriture du 13/07/2011)
Cest juste une journée, mais une vraie journée sans rien, qui commence un
matin et qui se termine le soir, avec, entre les deux, de longues heures décriture,
comme une libération, un apaisement, la délivrance de ce qui cétait accumulé
dans les espaces impossibles du travail, sur les trajets dautoroutes, dans les
occupations familiales et domestiques, toute cette bousculade finalement solitaire où
lesprit échafaude de vagues pensées, des intentions décritures, des projets
incertains remis à plus tard, tout un côté qui paraît alors tellement inopportun,
inconcevable dans cette vie faite de mille contraintes professionnelles, personnelles à
un tel point que mapparaît parfois comme une fable irréelle, une sorte de rêve
que jaurais eue, toute cette agitation de lautomne dernier lorsque RMS sétait retrouvé par hasard sur les
listes du Goncourt. Bien sûr, il y a ces parenthèses, rencontres, salons, librairies
médiathèques, invitations diverses où cette autre existence revient. Et même ces
Feuilles de route, tenues le plus régulièrement possible afin de ne jamais oublier ce
qui constitue finalement cette vraie raison dêtre et qui disparaît parfois sous
lécume. Il y a eu aussi cette journée passée à Paris en juin, tellement tendue,
un jour de congé posé exprès pour, et comment javais couru pour rencontrer tous
ceux que je devais voir pour divers projets ou même sans motif, comme faire un signe à
mon éditrice, simplement pour marquer ce temps sans écriture, discuter, discuter
toujours, sentir le fourmillement, tout ce qui remue encore. Et vient cette journée, un
vendredi dapaisement et ses longues heures à aligner des mots. Reste à ce que tout
cela prenne corps. Des idées oui, justement choisissons des noms de codes : ID
pour ce texte qui me taraude depuis quelques mois et que jai démarré (est-ce que
ça tiendra ?). Et N, apparu soudainement dans ce jour faste, seul point
vraiment réel et fini puisquil a donné quelques jours plus tard une nouvelle que
javais promis à une revue et dont je voyais léchéance se profiler sans
rien. Et JDV quil faudra peut-être finir aussi par la même occasion, ce
serait le moment. Est-ce que tout cela pourra résister au-delà de
lengloutissement ? Car déjà la vie à repris ses vagues et ses marées, il
faudra bien tenir la barre derrière le simple apaisement dun jour.
Bon qu'à ça (Notes
d'écriture du 20/07/2011)
Bon quà ça, avait maugréé le génial Beckett lorsquon lui avait demandé
pourquoi il écrivait. Et cest vrai que cest un grand mystère que ces élans
de plume ou de clavier, les raccourcis dune pensée vers les doigts, labrégé
dun neurone dévolu à cette mécanique. Inspiration,
expiration. Expiation, pénitence et rédemption. Finalement cest
très compliqué cet aboutissement décriture, on comprend quil ny ait
pas dexplication rationnelle et quand bien même on la percevrait, ce serait comme
un mirage, un soudain éclaircissement vite obscurci, une exhibition honteuse vite
cachée. Dans la litanie des pourquoi et des comment, il y a le surgissement soudain,
comme ce vendredi faste par exemple qui métonnait la semaine dernière dans cette
même rubrique. Et comme ces textes lancés aux noms de code N et ID,
et comment tout ça tient. Pas grand-chose finalement : une vingtaine pages format
roman pour ID, moins de dix pour N, mais ce qui métonne bien plus,
cest comment ils se bâtissent lun lautre en parallèle. Que je sois
capable daligner un paragraphe dans un des textes et linstant daprès de
continuer avec le même enthousiasme lautre. Étrange dédoublement, drôle de
schizophrénie (mais je nen suis pas à une près
) et puis plus rien dun
seul coup pendant quelques jours ni sur un texte, ni sur lautre, juste la sensation
souterraine quils continuent leur lent travail de stalactites à lintérieur
du crâne et lespoir que la lumière du jour puisse encore se faire de temps à
autre jusquà devenir plus régulière et pouvoir sentir le fourmillement du texte
qui avance, puis dépasse la moitié et sachemine vers la fin.
Irrévocabilité du roman
(Notes d'écriture du 24/08/2011)
[...] quelle ne fut pas ma surprise en relisant ID,
manuscrit en cours, dy trouver un prénom quun personnage, certes secondaire,
laisse échapper lors dune répartie, et ceci sans quil mest semblé que
ce prénom ait fait lobjet de tractation dans mon inconscient, il est simplement
apparu dans une réplique, et ceci, dune manière définitive. Et cest
peut-être cette irrévocabilité qui me fascine dans le roman. Que jai ainsi choisi
ce prénom, ou choisi, également dans ID, de
faire habiter un des personnages principaux dans une ville de Bourgogne, me paraît un
choix péremptoire, définitif quon ne pourrait remettre en question et même pas
moi. Cest écrit, ça sest fait, ça a été décidé ainsi par une force
occulte, ça ne peut être remis en question. Et savoir que celui qui la décidé
est doué de ce pouvoir un dieu puissant qui me ressemblerait, logé dans ma tête
mais qui ne serait pas moi me fascine au plus haut point. Cest sans doute à
travers ces choix définitifs que je ressens le plus le pouvoir dinvention, le
pouvoir du romancier, lextrapolation de ses propres rêves au-delà du cerveau.
En vacances (Étonnements
du 24/08/2011)
2 août : [...] quelques pages sans doute de ID à
gratter avant daller à la plage.
4 août : [...] cet après-midi ID (qui
commence à me réveiller la nuit, excellent signe quand un roman car cen est
un quand il agit de la sorte).
9 août : [...] ID en marche, ça avance !
10 août : [...] Dans une heure nous descendrons à la plage pour goûter jusquau derniers rayons du soleil. En attendant,
jécris cela et je vais vite tracer quelques lignes sur ID.
12 août : [...] En écriture ID toujours
(déjà 70 pages)
16 août : [...] Côté écriture, ID avance,
jespère dépasser les 100 pages pour la fin du séjour qui se profile déjà.
17 août : [...] je pense que ce sera un peu juste pour dépasser les 100 pages de ID, il me reste trois jours ici et avec les
quelques virées au village et ailleurs, le temps réservé à lécriture
samenuise. Hier pourtant bonne séance décriture, pas moins de huit pages. Le
mot séance me fait rire : cest ainsi que Léautaud désignait dans son Journal
littéraire les occupations moins littéraires quil entretenait avec une femme.
Recommencer (Notes
d'écriture du 31/08/2011)
[...] Reste quen ce moment jécris, ce nest jamais facile,
toujours chancelant, et que seul cet objectif doit compter pour cet automne. Histoire
peut-être de recommencer bientôt une rentrée, sait-on jamais ?
Quinze pages par semaine
(Notes d'écriture du 07/09/2011)
Quinze par semaine, ce nest pas une performance culinaire ou fantasmagorique, juste
une résolution de rentrée : pour terminer le texte en cours, au nom de code ID, il faudrait que je puisse écrire
léquivalent-roman de quinze pages par semaine. Léquivalent-roman est une
mesure qui me permet dimaginer ce que représentent les caractères numériques et
fuyants que jaligne sur mon ordinateur en pages de vrai roman papier (compter en
moyenne à peu près 1000 caractères (espaces compris) pour 1 page
déquivalent-roman). Donc, pour bien faire, cest quinze mille signes que je
dois aligner par semaine, soit trois mille par jour décriture, ça semble faisable,
ça correspond généralement une séance décriture de une à deux heures.
Au-delà, on devient improductif et en-deçà, la page décriture sapparente
à un simple paragraphe au goût de trop peu. Bref, au-delà, cest être trop
gourmand et digérer lourdement, en-deçà, cest rester sur sa faim au risque de
grignoter quelques phrases boulimiques et désordonnées. Ce programme de quinze pages par
semaine devrait me permettre de boucler le premier jet (comme on dit) vers la mi-novembre.
Allez ! Je me fixe la gageure de terminer pour le 11 novembre, on verra bien
Quinze par semaine, cest aussi la régularité que jessaie davoir à la
course à pied, deux séances par semaines et quinze kilomètres, pour linstant,
déjà presque six cents kilomètres depuis le début de lannée : ça tient.
Ces deux objectifs de quinze par semaine, pages ou kilomètres, ont bien des points commun
dailleurs. Le souffle bien-sûr et bien des auteurs ont déjà fait le
rapprochement, dHaruki Murakami à Jean Echenoz, mais aussi cette imprévisibilité,
ne jamais savoir comment ça va se passer, est-ce quon va traîner les pieds, courir
comme un elfe, tapoter dun doigt léger sur le clavier ou plus lourdement, façon
rapport de police sur une antique machine à écrire. Écrire, comme la course à pied,
cest ne jamais savoir ce quil y a devant, ce que cache le virage, cest y
aller au jugé, un peu au pif, mais en revanche, si on sarrête pour marcher un peu,
pour reprendre son souffle, on refait rarement le chemin en arrière, cest du passé
déjà, du définitif, tout comme les choix et les options de lécriture. Ce qui ne
veut pas dire quon nhésite pas, quon ne cherche pas à parfaire le
chemin ou la course. Le plus plaisant, cest de trouver après coup des explications
à ce que lon sentait confusément en soi, non pas une justification, non pas une
glose, une paraphrase de la pensée, senferrer dans le piège de lintention
(qui bien souvent est un postulat a priori)
mais trouver un éclaircissement, quelque chose qui fait avancer allez, osons le
mot ! luvre. Cest un état presque physique, dailleurs
carrément corporel, organique et cest sans doute cette sensation de réflexe qui
mattire à la fois dans la course et lécriture. Quinze par jour : tenir
bon !
Ce texte qui travaille (Notes
d'écriture du 21/09/2011)
Quinze pages par semaine, quinze kilomètres de course, ai-je écrit il y a trois
semaines. Ça tient à peu près, mieux pour la course que pour lécriture, mais je
me heurte à cette sensation, souvent maintes fois ressenties du trop plein de la vie qui
fait que vous vous retrouvez dans ce retour rapide à la table décriture avec la
page précédente juste terminée, sans avoir eu le temps de penser à une suite.
Sensuit parfois une sensation de décousu, de chapitres qui se suivent avec des
choix définitifs, choses racontées auxquelles je ne saurais renoncer, simplement parce
que cest écrit et que je me fie à cet instinct qui mempêche de tout
reconsidérer. Et dailleurs pour quels bénéfices ? Quest-ce que la
réécriture apporte ? Cest sans doute exagéré. Jai borné de jalons
cette écriture au long court et jai mûrement réfléchi aux options narratives, de
style qui soffraient à moi. Reste aussi au long des insomnies, ce texte qui
travaille. Je dors très bien mais chaque réveil sera automatiquement occupé par le
livre en préparation, cest peut-être ma manière de ne pas loublier et de
mettre à profit le moindre interstice de ma vie au service de ce qui est en cours.
Nempêche que je retrouve au lendemain la page, non pas blanche, souvent précédée
de ce qui a été écrit avant et que cela provoque, non pas un vertige, mais une attente
que les mots qui vont suivre puissent sinsérer dans une vision globale qui se
construit, un sens qui se révèle au fur et à mesure. Bien sûr, il y a des relectures,
ce qui précède, des ajouts, des aboutissements déjà devinés, des enchaînements, des
engrenages, tout une mécanique de plume Alors quinze pages par semaine, cest
vraiment être dans la hâte que ce qui sécrive soit terminé, non pas pour se
débarrasser dune tâche fastidieuse mais au contraire pouvoir se glisser dans une
vraie réflexion, comment ça sintègre aux autres textes, à ce qui est déjà
paru, bref, savoir un peu plus où jen suis.
Trois-quarts de bouquin (Notes
d'écriture du 18/10/2011)
Trois-quarts de bouquin, cest à peu près la distance déjà effectuée pour le
nouveau livre en cours. Nouveau livre dailleurs, lappellation est
prématurée. Je ne lai même pas encore présenté à mon éditrice, je nai
aucune idée de ce que ça « vaut » (traduire : est-ce publiable ou
non ?). En attendant le secret espoir de pouvoir envisager une parution pour
lannée prochaine, je continue, à peu près dans les objectifs que je métais
fixés : pouvoir terminer vers mi novembre. Trois-quarts de bouquin, donc, une
distance que javais envisagée de faire avancer en même temps que ce qui me tient
daplomb, quinze pages et quinze kilomètres par semaine avais-je annoncé dans cette
même rubrique comme bonne résolution de rentrée. Force est de constater que les quinze
pages sont parfois difficiles à tenir, jaccuse un déficit dune dizaine de
pages sur le programme prévu, ce qui nest pas énorme, ceci dit. En revanche,
côté course à pied, jai accompli quatre-vingts kilomètres de plus que prévu et
lentrainement pour le semi-marathon y est pour quelque chose, forcément. Même si
cet équilibre est un peu différent, je demeure persuadé que ces activités sont
intimement liées pour moi et pour linstant, elles doivent avancer de concert.
Terminer (Notes d'écriture
du 08/11/2011)
Terminer un livre est toujours un moment magique. Pour le texte en cours, je métais
fixé une date depuis deux mois, disons plutôt une intention de fin aux alentours du 11
novembre. A force décriture, on sait comment le texte en cours avance, on en
connaît les enjeux, les rythmes, on y ajoute les propres cadencements de la vie autour,
boulot, famille et autres occupations. Sans compter quune écriture est toujours
chancelante et mystérieuse : comment savoir dés les premières pages quon ira
jusquau bout ? Et combien de pages ça va prendre ? Donc, dans cette même
rubrique, il y a deux mois exactement, cest 15 pages par semaine que javais
imaginé pour terminer le machin au nom de code ID.
Et ça a tenu ! Jai même terminé avec un peu davance, ce samedi matin,
avec la veille une longue séance décriture, comme on dit la dernière ligne droite
- et cest peut-être aussi pourquoi je métais suis fixé un objectif de
courses à pied en parallèle. Jaurais ainsi mis exactement quatre mois moins deux
jours pour écrire ID. Commencé le 7 juillet
je laurai débuté chez moi avant de le solidifier pendant mes vacances en Sicile et
cest au retour que jai comptabilisé chaque vendredi lavancement :
si au 2 septembre, jen étais à peu près à la moitié (120 pages, format roman),
jétais plutôt sur un rythme de 12 pages par semaine et je constatais ici même le
18 octobre un retard denviron une semaine. Pas très grave, mais cétait sans
compter laiguillon que provoque un tel constat. Bref, les deux semaines suivantes
ont compté 40 pages et le machin sest terminé ce samedi sur une longueur qui
devrait avoisiner les 250 pages (à noter que pendant les quatre mêmes mois
décriture, jaurai couru exactement 387 km). Cest à la fois étrange et
magique de sentir ce moment où le livre sachève. Pourtant, rien de très
romantique : les derniers mots du premier jet se sont écrits dans une impatience
naturelle ce samedi matin, alors que, seul à la maison, je surveillais lheure
daller aux commissions et de ramener vite fait de quoi confectionner un gratin
dendives au jambon. Voilà donc à quoi pense un écrivain en terminant son livre...
La suite ? Correcteur dorthographe le lundi, impression papier (juste pour le
confort dune relecture plus pointilleuse) et corrections finales ce mardi. Envoi à
léditeur par mail à 14h59. La suite ? Cest exactement là quon
commence à avoir peur
Bonne nouvelle (Notes
d'écriture du 23/11/2011)
Il y a quinze jours, dans cette même rubrique, jannonçais la remise dun
texte au nom de code ID et je terminais par
linévitable peur qui vous taraude une fois le manuscrit remis. La peur ? Elle
existe pour tous, je crois en de pareilles occasions, qui plus est pour qui, comme moi,
manque de recul pour apprécier un texte : je ne fais jamais lire à quiconque, je ne
fournis pas dextraits, je balance à la fin la totalité de mon écriture au dessus
de la piste aux étoiles sans le moindre filet. Ceci dit, mon numéro de trapéziste a
duré quatre mois, cest finalement pas grand-chose comme durée décriture.
Cest sans compter linévitable gestation impalpable des mois précédents, les
atermoiements, les fausses routes, les répétitions, la part de travail. Comme pour
lartiste de cirque qui doit inlassablement répéter son numéro pour rester dans
cette comparaison de chapiteaux, il ne faut pas minimiser cette part dombre
besogneuse. Pour autant, quatre mois décriture, cest très rapide et
ramassé : on demeure dans lignorance et dans lincapacité de savoir
« ce que ça vaut », est-ce que cest publiable, de deviner le sort final
du manuscrit : restera-t-il dans les tiroirs, se matérialisera-t-il en un nouveau
livre ? La peur à la remise du texte se construit à travers cette ambiguïté,
cette perplexité. Cette peur aura été de très courte durée. Nous avions convenu
dun rendez-vous à la fin de la semaine suivante. Et javais abordé sans trop
vouloir y penser la petite dizaine de jours qui me séparait du rendez-vous éditorial et
de la sentence finale. Heureusement, un week-end entre amis prévu depuis de longue date
devait me distraire de cette attente. Le samedi donc, un peu avant midi alors que
jappréciais une promenade radieuse le long des canaux de Briare (temps et paysages
magnifiques, joie de se retrouver tous), jai reçu sur mon portable le signal
dun SMS : le message provenait de qui devait lire ce fameux texte et les termes
étaient suffisamment rassurants pour provoquer en moi une joie incommensurable au milieu
de cette promenade. Le même message me fixait, sans attendre la fin de la semaine, un
rendez-vous téléphonique pour le lundi suivant. Inutile de dire que la peur sest
instantanément évanouie. Mais paradoxalement, pas linconstance qui présidait à
celle-ci : je demeurais incapable (je le suis encore) dévaluer ce que
javais fourni. Ainsi, le lundi, lors de la conversation qui prolongea de vive voix
le SMS, je suis demeuré embarrassé par les quelques compliments quavait suscité
le texte remis, je suis resté confus, désorienté, empoté et emprunté (cest le
mot, on mavait emprunté comme une sorte dobjet qui ne mappartenait
pas). En même temps je men voulais de ma gaucherie, javais limpression
de donner une piètre image de moi en tant quauteur à qui on attribuait quelque
intérêt. Il ny a aucune fausse modestie dans cette attitude, je crois quelle
sexplique simplement par labsence de toute réflexion entre le texte à peine
terminé et sa remise. Le manque de recul, lélaboration des phrases à peine
terminées et qui dansaient encore en moi empêchaient encore tout discernement, toute
compréhension. Jai toujours constaté à chaque fois que jai terminé
décrire un texte, une étrange amnésie, souvent brutale, un incontrôlable oubli
envers le texte à peine terminé, comme si, en relâchant la pression décriture,
jabandonnais jusquau souvenir même du texte et de son intrigue. Je crois que
celui-ci néchappe pas à la même attitude et je sais que je retrouverai avec un
plaisir immense la réalité du texte lorsquil sagira de travailler les mots
au corps à corps pour parfaire la publication. ID est
prévu pour septembre 2012, le titre demeure incertain.
Préparation de l'édition,
questions et argumentaires :
Ils désertent : ça se
précise (Notes d'écriture du 14/03/2012)
Ils désertent : voilà, cest le titre du nouveau livre à paraître en
septembre. Ce que javais évoqué par initiales et nom de code ID dans cette
même rubrique, la première fois cétait le 13/07/2011, le texte était commencé
depuis une semaine, même si, sans doute, lidée et la structure devait mobséder
depuis plus longtemps. Donc, Ils désertent et
jarrive. Il est temps de commencer à en parler. Neuvième livre en douze ans,
septième chez Fayard et grand merci à cette noble maison dans laquelle je me sens très
bien, à ma place, et combien cest important, pour qui comme moi, pense que la
littérature est un sport déquipe. Ne pas raconter tout de suite lhistoire,
faire languir un peu, si peu dailleurs puisque je serai à la disposition des
libraires qui le souhaitent le lundi 19 mars, lors de la journée professionnelle du salon
du livre de Paris et dun public plus large les 20 et 21 mars, dabord à
Aulnay-sous-Bois, puis à Romainville dans le cadre du festival Hors Limites (et retenez
aussi Anne Savelli le
vendredi 23). Donc, en guise dintroduction
à ce roman, sappesantir sur le titre Ils désertent, remarquer combien
il est complet, sujet plus verbe, une phrase fermée, et en même temps, riche de sens et
douverture, une fuite, du mouvement, tels que seuls le roman peut permettre. Ils désertent et lassonance avec le mythe
de Robinson nest pas feinte, tout est jeu de langage. Ils au pluriel, parce que la vie moderne jongle
avec les autres, dans le frottement continu des rencontres et dans lesprit grégaire
qui est la marque de lhumain : donc Ils parce
que deux personnages se croisent, des anonymes accompagnés de ceux quils cachent
dans leurs mythologies, Arthur Rimbaud et Hannah Arendt. Jen ai déjà trop dit. A
suivre.
La question du kitsch (Notes
d'écriture du 04/04/2012)
Le Petit Robert nous apprend que le mot
« kitsch », usuellement employé avec un air de dépit, vient de lallemand
kitschen, qui veut dire rénover, revendre du vieux. Son sens
premier est donc « un style et une
attitude esthétique caractérisée par lusage hétéroclite déléments
démodés ». Par extension, on lutilise
pour tout mauvais goût manifeste. Avec une nuance toutefois, car le mauvais goût et les
bons sentiments se rejoignent inévitablement. Lécrivain qui a le plus abordé
cette contradiction est Milan Kundera dans Linsoutenable
légèreté de lêtre. « Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes démotion.
La première larme dit : Comme cest beau des gosses courant sur une
pelouse ! La deuxième larme dit : Comme cest beau, dêtre ému avec
toute lhumanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule,
cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch. La fraternité de tous les hommes
ne pourra être fondée que sur le kitsch.
» ; « Le kitsch, par essence, est la
négation absolue de la merde ». Ces
déclarations péremptoires sexpliquent : dans Linsoutenable légèreté de lêtre, un des personnages, Tereza, peintre tchèque, doit
lutter en permanence contre le conformisme qui a sublimé lart dans un idéal
communiste. Le kitsch est ainsi est étroitement associé au totalitarisme (« Au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont
données davance et excluent toute question nouvelle »). Le kitsch serait ainsi un mensonge et
« à linstant où le kitsch est
reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu tout
pouvoir autoritaire, il est émouvant comme toute faiblesse humaine. ».
Dans mon nouveau roman à paraître, il y a deux fois le mot « kitsch ». Et laction
ne se situe pas dans un pays totalitaire ; la notion de mensonge pourrait ainsi
sembler moins présente dans le sens que je lui donne. En réalité, jai écrit ce
livre avec la même perception que les autres textes, dans le sentiment que nous faisons
partie intégrante dun décor universel, et que seul le hasard nous dispose au sein
de ce décor (cf le titre-manifeste de mon 3° livre paru en 2004, Paysage et portrait en pied de poule). Si mensonge il y a, cest le hasard qui lefface.
La conséquence est donc que tous nos actes sont forcément en lien avec toute forme dentourage,
vivant ou inerte, par ce seul truchement du hasard. Le mensonge nexiste pas dans une
société purement distribuée par le hasard. Dans ce sens, la fiction, le roman, nest
peut-être pour moi quune manière commode de justifier via le hasard une
incapacité à mentir, à inventer (en quelque sorte me sentir en accord avec Nathalie
Sarraute et les réticences romanesques de Lère
du soupçon).
Pourtant, le kitsch existe bien : cest la manière dont
nous, placé là par le hasard, jugeons tel décor de mauvais goût. Mais cest bien
justement ce hasard qui le précise (entendre par là toutes les diverses situations qui
nous ont permis darriver à linstant précis où lon va juger le bon ou
le mauvais goût). Ainsi, le personnage masculin de mon roman, un vrp qui vend des papiers
peints depuis quarante ans, est incapable de juger sur une si longue période quel décor
est (ou a été) kitsch ou pas. A linverse, le personnage féminin, regrette un
petit taureau de plastique, posé autrefois sur une télévision, et sans doute très
moche, mais lié étroitement au souvenir de son père. En revanche, là où je rejoins
pleinement Milan Kundera à propos du kitsch, cest son rapport étroit avec la peur
(toutes les peurs et notamment celle du vide) et qui nous fait obligatoirement choisir
entre bon au mauvais goût : « la
vraie fonction du kitsch : le kitsch est un paravent qui dissimule la mort ».
La question du vous (Notes
d'écriture du 25/04/2012)
Dans La modification de Michel Butor, le
choix génial du « vous » pour évoquer le personnage principal a évidemment
été souvent commenté, parfois rapidement expédié dans les caractéristiques formelles
du « nouveau roman ». La disparition du personnage (ici à peine nommé)
fournit un alibi récurrent aux théoriciens du genre (voir par exemple Alain
Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1963), reproduit ci-dessous dans cette même
rubrique).
La question du « vous » ne saurait être éludée si rapidement sans laide
des linguistes et de la sémiotique. Amir
Biglari, dans les Nouveaux actes sémiotiques propose une réflexion argumentée et
complète à ce sujet. Il y a dabord ce constat initial que « dans un roman,
le choix du pronom personnel par lauteur est déterminant parce que le glissement dun
pronom à un autre transforme le point de vue du lecteur. ».
Les avis des linguistes ont parfaitement décrit les interactions entre ces différents
pronoms. Pour Émile Benveniste, « il » est une non-personne, seul,
« je », « tu » sont des « personnes » car cest la condition de dialogue qui forme
la « personne ». Mais selon André Joly, la question de la non-personne se
pose : ce pourrait-être simplement une personne absente du dialogue au moment du
récit et « Benveniste a confondu labsence de personne avec la personne
absente ». André Joly préfère ainsi le terme de personne locutive (je/tu) et de
personne délocutive (il).
A ces questions de spécialistes sajoutent les spécificités du pluriel. Et si la
première personne plurielle est le « nous » il ne peut pas être une
pluralisation du « je », selon Benveniste car « lunicité et la
subjectivité inhérentes à « je » contredisent la possibilité dune
pluralisation. ». Pour le « vous », même chose, selon « quil sagisse
du « vous » collectif ou du « vous » de politesse, on reconnaît
une généralisation de « tu », soit métaphorique, soit réelle, et par
rapport à laquelle, dans des langues de culture surtout occidentale, le
« tu » prend souvent valeur dallocution strictement personnelle, donc
familière. ». Ce à quoi André Joly renchérit : selon lui, le
« vous » présente un « type dallocutivité médian entre le
premier et le troisième degré, entre « tu » et « il » ; pas
très direct, pas très indirect ; pas très proche, pas très distant. ».
Si la théorie peut paraître rébarbative, disons pour résumer quelle identifie
que le « vous » de La modification, permet de sadresser à un
certain locuteur (personnage ? lecteur par osmose ?) à une distance plus grande
que si lauteur avait écrit son récit à la première personne. Et dailleurs
Michel Butor, à la fois romancier et théoricien littéraire explique que « dans le récit à la première personne, le
narrateur raconte ce quil sait de lui-même, et uniquement ce quil en sait.
Dans le monologue intérieur, cela se rétrécit encore puisquil ne peut en raconter
que ce quil en sait au moment même. On se trouve par conséquent devant une
conscience fermée. ». Et la justification de la deuxième personne serait qu« il
y a quelquun à qui lon raconte sa propre histoire, quelque chose de lui quil
ne connaît pas, ou du moins pas encore au niveau du langage » ; « Nous sommes
dans une situation denseignement : ce nest pas seulement quelquun qui
possède la parole comme un bien inaliénable, inamovible, comme une faculté innée quil
se contente dexercer, mais quelquun à qui lon donne la parole.
» ; « que le personnage en question, pour une raison ou pour une autre, ne puisse
pas raconter sa propre histoire, que le langage lui soit interdit, et que lon force
cette interdiction, que lon provoque cette accession. Cest ainsi quun
juge dinstruction ou un commissaire de police dans un interrogatoire rassemblera les
différents éléments de lhistoire que lacteur principal ou le témoin ne
peut ou ne veut lui raconter, et quil les organisera dans un récit à la seconde
personne pour faire jaillir cette parole empêchée ». « Comme il sagissait dune
prise de conscience, il ne fallait pas que le personnage dise je. Il me fallait un
monologue intérieur au-dessous du niveau de langage du personnage lui-même, dans une
forme intermédiaire entre la première personne et la troisième. Ce vous me permet de
décrire la situation du personnage et la façon dont le langage naît en lui. »,
explique encore Michel Butor
Autrement dit, lenjeu narratif est darriver à exprimer ce que le personnage
principal de La modification ignore encore dans son voyage initiatique vers Rome.
En cela, le « vous » permet un questionnement à travers linvisible
« destinateur » (selon le terme de la sémiotique qui introduit alors un
élément ternaire dans la relation traditionnelle entre le sujet et lobjet), une
voix qui oblige non pas au monologue intérieur mais au dialogue intérieur entre ce
personnage et ce destinateur. Et comme le dit Amir Biglari : « en réalité, cest
nous, vous et moi, qui sommes représentés, cest notre identité qui est en
construction, cest nous qui prenons conscience, cest nous qui sommes lobjet
du « faire faire » du destinateur». Bref, le « vous », cest
nous.
En réalité, histoire de compliquer un peu plus ces rapports de pronoms personnels, le
« vous » de La modification glisse à la fin vers le
« je », au fur et à mesure où le personnage prend conscience de sa
« parole empêchée » et le dialogue intérieur sévacue en
monologue : « [
] sil ny avait pas eu cet ensemble de
circonstances, cette donne du jeu, peut-être cette fissure béante en ma personne ne se
serait-elle pas produite cette nuit, mes illusions auraient-elles pu tenir encore quelque
temps ». On ne saurait mieux résumer cette « donne du je », sauf peut-être
Roland Barthes (qui assurait par ailleurs que « la langue est fasciste » parce
quelle « oblige à dire ») qui explicite davantage le véritable enjeu
de ce roman « cette interpellation [ndla : via le « vous »] est
capitale, car elle institue la conscience du héros. Cest à force de sentendre
décrite par un regard que la conscience du héros se modifie. ».
La question du tu (Notes
d'écriture du 09/05/2012)
Pour continuer dans les aspects de la narration
à la deuxième personne, élaborée avec le « vous » de La Modification de Michel Butor dans cette même rubrique quinze
jours auparavant, il est également intéressant de soccuper du « tu ».
Ce système de narration nest pas exceptionnel. Un des exemples emblématiques qui
me viennent à lesprit est celui du poème Zone de
Guillaume Apollinaire : « A la
fin tu es las de ce monde ancien ». Le
premier vers donne le ton du recueil Alcools et la narration novatrice en « tu »
constitue, de même que pour La modification, un sujet classique de dissertations. Le
« tu » force ainsi lintrospection et cest un formidable
déclencheur par exemple lors datelier décriture. Sauf une des rares fois où jai utilisé ce
poème à cette fin, dans un Centre hospitalier spécialisé, lun des pensionnaires
ayant flairé le danger de la dissociation induite par ce pronom comme allant à lencontre
de sa schizophrénie, il ma expliqué avec une très grande intelligence son refus
de participer à lexercice. Pour en
revenir à la narration en « tu », lexemple romanesque entre tous est le
formidable Un homme qui dort de Georges Perec (Notes de lecture du 15/06/2011). A
Pierre Desgraupes qui linterview au sujet de cette narration rare, Georges Perec répond que beaucoup de journaux intimes sont
écrit de cette manière (Pavese, Kafka) tout en reconnaissant que « ce nest pas une forme naturelle », Georges Perec insiste sur les choix qui soffrent
à lauteur : « où bien on
assume complètement ce que lon dit et on dit « je », ou bien on essaie
de léloigner beaucoup et on dit « il » ». Pour avoir testé les deux formules, Georges
Perec a constaté que « ça ne
marchait pas ». Le « tu »
devient alors une forme intéressante car elle « mélange, le lecteur, le personnage et lauteur » (au passage Perec précise quil y a peu
de rapport entre La Modification de Butor sans toutefois lexpliciter davantage)
. « Ce « tu » est à la
fois un « je », précise-t-il, jessaie de parler de moi en essayant davoir
un certain recul ». Au cours de linterview,
Georges Perec insistera encore sur la narration à la deuxième personne du journal de
Pavese, qui semble lavoir beaucoup marqué. En relisant ce journal que lon
trouve également avec le titre Le métier
de vivre, ce mode narratif napparaît
pas dans les premières années de 1935 et 1936. Pavese utilise un « je »
classique qui se mue parfois dans un « nous » de généralisation, édicte
souvent des vérités sur un mode neutre (« il y a quelque chose de plus triste de vieillir et cest
de rester enfants »). Il faut attendre
Noël 1937 pour voir une narration en « tu » intervenir. Là encore, cest
pour appuyer une introspection douloureuse, il est en proie à des désillusions
amoureuses. En revanche, au dernier jour de cette année 1937, Pavese pose les jalons dune
nouvelle narration : « Jusquà
présent, tu as fait parler le protagoniste à la première personne sans te soucier de le
caractériser même dans son mode dexpression, maintenant il va falloir que tu toccupes
aussi de sa singularité : le créer comme personnage, ne pas le laisser sous la
forme dun neutre toi-même ».
Cette formule renversante, car elle entraîne dans une mise en abyme auteur et personnage,
a probablement beaucoup inspiré Georges Perec.
Rencontres avant parution
(Notes d'écriture du 09/05/2012)
Jai peu évoqué ces derniers temps le livre à paraître en septembre. Il est
pourtant presque prêt (voir en Webcam). Quelques exemplaires hors commerce, destinés au
service de presse, professionnels du livre, auteurs amis, donnent une idée précise de ce
que sera laspect final du livre (il y a encore quelques corrections de prévues, un
texte de quarante mille mots présente toujours quelques imperfections). Ces exemplaires dessai
constituent autant de premières touches pour les libraires aussi. Pour eux, jai
participé à deux présentations, lune à Lyon et lautre à Bordeaux. Cest
toujours un moment émouvant de pouvoir parler de son livre et des pages agencées dans
une solitude monacale. Impression dun coup de flash. Mais cest toujours avec
délices que jentreprends lexercice : ce qui mintéresse le plus
dans lécriture est le sport déquipe que constitue la sortie dun livre,
éditeur, distributeur, libraires, la chaîne du livre comme on dit. La première
sensation dun tel travail en commun date de douze ans. Alors que jarrivais
chez léditeur pour signer mon premier service de presse, jai vu débarquer un
camion dans la cour pavée de la rue des Saints-Pères, avec une palette solidement
bâchée de plastique mais qui laissait voir tous les exemplaires du premier tirage de Central.
Jen ai ressenti une vive stupeur à découvrir ainsi mon texte à létat
dobjet manufacturé mais, à voir combien saffairaient le chauffeur livreur et
le manutentionnaire pour rentrer ces livres au magasin, tout aussi brutale et joyeuse a
été ma perception que tout un monde pouvait vivre de cela, du commerce des livres. Bien
sûr le mot « commerce » est à prendre en son sens élargi, celui des
relations sociales, professionnelles, grégaires qui réunissent tout un secteur dactivités,
donnent un sens, une cohérence, fabriquent du temps, des gestes, un langage, prolongent
bien au-delà un univers inventé et contenu dans les pages, le détournent en quelque
sorte vers un monde bien réel.
Là, à Lyon et à Bordeaux, cest donc à toucher les libraires que je me suis
évertué, en face à face, directement et avec le même enthousiasme quil y a douze
ans. Et comment ne pas sentir que le livre, le nouveau livre, Ils désertent, participe de la même franchise
des rapports humains : dans lhistoire que jai voulue, on fait face, on
est placé droit devant les personnages, aucune
condescendance à avoir, aucune modestie à ressentir, rien à subir deux-mêmes qui
semblent tombés là par hasard. On est lecteur, on participe, on voit la vie moderne qui
bouge et palpite. On rencontre.
Le choix de l'épigraphe
(Notes d'écriture du 04/07/2012)
Tous mes livres comportent des épigraphes, des
citations dauteurs en exergue, comme on dit aussi. Je ne me suis jamais vraiment
posé la question de savoir pourquoi. Ça doit participer de la même imitation que
lorsque je bâtis un livre. Je fais comme si. Comme si, dés le départ, je voulais que le
livre soit déjà dans une présentation achevée, directement assimilée. Je me projette
en tant que lecteur, jai besoin dune manière chronologique den sentir
le titre et den lire lépigraphe, puis lincipit. Voir si lensemble
tourne rond, si ça sent le vrai livre. Il me semble que cette première sensation est
celle qui prévaut dabord à ma volonté dinscrire une épigraphe. En
deuxième lieu vient seulement la question de lintention du livre, et lépigraphe
fonctionnera comme une sorte de pense-bête, un rappel permanent de pourquoi le livre
existe.
Pour Ils désertent, jai hésité tout au long de la rédaction du livre
entre plusieurs choix. Dun côté, Rimbaud et Hannah Arendt convoqués par les deux
personnages principaux justifiaient les deux suivantes : « On ne reçoit aucuns
journaux, il ny a point de bibliothèques, en fait dEuropéens, il ny a
que quelques employés de commerce idiots qui mangent leurs appointements sur le billard,
et quittent ensuite lendroit en le maudissant. » (Arthur Rimbaud, lettre
à sa famille, 14 avril 1885, Aden) ; « On peut parfaitement concevoir que
lépoque moderne qui commença par une explosion dactivité humaine si
neuve, si riche de promesses sachève dans la passivité la plus inerte, la
plus stérile que lHistoire ait jamais connue. » (Hannah Arendt, Condition de lhomme
moderne). Mais le monde des représentants de commerce dont le livre se fait lécho
ma également fait hésiter avec cette très belle réplique de Mort dun
commis voyageur, dArthur Miller : « Qui sait de quoi un homme est fait,
Biff, surtout un commis voyageur ?... Essaie den peser un pour voir ! Plus léger
que lair, il te filera entre les doigts, il plane bien haut dans les nuages,
chevauchant sa valise déchantillons, avec son sourire comme armure et ses
chaussures bien cirées comme stratégie. ». En revanche, celle qui a depuis le
début hanté ce livre est de Georges Perec, tirée dUn homme qui dort, dont
la lecture et la narration à la deuxième personne a été un élément déclencheur dans
la rédaction de mon roman (voir ci-dessous au 09/05/2012) : « Ma chambre est une
île déserte et paris un désert que nul na jamais traversé ». A celle-ci,
peut-être un peu trop abstraite quant au contenu du livre, jai préféré le vers
résigné de Guillaume Apollinaire, et qui débute le poème Zone : « A la fin tu es las de ce monde ancien ».
Commencer par « à la fin » et continuer par cette sorte de mouvement, me
paraissait être un bon trait dunion entre le titre Ils désertent et lincipit
(« Maintenant que le camion est parti,
la femme pourrait ouvrir la portière de sa voiture, sinstaller et démarrer. »).
La phrase courte, quasi-lapidaire dApollinaire plonge sans ambages le lecteur au cur
de lhistoire. Et puis Apollinaire a été
découvert par Léautaud. Noublions pas quune épigraphe est aussi la
meilleure manière de rendre hommage à ceux qui comptent.
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