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Notes de lecture 2012
Le magasin de curiosités, de Jean-Daniel Dupuy,
éditions ancrages.
Jai toujours espéré un livre capable de raconter les rêves. Non pas les songes
qui sévaporent souvent, mais les véritables rêves qui simprègnent dans
votre esprit et dont séprouvent à tous moments la fraîcheur, les images et leurs
logiques. Comme tout le monde (enfin, je crois), jen ai plusieurs en réserve que je
convoque à loisirs. Leurs effets sont toujours extraordinaires, comme si un concentré de
sentiments divers et variés avaient envahi mon esprit une fois pour toute.
Lire Le magasin de curiosités de Jean-Daniel
Dupuy me fait le même effet. Nessayez pas den trouver lendroit ou
lenvers : comme dans les rêves il y a plusieurs sens. Il y a une logique
imparable aussi, des explications que Jean-Daniel Dupuy, rencontré aux Petites Fugues de
Besançon cette année, expose volontiers. Ne vous laissez pas avoir : son discours
est habile et prompt. Retenez tout juste quun poisson chat est un hôte sage,
mémoire du monde. Et laissez vous porter par la surprenante écriture poétique de
lauteur, entrez dans Le magasin de
curiosités, comme moi, visitez vos propres rêves. Offrez ce livre : la très
belle facture des éditions ancrages en fait un cadeau idéal et rare.
(21/12/2012)
Zenith, de Jean Gregor, Mercure de France.
Dans ce roman, pas de salle de concert, ni de grands spectacles, mais la simple
histoire intimiste dune montre éponyme au roman, petit objet banal et déjà usagé
quon offre un jour au narrateur. Or, cette montre possède une curieuse inscription,
un lieu et un nom, en soi suffisamment dindices pour que le narrateur puisse mener
lenquête. Celle-ci le conduira en Belgique, mais peu importe le lieu, le but est
pour lui de rencontrer des gens ordinaires que cet objet banal place sur son chemin. Et
cest justement le miracle du temps ainsi transcendé par ce symbole : nous
montrer la juste mesure dune vie que le manque de recul nous empêche
dapprécier. Retour en arrière donc pour ce narrateur, coincé entre une mère à
la vie ménagère, des petits boulots et des amis de fortune : cest le moment
de faire le point, dévaluer son passé et le futur à venir au rythme lent des
heures. Bien sûr, la montre laccompagne, avec la même présence discrète
quelles ont toutes, portées ou oubliées sur une table de chevet, celle-ci sert
même de jouet à un enfant qui la casse par inadvertance. Bref, lobjet sert à
cela, à nous accompagner, à marquer les jours, loubli ou le souvenir. Finalement,
cest aussi la fonction de ce livre tout en finesse et en profondeur, et cest
par extension le rôle de la littérature, entièrement dévolu à la fabrique du temps.
(12/12/12)
Retour
à René Fallet, divers écrits concernant Eugène Dabit et le prix Populiste.
Mercredi 14
janvier 1948 :
Jai enfin terminé dans la nuit le Journal
de Dabit. Cest autre chose que mon journal méticuleux où je raconte nimporte
quoi et dont lobscénité interdira heureusement toute publication. Les notes de
Dabit, cest du français au moins. Et comme cest émouvant souvent. Nous
avions bien des points communs : les femmes, la vérité, etc. Un type que
jaurais aimé connaître.
Mardi 11 mai
1948 :
Demain Vian et prix populiste.
Mercredi 12 mai 1948 :
Chez Vian à 10 heures. Type sympa et intelligent. Nous buvons des chopes de gin en oyant
des petits Gillespsie. Son éditeur passant par là me fait des avances pour un roman
porno. Me laisse inviter à déjeuner aux Champs-Élysées. Économie. Je repars les bras
chargés de books quil moffre. A 15 heures chez Domat où je mendors en
attendant le résultat : une voix pour Fallet. Je suis triste. Jaurais bien
aimé lavoir pour Minou. Je bois des pernods avec Decaris pour me remettre.
Mercredi 21
juillet 1948 :
Papa a un accident. Renversé par un camion, en face le bac.
(René
Fallet, Carnets de jeunesse 2, Denoël.)
2 Juin 1950 :
Ai obtenu le prix populiste. Je le dédie à la mémoire de mon père.
8
Juin 1950 : je grouille en pleine mare littéraire, interviews, salles de rédaction,
radio, papiers, nouvelles, contes, télévision samedi. Mais jen suis bien aise.
Hier, banquet avec le jury, Vialar, Lanoux, Jean Voilier, etc. Ah, le jardin de Jean à
deux heures du matin avec la table cristalline, chandellisée, champagnisée
(René
Fallet, Carnets de jeunesse 3, Denoël.)
Jean-Paul
Liégeois : On classe volontiers tes livres en deux catégories, la veine populaire et la
veine amoureuse. Es-tu choqué par cette classification ?
René Fallet : Tu as dit populaire, je veux bien. Parce quon a souvent dit
populiste, ce que je trouve idiot. On raconte une histoire qui se passe à Passy, elle
nest pas populiste. Si elle se déroule aux Batignolles, elle devient populiste.
Cest pourtant exactement la même histoire. Alors je me demande bien à quoi sert le
mot populiste ! Mais, classification pour classification, je préfère la mienne.
Jaffirme en riant quil y a bien deux veines dans ma littérature, la veine
beaujolais et la veine Whisky. [
] Le prix populiste, je lai obtenu pour
« lensemble de mon uvre ». Cest assez comique quand on pense
quà cette époque javais en tout et pour tout publié trois romans.
Michel
Audiard : On lui a collé dans le dos une étiquette qui traîne depuis Banlieue Sud
Est : écrivain populiste. En quoi des romans comme lAmour baroque ou Comment
fais-tu lamour Cerise se rapproche-t-il du populisme dun Eugène Dabit ?
En fait René est un écrivain dhumeur, un écrivain libre qui ne souffre
daucun classement.
(Jean-Paul Liégeois et René Fallet, Splendeurs et misères de René Fallet,
Denoël.)
Vous
vous rebellez avec véhémence lorsquon vous qualifie décrivain populiste. Et
cependant, les personnages de vos romans sont effectivement des gens de condition modeste.
Et sils sont si sympathiques cest quils sintègrent
harmonieusement à leur milieu. En outre, ils réunissent des qualités typiquement
populaires : le bon sens, la bonhommie, le lyrisme, une certaine passivité parfois
secouée dun mouvement de révolte. Tout compte fait, nest-ce pas une jolie
appellation que celle décrivain populiste ?
René Fallet : Je ne trouve pas. Quelque chose de gris et triste sattache à se
mot de populiste. Je ne suis ni triste, ni gris. Et je ne suis pas un fromage pour
accepter une étiquette ; Jai écrit deux livres qui navaient rien de
populiste Une poignée de main et Mozart assassiné. Je veux pouvoir recommencer si
jen ai envie. Il est également curieux de constater que « populisme »
est à usage strictement français. Quand les écrivains américains parlent du peuple, on
ne les traite jamais de populistes. Lexotisme, sans doute.
(Interview insérée dans Paris au mois daoût, éditions du cercle du
bibliophile)
(05/12/2012)
Peste & choléra, de Patrick Deville, Seuil.
Ecrire une biographie, cest comme tourner le Titanic, chacun sait comment
ça se termine. Encore que pour Alexandre Yersin, le prévisible du Titanic prendrait
plutôt lallure dune jonque inconnue sillonnant lIndochine, puisque
cest dans ces contrées exotiques que le découvreur du bacille de la peste (yersinia
pestis) a vécu la plupart de sa vie. Cest dire combien est grand lattrait
de cette biographie proposée par Patrick Deville : on sait finalement peu de choses
de ce disciple de Pasteur qui sest toujours tenu éloigné des honneurs.
Dailleurs, en parlant déloignement, lauteur a-t-il vraiment écrit une
biographie ? A personnage énigmatique, histoire obscure et donc, genre littéraire
douteux : cest là quintervient la puissance du roman, capable de
sinsérer dans les interstices les plus ténus de nos récits. Encore faut-il savoir
donner la pichenette nécessaire à la bascule. Et cest là quintervient
lart et la manière de Patrick Deville. Lart est fourni par le sujet : la
vie de Yersin est trépidante, surdouée, exotique, quasi-picaresque, en un mot
romanesque. La manière est éblouissante : Patrick Deville utilise tous les
registres de la langue où on ne lattend pas. Le décalage entre le parler actuel et
le sens de la formule avec cette époque coloniale révolue et compassée sert de rebond
permanent au récit. La présence dun humour permanent renforce cette puissance (ah,
ce moment où les poules quélèvent Yersin toujours en perpétuel bouillonnement
didées, le regardent du coin de lil et se demandent sil ne
« couve » pas quelque chose encore
). La prose est donc réussie mais est
exigeante : pour en saisir toutes les nuances, il faut bien connaître
lépoque, lhistoire, la géographie
et Rimbaud. En effet, le parallèle
entre le poète et le savant traverse en permanence le livre : par exemple, qui a
remarqué que lauteur utilise dans le livre le mot moderne quaccompagné de
absolument, ainsi que Rimbaud lavait écrit dans Une saison en enfer ?
Peste & choléra réussit ainsi ce triple pari, celui dun
livre remarquablement construit, dune biographie précise et dun roman
véritable. Léquilibre est ainsi parfait.
(28/11/2012)
La tombe du divin plongeur, de Claude Lanzmann,
Gallimard.
Dans une introduction très réussie, Claude Lanzmann évoque la fameuse fresque peinte à
lintérieur dun tombeau de pierre et découverte à Paestum, au sud de Naples.
Moi aussi, jai été subjugué par ce divin plongeur. Cétait dix ans
auparavant et jen avais fait une note détonnements (le 31/07/2002, miracle mémoriel
dInternet) où je citais Héraclite : « Cet univers, aucun des dieux ni
des hommes ne l'a fait : il fut toujours et il sera un feu toujours vivant, qui s'allume
avec mesure et qui s'éteint avec mesure. ».
Cest exactement le sens de ce livre de souvenirs de Claude Lanzmann. Dans le
prolongement de Le lièvre de Patagonie (tiens, jai oublié den faire
une note de lecture), lauteur reproduit un certain nombre darticles
journalistiques, classés par thèmes : des portraits dans lesquels la fragile
Soraya voisine avec Marcel Cerdan junior ; des récits dont le plus poignant, Plus
jamais Agadir, rappelle le terrible tremblement de terre de 1960 ; des guerres,
politique et polémiques, suivi en toute logique darticles autour de Shoah,
luvre maitresse de Claude Lanzmann. Le livre se termine avec loraison funèbre de Paulette de
Boully, mère de lauteur. Manière de refermer la tombe du divin plongeur qui veille
sur nous pour léternité.
(21/11/2012)
Les pays, de
Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel.
Nous devions nous rencontrer : Marie-Hélène Lafon avait inauguré juste
avant moi lémission Clara et les chics livres
et, dans cette rentrée littéraire partagée, son livre était de ceux qui
mattiraient le plus. Or, Brive a permis de nous réunir dans un débat et,
bien-sûr, de lire auparavant nos livres respectifs. Les pays raconte lhistoire de Claire,
originaire de province, qui quitte ses lieux denfance pour étudier à Paris et y
devenir professeur. Marie-Hélène Lafon ne cache pas la veine autobiographique de son
récit : Claire apporte la distance de la narratrice mais bien des situations ont
probablement été vécues. Son parcours dailleurs ressemble à celui de Pierre
Bergounioux (qui était exceptionnellement présent dans sa ville natale à la foire du
livre cette année). Tous deux ont vécu cet arrachement inéluctable au domaine originel,
leur soif de connaissances ne pouvant être étanchée quailleurs, et ainsi,
quà Paris, dans notre pays si centralisé. Claire, comme Pierre, découvre le
bonheur détudier, de sy consacrer entièrement, au point de ne revenir chez
ses parents agriculteurs que peu souvent. On sent à travers le récit, ses relations avec
une sur plus âgée, que lattachement à la terre et aux travaux des champs
était plus distant, même si, au cur de Paris, subsistent parfois des
retours : prendre le soleil au jardin du Luxembourg ou pouvoir contempler les arbres
de sa petite chambre nichée au neuvième étage. Les premières années de Claire
rappellent la joie qui préside dans les premières pages de Un homme qui dort de Georges Perec : ma chambre est une île déserte et Paris un désert
que nul na jamais traversé. Mais au contraire du héros de Perec qui se mure
dans sa solitude, Claire recherche des amies, toutes bien différentes des amies
collégiennes du pensionnat de province. Sa vie détudiante sorganise :
Claire connaît ses atouts, bonne élève, sérieuse, discrète, on se confie aisément à
elle, comme par exemple lorsquelle travaille en été dans une banque. Claire donne
peu de nouvelles : comment relier sa vie si différente avec celle des siens restés
là-bas, marquée par les saisons et les travaux des champs ? En bonne élève, elle
réussit, devient professeur, sorganise une autre vie. Dans la dernière partie,
Claire est installée définitivement dans une existence partagée à égale mesure entre
une maison en province et un appartement parisien. Elle reçoit son père, son neveu. On
mesure à travers ces visites rituelles tout ce qui sest définitivement rompu, les
choix de vie, pas denfant, pas de télévision, la vie citadine, expositions,
cinémas ou concerts. Il ny a rien à regretter, aucune nostalgie, des choix
assumés. On quitte ce récit magnifiquement écrit avec limpression davoir
une grande force en soi, cest à la fois étrange et très beau.
(14/11/2012)
Linconscience,
de Thierry Hesse, éditions de lOlivier.
Carl est retrouvé dans le
coma, après avoir chuté par la fenêtre de son bureau. Marcus, son frère, rejoint
Gladys, sa belle sur, et tous deux ignorent les circonstances : point de
départ de lintrigue. Thierry Hesse va ainsi renouer les fils de ce qui semblait
distendu : deux frères que la vie a dispersé puis retrouvé, deux vies si
différentes, travail, amour, boulot jusquà linquiétant Stern,
lassocié de Carl. Peut-on en dire plus ? Probablement pas, tant chaque
élément de lhistoire semboite, et cest justement là où
lhabileté de Thierry Hesse est grande : la vie reconstituée dans ses moindres
détails, tout un enchevêtrement qui prend corps entre Metz et Toul, Roubaix ou
lEspagne, vingt ans de vie fraternelle. On lit, tout séclaire, reste
longtemps après la lecture, des musiques, des images, les deux frères : cest
irracontable, et cest un compliment.
(07/11/2012)
Ce que savait Jennie, de Gérard Mordillat,
Calmann-Lévy.
A travers ce nouveau récit, Gérard Mordillat remet au goût du jour un roman un peu
oublié dHenry James, publié en 1897, Ce que
savait Maisie (What Maisie knew).
Lenfant terrible de cette littérature de fin de XIX° siècle, fin portraitiste,
situait ses intrigues dans le basculement entre ancien et nouveau monde, tradition et
modernité. Maisie incarnait, tout comme Jennie, une femme en prise avec la dureté de la
vie depuis son adolescence. Il nest pas étonnant que ce livre soit ainsi le seul
que trimballe Jennie dans lhistoire de Gérard Mordillat. Au début de ce récit,
Jennie a treize ans et assiste à la mort stupide de son beau-père quelle
naimait pas. Première fille de sa mère qui ne veut pas lui révéler le nom de son
géniteur, Jennie voue un amour exclusif à sa demi-sur Malorie. La disparition de
son beau-père ouvre une parenthèse de bonheur pour Jennie et sa mère qui se remet en
ménage avec un homme bon, ajoute un frère et une sur à Jennie et Malorie,
jusquà ce que le malheur frappe à nouveau cette famille : la mère de Jennie
et son nouveau compagnon sont victimes dun accident de la route. Jennie, trop jeune
encore, ne peut subvenir aux besoins de ses trois frères et surs et les voilà
séparés en famille daccueil. On retrouve ainsi Jennie, quelques années plus tard,
bien décidée à réunir à nouveau sa famille, mais également à punir ceux qui
lont trahie plutôt que de lui venir en aide. Prise dans une spirale de violence de
plus en plus grande, elle va rencontrer Quincy désireux de venger sa mère qui sest
suicidée au travail. Gérard Mordillat nous livre une histoire sans concession, comme à
son habitude, avec des personnages marqués par la dureté de la vie. Pour autant, il
sattache à dépeindre une France ravagée par linégalité des chances et les
crises récurrentes. Il est un des trop rares auteurs à donner voix au chapitre à cette
majorité populaire, si souvent minorée en littérature. Rien que pour cela, toute son
uvre est digne dintérêt et Ce que
savait Jennie constitue un nouvel et implacable opus. A souligner aussi, parce
quon lévoque trop rarement, que tous les livres de Gérard Mordillat ont une
assise littéraire importante, si Shakespeare revient souvent, son dernier livre présente
comme intérêt lenvie de nous faire redécouvrir Henry James.
(31/10/2012)
Le Quai de Ouistreham, de Florence Aubenas,
éditions de lOlivier.
La démarche de Florence Aubenas nest pas sans rappeler celle de Pierre
Bourdieu au milieu des années 90. Et vingt ans après, bien des points communs existent
entre ces deux livres. Dabord, aucun dentre eux nest un roman. La misère du monde de Pierre Bourdieu est un vaste
et minutieux rapport sociologique, tandis que Le
quai de Ouistreham est une enquête journalistique. En effet, pendant plusieurs mois,
Florence Aubenas, grand reporter dexpérience (et qui avait un temps défrayé
lactualité en étant retenue comme otage en Irak en 2005) a voulu sinsérer
au cur de la survie des demandeurs demploi sans qualification. Elle a ainsi
enchaîné des contrats en CDD comme femme de ménage, notamment à bord des ferries qui
assurent la liaison trans-Manche (doù le titre de son livre). Bien que ce ne soit
pas un roman, le récit de son expérience se lit comme tel et chacune des péripéties de
la journaliste apparaît proche du genre romanesque, de même que la restitution fidèle
de chaque interview de Pierre Bourdieu
proposait autant danecdotes semblables à de petites fictions (selon ses propres
termes). De plus, le grand succès public obtenu par Le
quai de Ouistreham est semblable à celui obtenu par La misère du monde à sa sortie. Pour les deux
ouvrages, ce succès public est dû à cette étrange mélange dévidence et de
distance, propre à un genre nouveau qui sest multiplié sous diverses formes depuis
quelques années (téléréalité, docu-fictions
). Le lecteur entrevoit cette
évidence du monde quil connaît déjà, quil côtoie au quotidien et à
laquelle il participe, mais en même temps, la distance du récit entérine sa propre
histoire et, au-delà, sa réelle reconnaissance en tant que phénomène de société
dûment identifié. Les mots apportent ainsi une réalité « dite » une fois pour toute
et retrouvent leurs capacités déternité. Or, cest bien ce mécanisme qui
demeure romanesque par essence. Balzac et les personnages de sa comédie humaine, ou Zola
et les Rougon-Macquart ont identifié des types sociaux et permis une reconnaissance
historique qui a entraîné la compréhension du monde dalors. Cette compréhension,
perpétuellement en recherche de justesse, transcende les genres et les inévitables
classements, il ne reste que dexcellents livres, comme Le quai de Ouistreham.
(24/10/2012)
Millefeuille,
de Leslie Kaplan, P.O.L.
Jean-Pierre Millefeuille, quitte à choisir un nom de personnage, autant qu'il soit
original. D'un côté, le banal Jean-Pierre, prénom qui parait par ailleurs un peu jeune
pour le vieil homme qu'il incarne, de l'autre, l'ironique Millefeuille pour qualifier
l'érudit hors pair, qui disperse la fin de sa vie avec un luxe d'activités et une
gourmandise de rencontres telle qu'on l'imagine constamment croquer dans un gâteau
dispersé en multiples miettes. C'est donc l'histoire d'un personnage au seuil de ses
quatre-vingts printemps, universitaire parisien probablement aisé, à la fois solitaire
suite au décès de son épouse mais vivant dans la peur constante de la solitude. Il
invite, sort, fait son marché, déborde d'occupations, se fatigue, s'use, tente de lutter
contre l'inévitable dégénérescence de la vieillesse. Le génie de Leslie Kaplan est de
nous faire pénétrer au cur des pensées les plus intimes de Jean-Pierre
Millefeuille et évoquer son quotidien presque minutes par minutes, le temps d'un été.
C'est un livre de solitude qui rappelle ô combien Un homme qui dort de Georges
Perec, même traversée solitaire de Paris, sauf que c'est justement la quête inverse que
recherche Millefeuille contrairement au héros de Perec, celle de ne pas mourir seul. Or,
ces détours désespérés envers le destin inévitable en marche, l'isolent à chaque
fois un peu plus. Cette implacable descente vers la sénilité à laquelle nous serons
tous confrontés un jour, il fallait le courage de Leslie Kaplan, mais aussi sa
délicatesse, pour nous la faire entrevoir.
(17/10/2012)
A
nous deux, Paris ! de Benoît Duteurtre, Fayard.
A nous deux, Paris ! , cest Rastignac transposé aux années
quatre-vingts. Et cest tant mieux quon torde le cou aux idées reçues. Après
le flower power des sixties, les grands élans humanistes des seventies,
les eighties, vocable par ailleurs peu usité, nont pas bonne réputation.
Cette première décennie née avec la crise, se voit affublée de larrivée de
toutes les tares : lindividualisme, le fric-roi, la fin des illusions. Epoque
cynique pour certains, mais époque peut-être tout simplement placée sous le signe
dune génération qui y a fêté sa jeunesse. Benoît Duteurtre est de
ceux-là
et moi aussi ! Premières années de labeur (à une époque où
trouver du travail était encore simple), cette relative aisance et liberté nous a fait
bénéficier des ambiances de linstant : une virée à Trouville, au Palace,
qui était la réplique de celui de Paris, et voilà que je passe la nuit dans le coffre
dune 204 Peugeot car le copain qui nous emmenait avait oublié la tente. Une autre
virée au Whisky à gogo, boite mythique, et en sortir au petit matin pour
enchainer la journée de boulot. Donc, pas forcément tristes cette époque à cravate en
cuir et pantalons resserrés, sur fond de musique de Police ou Madness, ska et compagnie.
Je me souviens encore dun titre du magazine Actuel : « le funk
arrive, on va se marrer ». Donc, pas si triste que cela ces années
quatre-vingts ; et cest vraiment ce que Benoit Duteurtre a essayé de montrer.
Finies les inhibitions et les problèmes existentiels des années précédentes, le mot
dordre est à la tolérance et à la décontraction. En fait, elles auraient
vraiment pu devenir les années heureuses, si quelques sortilèges, comme le Sida, ne
sen étaient emparés. Et cest avec brio que lauteur nous fait ressentir
cet élan initial qui aurait dû affranchir toute une génération lancée à la vitesse
des premiers TGV inaugurés pendant ces années. Allez ! Pas de nostalgie, on aura
bien vécu, cest ce que nous dit ce livre. Mais pas seulement : il jette un
pont entre ce qui nous a précédé et ce qui a suivi, comme cela, sans devenir
sentencieux, ni donneur de leçons, avec néanmoins une vraie profondeur. Et cest ce
qui manquait à la représentation quon se fait habituellement sur cette décennie.
(10/10/2012)
La
maison de mon père, Sylvie Genevoix, éditions Christian Pirot
Jai retrouvé sans coup férir ce livre : dernière étagère en haut
à gauche de la bibliothèque, rayon Maurice Genevoix. Je nai même pas à ouvrir ce
livre, juste regarder sa couverture bleue et connaître de mémoire les photographies de
la maison des Vernelles : le bureau, le porte plume, le fauteuil, tout est gravé.
Jai retrouvé de même larticle que javais consacré à ce livre le 16
août 2001. Il figurait en rubrique décriture plutôt quen Notes de lecture,
cest logique : ce livre a été le point de départ de mon futur bureau que
jaménageais au même moment. En hommage à Sylvie Genevoix, je recopie cette note
à lendroit des lectures. Elle date de onze ans mais je retrouve à travers mes mots
son intemporalité, je nai rien à y changer : Dans La maison de mon père
(éd Christian Pirot, juin 2001), Sylvie Genevoix raconte lattachement profond de
son père pour sa maison des Vernelles, au bord de la Loire. Et cest pleinement dans
cette note décriture que je voudrais en parler plutôt que dans la rubrique Notes
de lecture. En effet, dans le lent cheminement qui mène à lécriture, il est des
voyages initiatiques qui vous obsèdent et que parfois lon effectue. La trace de
Maurice Genevoix que javais envie de suivre depuis longtemps, ma mené
jusquà sa maison des Vernelles, il y a quelques années et jen garde un
extraordinaire souvenir de plénitude et de paix, je suppose la même plénitude qui a
conduit Maurice Genevoix à bâtir son uvre et que sattache à souligner sa
fille. Jai parcouru la promenade du Chastaing des bords de Loire, tous les lieux de
son enfance, ce monde davant la première guerre qui donne la sensation
(certainement fausse) dêtre curieusement préservé. Jai erré devant les
Vernelles, aperçu la maison sur lautre rive, et parcouru le chemin qui y mène. Je
suis sûr que mon écriture en garde des traces (de même quelle garde des traces de cette
escapade à Jaligny-sur-Besbre, à la rencontre de René Fallet). Que retient-on des
Vernelles et de la Maison de mon père (et comment le mot père on le
prend à sa charge quand on cherche un point dancrage, un modèle, non pas pour
imiter lécriture mais pour en ressentir le bénéfice) ? Cest le bureau qui
vient à lesprit, vaste bureau clair, blond et ouvert sur la Loire. Signes, traces,
lendroit à soi, le terrier de lécrivain, cette sorte de refuge, se sentir et
être hors du monde pour mieux le décrire, en soi pour mieux en sortir. Donc, en revenant
de vacances, à peine rangé La maison de mon père dans la bibliothèque, on
sest attelé à saménager aussi un bureau, un vrai espace à soi
(03/10/2012)
Lombre en soi, de Jean Grégor, Fayard.
Jean Grégor aurait très bien pu continuer sa carrière de romancier sans dévoiler sa
parenté avec le journaliste Pierre Péan. Un pseudo, une vie bien cloisonnée entre son
travail et neufs ouvrages déjà écrits, rien ne lobligeait à rompre ce patient
équilibre avec ce dixième livre. Cest sans compter avec les mystères de
lécriture et de linspiration et cest tant mieux quils demeurent
énigmatiques. Ceci dit, quand on a passé une partie de sa jeunesse à déjouer en
famille les pièges tendus au fameux journaliste dinvestigation, rien
détonnant à avoir envie den faire ressortir tout lextraordinaire. On
nest pas romancier pour rien. Lhistoire aurait pu dailleurs se
borner à une simple évocation de souvenirs, mais cest bien la trame romanesque qui
intéressait Jean Grégor. Car lhistoire nest pas banale : Pierre Péan,
enquêteur loyal mais trublion des affaires africaines, dérangeait, à un tel point
quil se retrouva avec un contrat sur sa tête et aux mains dun tueur à gages.
La suite est également originale : le journaliste et le tueur devinrent amis.
Probablement personne naurait eu vent de cette histoire sil ny avait pas
eu la persuasion de son fils, Jean Grégor donc, pour ouvrir la boite des mots et
révéler cette extraordinaire aventure. Mise en abyme : dans la série de poupées
gigognes, cest maintenant le fils qui enquête tout au long de lombre en soi, en quête lui-même de sa
propre vérité : ainsi, moi, Jean Grégor, nom demprunt, vraie vie et déjà
dix romans, jefface une ombre (et de quelle magistrale façon). Il y a quelques
années, Jean Grégor avait écrit soixante-dix façon de sinventer un autre destin
avec Tu aurais pu (Balland). Celui-ci en rajoute
une soixante et onzième - tu aurais pu parler de ton père - et de la plus belle des
manières, tout en vérité et en sentiment.
(25/09/2012)
Home, de Toni
Morrison, Christian Bourgois éditeur.
Bien sûr, on en parle ; cest même probablement le livre de
littérature étrangère qui connaît le plus de succès en cette rentrée littéraire.
Les louanges sont unanimes et je vais y ajouter la mienne. Lhistoire : Frank
revient de Corée dans cet imbroglio belliqueux qui suivit la deuxième guerre mondiale.
Il a vu mourir ses deux meilleurs amis sous ses yeux et porte en lui le poids de
culpabilité sourde de qui a fait la guerre. En dautres temps, Blaise Cendrars avait
intitulé son récit Jai tué. Mais Frank na pas les mots pour cela, il vit
avec ses cauchemars récurrents et personne ne laide. En Amérique, on veut oublier
la guerre et on persiste dans les sordides histoires de ségrégation, surtout en Géorgie
où Frank na aucune envie de retourner. Mais sa petite sur Cee est en danger
et il doit se rendre dans sa ville natale. Fin de lintrigue, ou début si on
considère que lécriture prend alors toute la place, magnifiquement maitrisée et
humble. « Ici se dresse un homme », cest une des dernières phrases de
ce court récit, et cest toute lambition de la littérature que Toni Morrison
entrevoit.
(19/09/2012)
1Q84
(les 3 tomes), dHaruki Murakami, Belfond.
Je suis un fan de Murakami, depuis que jai découvert son Autoportrait
de lauteur en coureur de fond (note de lecture
du 07/09/2010). Cette proximité sportive nous a rapprochés, surtout moi dailleurs
parce quil doit ignorer absolument mon existence de petite fourmi laborieuse des
lettres en permanence et des semi-marathons occasionnels. Kafka sur le rivage a
suivi (note de lecture du 26/03/2012), le virus était
pris, jétais enrhumé et jai continué ma cure dintoxication cet été
avec 1Q84, les trois tomes, ou plutôt les trois « livres » comme
lélan marketing les ont baptisés. Ça ne me ressemble pas de suivre de telles
aventures livresques gagnées à grand concours de publicité, mais il faut signaler
comment opère la magie de Murakami. Ne cherchez pas le Japon éternel dans sa prose, il
nexiste pas, les personnages qui portent casquette de base-ball et baskets,
confinent à luniverselle mondialisation des pays développés. A peine vous noterez
au passage des recettes fameuses à base dalgues et de tofu, que lauteur
délaie à loisir au long des pages, voilà pour lambiance. Lécriture non
plus nest pas miraculeuse, pas de procédés géniaux, une traduction par moment un
peu bancale, alors pourquoi ça prend ? Mais lhistoire, chers amis,
lhistoire ! Deux personnages aux noms rocambolesques dAomamé (une fille)
et Tengo (un garçon), mêlés par un destin étrange, vont basculer dans un monde
parallèle à 1984, lannée pendant laquelle ils sont censés vivre cette aventure
ensemble. Et ce monde parallèle se nomme bien entendu 1Q84. Le but du jeu est que le
lecteur se laisse porter par les aventures fantastiques de ce jeune couple auquel rien
nest épargné : des gugusses sortent par la bouche dune chèvre morte,
deux lunes cohabitent dans le ciel, plus les ficelles sont grosses et plus les
marionnettes sont belles. On attend, chapitre après chapitre, le déroulement suivant des
péripéties qui sassemblent dans une logique imparable. Bref, jai aimé. Vous
refermez le premier livre conquis en réclamant la suite. Vous grognez au deuxième livre,
moins bien abouti et qui comporte des longueurs. Vous espérez au troisième livre :
il ne vous déçoit pas. Finalement, Murakami est une sorte de Balzac ou dAlexandre
Dumas moderne, toujours une bonne histoire à raconter.
(12/09/2012)
Ciseaux,
de Stéphane Michaka, Fayard.
Ceci nest pas une biographie de Carver. Cest de Raymond quil
sagit et ça change tout. Raymond est marié à Marianne. Boire et écrire sont ses
deux occupations favorites. Cest presque un personnage secondaire. Celui qui tient
lhistoire, cest Douglas, son éditeur, un maniaque des ciseaux (doù le
titre). Il charcute les nouvelles que lui envoie Raymond. Il a un complexe
décrivain raté, et demeure persuadé quil peut mieux faire que les auteurs
quil publie. Marianne sen rend compte mais Raymond laisse toujours
tomber : déjà bien assez à faire avec boire et écrire. Jusquau jour où
Raymond rencontre Joanne et abandonne la boisson. Dans le courage retrouvé, on pourrait
croire que Raymond va affronter Douglas, mais cest
déjà trop tard, fin de lintrigue. Pas la peine de recomposer les véritables
personnages, on les devine, Maryann, Tess Gallagher, Gordon Lish
Au contraire, il
faut se laisser glisser dans cette histoire comme si vous ne la connaissiez pas. Tout le
talent de Stéphane Michaka sy dévoile, cest bien un beau roman que vous
tenez entre vos mains, quelque chose daussi fort quune nouvelle de Carver.
(05/09/2012)
Joseph,
de Yun Sun Limet, éditions de la
Différence.
Joseph, cest le prénom dun oncle à Yun Sun Limet, mais elle ne
connaît que sa voix : trop tôt disparu, ce chanteur amateur hors pair na
laissé comme trace quun enregistrement qui émeut beaucoup son père (le frère à
Joseph donc) lorsquil lentend pour la première fois bien longtemps après sa
mort. Ce pourrait être juste le point de départ du livre, une sorte de prétexte (au
sens propre) pour évoquer une famille située en Belgique et quon imagine trop
rarement côtoyée. Ça pourrait se limiter à cela, au récit dune enfance joyeuse
à la campagne, vergers, fêtes en été, et combien ces instants sont magnifiquement
décrits. Mais il y a autre chose de plus profond, apparition, disparition, comment se
mêlent les sentiments diffus dans ces tremblements du sort. Apparition : Yun Sun,
« Dans les arbres généalogiques, mon prénom vient faire un petit trou, un accroc,
introduire une curiosité. », dit-elle. En même temps, elle comble la disparition
déjà ancienne de Joseph qui mais qui continue de hanter les témoins. Apparition,
disparition, cest aussi lhistoire globale dun pays, hésitant en
permanence entre « La Belgique Joyeuse » et son « histoire de
fraternité ratée ». « Nous navons pas été heureux, quelque chose a
manqué », dit encore Yun Sun. Ainsi le destin brisé de Joseph devient un symbole
pour elle qui ne la pas connu. Un refuge et un réconfort aussi, quand vient le
temps des deuils qui la frappe également. Pour Yun Sun, qui nest « la
sur de personne et une fille dinvention », voici une famille, voici un
beau et touchant récit, voici Joseph chantant pour léternité.
(29/08/2012)
Aubobiographie
des objets, de François Bon, Seuil.
Cest une grande joie de partager
à nouveau une rentrée littéraire avec François Bon. Et dautant plus avec ce
livre. Je naime pas forcer le trait, mais je crois quil fera date dans
luvre déjà conséquente de François. Étonnant comme il relie
dailleurs dautres textes sur le monde qui se délite, tel Temps machine
ou lenvers du décor entrevu avec Paysage fer, Il roule de la même veine que
Mécanique, autre texte magnifique en mémoire de son père. Comme toujours,
lidée de départ est plus profonde que lintrospection familiale quon
pourrait attendre : Les objets,
cest une danse : on ne sy reconnaît plus, indique le prologue et
cest en connaissance de cause que lauteur contemporain, probablement le plus
virtuel (en ce moment, quel plaisir de lire chaque jour un épisode dUn été Rolling Stones) peut mesurer combien
les décennies qui viennent de sécouler
auront été peut-être les dernières à pouvoir célébrer lobjet. Changement
total pour toute une génération charnière dont il est manifestement le plus
impliqué : être passé dun monde de sens, toucher, vue, odorat, à un monde
de sensations vécues au travers ces nouveaux outils « tactiles » (et combien
cet adjectif révèle comme ultime et dérisoire barrière encore matérielle). Justement
la matière, réjouissons-nous encore, cest
une danse, nos corps fusionnés par le vertige davoir vu tourner une toupie ou
un kaléidoscope, lémerveillement de larrivée dune machine à laver et
dun téléviseur, et lécriture bien sûr avec ses machines aussi, et la
lecture, qui inclut celle de la revue Le haut parleur : ce monde est
personnel à chacun dentre nous et les sandales indiennes nauront été
portées que par François Bon. Reste larmoire aux livres dont lauteur devine
quelle est laboutissement final dans ce périple des ustensiles. Pages
superbes où se rejoignent le cousin qui ny voit plus et qui côtoie en permanence
cette armoire aux livres avec celui qui voit mais sen est éloigné et aimerait la
retrouver. Et cest bien cet objet que le sort a dépossédé des usages pour
lun et lautre, qui résume, par sa seule présence, lhistoire de notre
rapport avec les choses.
(22/08/2012)
Tombeau
de Romain Gary, de Nancy Huston, Actes Sud, Babel.
Encore un exemple de tutoiement, comme dans Un homme qui dort de Perec.
Nancy Huston choisit dinterpeller ainsi Romain Gary : « Je
maperçois que je te tutoie, cest très impoli de ma part » avant
dajouter plus loin « nous sommes donc rapprochés par ce dégoût de ce que tu
donnais à voir et à entendre au monde, et cest ce qui mautorise à te dire
tu ». Question daffinités en quelque sorte. Le résultat est cette sorte
dinjonction, de déclamation, et de prière dans laquelle Nancy Huston expose à la
fois son admiration mais explore également les contradictions du célèbre écrivain aux
deux prix Goncourt sans le ménager le moins du monde. Ainsi, le genre littéraire du
« tombeau » convient le mieux à lesprit de cet éloge. Ceci dit, tous
les épisodes de la vie de Romain Gary y sont résumés, cest pourquoi ce texte
constitue une biographie très complète et très agréable à lire.
(18/07/2012)
Il faudra repartir, de Nicolas Bouvier, Payot.
Ces textes inédits de Nicolas Bouvier auraient pu ressembler a des fonds de
tiroirs tant nous avons la manie de lexhumation des ultimes écrits de nos chers
disparus. Dailleurs, on pouvait craindre le pire avec ses fragments, notes de
voyages sans doute pas destinés de prime abord à la publication. On peut aussi les
regarder sous dautres angles et le work in progress de lécrivain en
voyage est toujours intéressant. On peut enfin, et cest le meilleur apport,
considérer lensemble de ces textes disjoints comme autant déclats de vie de
Nicolas Bouvier, autant de facettes moins connues de lauteur de Lusage du
monde. Présentés de manière chronologique, on y découvre lauteur suisse,
dabord en 1957, parcourant les routes de France pour des conférences style
« connaissance du monde » avec projection dun film, accompagnés des
inévitables aléas techniques, puis bizarrement embarqué en Afrique du Nord en pleine
guerre dAlgérie. Suivent quelques voyages en Indonésie en 70 et on le retrouve
comme guide en Chine en 1986, très soucieux de ses touristes et enfin invité culturel en
Nouvelle Zélande, auréolé à la fin de sa vie par un succès tardif. Lintérêt
de ses textes est grand, ne serait-ce que parce quil nous fait découvrir combien il
faut mettre les mains dans le cambouis en permanence pour gagner sa vie en tant que
saltimbanque des lettres et des voyages.
(11/07/2012)
Les trois lumières, de Claire Keegan, Sabine
Wespieser éditeur.
Je nai pas choisi cette lecture, cest elle qui ma désignée.
En fait, je déambulais dans la médiathèque que jai lhabitude de
fréquenter, javais dû déplacer quelques livres au rayon de la Littérature
étrangère, comme je le fais souvent, et notamment celui de Claire Keegan, probablement
pour accéder à dautres auteurs de la lettre K (Kerouac ? Kipling ?).
Jai oublié de le reposer et je me suis aperçu seulement au moment demprunter
quelques ouvrages que cet exemplaire était resté dans mes mains. Étrange signe du
destin que de découvrir ainsi un nouvel auteur. Et lirlandaise Claire Keegan est
une véritable découverte. Les trois lumières
forment un mince récit de 100 pages, tout en délicatesse et retenue. La narratrice est
une petite fille que lon débarque chez un couple damis pour faciliter la vie
à sa mère qui va bientôt accoucher dun nouvel enfant. Son dépaysement, ses
efforts pour comprendre ce nouveau monde dadultes sont particulièrement bien
rendus, sans compter que lécueil principal de ce type de récit doit naviguer entre
la tentation dutiliser une langue trop recherchée, donc bien au-delà des
possibilités de lenfance ou, au contraire, de singer la naïveté et
linexpérience. Claire Keegan y arrive avec beaucoup de brio. Ecrit au présent et
à la première personne, la simplicité de la langue rend parfaitement compte :
quand elle narrive plus à exprimer ses sentiments, la fillette constate que
« de nouveaux mots sont nécessaires » et le congélateur devient « le
gros appareil blanc qui se branche ». Le couple qui la reçoit est aussi
pareillement distant au début du récit pour cette fillette qui quitte pour la première
fois le giron familial. Mais au fil des pages, celle quelle nomme au début
« la femme » deviendra « Mrs Kinsella » et enfin
« Mary ». Une épaisseur dramatique se dégage derrière cette légèreté,
rappelle, dans un autre registre le film Le grand chemin. Bref, le genre de texte
ou de nouvelles quon aimerait savoir écrire.
(04/07/2012)
Journal particulier 1935, de Paul Léautaud,
Mercure de France.
Jai une tendresse pour Léautaud.
Assurément, le bonhomme na pas été facile. On se souvient de ses emportements et
de ses coups de canne alors quil était magistralement interviewé par Robert Mallet
au début des années cinquante. Témoin incontournable de la vie littéraire, son
journal, fort de six mille pages (notes de lecture entre le 18/09 et le 13/11/2009), est impertinent, fascinant et retrace avec
une acuité extraordinaire cette époque maintenant oubliée qui court de Rémy de
Gourmont à Paul Valéry. Le Journal particulier
est indissociable de son Journal littéraire. Souvent
dailleurs imbriqué lun dans lautre, il aura fallu toute la patience de
Marie Dormoy, sa dernière amie, pour extraire ces pages vraiment particulières
puisquelles parlent du secret bien gardé à lépoque de leurs relations
érotiques. De la même façon, elle avait dissocié le Journal particulier de 1933 (note de lecture du 14/05/2010) qui racontait le début de leur histoire mais
surtout la fin de laventure sexuelle que lécrivain vert galant avait
entretenu avec Anne Cayssac. Mais plus encore que dans le précédent journal,
lannée 1935 révèle létrange duo formé par Paul et Marie. Cette dernière,
maîtresse de larchitecte Auguste Perret et secrétaire du fameux marchand de
tableaux Ambroise Vollard, avait jeté son dévolu sur Paul, convaincue de
lintérêt littéraire de son journal. Et Paul, quand à lui, âgé de 63 ans, vit
ce dernier amour comme un jeune homme, en proie à des crises de jalousies devant la vie
mondaine de Marie. Les passages truculents ne manquent pas, remarquables moins par leur
verdeur que par létrange mariage de la carpe et du lapin entre l'amie visionnaire
et latrabilaire auteur. On imagine sa tête lorsque Marie Dormoy emmenait faire un
tour ce Voltaire passéiste dans sa Mathis décapotable dernier cri
(27/06/2012)
Collection
de poche de jeunesse.
A lheure où paraît mon premier roman en format poche, je ne peux
mempêcher de penser à tous ceux qui ont constitué mes premières lectures. Je les
ai gardés. Ils sont dispersés dans un placard, à portée de main, même si je ne les
saisis quasiment jamais. Cest loccasion. Dabord, remarquer que dans la
dizaine qui se propose devant moi, beaucoup sont de la collection Folio. Je me souviens
quà lépoque cette collection mattirait plus que celle du livre de
poche. Les couvertures étaient plus modernes, le format légèrement plus grand, bref, il
y avait un côté cossu, un début de bibliothèque assez sérieux à les voir
sadosser ainsi les uns aux autres sur une étagère au fil des achats. La plupart
ont été acquis entre douze et vingt ans, soit pendant les années de collège et de
lycée. On ne sétonnera donc pas dy trouver Boris Vian, Vercoquin et le
plancton, ainsi que Troubles dans les andains, la découverte de cet auteur, un
des rares qui mavait intéressé, devait dater de la cinquième ou de la quatrième,
probablement avec lincontournable Lécume des jours. Jétais (je
le suis toujours) assez indifférent aux auteurs des siècles précédents et je
préférais la cohabitation avec notre époque, plus proche, plus originale, et il était
plus facile de sidentifier à un personnage de Vian quà ce niais de Julien
Sorel. De fil en aiguille, ce XX° dont nous abordions le dernier quart, mavait
emmené voir Raymond Queneau (Le dimanche de la vie, Les fleurs bleues), Marcel
Aymé (La jument verte, Le Passe Muraille) et Antoine Blondin (Lhumeur
vagabonde, Monsieur Jadis), dont la compagnie était tout de même plus marrante que
celle de Sigmund Freud, exercice imposé en classe de seconde avec Lintroduction
à la psychanalyse, même si jétais resté dubitatif devant lexploit de
réaliser une introduction à ce que lon va dire en 440 pages. Hélas, on ne me
demandait pas de lire ces jeunes morts du XX° siècle mais plutôt de retenir les
discours lénifiants des vieilles barbes blanches. Cette indépendance de franc-tireur
ma valu au bac mes notes de philosophie et de français (respectivement 08, 09 et 10
sur 20). En revanche, lors de ma deuxième terminale, cette attitude de lecteur compulsif
que je navais pas changé dun iota ma valu de belles discussions avec un
jeune prof de philo qui admirait comme moi Locus Solus, de Raymond Roussel. Je
suppose que javais découvert cet auteur par hasard, à force de passer mes
après-midi à retourner et lire les quatrièmes de couverture dans ma librairie favorite.
De la même manière, je suis devenu lecteur des nouvelles de Iouri Kazakov (La belle
vie, La petite Gare). Entre mes premiers émois de lecteur (Ah, le beau souvenir de Notre
prison est un royaume, de Gilbert Cesbron, probablement lu dés la rentrée de
sixième ou cinquième) et les annotations de mon exemplaire dAntimémoires
dAndré Malraux, lu en solitaire au bord dun lac à dix-sept ans, tout un
parcours sest constitué avec ces livres à format et argent de poche.
(20/06/2012)
Fragments
de la vie des gens, de Régis Jauffrey, Folio.
« Fragments de la vie des gens, c'est
le prisme à travers lequel, à un certain moment de ma vie, j'ai vu non seulement mon
existence mais aussi la société tout entière. Je n'ai que l'expérience assez
restreinte du milieu dans lequel je vis, pourtant je me sens très proche de toutes ces
zones de la société où la souffrance est presque obligatoire tant aucune chance ne vous
est accordée. ». Cest ainsi que Régis Jauffrey présente son livre, paru
en 2000, en quatrième de couverture. Douze ans plus tard, il y a peu de chances que cette
souffrance quévoque lauteur ait changée dun iota. La plupart des histoires de ce livre révèlent la
solitude, le désarroi, les fantasmes inassouvis, et mettent en scène souvent des femmes,
rarement des hommes. Étonnamment, Fragments de la vie des gens a parfois été
recensé dans des bibliographies concernant le travail alors que la plupart des
protagonistes sont désuvrés, surpris en dehors de toute activité professionnelle.
Mais limpossibilité dappréhender
la cohérence dun monde qui séchappe constamment, se retrouve dans les marges
qui délimitent le travail, activité contre ennui. De la même manière, cest ainsi
que se trouve démarqué le travail dans la vie moderne, à la fois obéissant à une
comptabilité précise, 35 heures de travail, 25 jours de congés par an et 42 ans de
travail, lensemble de ces chiffres ne servant quà insister sur la vacance
dune vie sans travail. Cest justement en dehors de ces repères que peuvent
sengouffrer toutes les obsessions qui nous guettent, favorisées par le relâchement
et labsurdité dune existence sans but précis. A propos de ce livre,
Dominique Viart, dans son remarquable ouvrage La
littérature au présent, évoque ainsi la vision dun « réel disloqué ».
(13/06/2012)
Sur
la route (le rouleau original), de Jack Kerouac, Folio.
Le fameux livre du chef de file de la Beat génération est ici
publié dans sa version, dite « du rouleau original » puisque Jack Kerouac a
rédigé le manuscrit de Sur la route en avril 1951 sur un rouleau de papier de
quarante mètres de long. « Je lai fait passer dans la machine a écrire, et
donc pas de paragraphe
lai déroulé sur le plancher et il ressemble à la
route », écrit-il à Neal Cassady qui deviendra Dean Moriarty dans la version
publiée. Ici, le manuscrit original ne travestit pas les noms, ne sacrifie pas aux
conventions littéraires qui ont abouti à expurger le texte initial de telle sorte que
Kerouac le considère « impubliable, encore un bon moment ». Il faudra
attendre en effet 1972 pour que Visions de Cody, un état intermédiaire du texte
soit également publié. Effectivement, Sur la route naurait pas pu être
édité en létat, ne cachant rien des noms réels et exposant en premier lieu les
protagonistes de cette histoire vécue dans toute sa crudité. Après le succès de On
the road et lhistoire de la Beat génération désormais connue,
cest chose possible. Reste donc à découvrir cette Amérique de limmédiat
après-guerre, les premiers émois dun vivre vite dopé à la Benzédrine, toute une
génération qui avait une soif de liberté et de vie extraordinaire, à commencer par
Neal Cassady, le vrai, celui qui deviendra le chauffeur du bus psychédélique des Merry
Pranksters. A noter quune exposition donne à voir jusquen août, le fameux
rouleau original au Musée des lettres et des manuscrits, boulevard Saint-Germain à
Paris.
(07/06/2012)
Pour Genevoix, de Michel Bernard, éditions La
Table Ronde.
Maurice Genevoix, résolument pour, telle est la profession de foi de Michel
Bernard. Lauteur du Corps de la France (Note
de lecture du 13/10/2010) y met tout son talent et toute sa conviction. On pourrait
penser que lécrivain à qui il rend ainsi hommage nen ait pas besoin, nombre
détablissements scolaires, de rues, de places portent son nom. Abondamment cité
dans les manuels scolaires, Maurice Genevoix sest pourtant doucement endormi, ou
plutôt notre époque qui nest plus celle des grands héros de guerre et qui
brocarde aisément les immortels, la laissé choir, préférant soccuper de
coups médiatiques plus immédiats plutôt que de regarder une uvre patiente et
remarquable. Ce nest pas un cas isolé et si, par exemple, Georges Brassens garde
encore un peu de notoriété pour son côté irrévérencieux, bientôt, nen doutons
pas, il subira le même sort oublieux que le sage Maurice Genevoix, si nous ny
prenons garde. Voilà ce quil en coûte de nos jours dêtre ainsi
institutionnalisé, nationalisé, enfermé dans le patrimoine. Donc, pour sortir de cette
torpeur ambiante, il est bon que dautres passionnés ouvrent sans ambages leurs
préférences. Michel Bernard réalise le rêve que javais souhaité pour Maurice
Genevoix, celui de proposer une biographie, qui manquait cruellement, mais de plus,
daffirmer en écrivant sa vie pourquoi compte tant pour les lettres françaises
celui qui fût secrétaire perpétuel de lacadémie française. Abondamment
illustré de documents inédits, Miche Bernard explique la vie laborieuse de Genevoix,
travailleur et voyageur depuis la volonté de vérité de Ceux de 14, unanimement reconnue, jusquà une
poétique si vivante du monde que lauteur ne cessera de montrer. Il faut lire ce
livre de Michel Bernard, et relire après, inlassablement Maurice Genevoix.
(30/05/2012)
Hôtel
du Nord, dEugène Dabit, Publie.net
Merci à François Bon davoir adapté pour une version numérique dans la collection
des classiques de publie.net le très beau roman, dEugène Dabit, écrit en 1929. On
connaît la version cinématographique de Marcel Carné, la célèbre réplique
dArletty « Atmosphère ? Atmosphère ? Est-ce que j'ai une gueule
d'atmosphère ? », qui dailleurs ne figure pas dans le livre.
Lhôtel du nord, cest aussi lhistoire dEugène Dabit dont les
parents avaient acquis un établissement du même nom. Le Paris populaire, fort en
gouaille, est parfaitement restitué et daté : mariniers, couseuses, petits
métiers, provinciaux fraîchement débarqués dans la capitale, lhôtel du nord
accueille tous ces personnages. La poésie de Marcel Carné doit beaucoup à ce roman
dEugène Dabit, disparu trop tôt en 1936.
(09/05/2012)
Anthologie
du travail, par J. Caillat et F. de Paemlaere, Editions les Arts et le livre.
Pour une mise à jour le premier mai, le sujet du travail semble de circonstance.
Voici donc, une anthologie du travail, parue en 1928 et devenue presque
introuvable. Peu détudes capables de proposer un historique large et approfondi ont
été entreprises sur les rapports de la littérature et du travail. On peut citer lHistoire
de la littérature prolétarienne de langue française, par Michel Ragon, et Le
Roman social de Sophie Beroud et Tania Régin. Lanthologie du travail de 1928 se
situe donc juste avant linfluence de la Littérature prolétarienne. Caillat et De
Paemelaere proposent leurs exemples depuis lAntiquité avec une part prépondérante
pour le XIXe siècle. Ouvrage à visée pédagogique, il vise « à développer chez les
jeunes le goût et le respect du travail. » Cest en effet un manuel dont les
exemples sont destinés à être proposés aux instituteurs et à être étudiés en
classe. Le travail est présenté comme une vertu
chez Hésiode (VII e siècle avant J.C.). « Sur le chemin de la vertu, les dieux
immortels ont mis la sueur : longue, escarpée est la route qui y conduit ; et
dabord elle est rude ; mais à mesure quon monte vers le sommet, elle devient
plus aisée. » (Les travaux et les jours). Marc-Aurèle, de la même
manière, exhorte à leffort dans ses Pensées : « Au petit matin,
sil ten coûte de sortir du lit, dis-toi intérieurement : « cest pour
vaquer à ma tâche dhomme que je méveille. Répugnerais-je donc à me mettre
au labeur pour quoi je suis né, qui est ma raison dêtre ? ». Cet ouvrage
partisan présente plusieurs chapitres thématiques : nécessité du travail ;
loutil et lartisan ; louvrier, la machine, lusine. La
dernière partie sintitule « petits métiers, métiers féminins » dont
la formulation laisse rêveur. Sil est évident que cette anthologie est datée et
dépassée, elle nen demeure pas moins intéressante car elle propose de nombreux
exemples tirés de la littérature. Du coup, on peut toujours participer à lun des
défilés du premier mai en chantant « la revendication du travail » de
Maurice Magre : « Nous voulons notre place au banquet de la terre, /pouvoir
jouir un peu de la clarté du jour, /dormir boire rêver chanter avec nos frères /notre
part de soleil et notre part damour. »
(01/05/2012)
La
modification, de Michel Butor, éditions de
Minuit.
Il est difficile de parler de La
modification, prix Renaudot 1957, enchâssé dans une époque qui révéla le
« nouveau roman ». Récit emblématique, de nombreuses études lui ont été
consacrées et des générations de lycéens se sont endormies au fil des cahots du train
quemprunte Léon Delmont pour se rendre à Rome et rejoindre sa maîtresse à
linsu de sa femme. En réalité, Léon Delmont nest nommé que très rarement
dans ce roman, et toujours par effraction. Un vouvoiement sadresse à lui en
permanence, comme si ce personnage était un proche et que son nom importait peu. Le corps
professoral jubile : en quoi, la
fonction du personnage de roman est-elle un reflet de la société dans laquelle il
vit ? Vous avez quatre heures. Bien sûr, La modification mérite mieux que
cela. Il y a dabord la description quasi hypnotique du train et de ses passagers,
bruits, moindre miette qui tombe, plus petit mouvement, rien ne vous sera épargné.
Cest presque du Claude Simon. Trouvez les liens de parenté entre ces deux
écrivains. Vous avez quatre heures. En réponse à cette léthargie des voyages, les
pensées de Léon, magnifiées par le subtil relai du « vous » qui
linterroge, révèlent peu à peu les failles de ce périple décidé à la va-vite.
Mise en abyme permanente entre passé et futur, immobilité et mouvement, le livre non-lu
que tient à la main Léon et celui quil décidera décrire, La
modification est une parfaite et habile manière de montrer comment le décor
qui nous entoure simbrique en nous : « Vous savez quil y a des
personnes qui ressemblent dans une certaine mesure aux gens qui se sont succédés tout au
long de ce voyage à lintérieur de ce compartiment, quil y a des décors et
des choses, des paroles et des instants décisifs, que tout cela forme une
histoire. » Commentez. Vous avez quatre
heures.
(25/04/2012)
Blasons
dun corps masculin, de Régine
Detambel, Publie.net.
Du même auteur, je lisais dix ans
auparavant Graveurs denfance. Cétait même un moment partagé avec mon fils
(voir Notes de lecture du 03/07/2002) : il
choisissait un de ces « partis pris des choses » à la Francis Ponge, et je
lui lisais le passage, « la colle pâte en pot » et autre « sous-main
décor planisphère ».
Avec Blasons dun corps masculin, je
ne pourrais plus, cest un texte dun seul tenant, un long corps dhomme,
pillé du crâne aux pieds que Régine Detambel raconte en guise dhistoire. Blasons
dun corps masculin est le récit dune narratrice, qui détaille une carte
du tendre à fleur de peau. Aucune pudeur mais aucun voyeurisme aussi, juste lextase
devant la perfection anatomique, non pas la beauté mais la manière donc chaque tissu,
muscle, humeur réagit. Ça pourrait être dune précision absurde ou déplacée,
mais cest le contraire, une sorte de contraction du regard, comme si le corps de
lhomme ainsi éparpillé cherchait à se ressaisir, à comprendre les explications
des élans physiques. Bien sûr, derrière lhomme en creux, cest aussi un
magnifique portrait de femme amoureuse.
Quant à mon fils, il a passé lâge que je lui raconte des histoires, il ne vit
plus à la maison désormais, grand corps masculin lui-même, dix kilos de plus que moi,
probablement devenu sujet de blasons à son tour.
(18/04/2012)
Écorces, de Georges Didi-Huberman, éditions de Minuit.
Au départ, des arbres. Les arbres dAuschwitz, et tout ce quils ont gardé
comme cris, sang, empreintes dans leurs écorces. Au départ, une déambulation aux camps
de la mort, presque une promenade touristique si toutefois le mot touriste pouvait
convenir. Pourtant, les attitudes sont les mêmes : appareil photos, lentes
promenades, curiosités pour les stalags, les barbelés. Quoi ramener ? Quels
souvenirs ? Au départ, des photos donc. Comme les quatre clichés de gazage et de
crémation des corps prises par un des membres du Sonderkommando travaillant au
Crématoire et pris à la sauvette sous peine de mort, ramenés on ne sait pas comment.
Photos même pas cadrées, inutilisables pour constituer des souvenirs corrects à
ramener. Dailleurs, ici, à Auschwitz-Birkenau, le mot « souvenir »
pervertit le reste, la moindre intention, la suite à donner. Quoi ramener alors ?
Georges Didi-Huberman a trouvé : des fragments décorces dérisoires et un
beau livre chuchoté dans le grand silence insondable qui aura suivi.
(11/04/2012)
Carrare, de Célia Houdart ; P.O.L.
Carrare
est une histoire étonnante. Non parce quelle se situe dans cette région
dItalie où le fameux marbre est produit, non parce que des personnages ambigus et
variés la peuplent. Loriginalité du récit de Célia Houdart tient au parfait
équilibre de sa minéralité : au marbre de Carrare répond une langue dépourvue
démotion, des situations claires et tranchées comme le soleil, une intrigue qui ne
doit sa réussite quà la patiente mise en place déléments qui
semboitent. Ainsi, cest presque un dispositif esthétique qui sélabore
devant le lecteur. Ce qui aurait pu alors virer à la sècheresse est toutefois évité
avec brio par autant de regards qui divergent du récit et qui, curieusement, renforcent sa légitimité :
lappariteur du tribunal a une conjonctivite, on croise un homme en tenue de jogging
et deux femmes, probablement des surs, bref, ces insignifiances à la manière de
tropismes à la Sarraute emmènent Carrare vers autant de veines chatoyantes ou ternes,
rayures, sillons, zébrures qui parcourent un marbre idéal. Lorsquon referme le
livre, la vision du blanc reste longtemps dans la rétine, cest étonnant,
cest réussi.
(04/04/2012)
Kafka
sur le rivage, Haruki Murakami, 10/18.
Entrer dans un livre de Murakami, lorsqu'on le connaît un peu, c'est la promesse d'un
voyage forcément déroutant. Situations tronquées, suspense où on ne l'attend pas,
digressions hasardeuses, l'univers et le style de Murakami est sans pareil. Pour Kafka sur
le rivage, l'épaisseur de mon édition de poche laissait entrevoir une de ces équipées
conséquentes. C'est avec délice, inquiétude aussi (et si l'histoire ne me plait pas ?),
que j'ai commencé ce récit. Inquiétude car je n'avais apporté que ce livre au sultanat
d'Oman, le camping sauvage prévu ne laissant pas la place d'en apporter davantage.
Délice car la lecture entreprise m'a rassuré quand à l'histoire qui se mettait en
place. Un jeune garçon de quinze ans s'enfuit de chez lui devant un père indifférent.
Un vieil homme amnésique commence un voyage. Vous voilà pris, saisi, quels seront les
liens qui vont se tisser entre ces deux histoires ? Je ne raconterai pas l'intrigue, juste
dire qu'à la fin de cette longue histoire, reste cette impression d'un voyage accompli,
c'est vraiment le maître-mot, cette lecture en parallèle de nos vies réelles et le
même sentiment d'exister. Jaimerais me souvenir, je le sais, que j'ai lu certaines
pages dans l'abri de la tente, à la lueur de la lampe électrique tandis que le vent
faisait claquer la toile au milieu d'un plateau désertique, ou que rythmait de temps à
autre le braiement des ânes qui nous accompagnaient. Une autre histoire, vraiment ?
(26/03/2012)
Carnet de notes 2001-2010, de Pierre Bergounioux, Verdier.
Attendue comme les deux précédents carnets de
notes, la nouvelle livraison de Pierre Bergounioux a déjà fait beaucoup parler
delle dans la blogosphère. De Martine Sonnet à Claro, de François Bon à Joachim Sené qui y répond via le site Carnets de correspondance.
Jai également succombé à cette fascination due à « linfraordinaire
à son niveau le plus cruellement prosaïque » comme dit Joachim, avec
lexaspération que propose toute véritable introspection : quoi penser
dun professeur qui sénerve à la moindre conversation insipide entendue dans
le métro ? Quoi penser dun communiste que le sous prolétariat
(lexpression est de lui) indispose ? Quoi penser dun homme consumé par
la lecture et la cigarette et qui termine ce carnet dans langoisse de sa disparition
prochaine ? Mais si cette introspection est sans concession, due au triste caractère
dont il se croît doté depuis lenfance, elle sert aussi de réaction contre
celui-ci. Et laspect touchant de ces carnets, cest de découvrir à travers
les livres combien il prend à bras le corps cette vie difficile. Il ne refuse rien, est
en permanence au contact des autres dans la plus sincère générosité. Touchant oui de
voir que ses anciens élèves se massent près dune fenêtre pour le voir passer et
combien dentre eux viennent témoigner dune reconnaissance que son absence
totale dego semble ignorer. Restent cependant bien des
interrogations dans la clairvoyance des jours ici décrits : Pierre Bergounioux
garde-t-il quelque part une trace des si nombreuses lectures quil engrange ? La
première jonquille
de 2012 a-t-elle déjà pointé sa corolle ? Chez moi, cétait aujourdhui
même, dimanche 11 mars, dans le jardin de mon beau-père, le gel à moins dix pendant dix
jours a figé la végétation. Pas de retard, cependant par rapport à lannée
précédente, je les ai photographiées le 29 mars. Mais en
2008, jen faisais mention le 22 février tandis
quen 2005, elles étaient en bouton sous la neige un 5 mars. Et, en cette période électorale, je peux dire : Vous
navez pas le monopole de la jonquille, monsieur Bergounioux !
(14/03/2012)
Roman, de Joachim Séné, Publie.net.
Ce nest sans doute pas ce texte bref qui rend compte de toute la puissance de
langage de Joachim Séné, pour cela mieux vaut lire Cétait et Sans
(toujours chez Publie.net) mais cest assurément celui qui démasque le mieux sa
volonté de refonte des codes littéraires. Prenez un roman, sentimental de préférence,
de ceux qui garnissent les têtes de gondoles, confiez-le à Joachim. Le travail de
réécriture commence, Chapitre 1 : Soupira Marc. Dit-elle. Songea-t-il. Dit-elle.
Lança Marc. Jeta Carole
Chapitre 2 : Un instant après. Un peu plus
tard. Le temps passa. Les jours passèrent
Vous lavez compris,
lauteur se saisit des phrases classiques de ce genre de récit, les tronçonne, les
agence, les torture avec un air de ne pas y toucher. Dun côté, les conventions
littéraires, de lautre, les principales détachées de leurs subordonnées, les
dialogues sortis de leurs contextes. Pourtant la structure demeure la même, il y a des
chapitres, et même, placé en épigramme, une citation de Paul Eluard. Tout y est,
cest bien un roman nommé Roman et qui raconte les tribulations sentimentales
de Marc et Carole : amateurs de littérature à leau de rose, vous devriez
être comblé. Finalement (ce dernier mot est le dernier mot de ce Roman).
(15/02/2012)
Si seulement de Françoise Ascal et Alexandre
Hollan, Calligrammes.
Javais déjà relaté le livre d Yves Bonnefoy qui retrace La journée dAlexandre Hollan (Notes de
lecture du 03/11/2004). Cette fois, cest Françoise Ascal qui a visité
latelier de ce peintre. Une série, intitulée Têtes en méditation, la particulièrement
inspirée. Un recueil commun mêle ses mots lumineux aux ombres des fusains dont neuf
dentre eux sont reproduits. Et comme pour le livre dYves Bonnefoy, les
uvres dAlexandre Hollan mémeuvent et dune façon brutale, quasi
viscérale comme seul cet art de lentier, de la perception totale en un seul coup
dil est capable de provoquer. La littérature agit autrement : elle
produit du temps et lémotion est plus progressive. Elle peut même être très
lente et sapparenter à un étouffement comme à travers les phrases longues et
magnifiques de Proust ou de Claude Simon, elle sait aussi être rapide dans les mots brefs
de Beckett ou des poètes. Et cest sans doute pour cette raison que Alexandre
Hollan, capable de produire ces prompts sentiments, se place harmonieusement en regard de
la poésie. La preuve en est apportée par Françoise Ascal mais il ne sagit pas
dune simple adhésion à lémotion provoquée par ces Têtes en
méditation. Une distance infime, un rythme ténu installent une transparence idéale
de telle manière que les deux arts ne peuvent que se découvrir ensemble. Il y a
limmédiate reconnaissance, presque danimal à animal, des
« têtes » dAlexandre Hollan : orbites sombres, clarté dun
menton ou dun nez, contour dun front, repos dune bouche. Il y a les mots
de Françoise Ascal : visages/ nés/ pour
trouer lobscur ; entre mes paumes/ le
silence/ dune coupe de neige ; chaque
éveil est un exil. Il y a ainsi ce tremblement infime le temps dune lecture,
dun apaisement.
(08/02/2012)
Manuscrits de guerre,
de Julien Gracq, José Corti.
Je croyais avoir déjà rédigé une note de lecture pour ce livre acquis dès sa parution
et que jévoque lors dune note détonnement le 15/06/2011. Mais la vie
qui bouscule en a sans doute décidé autrement et je retrouve presque intacte celle que
javais quasi rédigée dans ma tête et qui mavait ainsi leurrée. Ce qui
mimportait et mimporte encore cest de remarquer la différence entre
deux textes qui retracent des aventures similaires. En effet, Julien Gracq, comme beaucoup
de soldats (et décrivains, Claude Simon, Jean Robinet
) sest retrouvé
piégé aux confins de la Belgique en 1940 et a été contraint de se rendre aux troupes
allemandes. Il a tenu un journal qui constitue la première partie de ces manuscrits. On y
découvre un officier courageux et conscient de son devoir avec une rigueur patriote
étonnante. Il retrace un épisode dans lequel il tombe nez à nez avec une patrouille
allemande avec un autre de ces compagnons. Leffet de surprise tournera à leur
avantage, les deux soldats allemands sont blessés et fait prisonniers. Mais cet aventure
le marquera car lun des soldats laissé à la surveillance dun civil subira la
vengeance gratuite de ce dernier. Julien Gracq a réécrit plus tard lensemble des
journées notées dans son journal. La succession des jours qui constitue le propre
dun tel écrit a disparu et cest bien sous la forme dun récit au passé
simple et à limparfait que le texte est réécrit, probablement vers 1941. Avait-il
lintention de le publier ? Il est toutefois intéressant que Louis Poirier qui
avait déjà adopté son nom de plume Julien Gracq pour son premier roman Au château
d'Argol, paru en 1938, évoque à la troisième personne un certain Lieutenant
G a qui il prête les réactions et les pensées quil a réellement vécu. En 1958,
une nouvelle histoire militaire (Un balcon en forêt)
donnera le rôle principal à un autre lieutenant G, laspirant Grange.
(01/02/2012)
Un rêve de verticalité, de Françoise Ascal,
éditions Apogée.
Jai cette ignorance : je ne connais pas Gaston Bachelard. Je nai
jamais rien lu de lui. Je sais juste son origine proche, vallées et collines de Champagne
crayeuse à soixante kilomètres de chez moi. Et quil était philosophe, érudit
avec un air de grand-père facétieux. Le livre de Françoise Ascal lui est consacré,
mais non pas à travers une biographie, cest juste un effleurement, précis tout de
même, puisquil sagit de replacer son aura, de confronter sa
« conscience de racine » dont il avait une sensation aigüe avec notre propre
relation à la nature, réactualisée. Car la nature de Gaston Bachelard et la nôtre
nont plus rien en commun, et jusquau langage : nous vivons à
lheure des écolos, de la biodiversité, du développement durable. Saurions-nous
retrouver la poétique des éléments quil entrevoyait magnifiquement ?
Cest cette quête qui traverse le livre de Françoise Ascal : « chercher
ailleurs, plus haut plus profond, aller vertical côté ciel, côté racines. »
Argumentée de plus, Antoine Emaz et bien dautres contributeurs disent ce
quils doivent à Gaston Bachelard. Le danger dun tel ouvrage aurait été de
verser dans une admiration de circonstance, mode du bio et autres concepts qui ne sont
jamais que de confortables manières daccroître le consumérisme et la
prédominance de loccident. Jai craint cet écueil tant mhorripile
dailleurs cette naïveté. La nature pour moi est survie : il suffit de
senfoncer dans les forêts profondes de ma province, darpenter les coins
déserts, si peu de choses et faire avec pour vivre. Survie : la nature, cest
mon père en 1945 à Berlin gardant des vaches pour le compte de soldats soviétiques,
cest ma grand-mère mapprenant le geste de faucher lherbe, cest
quelque chose dutile, fait pour servir, quon transmet. Cest
lécrivain-paysan Jean Robinet aussi, racontant comment son cheval sétait
arrêté en plein labour pour ne pas piétiner un de ses jeunes enfants qui sétait
endormi au creux dun sillon. Cest ainsi ce rapport si ténu avec les
éléments : un rêve de verticalité, comme dit Françoise Ascal (et combien cette
expression rappelle lexpression du « voyage vertical » pour désigner la
lecture). La réussite ainsi de ce livre est de lier ce rapport de peu de choses avec le
langage : « En France aujourdhui, nombreux sont les poètes qui
cultivent une langue volontairement neutre, se défient des adjectifs et des images. Ce
nest pas ma voie, non par souci de résistance, mais par nécessité intime. Ce
langage que je mefforce de rendre aussi précis que possible est celui dune
conquête. Appropriation dune langue manquante, trouée dès lorigine par la
pauvreté et le silence des miens. ».
(25/01/2012)
Sommeil,
dHaruki Murakami, 10/18.
Cette nouvelle dHaruki Murakami, publiée dans la collection 10/18 est
très avenante : superbement illustrée par Kat Menschik, cest un véritable
petit objet dart bicolore, en bleu nuit et argent. A linstar de la série
Collector de Points, (voir par exemple Dieu
Shakespeare et moi, de Woody Allen, Notes de lecture du 12/01/2011), cette tendance
nouvelle de proposer des livres de poche « de luxe » permet doffrir à
moindre coût de jolis cadeaux. A quand mon Paysage
et portrait en pied-de-poule couvert par Chanel ?
Haruki Murakami raconte dans Sommeil lhistoire dune femme qui a
perdu définitivement le sommeil. Cette survenue brutale ne semble pas affecter sa santé,
seule se pose à elle la question doccuper les longues heures de nuit. La lecture
dAnna Karénine fournit loccupation mais aussi les prémices dun rite
où chocolat et alcool trouveront leur place à linsu dune famille (un mari et
un fils) qui continuent de dormir sur leurs deux oreilles. Mais bientôt les rituels
nocturnes et domestiques ne suffiront plus et cest dans la nuit inquiétante que
notre insomniaque ira se jeter. Bien écrite et expressive, cette histoire monte en
tension mais se termine dune manière brutale. Comme au réveil, après un rêve.
(18/01/2012)
Le ravissement de
Britney Spears, de Jean Rolin, POL.
Je nai pas accroché. Et Jean Rolin ny est pour rien ; rien de
bâclé dans ce livre, on retrouve lempreinte et la description des territoires qui
ont fait mon ravissement dans Terminal frigo ou un Chien mort après lui
(Notes de lecture des 16/02/2011 et 23//03/2011) mais le ravissement ou tout du moins la
sympathie que Jean Rolin éprouve pour Britney
Spears, voire encore lempreinte littéraire possible dun ravissement à la Lol
V Stein, cher à Marguerite Duras, ne ma pas atteint. Mais il faut dire que
lambition de Jean Rolin était très grande, notamment à travers ce récit qui
mêlerait deux mythes (Los Angeles et Britney Spears) pour aboutir à « une
forme particulière de néant » comme il le signale dans une étonnante
présentation audio, en forme dun magnifique monologue de
dix-sept minutes. Son projet, on le comprend, était purement littéraire : comment
la réalité de lauteur (via sa présence dans la ville, via ses recherches autour
dune idolâtrie people dont il ignore tout) fabrique un texte de fiction (via un
narrateur, un « je » - qui forcément « est un autre »). Le livre
ne manque ainsi aucunement dintérêt, on y retrouve cet humour distant, fait de
curiosité et détonnement, simplement je nai pas accroché car je suis sans
doute encore plus éloigné que Jean Rolin au départ : javoue que je ne savais
même pas quelle tête avait Britney Spears et je
nai vu Los Angeles quà travers des reportages télévisés. Javais
limpression dêtre Julien Gracq qui évoquait
« le chansonnier Serge Gainsbourg » comme le raconte Philippe Le Guillou dans Le
Déjeuner des bords de Loire. Décalé donc, de la même manière que
lanagramme de Britney Spears qui sapproche le plus de moi est « pas
Terry Beins ». Vraiment, on na rien en commun Britney et moi.
(11/01/2012)
Oeuvres complètes (2 tomes),
Julien Gracq, Pléiade, Gallimard.
« Chaque fois que je suis tombé sur un texte de Gracq, j'ai ressenti une
jubilation, ou mieux, une brûlure. Un peu comparable à celle que provoque une boule de
neige dans la paume. Textes qui se tiennent au garde-à-vous face à l'inconnu(e), qui ne
perdent jamais la hauteur d'attaque de leur diction, qui ne se laissent jamais prendre aux
harmoniques de leur chant, qui ne s'écoutent pas, mais sont jaloux, fièrement jaloux, de
leur situation extrêmement privilégiée dans le j'eu même qu'ils risquent. Il y a dans
la prose de Gracq comme un cliquetis d'armes, sa phrase est chargée - charge émotive -
et fait soudain craquer le texte entier, comme le dégel un étang. Il y a emportement,
l'alcool métaphorique emporte le linéaire, l'enivre. On pourrait donc ici parler
d'érotisme, au sens plein de ce terme extraordinairement galvaudé. Un fil électrique
parcourt, fait vibrer, résonner, le cur des mots, allumés ici et là, et le regard
s'en trouve comme enchanté, quasiment « féminisé »; l'oreille alertée par une rumeur
de fête lointaine, à figuration magique. Julien Gracq traverse la scène de profil, de
dos, sans aucune concession au folklore de son imagination, emmuré dans son espace
personnel qui ouvre, toute lézarde reconnue, entre le chien et le loup des saisons
éternelles, sur l'ailleurs. Discrète, soumise à l'autorité du poète, son uvre
est une invitation au voyage absolu auquel nous sommes tous candidats, plus ou moins
paralysés dans les algues de notre appétit, notre goût, notre désir d'être une fois
pour toutes, hic et nunc, quoique branchés, par la grâce d'une foi sans investiture
théâtrale, voire avouable. Julien Gracq est dans le secret du secret. Le vu
d'ignorance n'est pas autre chose. Il n'interdit, il n'empêche pas la culture. Il la
force à être amoureuse. La lune ainsi retient la mer. »
(Georges Perros, Papiers collés)
(04/01/2012)
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