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Notes d'écriture
Le Croisic : ce lieu est repère de la famille de Claude
Chabrol qui y possédait une maison. Le réalisateur nous a quitté depuis 13 ans, mais
son épouse et ses enfants y viennent toujours. Ainsi, cest par
lintermédiaire de Thomas Chabrol (qui tient un rôle dans Lhomme debout)
que Florence Vignon a pu proposer une avant-première dans cette ville. Le cinéma
associatif Le Hublot fêtait ce week-end ses 30 ans dexistence, la
programmation était ainsi toute trouvée. De fil en aiguille, la librairie Les
Cerfs-Volants, ouverte depuis à peine 6 mois, sest associée à
lévènement : Cécile Maistre-Chabrol a dédicacé jeudi 13 avril son récit Torremolinos
où elle raconte son parcours denfant de la balle, et samedi, jy ai présenté
Ils désertent en compagnie de Florence Vignon.
Le lendemain, très belle journée également, avec trois films programmés pour
lanniversaire du cinéma, et nous avons pu admirer, avant notre avant-première, Empire
of light, merveilleux film de Sam Mendes, magistralement interprété par Olivia
Colman. Laction se passe dans un cinéma de bord de mer, exactement comme au
Croisic !
Faire son cinéma, donc, lexpression aura été multiforme ce week-end. Faire son
cinéma et raconter sa vie, lhistoire du livre et du film Lhomme
debout ; faire son cinéma et côtoyer ceux qui lont fait, ceux qui continuent
de le faire dans tous les métiers, du bénévole au comédien, du projectionniste à la
réalisatrice. Faire son cinéma, soirée et dîner avec Jacques Gamblin : se
souvenir dun article
de Madame Figaro où Bernard Quiriny le voyait interpréter le VRP dIls
désertent onze ans auparavant.
Faire son cinéma : jai longtemps estimé nêtre quun spectateur lambda.
Peu assidu aux salles obscures, jaime « faire un film » à mes
interlocuteurs en racontant que Titanic doit être un des derniers que jai
vu. Cette plaisanterie nest pas exacte bien-sûr, mais la programmation dans ma
ville me donne rarement envie. Dune manière générale, entre les blockbusters et
les comédies franchouillardes, jy trouve rarement mon compte. Pourtant, je suis
« bon public », enfin, je me définis comme tel, capable de plonger dans les
images dès la première minute, parfois de verser une larme ; jestime avoir
des goûts éclectiques.
Dans mes premiers émois cinématographiques, figure Rêve de singe, le film
onirique de Marco Ferreri qui réunissait étonnamment Gérard Depardieu et Marcello
Mastroianni. Je lai vu à sa sortie en 1978 avec une amie, nous avions vingt ans
(devenue infirmière, elle a tragiquement disparu plus tard dans une mission humanitaire).
Quelques mois après, alors que je me morfondais à Paris, javais ressenti un
incroyable dépaysement et une grande quiétude après la projection du film de Mizoguchi,
Les contes de la lune vague après la pluie. Là encore, souvenir
particulier : cétait au Lucernaire, aucune ouvreuse navait guidé mes
pas vers la petite salle où nous nétions quune poignée de spectateurs. Dans
la quasi-obscurité, javais entendu une petite musique derrière une porte,
javais cru que cétait là
et je métais retrouvé sur une scène,
en face dune violoniste qui donnait un concert. Évidemment, la porte avait claqué
lorsque je men étais retourné discrètement.
De là, peut-être, vient ma passion pour les films asiatiques (et pour la violoniste
qui partage ma vie) : jai ainsi vu dernièrement et beaucoup aimé Asako, Séjour
dans les monts Fuchun, So long my son. Mais d'autres cinémas d'ailleurs
m'attirent : j'ai découvert récemment les films d'Ida Lupino et le touchant The
Bigamist.
Bref, suis-je réellement le spectateur naïf que jaime incarner ? Je fais
mon cinéma
(21/04/2023)
Les Islettes, cest un joli nom pour ce village de 700
habitants situés en Argonne, dans la Meuse à lOuest de Verdun, tout près du
département la Marne. Il me faut une heure pour my rendre par un dédale de petites
routes, désertes et campagnardes : un vrai régal lorsque jy suis allé la
première fois le 30 mars : forêts et chants doiseaux, coucous sur les
bas-côtés, quelques fermes isolées aperçues dans la trouée dune clairière.
Je my suis rendu pour la première séance dun atelier décriture,
destiné préparer le traditionnel Festival de lécrit organisé par
lassociation Initiales. Lannée dernière, cétait à Verdun,
lannée davant à Bar-le-Duc et cette année, voici les Islettes pour un
public en situation de handicap, hébergé en foyer.
Les participants sont venus en force cette année, 12 personnes, grâce au soutien de
Francine, qui mène seule la bibliothèque du village. Et 12 personnes fragiles mais
enthousiastes, heureuses quon sintéressent à elles. Un vrai bonheur.
Latelier durera 4 séances et, comme dhabitude, je le relate dès à présent
dans une page spéciale dévolue à la
rubrique Ateliers décriture :
découvrez les 2 premières séances !
(14/04/2023)
Lhomme debout, suite (voir épisode précédent),
mais sûrement pas fin
Les choses avancent uniquement parce que la réalisatrice Florence Vignon est pugnace,
sinon, en labsence de distributeur, le film se résumerait à une sortie dite
« technique » dans une seule salle à Cavaillon, prévue le 17 mai prochain
(pourquoi là-bas ? mystère
) : cest la seule solution proposée par
le producteur.
Quel est ce cinéma où on se soucie si peu de la sortie dun film sur grand
écran ?
Seraient ainsi annihilées les années passées à trouver les financements, à élaborer
le scénario, à trouver les acteurs adéquats, à faire les repérages, sans omettre la
musique, le montage, la qualité des prises de vues. Seraient oubliés les moments où
lon tourne vraiment, le travail déquipe, les dizaines et dizaines de noms qui
défilent dans le générique de fin, toute lactivité débordante ce que jai
découverte lors de ma journée à Valence.
Seraient rejetés tout le travail et la passion de Florence Vignon, actrice, scénariste,
réalisatrice, 30 ans de cinéma, 3 récompenses dont 2 Césars. Seraient également
passés sous silence le rôle de VRP fatigué de Jacques Gamblin (idem, 30 ans de cinéma,
14 récompenses dont 5 Molières et 3 Césars) et le rôle de sa jeune responsable,
interprétée par Zita Hanrot (César du meilleur espoir féminin en 2016).
Cest évidemment inadmissible, un vrai scandale
Donc, nous nous agitons, surtout Florence, qui a la délicatesse de mappeler
plusieurs fois par semaine pour me tenir au courant des derniers développements. Je tente
de laider comme je peux, modeste auteur dun roman adapté, sans aucune
connaissance cinématographique. Jélabore des argumentaires, je sollicite des
cinémas, jassiste avec elle aux projections quelle arrive à dénicher toute
seule : lundi 20/3, cétait dans les locaux de la SACD à Paris, applaudissements,
enthousiasme, comme à Tours en fin d'année et et aux 7 Parnassiens le mois dernier. Le
dimanche 16 avril, ce sera au Croisic, tout le monde soudé autour du film, Florence,
Jacques Gamblin, Thomas Chabrol et moi.
Voilà : le côté glamour du cinéma nest quun leurre. Ici, cest
le métier de saltimbanque qui prime : agiter nos clochettes et faire en sorte que ce
film ne passe pas inaperçu, au sens propre.
Dans mon livre et dans ce film, cest lhistoire dun vieux VRP qui vend du
papier-peint et dune jeune responsable qui doit le convaincre de partir en retraite.
Intrigue commune, ordinaire comme notre vie même. Ordinaire en effet est ce cinéma où
on se soucie si peu de la sortie dun film sur grand écran ; singulier est le
résultat qui nous oblige à jouer nous-même, Florence Vignon et moi, les VRP pour
proposer notre
« toile ».
Quelle splendide mise en abyme ! Lexistence de ce film et son importance sociale se
justifient ainsi delles-mêmes.
(24/03/2023)
Lhomme debout : cest le titre du film
adapté de mon roman Ils désertent.
Laventure de ce film a commencé (il y a maintenant 9 ans !) sous le titre Léchappée
belle et jai eu la chance dêtre invité à une journée de tournage à
Valence, 2 ans auparavant, fin avril 2021, en pleine pandémie (voir en Notes décriture et en Webcam le 07/05/2021).
Mais le cinéma est une chose complexe et, depuis 20 mois, nous attendons la sortie de ce
film. Je dis « nous », car jai noué depuis une belle relation avec la
réalisatrice Florence
Vignon. Nous nous tenons en effet au courant très régulièrement des aléas de cette
sortie qui se fait attendre.
Pourtant tout est achevé, montage, version définitive et jai suivi avec bonheur et
attention toutes les étapes, depuis le premier visionnage en salle en mars 2022,
jusquau dernier montage du film, à sa première projection publique à Tours le 26
novembre sous le nouveau titre Lhomme debout (choisi par Florence et
moi) dans le cadre des 50 ans de la Cinémathèque Française, dans une version encore
techniquement imparfaite.
Et enfin, il y a eu le lundi 13 février dernier la toute première projection de
lultime version déposée de Lhomme debout. Pour cet évènement, nous
avons sollicité, Florence et moi, nos relations : il sagissait de remplir la salle
parisienne de 250 places des 7 parnassiens réservée à cet effet par la production. Pari
tenu ! Au jour J et à lheure idoine, jai eu le plaisir daccueillir
beaucoup damis et de connaissances (et je mexcuse de ne pas avoir été
suffisamment présent dans cette cohue
). Grand plaisir aussi à revoir Claudio et
Sylvia, universitaires turinois, passionnés de littérature et de cinéma, avec qui nous
avons passé des heures délicieuses les 2 jours précédents.
A linstant de vérité, devant toute léquipe et la plupart des acteurs, dont
Jacques Gamblin et Zita Hanrot, les personnages principaux de Lhomme debout, nous
avons retenu notre souffle, jusquà ce que quelques rires percent lobscurité
(il ne sagit pas dun film comique mais lhumour et lironie ne sont
pas exclus pour signifier lâpreté du monde du travail). Dans lombre,
furtivement, je guettais les visages et les expressions de mes voisins. Les yeux
semblaient happés par lécran, quelques sourires, aucun bâillement, ni de mines
renfrognées
Et, à la fin, les applaudissements étaient nourris !
Après, jai eu la chance déchanger avec beaucoup. Jacques Gamblin est très
heureux du résultat ; il paraît même quil considère ce film comme lun
de ses plus beaux rôles ! Tatiana Goussef, qui joue Odile, la comptable et ses
« cliquetis de colliers » (Ils désertent, p. 53) ne tarit pas
déloges sur la direction dacteurs et la perfection de tous les seconds
rôles. On vante la qualité de la prise de son, des images magnifiques sous la direction
dAurélien Marra, de la musique de Côme Aguiar, et la belle chanson de Mercedes
Sosa qui prend aux tripes (voir Pendant le week-end, de lami Piero).
Bref, ce très beau film si poétique avec tant de talents ne peut que me réjouir :
je suis un fan absolu !
Il est donc voué au succès et on me demande sans cesse quand et où le voir
sauf quaucun distributeur na pour linstant levé le petit doigt
pour le proposer en salle !
La défection dOrange Studio a réduit à néant lexistence de ce film, les
efforts de 9 années de préparation, le tournage et tout le travail dune équipe
pourtant expérimentée et talentueuse (pas moins dune dizaine de récompensés et
de nominés au César uvrent dans ce film). Cest un peu comme si vous aviez le
dernier ouvrage tant attendu de Patrick Modiano (qui a obtenu le Nobel de littérature en
2014, au moment où Florence Vignon décidait de ce film) et, que, une fois le livre
fabriqué, léditeur décidait de ne pas le vendre en librairie
INCOMPREHENSIBLE
La suite, on espère, sera plus favorable
Il faut quelle le soit !
(02/03/2023)
Jai lâme dun romancier. Et plus ma pratique
avance, plus cette tension se renforce. Dans mes premiers écrits, cette particularité a
peut-être été masquée par létiquette quon ma collée
d« écrivain du travail ». Central, Retour aux mots sauvages et
dernièrement Dernier travail ont mis en avant ma capacité à témoigner des
conditions professionnelles, à travers mon vécu notamment, ce qui fait quon a plus
retenu dans les romans que jai écrits, la partie documentaire que lapport
fictionnel.
Mais pour autant, cet apport fictionnel existe. Pour faire court, cest ma capacité
à laisser mon esprit divaguer, à inventer des personnages, des situations, bref, tout ce
qui fait lessence dun roman au sens classique.
Mes premiers livres ont cependant été marqués par ma réticence à légard des
formes traditionnelles. Jai été assez subjugué par les interrogations du Nouveau
roman, jusquà refuser de nommer mes héros de fiction principaux, comme dans Ils
désertent. Cet exemple est intéressant, car il montre les limites dune telle
exigence : pour ladaptation cinématographique (dont on va parler bientôt), il
a bien fallu les nommer.
Mais jai évolué et je ne rechigne plus à désigner les personnages qui traversent
mes récits : je bascule ainsi de plus en plus dans le côté obscur de la force
romanesque, en jeune padawan que je suis toujours.
Et justement, je me faisais la réflexion de lapport des rêves à mes romans. Comme
tout le monde, je dors et je rêve la nuit. Je fais partie de la catégorie des dormeurs
sans problème, tendance couche-tôt, lève-tôt. Me réveiller est souvent un bonheur, je
saute du lit avec entrain, surtout lorsque jai limpression davoir été
marqué par un rêve. Bien sûr, on ne se souvient pas toujours des images qui défilent
dans notre cerveau endormi. Mais certains songes nous imprègnent durablement. A force
jai fini par repérer ce qui fait mouche pendant mon sommeil. Ce sont généralement
des situations qui me donnent une impression de déjà vu. Par exemple je ressens toujours
beaucoup de satisfaction dans un rêve dans lequel je participe à une course à pied, ce
qui est assez récurrent. Quelque fois aussi je vole ou je bondis sur les toits, mais si
le mouvement me procure du contentement, les lieux que je traverse en songe sont
importants et me marquent : souvenir dun garage automobile, dune ferme
avec une charpente immense, dun hôtel gigantesque où je me perdais dans les
ascenseurs. Tous les rêves ne sont pas agréables toutefois : parfois jai un
train à prendre, ou je dois me rendre impérativement quelque part et des embûches
nombreuses mempêchent de le faire, des proches sexaspèrent de mon retard. Ce
qui est surprenant dans mes rêves, cest la logique qui englobe chacune des actions,
lapparente cohérence qui rend lensemble plausible.
Parfois, lorsque les rêves sont suffisamment puissants, on se réveille avec lenvie
de les continuer. Cest généralement au milieu de la nuit et on tente de poursuivre
laventure onirique dans un état de semi-conscience.
Souvent, on se réveille aussi à la fin dun cycle de sommeil, et on se laisse
porter par une insomnie tranquille en attendant dêtre à nouveau dans les bras de
Morphée. Cest à ce moment précis, dans cette attente sereine, que jessaie
de penser au roman en cours (J en ce moment). Je me remémore le dernier chapitre
écrit et je tente de continuer lintrigue. Ça ne fonctionne pas à tous les coups,
mais lorsque jy arrive, je suis capable les jours suivants de coucher sur le papier
tout ce que jai imaginé. Et là, plus question de témoignage ou dexpérience
personnelle à transcrire, ce que je relate est une fiction rêvée, ou un rêve de roman,
ce qui décuple encore ma sensibilité pour la fabrique de limaginaire.
Ainsi, mes romans sont inventions. Toutefois, comme pour les rêves que je fais, ils ont
lapparence du plausible, de la logique, les lieux et descriptions sont essentiels.
En fait, écrire un roman, cest mettre au clair des illusions, des reflets de nuit,
des éclats de lune.
(01/02/2023)
La réforme des retraites, cétait prévisible, menace
dêtre houleuse. A la veille où la manie française de descendre dans la rue
reprend du service, il est bon de se rappeler ce que disait Pierre Viansson-Ponté dans Le
Monde, deux mois avant Mai 68, dans un article intitulé « La France
s'ennuie », lui-même faisant référence à une expression du poète Lamartine
après la révolution de 1830, « La France est une nation qui s'ennuie ».
Avons-nous vraiment changé ? Il suffit de remplacer dans l'article Vietnam par
Ukraine, les morts au Biafra par les migrants noyés, télévision par réseaux sociaux,
ainsi apparaît, réactualisée 55 ans plus tard, les préoccupations d«une petite
France presque réduite à lHexagone ».
« Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, cest lennui. Les
Français sennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes
convulsions qui secouent le monde, la guerre du Vietnam les émeut, certes, mais elle ne
les touche pas vraiment. Invités à réunir « un milliard pour le Vietnam », 20 francs
par tête, 33 francs par adulte, ils sont, après plus dun an de collectes, bien
loin du compte. Dailleurs, à lexception de quelques engagés dun côté
ou de lautre, tous, du premier dentre eux au dernier, voient cette guerre avec
les mêmes yeux, ou à peu près. Le conflit du Moyen-Orient a provoqué une petite
fièvre au début de lété dernier : la chevauchée héroïque remuait des
réactions viscérales, des sentiments et des opinions ; en six jours, laccès
était terminé.
Les guérillas dAmérique latine et leffervescence cubaine ont été, un
temps, à la mode; elles ne sont plus guère quun sujet de travaux pratiques pour
sociologues de gauche et lobjet de motions pour intellectuels. Cinq cent mille morts
peut-être en Indonésie, cinquante mille tués au Biafra, un coup dEtat en Grèce,
les expulsions du Kenya, lapartheid sud-africain, les tensions en Inde : ce
nest guère que la monnaie quotidienne de linformation. La crise des partis
communistes et la révolution culturelle chinoise semblent équilibrer le malaise noir aux
Etats-Unis et les difficultés anglaises.
De toute façon, ce sont leurs affaires, pas les nôtres. Rien de tout cela ne nous
atteint directement : dailleurs la télévision nous répète au moins trois fois
chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis bientôt trente ans et
quelle nest ni impliquée ni concernée nulle part dans le monde.
La jeunesse sennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en
Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en
Pologne même. Ils ont limpression quils ont des conquêtes à entreprendre,
une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de labsurde à opposer à
labsurdité, les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de
Nanterre et dAntony pourront accéder librement aux chambres des garçons,
conception malgré tout limitée des droits de lhomme.
Quant aux jeunes ouvriers, ils cherchent du travail et nen trouvent pas. Les
empoignades, les homélies et les apostrophes des hommes politiques de tout bord
paraissent à tous ces jeunes, au mieux plutôt comiques, au pire tout à fait inutiles,
presque toujours incompréhensibles. Heureusement, la télévision est là pour détourner
lattention vers les vrais problèmes : létat du compte en banque de Killy,
lencombrement des autoroutes, le tiercé, qui continue davoir le dimanche soir
priorité sur toutes les antennes de France.
Le général de Gaulle sennuie. Il sétait bien juré de ne plus inaugurer les
chrysanthèmes et il continue daller, officiel et bonhomme, du Salon de
lagriculture à la Foire de Lyon. Que faire dautre? Il sefforce parfois,
sans grand succès, de dramatiser la vie quotidienne en sexagérant à haute voix
les dangers extérieurs et les périls intérieurs. A voix basse, il soupire de
découragement devant » la vachardise « de ses compatriotes, qui, pourtant, sen
sont remis à lui une fois pour toutes. Ce qui fait dailleurs que la télévision ne
manque pas une occasion de rappeler que le gouvernement est stable pour la première fois
depuis un siècle.
Seuls quelques centaines de milliers de Français ne sennuient pas : chômeurs,
jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire
concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins
abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis quils nont
pas le temps de sennuyer, ni dailleurs le cur à manifester et à
sagiter. Et ils ennuient tout le monde. La télévision, qui est faite pour
distraire, ne parle pas assez deux. Aussi le calme règne-t-il.
La réplique, bien sûr, est facile : cest peut-être cela quon appelle, pour
un peuple, le bonheur. Devrait-on regretter les guerres, les crises, les grèves ? Seuls
ceux qui ne rêvent que plaies et bosses, bouleversements et désordres, se plaignent de
la paix, de la stabilité, du calme social.
Largument est fort. Aux pires moments des drames dIndochine et
dAlgérie, à lépoque des gouvernements à secousses qui défilaient comme
les images du kaléidoscope, au temps où la classe ouvrière devait arracher la moindre
concession par la menace et la force, il ny avait pas lieu dêtre
particulièrement fier de la France. Mais ny a-t-il vraiment pas dautre choix
quentre lapathie et lincohérence, entre limmobilité et la
tempête ? Et puis, de toute façon, les bons sentiments ne dissipent pas lennui,
ils contribueraient plutôt à laccroître.
Cet état de mélancolie devrait normalement servir lopposition. Les Français ont
souvent montré quils aimaient le changement pour le changement, quoi quil
puisse leur en coûter. Un pouvoir de gauche serait-il plus gai que lactuel régime
? La tentation sera sans doute de plus en plus grande, au fil des années, dessayer,
simplement pour voir, comme au poker. Lagitation passée, on risque de retrouver la
même atmosphère pesante, stérilisante aussi.
On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique nest pas
dadministrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou
au moins de ne pas les empêcher, dexprimer en lois et décrets lévolution
inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des
horizons, de susciter des élans, même sil doit y avoir un peu de bousculade, des
réactions imprudentes.
Dans une petite France presque réduite à lHexagone, qui nest pas vraiment
malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les
événements mondiaux, lardeur et limagination sont aussi nécessaires que le
bien-être et lexpansion. Ce nest certes pas facile. Limpératif vaut
dailleurs pour lopposition autant que pour le pouvoir. Sil nest
pas satisfait, lanesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite,
cela sest vu, un pays peut aussi périr dennui. »
Pierre Viansson-Ponté, « La France sennuie », Le Monde, 15 mars
1968.
(18/01/2023)
2022 aura été une année de
publication pour moi avec Dernier travail. Ceci dit les années sans édition sont
plus rares que les années avec. Si je fais le compte depuis 2000 et mes 2 premiers romans
cette année-là, seuls, me semble-t-il, 2003, 2006 et 2013 auront été vierges de
parution. Toutes les autres années auront été occupées par des publications de
nouvelles, des éditions en poche, numériques, des participations à des ouvrages
collectifs, des rééditions augmentées ou des travaux universitaires, lorsque ma thèse
était encore en cours. Ma bibliographie doit approcher une trentaine dopus divers
et variés, ce qui double presque la liste « officielle » de mes romans.
Et 2023 alors, année sans rien ? Peut-être, si on excepte le travail en cours, le
roman au nom de code J, qui avance tranquillement et (jespère) sûrement. Ce
travail cependant restera dans lombre, et aucune publication nest prévue dans
les prochains mois, mais sait-on jamais ? Lannée nouvelle sera en revanche (je
lespère fortement aussi) lannée de sortie de ladaptation dIls
désertent au cinéma. Car le film existe : il est magnifique. Jespère
donner des nouvelles très bientôt.
(04/01/2023)
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