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Notes de lecture 2013
Avoir un corps, de Brigitte Giraud, Stock.
Brigitte Giraud continue une uvre sans tapage, discrète, belle et régulière. Je
les lis tous et les deux derniers sont Pas
dinquiétude (note de lecture du
12/10/2011) et Une année étrangère, (note de
lecture du 10/02/2010). Son écriture me paraît toujours traversée dune vraie
réalité, aucun misérabilisme, aucun héroïsme, juste le quotidien, âpre ou doux,
solide ou fragile. Avoir un corps,
néchappe pas à ce contexte, la conscience du corps dans notre décor, comment il
sy construit, grandit avec, comment nous jouons avec lui, avec celui des autres,
comment faire lorsque le corps vient à manquer comment le corps en fabrique un plus
petit, comment nos yeux, à leurs tours, le regarde grandir, nous sommes des poupées
gigognes. Un corps, rien de plus, et cest déjà beaucoup, rien de moins et il y a
matière den faire un récit, un roman où le corps simprime à la place des
mots, où les mots seront toujours approximatifs pour cerner la chair. Seule Brigitte
Giraud pouvait écrire cette difficulté dêtre, de se regarder, nous donner un
aperçu de nous-même sans que la prétention des âmes lemporte. Ici, on reste à
los, cest un compliment, cela nempêche pas les sentiments et bien sûr,
de constater que le dernier livre de Brigitte Giraud est une réussite.
(31/12/2013)
Béton armé, de Philippe Rahmy, la
table ronde.
Nous voilà frères jumeaux ! 11 ans (déjà !) après moi, cest Philippe
Rahmy qui obtient la mention au prix Wepler. Je suis heureux, cest mérité. Béton armé est le récit dun voyage brut de
décoffrage à Shanghai. On se doute, depuis que nous avons renoncé à nos idées
simplistes concernant la Chine, que Shanghai dépasse limagination. Cest une
mégalopole parmi dautres, une ville grouillante alors que nous continuons, chemin
faisant avec notre pain sous le bras à ignorer le monde de ceux qui mangent avec des
baguettes. Encore faut-il savoir restituer toute cette puissance qui défie notre vision,
coller des images dessus, savoir en restituer toute la fiction. Cest justement
lenjeu de Philippe Rahmy, de tenter de coller en dur quelque chose de fuyant, la
réalité entrevue, biaisée sous le prisme de la fiction. Philippe rajoute en plus une
contrainte : ses déplacements quune maladie invalidante rend difficile et qui
mesure la part de défi à cette épopée. Le mélange est servi par une langue belle et
juste, faite de surprises, de vérité et dirrationnel, de souvenirs et de temps
présent. Par moment, ce récit de voyage et ses péripéties au milieu dautre
écrivains (Philippe Rahmy était invité à linitiative de l'association des
écrivains de la ville) fait penser au texte magnifique de Claude Simon, Linvitation. Récit de voyage, oui, et
évidemment, cest un autre suisse qui vient en tête, Nicolas Bouvier : le
béton armé de Shanghai devient ainsi lusage du monde moderne. Tant quil
restera des Bouvier, Rimbaud, Baudelaire, Simon ou Rahmy pour sen étonner, allez,
cest que tout nest pas perdu.
(04/12/2013)
Le paradis entre les jambes, de Nicole Caligaris,
Verticales.
Cest un livre forcément troublant, un livre de « non pas ».
Non pas que le crime horrible : en 1981, à Paris, létudiant Issei Sagawa tue
une jeune fille dun coup de fusil, la dépèce et la mange.
Non pas que la victime, à jamais exposée : Issei Sagawa photographie le corps
mutilé, des photos circulent encore.
Non pas que le crime impuni : Issei Sagawa est reconnu fou et est libéré après
quatre ans demprisonnement.
Non pas que limmoralité : Issei Sagawa vit à nouveau au Japon et ses revenus
proviennent de son expérience de « japonais cannibale » quil médiatise
encore largement.
Non pas encore : Nicole Caligaris a attendu plus de trente ans avant de relater cette
histoire.
Non pas que la vérité : Nicole Caligaris dit avoir connu Issei Sagawa, lui avoir
écrit des lettres auxquelles il a répondu (Nicole, bien amicalement)
Non pas que le roman : distinguer auteur/narrateur, fiction/réalité, vérités
impossibles.
Non pas que lécriture : la recherche, la distance.
Non pas que le jugement : comprendre, étendre,
hommes, femmes, le désir.
Seule certitude, Le paradis entre les jambes
est un livre fort. On peut probablement dépecer nos vies, jamais les mots.
(23/10/2013)
Le Jardin des Plantes, de Claude Simon, La Pléiade,
tome 1.
Cest drôle, je voulais évoquer tous les trésors quon trouve dans
le tome 2 de La Pléiade, paru cette année et que jai reçu pour mon anniversaire
en Sicile (la lecture ardue des Corps conducteurs, le travail faramineux des Géorgiques,
le dernier souffle du Tramway, jen parlerai un jour, cest sûr). Mais
là, cest Le Jardin des Plantes qui figure dans le tome 1que jai envie
dévoquer. Cest une relecture approfondie. Comme pour Proust, il est
dusage de dire quon relit La
Recherche, ce nest pas (toujours) parce que ça fait bien de
le dire, mais cest probablement aussi pour tenter de cerner une uvre gigantesque
qui ne se révèle quavec patience et pas quà la première lecture. Pour
Claude Simon, cest pareil, il faut reprendre, relire, abouter ses souvenirs
précédents, laisser agir le souffle, se laisser porter, se construire un paysage solide.
Le Jardin des Plantes, avant dernier livre, du moins conséquent, est non pas
un résumé, ni une synthèse de sa vie, mais vraiment une élévation de tous les thèmes
qui ont jalonné sa vie. Retour en boucle donc sur toutes ses inspirations précédentes, la Route des
Flandres, Linvitation (ici, décuplée, magnifiquement remise en scène) ou
la désopilante anecdote du Désir attrapé
par la queue, cette pièce de Picasso, jouée
une seule fois en 1941, pendant loccupation, et que Claude Simon a été un des
rares à voir. Dora Maar lui lit les lignes de la main (« a un brusque
tressaillement en les examinant mais refuse de dire ce quelle y a vu »). Le jardin des plantes, donc, non pas comme une mémoire, mais la restitution
de beaux moments, dune belle vie digne de Lagarde et Michard si laventure du
Nobel nétait pas venue bousculer tout cela.
(16/10/2013)
Au
sud de la frontière, à l'ouest du soleil, dHaruki Murakami, 10/18.
Jai lu ce livre en Sicile cet été. Il ne ma pas laissé de
souvenir impérissable, cest le premier Murakami qui mennuie. Dans le même
genre (histoire de rencontres amoureuses), La
ballade de limpossible , du même auteur (voir ci-dessous, le 17/04/2013) me
paraissait plus réussi où peut-être que le film portant le même titre et réalisé par
Tran Anh Hung (L'odeur de la papaye verte) avait
su lui donner une épaisseur plus grande. Dans Au
sud de la frontière, à l'ouest du soleil, il se sagit pas de la rencontre
détudiants teenagers, mais dun
homme installé qui retrouve son amour de jeunesse. Impossible de me souvenir de comment
ça se termine, au sud de la frontière, à l'ouest du soleil, on s'y perd forcément :
balade de limpossible donc, la boucle est bouclée.
(02/10/2013)
Un sport et un passe-temps, de James Salter,
Points.
Premier véritable roman de Salter (enfin, cest mon opinion), Un sport et un passe-temps est paru en 1967. Son
titre est une citation du Coran : Noubliez pas que la vie en ce monde
nest quun sport et un passe-temps. Ceci posé, le livre de James Salter
sinspire de notes prises sur le vif de deux années passées en France, au début
des années soixante et, si dans son introduction, lécrivain avoue quil a
écrit son livre revenu à Downing street en
1964, lévocation française a inspiré
directement son écriture, notamment celle de Chaumont, où il habitait, même sil
situe laction de son livre en Bourgogne, à Autun. Ainsi, premier étonnement :
savoir quà lépoque où ma mère et mon père avaient sensiblement le même
âge que lui, étaient déjà dotés de deux marmots, nous étions voisins. Peut-être
ai-je rencontré Salter à cette époque, où plutôt me suis-je cogné à lune de
ces jambes sur un trottoir de Chaumont ou de Langres, je commençais ma carrière de gamin
étourdi. Il est aussi amusant de penser quune ou plusieurs filles de ma contrée
ont nourri sensiblement Un sport et un passe-temps, le
passe-temps rappelant le hors-temps quAnnie Ernaux utilise pour ces moments de
sports intimes. Et jaime à penser que quelques vieilles dames aux cheveux gris et
à démarche hésitante, sourient encore au rappel de quelques souvenirs gaulois avec des
militaires américains. Quelles filles de lEst nen ont pas connus ? Ma
grand-mère a même eu un enfant dun de ces soldats à la première guerre mondiale
et une tante garde encore une amitié légendaire avec un certain Bab, aviateur pendant la deuxième guerre.
Justement les aviateurs, combien ici se souviennent de Salter, probablement autant que de
Saint Exupéry et pourtant ils ont utilisé les mêmes pistes datterrissages et
écumé les mêmes guinguettes au bord de la Marne pour tromper lennui. Cest
pour ce même dessein que débarque Dean, un ami du narrateur, doté dune voiture
invraisemblable, une Delage quun ami lui a prêté. Dean rencontre Anne-Marie :
un sport et un passe-temps vont pouvoir commencer entre ces deux personnages, avec une
crudité pour lépoque (même à la parution du roman en 1967) qui suffira à James
Salter dêtre qualifié à vie de pornographe. Notons quAndré Hardellet, six
ans plus tard et en France, après la publication de Lourde
lentes, subira un procès pour outrage aux bonnes murs sur plainte de la Ligue
de défense pour lenfance et la famille. Aux Etats-Unis, on avait déjà oublié le
livre de Salter qui sétait très mal vendu, malgré la publicité de son éditeur
indiquant que le sport en question navait rien à voir avec le base-ball. Bref, à cette époque sans pilule,
cest Anne-Marie qui dirigeait les opérations, Dean pouvait-il laisser de côté
sans crainte le préservatif ? Et comment faire pour varier les plaisirs ? Si la
Ligue de défense pour lenfance et la famille (de Chaumont) était tombée sur ces
lestes descriptions plutôt que sur les évocations somme toute poétiques de Hardellet,
la partie de censure aurait été bien plus rigolote. Ceci dit, ce nest pas
lattrait principal de Un sport et un
passe-temps. Après avoir lu Un bonheur parfait
(voir dans cette même rubrique quinze jours auparavant), je partage lavis de James
Salter pour trouver Un sport et un passe-temps
plus lyrique, plus nostalgique aussi, et réalisant une peinture implacable de la petite société française des années
soixante. Ainsi, Dean repartant pour lAmérique : « La douce obscurité
du ciel dété le reçoit. Les feux sestompent, le bruit et, finalement toute
la France, invisible maintenant, réduite au silence, La France de toutes les saisons
plongée dans le silence de la nuit, est laissée sur place. ». Cétait
prémonitoire, non ?
(11/09/2013)
Introduction
au sommeil de Samuel Beckett, dEdith Msika, publie.net
On sait finalement bien peu de choses sur Edith Msika, un livre
chez P.O.L en 2002 ( Une théorie de
lattachement ), une présentation
déjantée sur le site de léditeur, un blog
mystérieux, cest à peu près tout. Voici donc en e-book, cette Introduction au sommeil de Samuel Beckett, tout
aussi étrange et rare. Dabord le titre fait un clin dil à Freud (Introduction à la psychanalyse) dont létude
obligatoire au lycée mavait autrefois ennuyé (mais intrigué par la partie Interprétation
des rêves, je crois me souvenir). Ici aussi, cest de sommeil quil
sagit, mais peut-on rêver mieux que Samuel Beckett, profil daigle pour nous y
conduire ? Décollage garanti. Donc, la narratrice (le narrateur) dEdith Msika
dort, et profondément. Elle invente même un mot pour cela : la
« sombrade ». Et rien dautre ou si peu, hormis cette histoire à dormir
debout : cest pour cela quon comprend la convocation de Beckett. Grand Samuel,
viens à mon secours ! Puise dans tes mots, tes Godot,
tes Malone, ton ennui, tes intrigues, retourne
les sens et bat en Brecht la psy ! Cest réussi : Beckett est complaisant
et le livre de Msika plaisant.
(28/08/2013)
Un bonheur parfait, de James Salter, éditions de
lOlivier
James Salter est limage même du héros américain : pilote valeureux pendant
la guerre de Corée (cependant pas daffabulation comme Faulkner à ce sujet),
écrivain couillu comme Hemingway, il ressemble un peu à Clint Eastwood, même rudesse
dapparence mais doté dune grande sensibilité. Il faut lire Un bonheur parfait pour sen rendre compte.
Traversée dun couple heureux, qui a tout au départ, beauté, prospérité et
passion réciproque. Pourtant au fil des ans, ce quon projetait sémousse, les
choix de vie quon naccomplira jamais, la réussite personnelle, tout cela
contribue à déliter cette famille modèle. Véritable réflexion sur la quête vaine du
bonheur, James Salter nous livre sans concession une histoire à la fois simple et
attachante.
(21/08/2013)
Tête-bêche, de Liu Yichang, Picquier poche.
Si la couverture montre une scène emblématique du film de Wong Kar-wai In the mood for love, le roman de Liu Yichang
na quun rapport lointain avec lintrigue du film. En effet, dans le
livre, se croisent sans jamais se rencontrer un vieil homme obnubilé par son passé,
Chunyu Bai, et une jeune femme attirée par la modernité galopante de Hong-Kong, A Xing.
En revanche, les rêves de succès de lune et les souvenirs de lautre
dépeignent dune manière magistrale et incessante la ville nouvelle qui éclate
dans les années 60. Population, insécurité, flambée des prix, loisirs et
consumérisme, une population sans complexe cohabite tant bien que mal, et il nest
pas étonnant que le cinéaste ait été tenté de placer cette ambiance en toile de fond
où finalement les solitudes ne se mêlent jamais vraiment.
(17/07/2013)
Objet Beckett,
catalogue de lexposition, coéditions Centre Pompidou/IMEC.
Cest un bel objet que ce livre : couverture bleu nuit, sobre, on dirait un de
ces carnets quon achète pour y noter des choses précieuses. Beaucoup de planches
en couleurs, reproductions de tableaux de Avigdor Arikha, Henri Hayden, Bram Van Velde sur papier cristal ou brillant, des
manuscrits de Beckett, des lettres, des photographies, bref, tout ce qui fait lâme
de cette exposition que javais visitée en 2007, que javais presque oubliée
et dont jai retrouvé la brochure dans mon bureau (Nathalie Leger - voir ci-dessous
le Supplément à la vie de Barbara Loden - était commissaire de cette
exposition). De très beaux textes accompagnent ce catalogue, rédigés par Pierre
Bergounioux, Eric Chevillard, Pascale Casanova, Jude Stefan, Paul Auster et bien
dautres. Bref, une plongée dans lunivers beckettien qui me rappelle la visite
impromptue que javais faite à sa maison dUssy en 2005 (voir en Notes
décriture).
Au dos du livre, en guise de 4° de couverture, retenir ceci :
Essayer encore.
Rater encore. Rater mieux.
Try again.
Fail again. Fail better.
Samuel Beckett
(03/07/2013)
Lotus Seven, de
Christine Jeanney, publie.net.
A la base, il y a le
feuilleton Le prisonnier qui passe sur les petits écrans au
moment où la plupart des français séquipent en postes de télévision et qui
leurs permettront de voir, quelques mois plus tard, Mai 68 en direct. La narratrice est
trop jeune pour y déceler comment le monde bouge. A six ans, le monde reste stable :
calée dans les bras de son père, elle regarde savancer la grosse boule blanche et la
Lotus Seven du héros Bruce Chapman incarné par Patrick McGoohan au générique du
feuilleton. Et puis le temps passe et les souvenirs restent comme on lit parfois sur les
plaques de cimetière : son père y est, justement. En apparence, on peut
difficilement lier les deux évènements, un feuilleton étrange regardé il y a des
lustres dans la sécurité enfantine, et la mort dun père, alors quon est
adulte et quil est malade (en face de son lit, contemple la photo de mon enfant
quil a porté sur ses épaules, si fier). Pas grand-chose en commun, constate
Christine Jeanney : Bruce Chapman ne révèle rien de ces choses uniques
quil connaît, avance en sens inverse, nous nous croisons dans le courant. Mais
faut bien se rendre à lévidence, le point de rencontre est celui-ci : nous
sommes tous daccord pour fuir la boule blanche, et sincères. Cette sincérité
mesurée, sans apprêt, est la grande réussite de ce texte, avec la manière de creuser
encore et toujours une réflexion mais sans chercher à tout prix dexplications : dénouer
nest pas une bonne idée, le nud, cest nous. Pour écrire ce récit,
tout en tension, il fallait une méthode, une contrainte pour trouver le courage
daborder la disparition. Christine Jeanney a rédigé ce texte magnifique en sept
épisodes de 48 minutes comme pour Le Prisonnier : 1 mot pas seconde, 1
paragraphe par minute : la mesure exacte dune plongée dans lenfance
entre les bras dun père.
(19/06/2013)
Dix
livres emblématiques :
- Lîle au
trésor, de Robert-Louis Stevenson : lu à douze ans en BD, des dizaines
de fois chez mes cousins, Ah ! le moment où Jim est poursuivi dans les haubans par
Maître Hands.
- Paris au mois
daoût, de René Fallet : lu à vingt ans, le livre qui ma
sauvé la vie (si, si
).
- Tendre
bestiaire, de Maurice Genevoix : lu à vingt-huit ans sur une plage en
Corse avec le soleil et le bruit des vagues en fond.
- Feuilles de
route, de Blaise Cendrars, lu à trente-cinq ans, et ce, pourquoi ce site.
- Dix heures et
demie du soir en été, de Marguerite Duras : lu, relu, vu le film (avec
Romy Schneider), le relirai : mystère de la simplicité de Duras.
- LEnterrement,
de François Bon, lu à trente huit ans, ce pourquoi Central
- Mal vu mal dit,
de Samuel Beckett, lu à quarante ans dans un fastfood (Beckett ne se lit que par
effraction et dans des lieux improbables).
- La Route
des Flandres, de Claude Simon, lu à quarante ans, grand choc, ce pourquoi Composants
- A la recherche du
temps perdu, de Marcel Proust, écouté en cassettes audio en descendant en
voiture en Sicile (deux mille kilomètres, il faut bien cela)
- Journal littéraire,
de Paul Léautaud, commencé une fois arrivé en Sicile, après Proust (en fait,
il ma fallu trois mois pour digérer les six mille pages).
(12/06/2013)
Ménélik et nous, de Hughes Le Roux, Librairie
Nilsson
Dabord, il y a lhistoire de ce livre, probablement déniché dans une
foire aux livre dAmnesty, je ne vois pas où autrement je me le serais procuré. Il
a été écrit en 1901, publié à la suite et jamais réédité. Le cartonnage de sa
couverture représente sous le titre un portait du fameux empereur dÉthiopie. En
réalité, si je ne me souviens plus quand et dans quelles circonstances jai acquis
ce livre, je sais très bien pourquoi : cest à cause de Ménélik que le
scandale dun Rimbaud vendeur darmes est parvenu jusquà nous. En effet,
le poète, alors au Harar, sassocie avec Pierre Labatut pour convoyer des fusils
quachète Ménélik, qui tente dunifier son pays à grands coups de canon.
Après bien des péripéties, laffaire ne se fera pas et Rimbaud y laissera une
bonne partie de son investissement. Quatorze ans après ce triste commerce et dix ans
après la mort de Rimbaud, le journaliste Hughes Le Roux voyage à son tour en Éthiopie,
alors que Ménélik est au faîte de sa puissance. Ce récit est ainsi rédigé à la
gloire de lempereur qui a grandement facilité les déplacements de lauteur et
permis une chasse à léléphant. Il y est dépeint comme un homme sage,
sinspirant fortement de loccident. En réalité, toute la prose dHugues
Le Roux est bien insérée dans cette époque où lexotisme colonialiste na
pas véritablement évolué depuis que Flaubert a voyagé en Égypte avec Maxime du Camp,
cinquante ans auparavant. De nos jours, la désinvolture avec laquelle Hughes le Roux
chasse à tour de bras les antilopes et autres animaux ferait frémir, mais replacée dans
son contexte, cest toute la complexité de lépoque et des rapports entre
occident et Afrique qui réapparaît. Le récit dHugues Le Roux est précis et
agréable à lire. Un des attraits évidents de celui-ci est de revenir (sans qu'il le
sache) sur les traces de ceux qui ont connu Rimbaud. En effet, on y croise par exemple
Alfred Ilg, avec qui Rimbaud a entretenu une importante correspondance et qui est devenu,
entre temps, un émissaire important de Ménélik. Laffaire de nombreuses ventes
darmes à Ménélik dans les années 1880 est également évoquée avec les mêmes
protagonistes, ajoutés de Paul Soleillet et Léon Chefneux que Rimbaud a connus et qui
avaient noué de bonnes relations avec le roi dÉthiopie. Rimbaud est inconnu dans
le livre d'Hugues Le Roux. En effet, lorsque Rimbaud décide en lannée 1885 de
vendre à son tour armes et munitions, cest déjà trop tard : Hugues Le Roux
précise que le Comte Antonelli, en Italie, désireux de placer le pays sous protectorat
de lItalie, « lui fit venir force fusils » ; « ses cadeaux
étaient bien faits pour séduire le roi », ce qui affirme lidée du naufrage
financier de Rimbaud, Ménélik disposant dun stock important gratuitement acquis,
par conséquent lui avait proposé de les acheter à un prix dérisoire. Quant à Hughes
Le Roux, il termina conseiller général du canton de Rambouillet et mourut en 1925.
(05/06/2013)
Supplément
à la vie de Barbara Loden, de Nathalie Léger, POL.
Drôle de livre mais on peut comprendre : lhistoire du cinéma est souvent
assortie de drames tellement romanesques que même un romancier à limagination
débridée naurait pas imaginés. Cest, par exemple, The Misfits (Les
Désaxés) et les coups du sort qui senchaînent : dernier film achevé de
Marylin Monroe, en prise directe avec sa séparation dArthur Miller, la mort de
Clark Gable quelques jours plus tard. Cest le très beau film de Jacques Demy Les
Demoiselles de Rochefort et la disparition accidentelle de la « sur
jumelle » Françoise Dorléac en partant assurer la promotion du film. En ce qui
concerne Barbara Loden, actrice et épouse dElia Kazan, le livre que lui consacre
Nathalie Léger sinspire du seul film Wanda quelle ait jamais réalisé
(et dans lequel elle tient le rôle principal). Sa mort prématurée en 1980, dix ans plus
tard, forme le drame qui sajoute à cette étrange histoire, toute en retenue et
dévoilement. Justement, retenue et dévoilement, cest exactement cette voie que
voulait explorer Nathalie Léger. Ce sont des thèmes romanesques, mais au sens de la
fabrication du roman : comment raconter la réalité que lon a vécu, comment
sapprocher le plus possible de la vérité et combien celle-ci vient justement
donner lillusion du détachement, fabriquer une distance, poser un voile. On sait
combien Marguerite Duras a aimé ce film, on se doute pourquoi Nathalie léger, auteur des
Vies silencieuses de Samuel Beckett (note de lecture du 06/01/2010) sest intéressé à Wanda/ Barbara Loden. En plein
féminisme militant, Wanda, qui subit sans cesse et se prend la vie en pleine poire, est
à contre courant dune image quon aimerait victorieuse. Comment raconter un
film si puissant ? Nathalie léger en fournit une recette parfaite : appelée
pour écrire une notice, la narratrice se prend de passion pour Wanda/ Barbara Loden,
décrit des scènes du film et les rattache à sa propre histoire ainsi que celle de sa
mère, toujours et encore la retenue et le dévoilement Parce que, finalement, le
supplément que Barbara Loden et Nathalie Léger veulent nous léguer tient dans cette
universalité, ce nest pas rien (voir également en Note décriture).
(29/05/2013)
Blanc doubli, de Gil Melison, les éditions
oléronaises.
Cest sous le pseudo dEven Gil, que Gil Melison publie son premier roman.
Etonnant pour celle qui écrit depuis longtemps des recueils de poésies, des nouvelles et
des pièces de théâtre. A la faveur dun concours organisé en 2012, Les éditions
oléronaises ont publié avec bonheur ce récit. En guise de préambule, Gil cite George
Sand : « loubli est le vrai linceul des morts ». Loubli,
cest ce qui guette Anne-Laure Zeimer, pas la peine den dire plus. On sait
quelle est dans un hôpital au « trop long séjour » comme dit Gil. Les
chapitres sont des jours de la semaine, mais cest nous, lecteurs, qui lui rendons
visite, qui rythmons ce temps. Elle en est bien incapable, elle ressasse des images, des
souvenirs, elle sétonne, remarque le ballet des soignants, des médecins,
dune famille quelle ne reconnaît plus. Elle dérive et tout lart de Gil
est de ne jamais appuyer sur cette vie qui senfuit et samenuise. On suit
Anne-Laure dans ses errances, un chat la guette sans cesse, un matou inquiétant. Ils me font croire que je pénètre dans le néant,
dit-elle, mais elle sait bien que cest elle qui tracera la dernière phrase, le
dernier mot, empêchera le blanc absolu dune page et loubli définitif qui
sensuit.
(22/05/2013)
Remonter la Marne, de Jean-Paul Kauffmann, Fayard.
Je dois avouer que jétais assez circonspect en découvrant cet
ouvrage : je ne voyais pas ce quil pouvait y avoir dextraordinaire à Remonter la Marne. Javais vite classé ce
livre dans une sorte de récit de voyage à la Stevenson dans les Cévennes (mais sans
lâne), un récit de plus de marcheur compulsif du type Compostelle, bref, je ne
voyais pas doù pouvait surgir le dépaysement, dautant plus que la Marne, je
connais. Et cest sans doute parce que ce nom est si intimement ancré en moi que
lintérêt dun tel livre men a été caché jusquà ce que
jentame le récit de ce périple. Mais cétait sans compter la profondeur du
discours de Jean-Paul Kauffmann qui raconte ainsi sa remontée de la Marne, au sortir de
Paris et jusquà sa source. Dabord, il faut mesurer lexploit : il y
a tout de même 500 km à accomplir. Ensuite, il faut apprécier
lopiniâtreté : le monde moderne a tellement défiguré les paysages que
suivre les berges dune rivière de bout en bout est quasiment impossible. Il faut
ainsi rendre hommage à la ténacité de lauteur et surtout à la quête quil
a entreprise et qui nétait pas seulement la recherche dun exploit mais bien
la mesure dune rivière et de la vie qui lentoure, des rencontres à faire et
de linévitable confrontation justement avec le monde moderne. Combien les zones
périurbaines, à commencer par la sortie de Paris sont bien observées et racontées.
Remonter la Marne devient ainsi une sorte de manuel de géographie qui se confronte à
lhistoire et à la sociologie. De nos jours, la banalité dune rivière de
lEst fait oublier la fameuse frontière naturelle qua pu représenter un tel
affluent. Bataille de la Marne bien sûr mais nous oublions aussi les bienfaits que les
cours deau ont apporté : sans eux, la sidérurgie naurait pas eu son
berceau en Haute-Marne, sans la Marne, le vin de Champagne naurait pas existé. Je
me repends ainsi platement davoir un instant imaginé que ce livre Remonter la Marne pouvait être convenu. Il est
dune force peu commune, il rend hommage à ce que javais oublié, quelque
chose qui me semblait aller de soi, être moi-même issu dun pays, avec une
rivière. Je suis particulièrement ébloui de la justesse et de la précision avec
laquelle Jean-Paul Kauffmann relate ses rencontres, lui qui a traversé toutes les villes
et les villages qui bordent la Marne : la ville que jhabite, Saint-Dizier, est
saisie avec une acuité parfaite, les sentiments à la fois collectifs de délaissement
mais aussi de luttes individuelles contre labandon sont exactement rendus. Et
finalement, je me suis aperçu que je connaissais aussi mon coin de rivière, en passant
par Langres, ma ville natale et jusquaux sources de la Marne, terrain de jeu de mon
enfance. Et je découvre que jai finalement passé ma vie non pas à remonter la
Marne comme Jean-Paul Kauffmann, mais à la descendre, à aller vers la capitale comme
commencement de toutes choses (voir en Etonnements). Le récit de ce périple est à lire
au même titre que les voyages dUlysse : cest mieux quun roman,
cest un poème épique.
(15/05/2013)
Lherbe
des nuits, de Patrick Modiano, Gallimard.
Commencer par « Pourtant je nai pas rêvé. » est forcément un comble
pour un roman. Le terminer par « Mais, chaque jour le temps presse et, chaque jour,
je me dis que ce sera pour une autre fois.» est un constat réaliste sur le pouvoir,
justement, de la fiction. Entre les deux, un récit à la Modiano, c'est-à-dire, plein de
souvenirs, de traces (ce carnet aux notations imprécises auquel se réfère sans cesse le
narrateur). Lhistoire est celle dun homme qui enquête sur une part obscure de
son passé, sur une femme quil a connue autrefois, brutalement partie, à la suite,
on le suppose, dun meurtre, enfin dune histoire suffisamment grave pour que le
narrateur ait fait lobjet dune enquête de police. On laura questionné
sur ses relations, les relations de la jeune femme, autant de personnages énigmatiques
dont les souvenirs réapparaissent. En réalité, le livre montre combien il est difficile
de se souvenir, de rester objectif et dessayer de trouver une logique à nos actes,
donc à notre vie. Et entre les deux phrases, celles de l'incipit et de la fin, cest
bien le constat de la fiction et de son impossibilité que Patrick Modiano réussit à
mener en parallèle.
Dans la très belle interview Echenoz/Modiano que javais déjà cité à propos de 14,
dEchenoz (note de lecture du 20/02/2013), Patrick Modiano se livre un peu plus sur
la genèse de ce livre : « L'époque était en effet nuageuse, ou plutôt
brumeuse. Je n'avais pas encore atteint la majorité des 21 ans, je vivais dans la marge,
j'étais une sorte de passager clandestin dans Paris. Je côtoyais alors des gens qui,
indirectement, appartenaient à un monde louche, je fréquentais des lieux bizarres et il
y avait, ici et là, des indices de ce qui allait devenir l'affaire Ben Barka. ».
En effet, restons dans la brume, le livre sy prête magnifiquement.
(24/04/2013)
La ballade de limpossible, dHaruki
Murakami, 10/18
Jai lu deux livres à lîle Maurice, Le sermon sur la chute de Rome, relaté la
semaine précédente, et jai entamé lépais roman La ballade de limpossible, de Murakami. Je
lai continué largement dans lavion du retour et lai achevé à la
maison. Litinérance et les vacances conviennent bien à Murakami. Déjà,
lannée précédente, javais lu la trilogie 1Q84 en Sicile. La ballade de limpossible est toujours une
ode à la jeunesse, celle que lon voudrait éternelle, thème persistant chez cet
auteur. Ici, un homme se souvient de lannée de ses vingt ans (en 1969) et des
rencontres avec deux jeunes filles, Naoko que le suicide dun ami commun a marquée
à jamais, et Midori, que la vie na pas non plus épargnée. Lintrigue peut
paraître banale, mais on retrouve dans ce livre ce qui fait le charme des romans de
Murakami, létrange solitude des étudiants (qui semblent tous vivre de façon
autonome, sans famille) et une franche sensualité que sert de manière très efficace une
narration précise et réaliste. Ce roman a été écrit en 1987 et il a fallu attendre 20
ans pour qu'il soit traduit en français. A noter qu'une adaptation cinématographique,
sous le même titre, a été effectuée par Tran Anh Hung, également réalisateur de L'Odeur
de la papaye verte.
(17/04/2013)
Le sermon sur la chute de Rome, de Jérôme
Ferrari, Actes Sud.
Javais un a priori sur ce livre.
Dabord le titre ne me plaisait pas. Comme pour La
théorie de linformation de Bellanger, il y avait ce petit côté donneur de
leçon. Et comme je me méfie des a priori,
javais décidé de lire ce livre.
Jy ai pris beaucoup de plaisir : lhistoire est bien construite, les
personnages sont attachants et la langue est parfaitement équilibrée. On se prend de
passion pour le grand-père Marcel, on sénerve devant Libero et Mathieu, on
sattache à Aurélie, voilà pour lintrigue. Mais là où Jérôme Ferrari est
sans doute le plus persuasif, cest lorsquil réussit à nous montrer comment
on arrive à renier ses rêves, comment le quotidien arrive à nous user. Et qui plus est
en Corse. Sans être un spécialiste, jy suis tout de même allé cinq fois de
suite, toujours dans le même village, et suffisamment pour être invité à taper le
carton avec linstituteur et quelques habitants viscéralement attaché à leur île.
Jai retrouvé dans ce livre cette manière dêtre, à la fois fière et
rigide, la curiosité pour autrui mais les réticences à louverture, cette façon
de se protéger soi-même dans un endroit clos où chacun sait à tout moment ce que vous
faites. Le sermon, bien sûr, relie le passé dAntioche et la chute de Rome
annoncée, cest bien dune morale quil sagit et Jérôme Ferrari
réussit le tour de force de lintégrer avec naturel dans notre époque
contemporaine. Et que, par le biais de la littérature, on puisse y parvenir, cest
déjà dune grande portée.
(10/04/2013)
Les lisières, d'Olivier Adam, Flammarion :
Bon, ça partait mal : le héros, écrivain reclus en province, un rien cynique, un chouia
frimeur, un peu délaissé, se mettait à dos tout le monde. Norbert Chougnard de
première, il traînait sa carcasse, ou trop encombrante, ou trop maladive, jusqu'au fin
fond de la banlieue qui l'avait vu naître, avant d'encombrer ses parents, sous prétexte
qu'il pouvait tout même s'en occuper un peu, mère malade, père indifférent et frère
énervé. Et ça vous donnait des leçons en plus : largué par sa femme, il cultivait sa
rancur, séduisait une amie d'enfance qui se retrouvait en psychiatrie, déployait
de subtils plans où il avait toujours le beau rôle, l'incompris, celui qui fait pourtant
des efforts, celui qui tape parfois (mais toujours avec discernement les méchants), bref,
ce cowboy était plein de clichés, à un tel point qu'on se demandait si nous, lecteur,
on n'allait pas le détester copieusement aussi.
Et puis on apprend que l'auteur, Olivier Adam, ressemble à ce narrateur, mêmes
inspirations, même goût pour le Japon, la Bretagne. Or, principe numéro un de toute
lecture : ne pas confondre auteur et narrateur. Beaucoup se sont fait avoir : il y a eu
les pours, les contres, fallait-il lire Les lisières qu'on promettait dés sa
sortie aux plus hautes distinctions ? Pour ma part, je préfère retenir de ce livre,
au-delà de toute polémique, ce pourquoi je l'ai apprécié, quelques remarques sur un
monde, un milieu qu'il connaît bien, et s'il pousse à la caricature, finalement c'est
bien au lecteur de ne pas se faire prendre dans ses filets.
(27/03/2013)
La mort de près, de Maurice Genevoix, La table
ronde :
Après 14, de Jean Echenoz évoqué il
y a quinze jours dans cette rubrique, jai eu envie de relire La mort en face, de Maurice Genevoix, récemment
réédité avec une très belle préface de Michel Bernard, admirateur inconditionnel,
comme moi, de lécrivain (de Michel Bernard, lire Pour Genevoix, note de lecture du 30/05/2012). La mort de près reprend les mois terribles de cette guerre
qua connue lauteur, sauf quentre Ceux
de 14, écrit dans lurgence et la reprise de ses souvenirs, il sest
écoulé 57 ans. La mort de près raconte les étranges rendez-vous de Maurice Genevoix
avec la grande faucheuse, dont toute la barbarie consistait à arracher les vies de
camarade de tranchées quon ne prenait pas le temps de connaître. Maurice Genevoix
na pas fait de figuration dans cette guerre. Nommé lieutenant, il conduisait ses
hommes à lassaut, c'est-à-dire à tuer pour ne pas être tué. Il a joué sa vie,
à cru être invincible dans cette horreur absolue. Il a vu la mort par trois fois. La
première fois, un bouton doré de son uniforme dévie la balle dun fusil, la
deuxième fois, une bombe éclate si près de lui que sa « volée
meurtrière » passe au dessus de lui. La troisième fois, plusieurs tirs lui déchirent
le bras. Après une longue convalescence, il entreprendra luvre monumentale de
Ceux de 14. Mais pourquoi entreprendre ce récit plus dun demi-siècle
après ? Maurice Genevoix est alors un homme à lautomne de sa vie. Il na
plus rien à prouver, il est secrétaire perpétuel de lAcadémie et romancier
reconnu. « Seulement entre mon témoignage dhomme jeune et celui qui me
requiert maintenant, il y a la durée dune vie, son poids, peut-être sa
sérénité. [
] il me semble que nous pouvons, lui et moi, confronter nos
témoignages, les unir, en accroître ainsi la force et en prolonger
lécho. ».
« Tout homme est solidaire », cest ainsi que débute ce récit terrible
mais nécessaire.
(20/03/2013)
Décor Lafayette, dAnne Savelli, éditions
Inculte
Plusieurs semaines que je retarde le moment : parler de DL (Des
Elle, comme dirait Christophe Grossi), ça me tétanise. Déjà pour Franck, javais usé toutes mes rubriques (le
11/11/10) pour évoquer ce livre et je sais de même que je ny couperai pas pour
celui-ci, tant ça me paraît important. Et puis, beaucoup denthousiasmes ont déjà
été signalé sur ce livre, là, là et ici et là
encore. On peut lire le récent et très complet article de Médiapart et, surtout, écouter dedans Anne lire de larges extraits
ou prendre son temps aussi pour écouter la longue interview de trente minutes. Tout cela
mintimide. Je pourrais commencer par des phrases toutes bêtes : cest un
livre important, fragmentaire, tellement polyphonique, auditif, spectral, tout
lenvers du décor, tout lendroit des Lafayette, galeries, général, rues
adjacentes, traversières, cest Paris, cest la Chine, cest DL, des
îles, ils, elles, des ailes du désir, tout ce qui taraude infiniment après la lecture. DL, dont la belle couverture or ma
accompagné pendant des semaines (en page daccueil de cette mise à jour, le livre
dans son ambiance jaune photographié à lhôtel à Bron), DL comme Dire Longtemps ce que lon
ressent, et pour moi, cette pointe de jalousie devant cette incongruité écrite :
exactement, précisément, nettement, absolument, ce que jaimerais faire, en suis
incapable, laisser éclore la fragmentation des idées, des sons, des mots, et que tout
cela éclate enfin : entrer dans le Décor
Lafayette. On pourrait parler des heures que tout ce que ce livre nest
pas : roman au sens traditionnel, poésie au sens commun. On pourrait évoquer
pourquoi ce livre plaît tant, lémotion à létat pur, la torsion des mots.
Des exemples ? Impossible, il faudrait tout citer, remarquer les imbrications :
guetteur du jour, lecteur, géante, Angélina, Védrines, un homme à aimer quel que soit le sens du verbe, se
dit-elle, et tant pis pour le non-retour. Ce livre est un aller simple uniquement,
vous croyiez juste partir faire des courses, aller aux Galeries Lafayette : dun
tel livre on nen revient jamais, on n'y revient toujours.
(13/03/2013)
Rimbaud
ailleurs, Jean-Hughes Berrou, Jean-Jacques Lefrère, Pierre Leroy, Fayard
En réalité, Rimbaud ailleurs, recueil de photographies (de Jean-Hughes Berrou),
assorti des textes de Jean-Jacques Lefrère et Pierre Leroy, est le dernier tome
dune trilogie inséparable, dont le premier exemplaire, Rimbaud à Aden (avec
la fameuse photographie retrouvée du poète) est paru en 2001. A suivi un Rimbaud au
Harar, en toute logique, lannée suivante et Rimbaud ailleurs
simpose en guise de conclusion en 2004 avec ce titre magnifique. On commence ainsi
par les paysages exotiques dAden ou du Harar, et on termine étrangement par les
vues si familières de nos régions : un ailleurs
Un ailleurs, en effet :
jai la chance, comme Rimbaud, de mêtre aventuré au Yémen, pas très loin
dAden, il aurait fallu se laisser glisser le long de la mer Rouge, mais les traces
du poète les plus proches, de Charleville à Charleroi, de Fumay à Roche me paraissent
toujours les plus exotiques. Cest pourquoi ce Rimbaud ailleurs est celui que
je trouve le plus émouvant. Cest aussi dans ce recueil que jai choisi la
photographie de couverture dIls désertent : page 45. De toute manière,
elles sont toute magnifiques et les textes qui les accompagnent apportent un éclairage à
la fois précis et prenant : on est dans les lieux, on a 17 ou 19 ans, à
légal du poète. Deux dates ouvrent le chapitre sur Roche, Voncq et Attigny (seul
regret, cest quil ne soit pas fait mention dAndré Dhôtel, natif de
cette commune, auteur du Pays où on narrive jamais et dune biographie
sur Rimbaud) : 1874, date dUne Saison en enfer, seule uvre
publiée du vivant de Rimbaud et 1891, puisque Rimbaud avant de retourner à Marseille
pour y décéder à trainé sa jambe malade dans les parages. Et cest bien dans cet
ordre là quil fallait concevoir cette trilogie : Rimbaud, maintenant, est
ailleurs.
(06/03/2013)
14, de Jean
Echenoz, éditions de Minuit.
Moi, mon colon, celle que j' préfère/C'est la guerr' de quatorz'-dix-huit,
chantait Brassens. Aujourdhui, si un écrivain sempare dun thème comme
la première guerre mondiale, on pense quil va en faire une saga, un roman dense et
passionné, histoires damour et de guerre mêlées. Cest par exemple le très
réussi Les âmes grises de Philippe Claudel.
Que Jean Echenoz sy colle avec ce titre magnifique et simple, 14, on pouvait croire à pareille aventure.
Pourtant, on aurait dû se méfier de la part dun auteur capable décrire Loccupation des sols en une vingtaine de
feuillets, car, au final, 14 réunit
lannée de la déclaration de guerre en seulement 124 pages. Or, malgré cette
brièveté, Jean Echenoz réussit à faire tenir un vrai récit sur cinq hommes partis à
la guerre et une femme qui attend le retour de deux dentre eux. Pas la peine
den dire plus, toute lintrigue est là. Et le talent aussi : épuré
jusquà los, ce roman pose avec une grande acuité la question du romanesque
justement : est-il besoin de délayer, dinventer, de senliser dans des
psychologies de personnages ? La réponse est limpide et magistrale : des faits,
rien que des faits, précis mais comme transcendés par eux-mêmes, « comme si chaque phrase était un minuscule point
d'acupuncture dont les effets irradiaient tout le corps du livre » explique
Modiano à propos de ce livre dans une interview croisée. Car tout à été dit sur cette
première guerre mondiale et lenjeu est de sortir de la fiction qui sest ainsi
construite autour de cet évènement devenu quasi mythologique au sens de Roland Barthes.
Et cest bien le parti pris de Jean Echenoz de sapercevoir quil ny
avait aucune autre manière que la concision pour à nouveau rendre cette guerre. « Dans «14» où, sur un sujet qui s'y prête, la Grande
Guerre, je voulais éviter le pathos. Alors, j'ai coupé, coupé... »
raconte-t-il, « Et puis, je me suis passionné
pour cette période, j'ai lu Barbusse, Genevoix, Gabriel Chevallier, Dorgelès, Jünger ».
Presque cent ans après, il y a lévidence de léloignement de ces auteurs qui
en furent les témoins. Les sept cents pages de Ceux
de 14, de Maurice Genevoix, nétaient pas assez vastes pour contenir toute
lhorreur vécue. Jean Echenoz à juste retiré le « ceux », tous morts
maintenant et quils reposent en paix. Reste 14,
magistrale manière de rendre hommage à cette époque.
(20/02/2013)
La théorie de linformation, dAurélien
Bellanger, Gallimard.
Aurélien Bellanger nest pas Balzac, ni Houellebecq mais ce buzz relayé via sa page Wikipedia est emblématique de cette théorie de
linformation quil a entrepris dillustrer avec son livre. Raccourci de
notre histoire récente des NTIC comme on disait
il y a peu, La théorie de linformation a
le mérite de présenter peut-être pour la première fois dans un roman lévolution
en France des télécommunications. Évolution toute récente puisque entre
linvention du Minitel et lavènement du Web 2.0, cest moins de trente
années quil convient de balayer. Une des réussites de ce livre est de synthétiser
les raisons des choix technologiques mais aussi parfois dentrer dans des détails
techniques et de définir par exemple ce quest une « boucle locale ». Je
suis forcément sensible à ce sujet puisque cest en quelque sorte lhistoire
professionnelle dont jai été le témoin et parfois un des acteurs qui est
racontée ici.
Or, le parti-pris de se focaliser sur quelques personnages de cette success-story à la française donne une vision
parcellaire et finalement très réductrice. Il y manque lessentiel, la pâte
humaine, les cinq cent ou sept cent mille personnes qui ont travaillé à cette épopée
récente. Lécriture, en les oubliant, me semble aller à lencontre de la
littérature, devient anecdotique et sans épaisseur. Ainsi cette cette sécheresse de
cur rapportée page 474 : "[...] la littérature n'était en réalité rien
d'autre que de la théorie de l'information appliquée - le roman et la poésie
n'étaient, selon Mycenne, rien d'autre que des tentatives obstinées pour parvenir à
encoder le maximum d'information dans le minimum de mots (un roman réussi développant
dans cette perspective, un ratio parfait entre équivocation et redondance, tandis que la
poésie, selon l'usage ancestral de la métaphore, faisait une application naïve du
théorème d'échantillonnage de Nyquist-Shannon". Il faut espérer que ce
charabia prophétique peu réjouissant ne deviendra pas la future norme théorique de
la désinformation.
(13/02/2013)
Les raisons de mon crime, de Nathalie Kuperman,
Gallimard.
Jai lu ce livre depuis pas mal de mois, probablement aux alentours de sa
sortie au printemps dernier. Javais partagé auparavant avec Nathalie beaucoup de
débats et de rencontres sur le thème de linhumanité du travail lorsquelle
avait sorti Nous étions des êtres vivants (Notes
de lecture du 19/11/2010) et
javais alors découvert quelquun de sincère et de sensible. Nous nous sommes
revus en coup de vent en novembre dernier aux Petites Fugues de Besançon, juste le temps
de prendre un petit déjeuner ensemble avant son train de retour. Petit déjeuner avec Mick Jagger, cest
dailleurs le titre également dun de ses livres (Notes de lecture du 29/12/2010). A Besançon, je me souviens que
le Rolling Stone que je suis navait même pas été capable de citer de mémoire le
titre Les raisons de mon crime et Nathalie
sen était moquée gentiment. Ce récit donc, au titre de roman policier, raconte
lhistoire dune femme qui décide décrire un livre sur sa cousine.
Maintenant déchue, devenue laide et alcoolique, cette cousine, autrefois passionnément
admirée, devient une véritable obsession pour la narratrice. Descendre au fond
dhistoires familiales glauques nest finalement quun prétexte, le vrai
texte tient justement dans cette distance décriture, cette mise en abyme :
comment écrire sur soi, sa famille. Cest si facile de dénigrer et de se donner le
beau rôle. Ce roman montre exactement linverse et traque sans pathos ni
complaisance les parts dombre que nous portons tous. Et Nathalie Kuperman réussit
à les mettre en lumière sans tambour ni trompette, avec sentiment, c'est une vraie
réussite. Les raisons de mon crime a obtenu le
prix de la Closerie des Lilas.
(30/01/2013)
Dans lattente dune réponse favorable,
de Gilles Marchand, Antidata.
Cet opuscule, illustré par Philippe Bernard, réunit avec grâce 24 lettres de
motivation. La démarche nest pas nouvelle : Julien Prévieux avait déjà
édité de désopilantes Lettres de non-motivation.
Et moi-même, dans CV roman, javais
émaillé ce long récit de quelques perles. Ce petit recueil jouissif apporte une touche
de nouveauté : Gilles Marchand ne se contente pas dun regard seulement
humoristique mais y apporte un décalage poétique. En effet, les candidats à
lemploi qui rédigent ces lettres de motivation veulent devenir au gré des pages,
table de bistrot, cheveu sur une nuque, accessoire de farces et attrapes, zèbre albinos
sans rayure. Cela rappelle les métiers improbables quAndré Hardellet inventait,
comme le contemplateur de rien. Quelques belles pages tendres sy détachent
également, comme ce vieux monsieur qui envoie une lettre à son épouse atteinte de
troubles de la mémoire pour la rencontrer à nouveau. A lire les jours de cafard ou
lorsquon reçoit une énième lettre de refus.
(23/01/2013)
Le tapis du salon, d'Annie Saumont, Julliard.
Annie Saumont est la spécialiste de la nouvelle en France, la « Raymond
Carver » dun genre qui na pas chez nous les lettres de noblesse que le
monde anglo-saxon lui octroie. Son dernier recueil Le
tapis du salon prouve encore sa maîtrise de cette littérature avec toutefois une
plus grande liberté par rapport aux poncifs du genre, expérience aidant.
Introduction et chute sont toujours parfaitement maîtrisées, parfois même un peu trop,
aussi loriginalité des détours renforcent alors lintérêt du lecteur. Une
violence digne de Régis Jauffrey traverse ces courts récits. On en ressort mal à
laise, on voulait des bluettes, nous voici vautrés sur le tapis du salon.
(16/01/2013)
Marâtre, de
Caroline de Bodinat, Fayard.
La langue française a le chic pour dénicher les fines appellations les plus subtiles
pour évoquer celles et ceux dont on refuse la compagnie. Après la bru, brute de
fonderie, le gendre idéal, les perfides belles-filles et fourbes belles-mères, la
marâtre, à allure de marée et deau saumâtre un jour de pluie, impose son
hypocrisie verbale bien pratique pour nommer lindésirable, lintruse, la
fâcheuse, lencombrante et lindiscrète, la folcoche qui ne sera jamais une
maman de substitution, au mieux la femme de mon père, au pire, la gourde du pater, au
mieux une fille et une servante, au pire, une cocotte et une grognasse. Tous ses noms
doiseaux se retrouvent dans le livre de Caroline de Bodinat et la bouche de sa
narratrice, marâtre par obligation de deux charmants petits anges enfoncés profonds dans
lâge bête sous le regard protecteur dun père dépassé qui lutte contre la
culpabilité de son divorce en leur passant tout. Daucuns fuiraient ces situations
désespérées, mais cest sans compter la passion, lamour aveugle, comme on
dit. Caroline de Bodinat joue très juste dans le registre des situations perdues
davance, de rendez-vous foireux en week-ends sauvages, de cadeaux piétinés en mac
do bourratifs. Cest vivant, coloré, forcément échevelé, Caroline a le sens de la
formule tête de mule, le vocabulaire de René Fallet et cest un compliment. Après
une telle lecture, on a envie de fonder la ligue de protection des marâtres,
dappeler Brigitte Bardot, de proposer une loi obligeant les pères à fesser les
garnements. « Ah, la société, plus marâtre que mère
», disait
Balzac.
(09/01/2012)
Orchidée fixe, de Serge Bramly, éditions JC
Lattès.
Jai eu le plaisir de partager la sélection du prix Goncourt avec Serge
Bramly. Aussi, je lai entendu présenter son livre plusieurs fois et répondre à
des questions de lycéens lors de nos rencontre communes. Je sais donc quOrchidée fixe, titre à la fois énigmatique et
magnifique est un jeu de mots de Marcel Duchamp. Car ce livre évoque justement cet
artiste énigmatique et magnifique. Cependant, contrairement à un autre sélectionné du
Goncourt qui avait réalisé la biographie complète dAlexandre Yersin (Peste &
choléra, de Patrick Deville, note de lecture du 28/11/2012), Serge Bramly propose un seul épisode, peu connu, de
Marcel Duchamp : son passage à Casablanca pendant loccupation, dans
lattente de rejoindre les États-Unis. Ceci dit, le livre de Patrick Deville, aussi
habile et éblouissant soit-il, demeure fortement une biographie, tandis que
lépisode de 1942 donne loccasion à Serge Bramly de proposer un véritable
roman où les personnages, un israélien nonagénaire qui a connu l'artiste à Casablanca,
sa petite fille, faussement en retrait, et un universitaire américain passionné,
évoluent autour de luvre et de la vie de Marcel Duchamp. On sort de ce livre
heureux, satisfait den connaître beaucoup plus et désireux de poursuivre la quête
sur linspirateur des surréalistes : mais attention, Duchamp rend fou et
« lart est dans la lacune ». (Il disait aussi : "on m'a dit tu
verras quand tu auras cinquante ans; j'ai cinquante ans et je n'ai rien vu.")
(02/01/2013)
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