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Notes de lecture 2014
Sur les traces de Maurice Genevoix et « ceux de
14 »,
de Jean-Christophe Sauvage et Jean-Marie Lecomte, éditions Noires Terres.
Professeur dhistoire, Jean-Christophe Sauvage a eu la bonne idée de partir sur les
traces de Maurice Genevoix et de Ceux de 14,
compagnons darmes et titre éponyme de luvre maitresse de
lécrivain. En effet, Maurice Genevoix et les mobilisés de la première heure ont
été les premières victimes du plus terrible conflit moderne. Daoût 1914 au 25
avril 1915, date à laquelle le futur académicien sera gravement blessé, tous ces
soldats essuient les plâtres dune guerre qui débute. Jean-Christophe Sauvage
réussit non seulement à nous plonger dans les tribulations et le quotidien du 106°
régiment dinfanterie auquel appartenait Maurice Genevoix, mais le relie aussi dans
le contexte plus général de la stratégie militaire qui prévalait alors. Misant sur une
guerre courte, les appelés ignorent encore quils devront se résoudre à des
batailles de position coûteuses (on estime que linfanterie, placée en première
ligne des combats perdra 30% de combattants en début de conflit ; lartillerie
jouera un rôle dévastateur dans la préparation des assauts). Les Eparges, Calonne,
autant de noms qui résonnent encore comme des calamités. Lhorreur dépasse tout
entendement, et nous avons du mal à nous représenter aujourdhui dans les belles
photographies de Jean-Marie Lecomte qui accompagnent cet ouvrage, combien ces sous-bois
tranquilles ont pu être récupérés par la folie des hommes. Moi qui ai lhabitude
à cette époque de parcourir les forêts (voir ma note détonnements « hors
des sentiers battus »), je mesure combien la boue et les sentiers peuvent être
synonymes de bonheur, et combien aussi de tels lieux ont uvré pour notre plus grand
malheur. A lire absolument : pour Maurice Genevoix bien sûr, mais aussi pour
comprendre comment lenlisement du conflit sest accompli.
(15/12/2014)
La force des choses et La cérémonie des adieux, de Simone de Beauvoir,
Gallimard.
Je nai jamais lu Simone de Beauvoir. Le
deuxième sexe me parait daté, à tort probablement, surtout lorsqu'on mesure les
maigres avancées féministes des dernières années. Quant aux essais, style premier de
la classe (non, deuxième, cétait Sartre le premier à lagrégation de
philo), je ne me sentais pas lâme de recevoir quelques leçons universitaires.
Restait sa vie, attirante bien sûr, jeune fille dérangée, à contre-courant dune
France au sortir de la guerre : on prend avec Sartre son destin à bras le corps et
on fonce. Avec quelques temps darrêt bien sûr, histoire de mesurer le chemin
accompli. La force des choses et La cérémonie des adieux remplissent cette
fonction. La force des choses continue
lautobiographie, comme le nomme elle-même lauteur. Succédant à La force de lâge, Simone de Beauvoir évoque
sa vie à compter de la fin de la deuxième guerre jusquau début des années 60.
Sans pudeur, elle détaille les jours, les voyages, combats, rencontres, lensemble
étroitement mêlé avec celle de Sartre. En cette période où le quotidien semble morne
et bien policé, cela fait un bien fou de suivre lengagement (au sens sartrien) de
ce couple mythique. On retrace une gauche placée dans lopposition, on réalise le choc de la guerre dAlgérie, bref
on trouve bien des explications perdues aujourdhui mais qui permettent de comprendre
notre actualité. On referme les 700 pages avec le sentiment dune liberté de parole
et de ton qui sest perdue, même si lauteur termine avec prudence :
« Je mesure avec stupeur combien jai été flouée ». Et nous donc
aujourdhui !
La cérémonie des adieux poursuit aussi cette
autobiographie en évoquant les dix dernières années avec Sartre. Et cest vraiment
une cérémonie : comment laisser sinstaller la vieillesse et la déchéance
inéluctable de ceux qui nont jamais économisé leur vie. Petits bonheurs annuels
en Italie, difficultés du quotidien, mais aussi la continuité des combats, la jeunesse
perpétuelle. 50000 personnes ont suivi le cercueil de Sartre : quel penseur serait
capable dun tel élan maintenant ? Il convenait den témoigner, ce
qua fait Simone de Beauvoir. « Il faut avoir la patience de ne pas arrêter
les comptes avant la fin », disait-elle encore dans La force des choses. A nous de prendre cette
phrase au pied de la lettre et de continuer
nos combats.
(09/12/2014)
Solitudes et La
nuit du cerf, de Vincent Munier, Kobalaan.
Jai déjà relaté dans cette rubrique des livres de photographies, Willy
Ronis, Depardon ou Sophie Bassouls. Evoquer Vincent Munier me semble lévidence. Comme tous les grands
photographes, ses clichés parlent deux-mêmes. Ici, ils racontent la poésie, la
nature bien sûr, puisquil sagit de photographie animalière mais là où
dautres vont sappesantir sur la férocité dun tigre, la force dun
buffle, Vincent Munier trouve toujours ce qui va nous émouvoir, la grâce dune
patte dours qui se soulève dans la neige, le regard curieux dun renard,
lombre furtive dun cerf. Lhomme sefface derrière lanimal.
Et cest là tout le génie de ce photographe. Certains, comme Yann Artus Bertrand,
prennent de la hauteur pour photographier : il en résulte parfois une distance
hautaine. Vincent Munier fait tout le contraire : il paie de sa personne, il
sapproche au plus près, se fond dans le froid, se glisse dans la glace, il devient
animal lui-même. Pas étonnant que louvrage phare de la maison déditions
quil a créée, Kobalaan (lours en sibérien), sintitule Solitudes. On y voit, cest vrai, des animaux
isolés, la plupart du temps au milieu de la neige. Mais au-delà des magnifiques clichés
qui compose cet ouvrage en 2 tomes (lun pour les photographies verticales,
lautre pour les horizontales), cest le regard sur notre propre solitude
quil renvoie. Saurions-nous encore nous adapter comme ces animaux à ces
isolements ? Comment faire pour retrouver une telle sérénité ? Car, ce qui
frappe dans ces photographies presque minérales, cest lharmonie et une
certaine forme de joie, bizarrement.
Le dernier ouvrage des éditions Kobalaan sintitule La nuit du cerf. Pas de voyage exotique, ça se
passe chez nous, à loccasion du brame du cerf. Daucuns auraient insisté sur
la puissance des cerfs, Vincent Munier préfère restituer à merveille lunivers si
particulier dune forêt la nuit. Là encore, on pénètre à pas feutrés dans le
monde de lanimal, et cest pour cela quon plonge littéralement dans ces
photos. Comme pour Depardon, les albums de Vincent Munier sont les seuls que je regarde de
temps à autre. Après, je me sens étrangement mieux, plus calme, plus serein. Ce sont
des photos qui font du bien.
(26/11/2014)
Bois
II, dElisabeth Filhol, POL
Jai eu la chance de lire Bois II comme un livre de plage (oui, dans mon grand
Est au climat injustement décrié, il y a des plages quon atteint en vélo et des
baignades, la première a eu lieu cette année en mars et la dernière en octobre
).
Etonnant de lire ce livre de travail dans une ambiance de vacances. Le thème est la
séquestration dun patron repreneur dune entreprise. Pas de jugement, pas de
parti pris, pas de pathos, lhistoire est magistralement démontrée et
lintrigue se met en place après une enquête précise, notamment sur les arcanes de
rachats de groupes industriels, avec Péchiney comme exemple. Et cest là, lun
des atouts majeurs dElisabeth Filhol : comme dans son premier roman, très
remarqué, La centrale, cest au prix dune passionnante investigation
quelle sengouffre dans la fiction. Car cest un roman, même si
lintrigue est très réaliste. Le dispositif narratif est élaboré à la
perfection : on part de la préhistoire et la vieille classification des matières
premières, du secteur primaire prend tout son sens : le pourquoi de
lindustrie. Mais très vite : « on est un collectif, soudé », et
se relie lépopée humaine, celle qui comprend le sens de son travail à travers le
désormais obsolète « secteur primaire », et ne peut admettre comment des
intérêts économiques peuvent en détourner lactivité séculaire. Dans
lincompréhension, on plie rarement avant davoir obtenu toutes les réponses,
doù la séquestration du nouveau patron, Mangin. Voilà les personnages maintenant,
après le collectif : la séquestration est une affaire de corps à corps, une sorte
de tournoi féodal. Dun côté, Mangin, indestructible, sûr de lui et de son
pouvoir, de lautre, cette représentante du personnel, presque effacée,
insignifiante. Une des plus grandes réussites de ce livre tient dans cette manière si
douce et progressive de dresser le portrait de cette femme et de ces incertitudes, mais
qui finit par supplanter Mangin et son aplomb. Dans notre esprit seulement, car nous
savons quil ny a pas de miracle en matière économique et que les Mangin
gagnent toujours. On referme le livre avec limpression que la victoire est
davoir donné parole à tous les oubliés des restructurations. Parmi les livres de
la rentrée littéraire, cest celui qui ma le plus touché.
(19/11/2014)
Le retour du loup, Gisèle Bienne, Armand Gautron,
Henri-Pierre Jeudy, Thierry Beinstingel, éditions
Châtelet-Voltaire.
Je suis très fier davoir participé à cet ouvrage collectif. Lidée est née
après quelques échanges avec Henri-Pierre Jeudy, anthropologue et philosophe au CNRS, et
qui a eu deux bonnes idées : celle de sinstaller dans la région, à
Cirey/Blaise, lieu grandement voltairien, et celle de créer les éditions
Châtelet-Voltaire. Jaime à penser, en revanche, que lidée de ce recueil
collectif vient de moi, dune discussion autour de mon étonnement au sujet du retour
du loup, aperçu il y a un an, et justement dans les parages de Cirey (notes détonnements des 17/9 et 2/10/2013). Bref, huit mois
plus tard, nous étions réunis « en résidence », comme on dit, à Cirey, les
quatre auteurs de ce recueil en compagnie de Jean-Luc Bourrioux, garde de lONF et
personnage principal ou presque de notre imaginaire louvin, puisquil a réellement
aperçu le loup en question. Place donc à notre fantaisie décrivain pour
mythifier ce retour. Les textes proposés sont très différents et complémentaires, bien
dans les habitudes du « péché scriptural » de chacun (comme dirait Pierre
Bergounioux). Gisèle Bienne, auteur de LÉtrange
Solitude de Manfred Richter, (Actes Sud), ou de La
Ferme de Navarin (Gallimard), et qui a étudié 8 ans en Haute-Marne, revisite un
amour denfance aux fond des bois à loccasion de ce fameux retour du loup et
propose un récit très doux et nostalgique. Armand Gautron, touche-à-tout enthousiaste
et auteur dune vingtaine de titres, dont de très attendus polars, évoque une
enquête policière dans laquelle un vieux flic, devenu ermite et ami des loups revenus,
constitue un coupable idéal. Henri-Pierre Jeudy, auteur dune cinquantaine
dessais, dont certains sur la peur ou la panique, tente de nous montrer combien ce
« désir de loup » est probablement plus important que sa présence réelle.
Quant à moi, jévoque en Notes décriture mon « histoire de
Lou ». Je tiens beaucoup à ce livre collectif qui ne propose pas une vision
simpliste et manichéenne au sujet du retour du loup. Et même, paradoxalement, la
multiplication des points de vue et des histoires racontées offre au lecteur un
formidable tremplin pour une réflexion sur notre actualité la plus réaliste.
(22/10/2014)
Exister par deux fois, de Pierre Bergounioux,
Fayard.
Pour qui connaît luvre de Pierre Bergounioux, le titre Exister par deux fois est lumineux. Lenfance
à Brive et la révélation, très tôt, quil fallait en partir, rejoindre la
capitale pour découvrir une culture dordinaire cachée à la province. Une
renaissance en quelque sorte ou la frénésie de connaissance et linextinguible soif
de lecture sont devenus lignes de vie. Pour autant, les attaches vers le pays natal sont
demeurées très fortes et, de cette tension permanente, est née luvre
littéraire de Pierre Bergounioux. Exister par deux fois reprend des interviews
données à différents journalistes et aficionados
de son parcours et propose à la fin, quelques textes de réflexions sur la littérature.
Personnellement, si je trouve Pierre Bergounioux toujours très clair et magnifiquement
raisonné, je préfère lorsquil sort du schéma du professeur quil a été,
probablement parce que jai toujours peur de la déformation professionnelle qui mue
lexplication candide du monde en leçon péremptoire. En réalité, on ne trouve
aucunement ce travers chez lécrivain. Au contraire, sont toujours pesées les
contradictions entre la transmission dune culture aux générations futures et
lapplication prosaïque de celle-ci. Par exemple, la fabrique de linégalité
scolaire par linstitution est magistralement démontrée. Pierre Bergounioux me fait
penser à un héros picaresque, infatigable et toujours aux prises avec une réalité
fuyante. Ce nest pas un hasard si ses Carnets
de notes sont pour moi ses livres les plus réussis : pas de faux fuyants, le
journal dune vie donnée intégralement en pâture, avec trèfles à quatre feuilles
et chardons mélangés, une vie de contradictions et dassentiments, une vie
dhomme dans la lignée des grands penseurs, avec probablement une ressemblance plus
marquée pour Montaigne, le premier
dentre eux.
(15/10/2014)
Je temmènerai danser chez Lavorel, de
Dominique Fabre, Fayard.
Publier de la poésie au milieu dune rentrée littéraire nest pas
chose facile. Cest pourtant ce qui caractérise la liberté de
léditeur : ne pas suivre, laisser la place aux coups de cur, suivre un
auteur parce quon lapprécie depuis longtemps. Je sais Dominique Fabre très
heureux de cet opuscule poétique qui paraît en même temps quun roman Photos volées (LOlivier). Et puis la
poésie présente cet aspect décousu, patchwork démotions, bouts de tissu du
réel, rêves interrompus, avec comme seul recours la langue en avant, ce quon sort
comme mots enfouis, une archéologie du texte, une préhistoire de mots bruts. Je temmènerai danser chez Lavorel est tout
cela à la fois, et présente ces signes de reconnaissance. On se glisse dans les phrases
sans la volonté de comprendre (sinon on lit un roman au mieux, au pire un essai, on
fronce les sourcils au mieux, on fait son petit prof au pire). Bien sûr on pense au bal
chez Temporel, dAndré Hardellet, que Guy Béart a mis en notes. Même sensibilité,
délicatesse, le mot dancing en ligne de mire troublée, on se balance dun pied sur
lautre, on avance, on danse, hésitant, comme dans la vraie vie.
(01/10/2014)
Correspondance Maurice Genevoix Paul Dupuy, La table ronde.
En fait, je me suis aperçu très récemment que je navais pas fait de note
de lecture au sujet de cette magnifique correspondance. Publiée grâce au zèle de Michel
Bernard (voir dans cette même rubrique Mes tours de
France, note du 20/08/2014 et La grande guerre
vue du ciel, note du 12/03/2014), cette correspondance réunit les lettres
échangées entre Maurice Genevoix, alors âgé de 24 ans, écrivain en devenir, et, pour
linstant, parti à la guerre de 1914, avec Paul Dupuy, 58 ans, professeur et
secrétaire général de lécole, resté à la rue dUlm. En effet, le brillant
Maurice Genevoix, cacique de lécole Normale Supérieure, voit ses études
interrompues par la déclaration de mobilisation générale. Paul Dupuy, de fait, se
retrouve au chômage, un chômage tout relatif puisquil va servir de lien entre les
étudiants partis à la guerre, tâche quil accomplira avec une fraternité et une
affection sans égales. On mesure à la lecture des lettres quil envoie à Maurice
Genevoix lamour quasi filial quil éprouve pour le jeune soldat. On mesure
aussi labomination de la guerre, le cortège des morts qui décime des ex-étudiants
de lécole : sur les 240 partis, la moitié seront tués
Les lettres de
Maurice Genevoix sont rudes, vont à lessentiel, batailles incessantes, si peu de
repos. Lorsquil sera blessé en 1915, Dupuy se rendra sur le front à
lhôpital où il a été évacué. Cest encore lui qui le poussera à écrire
lors de sa convalescence le premier tome de luvre monumentale Ceux de 14.
Maurice Genevoix gardera le contact avec Paul Dupuy qui disparaitra en 1948, après
lautre horreur de la seconde guerre mondiale. Lécrivain aura à cur
toute sa vie de rendre hommage à cet homme dune « curiosité vigilante,
jamais lasse ».
(17/09/2014)
Danse,
danse, danse dHaruki Murakami, Points Seuil.
Il ma fallu un petit temps pour me souvenir
de quoi parlait cet ample roman, lu cet été en Sicile. Non pas que lhistoire soit
inintéressante, et cest même le contraire. Simplement, la vie sest un peu
bousculée depuis et je dois avoir une mémoire de faible capacité, les strates de
lactualité viennent étaler une grève fraiche dessus, bref, reste en moi la magie
du mot Murakami puisque jaime beaucoup cet auteur japonais et aussi le très beau
titre Danse, danse, danse, qui me rappelle que je suis le roi du dancefloor.
Ce livre fait suite à La course au mouton sauvage, que je lis actuellement,
décidément, je fais tout à lenvers. Donc, la Sicile et ce livre qui est le
premier que jai lu au début de ma villégiature. Cest important, parce
quil me faut un livre accrocheur, capable dimpulser le rythme de la farniente
sans me prendre la tête. La stratégie des lectures dété est toujours complexe
pour moi. Et pour vous ? Voilà : je nai toujours pas parlé du livre.
Cependant, évoquer les conditions de lecture, lieux, moments, ma toujours paru
aussi essentiel que la plongée dans les mots. Parlons du roman maintenant. Cette histoire
a été écrite en 1988, avant notre ère numérique donc. Cest important, car les
situations et les actions décrites obéissent à la logique de lépoque : on
rentre dans une cabine pour téléphoner, on ne consulte les horaires de trains que dans
les gares, une époque qui nous paraît déjà tellement lointaine
Le héros se
souvient dun moment particulier de son existence, maintenant solitaire (les héros
de Murakami sont de farouches esseulés, cest là leur plus grand charme), moment
qui a eu lieu dans un hôtel. Or le modeste motel a été remplacé par un complexe
luxueux. Investissant les nouveaux lieux, le héros va rencontrer une employée
sympathique, revoir dans la même ville un ancien ami devenu acteur de cinéma, rouler
dans une Maserati et tenter délucider la disparition de sa petite amie. Bref, une
histoire qui pourrait être dune naïveté confondante sil ny avait
lextrême talent de Murakami (Dire aussi que Danse, danse, danse est un des
livres préférés de Patty Smith). En cette période de rentrée littéraire où seuls
semblent compter les ouvrages nationaux (ce nest pas exact puisque Murakami sort
également un nouveau livre, immédiatement placé en tête de gondole), cette évasion
japonaise est un grand bonheur.
(10/09/2014)
Regarde les lumières mon amour, dAnnie
Ernaux, Seuil (Raconter la vie).
Ce petit livre de 71 pages figure dans la collection Raconter la vie, initiée
par Pierre Rosanvallon, et qui comporte, outre la présentation des livres, un site
Internet complet avec un blog, une communauté, bref, une expérience unique en
littérature. Regarde les lumières mon amour,
est la très belle contribution dAnnie Ernaux. Fidèle à son observation précise
de la société, Annie Ernaux a tenu un journal de ses emplettes au supermarché.
Cest « un relevé libre dobservations, de sensations, pour tenter de
saisir la vie qui se déroule là ». Les spécialistes de « lécriture
du réel » vont se régaler. Cest précis, acéré, à limage de notre
monde daujourdhui. A lire avant de partir aux courses.
(03/09/2014)
Mes tours de France, de Michel Bernard, La table
ronde.
« Mon grand-père était pour Poulidor » :
tel est lincipit de Mes tours de France,
de Michel Bernard. Et le ton est donné : époque héroïque de la petite reine, on
est pour Poulidor ou pour Anquetil, comme on est Beatles ou Rolling Stone. « Anquetil était moderne. Le gouvernement en était
fier. Poulidor sur sa bécane roulait pour gagner sa vie. Il avait une tête de
bougnat ; il aurait pu lêtre. » Ces phrases, René Fallet aurait pu
les écrire dans son ouvrage Le vélo, illustré
par Blanchon. Lécrivain disait encore : « Jaime le vélo. Comme dans pas mal
dhistoires damour, il ne me le rend pas beaucoup. » Michel Bernard
semble avoir eu plus de chance : quelques courses amateur, une passion précoce pour
le vélo (désolé pour les répétitions, mais le « bicyclette » nest
pas synonyme : « outil de locomotion
pour les facteurs et les ecclésiastiques », dit encore René). Bref, je
découvre ce premier récit, écrit par Michel Bernard en 1999 (le prix était encore en
francs, eh oui, comme pour mes 2 premiers livres) et réédité dans la collection poche
la petite vermillon au prix modique de
7,10. Je partage donc une autre passion commune avec Michel Bernard : après
ladmiration que nous portons tous deux à Maurice Genevoix (voir le magnifique Pour Genevoix, note
de lecture du 03/05/2012), le vélo nous pousse dans la côte de Behonne vers René
Fallet. Il y a dans les dix-neuf chapitres de Michel Bernard, la même écriture
poétique que dans Dix-neuf poèmes pour Cerise de
René, eux-mêmes inspirés par les Dix-neuf
poèmes élastiques de Blaise Cendrars, cest dire la haute lignée, souple comme
du caoutchouc, dans laquelle je tiens tous ces (h)auteurs. Une précision : Fallet,
qui avait instauré sa propre course cycliste Les
boucles de la Besbre à Jaligny, était pour Poulidor : une photo les montre
ensemble prenant le départ.
(20/08/2014)
Détails
dOpalka, de Claudie Gallay, Actes Sud.
Evidemment, lorsque je suis tombé sur ce récit, jai dabord reconnu le
portrait dOpalka, ou plutôt les 4 portraits pris à différents âges et qui ornent
la couverture, et ce, avant même que le titre me le confirme. Et puis est apparu le nom
de lauteur du livre, que lon associe de suite à son premier grand succès Les
déferlantes. Etrange ensuite de se demander comment peuvent être voisins un best
seller populaire et avec lhistoire de cet artiste si confidentiel que je croyais
être le seul à connaître. Pourtant, tout séclaire à la lecture de ce récit. Il
sagit bien sûr de création, de ce que lon ressent en tant quécrivain
ou peintre, de ce que lon éprouve comme émotions à la lecture dun livre ou
en regardant un tableau dOpalka. Dailleurs, sa peinture et lécriture se
rejoignent. Le destin de cet artiste est exceptionnel. Opalka a décidé, dans les années
soixante, de se confronter à léternité, de la peindre ou de lécrire. Pour
cela, il a dabord écrit une suite de chiffres, en commençant par le premier, puis
en continuant 2, 3, 4, 5
Un pied dans le temps, la main sur le tableau, la pensée
dans les chiffres. Alors, la décision de consacrer sa vie à peindre des suites de
chiffres sest organisée. La première toile terminée, Opalka a continué sa série
avec une deuxième toile de dimension identique, mais il a prix soin de rapprocher la
couleur des chiffres et celle du fond en la diluant de 1%. Il y en aura 231. A chaque
nouvelle toile, une nouvelle dilution de 1% interviendra de manière à ce que les
chiffres au fur et à mesure des années se confondent de plus en plus, en quelque sorte
seffacent et deviennent moins « audibles ». Dailleurs
laudition : Opalka ajoute un magnétophone et enregistre sa voix qui dicte
chaque chiffre (en polonais) lorsquil peint. Un dernier dispositif et ce sera
complet : après chaque séance de peinture, Opalka se photographie, avec le même
modèle de chemise, devant le même éclairage. Voilà : le temps fuit,
lartiste le peint, mais suse en même temps que son sujet : la voix, le
visage, leffacement, léternité
Sans faillir, Opalka a continué son
uvre toute sa vie depuis quil a eu la révélation de son destin de peintre,
c'est-à-dire pendant quarante six ans et seule la mort pouvait linterrompre :
ça sest fait le 6 août 2011. Il avait atteint le chiffre de 5 607 249.
Claudie Gallay a la délicatesse de nous le retranscrire en polonais piec miliondw
swese sto siedem tysiecy dwa sto czterdziesci dziewiec. Claudie Gallay
dailleurs, comme Opalka, sest effacée devant le sujet de son livre, et
cest un compliment quil faut y voir. Elle a su retracer la part lancinante de
luvre, sa dimension monstrueuse presque, mais en même temps, elle a su nous
dire combien cette quête est universelle, mais aussi individuelle et forte pour chacun de
nous. Les mots nous fuient aussi, en même temps que la vie. Cercle dangereux mais il faut
laffronter, donner des « détails », comme Opalka : merci à
Claudie Gallay de nous avoir apporté autant delle.
(13/08/2014)
La France, de Raymond Depardon, Seuil.
Jétais persuadé avoir déjà évoqué ce livre, tant il est important pour moi. Et
je me suis aperçu que je nen avais jamais fait de note de lecture. Comment évoquer
un livre qui contient juste des photographies ? Une par page, réalisées en grand
format, grâce à un appareil sur pied à lantique, temps de pose de une seconde,
résultat magnifique et net. Chaque cliché est une maison de France, un coin du pays, une
place de village, lentrée dune ville, un champ
etc. Prises
individuellement, elles nous paraissent familières, un air de déjà-vu, une carte
postale presque, mais réunies ensemble, feuilletées, elles racontent une histoire et
datent notre pays : on se dit, cest cela la France, je ne men étais
jamais aperçu. Alors commence le lent travail de reprise de chaque cliché,
dessayer den repérer les failles, les traces humaines, une affiche
déchirée, la marque dun pneu sur un trottoir, le choix dune couleur criarde
sur des volets, le dénuement dun champ. Cest frontal, sans ambages,
cest chez nous, là.
Je me suis beaucoup inspiré du trouble que provoque ce livre en moi pour Faux nègres. Cest une histoire de village,
de paysage que Raymond Depardon aurait pu (a peut-être) photographié. Jai
limpression quon pourrait entrer dans ces clichés (dans tous les sens du
terme) et tenter den percevoir une signification, un sens historique, une projection
pour le futur : ces photos racontent. Et Faux nègres nest peut-être jamais
quune tentative de rejoindre via lécriture le même trouble, la même image
que celle que Raymond Depardon a fixé par la magie des sels argentiques.
(09/07/2014)
Une
femme à Berlin, journal 20 avril 22 juin 1945, Folio.
Un jour où jévoquais Albert Speer qui fût ministre de la guerre dHitler,
mon père ma raconté quil se trouvait au sud de Berlin en 1945. Je nen
ai jamais su beaucoup plus, sinon que je crois que ladolescent quil était
alors, gardait des troupeaux de vaches pour le compte des troupes russes et quil
était probablement payé à coup de quelques patates racornies ramenée à la maison où
ma grand-mère réfugiée de Yougoslavie, tentait de faire subsister les autres enfants,
tous plus petits. Ceux qui ont vécu cette époque en parlent peu. Cest pourquoi le
journal tenu par une anonyme à Berlin pendant larrivée des russes, le suicide
dHitler et la fin de la guerre fait figure de témoignage important. Bien sûr les
faits historiques sont là, mais il faut se frotter à la rigueur et au désespoir du
quotidien pour réaliser ce qua été cette vie. Mourir de faim, littéralement,
manger des orties, trouver la protection et le viol dun gradé russe pour éviter de
devenir la proie des soldats, voilà quel a été le sort de bien des berlinoises
vaincues. Ce journal est resté longtemps ignoré des allemands, justement pour ne pas
donner cette image froide et peu reluisante de tout ce quon est prêt à faire pour
sauver sa peau, ou plus simplement, ne rien dire lorsquun soldat embarque votre
épouse, mère ou fille au fond dune cave, consentir, puis se taire, tenter
doublier où laveuglement envers Hitler a conduit. Et pourtant, ce nest
pas un récit plombant, bien au contraire. Humour de la misère et cet espoir fou qui vous
fait croire à des lendemains parce quon ne peut pas descendre plus bas, pense-t-on.
Dans le contexte européen actuel où fleurissent les partis néo-nazis, il faudrait
proclamer des lectures publiques de ce journal, obliger les citoyens à les écouter, et
seulement après, longtemps après, les emmener aux urnes.
(04/06/2014)
Ormuz, de Jean Rolin, POL.
De Jean Rolin, javais lu en dernier Le ravissement de Britney Spears, qui ne mavait pas convaincu,
malgré son
titre à la
Marguerite Duras(note de lecture du 11/01/2012).
Mais probablement étais-je trop éloigné de la chanteuse à paillettes américaine.
Ormuz, oui, ça me parle beaucoup plus, parce que, comme Jean Rolin, jai trainé mes
guêtres au Sultanat dOman et en Iran. Et quil na pas son pareil pour
décrire lennui dun quai de Mascate ou les palabres iraniens. Ormuz, donc,
cest ce détroit stratégique qui crispe cette région du monde, vieil antagonisme
arabo-persique. Le héros dOrmuz sappelle
Wax, personnage à la manière de Samuel Beckett ou de Claude Simon, qui a comme projet de
traverser le détroit à la nage. Il faut sêtre rendu sur les lieux où dans tout
autre endroit similaire pour comprendre combien cette tentative, même faisable est vouée
à léchec tant la zone est surveillée (laction aurait pu aussi se situer
dans un autre endroit stratégique : Aqaba en Jordanie sur la Mer Rouge, mêlant
Arabie Saoudite, Israël et Egypte). Bref, que Wax réussisse ou non, ça na pas
beaucoup dimportance : seuls comptent les enjeux. Et ceux-ci sont narratifs
avant dêtre politiques. Duras, Beckett, Simon : Jean Rolin marche sur ces
traces. Un dernier mot : comme pour Le ravissement de Britney Spears, lauteur a enregistré un monologue de 14mn pour présenter Ormuz. Pas de poncifs, on napprend
rien, cest ce quil y a de bien : juste une conversation de souk et
cest aussi lenjeu du livre.
(07/05/2014)
La grande bleue, de Nathalie Démoulin, éditions
du Rouergue.
Demblée, le titre me fait penser à La
grande Beune, de Pierre Michon, analogie du titre bien-sûr mais aussi dune
certaine image de la campagne française et comment la langue et la description peuvent
magnifier ceux qui y vivent. Ici, cest lhistoire de Marie. On la suit pendant
dix ans, la petite franc-comtoise, à lépoque de la fin des Trente glorieuses dans
le rêve encore persistant dun monde meilleur alors que la tension prenaient aux
tripes les êtres soumis aux aléas des premières restructurations, Peugeot ou Lip bien
sûr. Marie est ainsi ballotée par cette époque. Or, ce qui aurait pu rester quun
témoignage de plus, un simple retour aux murs de province cher à Flaubert prend
ici une autre dimension, presque héroïque : il faut lire notamment lépopée
dun départ en vacances dans le midi avec lécho des mots qui résonnent
longtemps après et qui embellissent ces destins minuscules. Car Nathalie Démoulin,
à linstar de Pierre Michon, sait rendre
hommage à de maigres protagonistes par lintermédiaire dune langue riche et
belle, sans effet de manche. Bien sûr, en voisin de ce grand Est, jai apprécié
les expressions locales, être « gaugé » pour être trempé, les
« meules » pour parler des mobylettes. Bien sûr, cest tout un univers
qui a défilé à nouveau devant mes yeux : des petites Marie que jallais voir
le dimanche dans dinsignifiants villages aux confins des Vosges ou de la
Haute-Saône. Le pouvoir de la langue est immense : ouvrir nos curs comme des
mirabelles et senivrer de nos souvenirs. Encore faut-il pour cela avoir un guide qui
vous emmène sur ces chemins. Merci Nathalie.
(22/04/2014)
Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal,
Verticales.
Le titre est magnifique, lhistoire est magnifique, lécriture
aussi : il y a un côté énervant chez Maylis de Kérangal, cette perfection, cet
équilibre, cette manière de ne pas faire semblant et de prendre les sujets de roman à
bras le corps. Et justement le corps, cest le sujet de ce roman. Corps finis,
irréparables, corps cassés au sens de bon pour la casse, de bon pour des pièces
détachées : il sera question de transplantation, yeux, curs, reins, tout ce
qui peut être récupéré dans un corps mort, avec la douleur des proches, des parents.
Ici, cest un jeune homme et un accident qui sert de trame. Parce que jai été
confronté il y a trente ans à la même douleur, parce quon na pas su à
cette époque proposer de dons dorganes (ce manque est toujours resté dans nos
mémoires), probablement que ce sujet mimpliquait davantage. On peut parler de ce
sujet avec délicatesse et humanité, sans aucun pathos, juste la vie obstinée des autres
pour rendre hommage à « ce chant de la belle mort », comme lécrit à
la fin Maylis de Kérangal. Quelle en soit infiniment remerciée.
(01/04/2014)
La petite fille de Monsieur Linh, de Philippe
Claudel, texte intégral lu par Marie-Claude Moreau, CdL édition.
Ça sest passé par hasard : jai chopé juste avant de partir ce
coffret de trois CD emprunté par mon épouse à la bibliothèque. Je partais pour Arras,
six heures de route aller et retour dans la solitude de la voiture : cétait le
moment rêvé et le moyen idéal pour découvrir ce livre de Philippe Claudel que je
navais pas encore lu. Lhistoire est très belle, et magnifiquement amenée.
Elle se place lentement, dans la pesée des jours et le quotidien dun vieil homme
contraint à lexil. Il nest pas seul, sa petite-fille laccompagne, on
lapprend dès le début ainsi que le drame qui a coûté la vie de son fils et de sa
belle-fille, parents de lenfant. Quand on débarque dans une ville inconnue
(quon imagine être New-York), la vie nest pas facile pour qui ne connaît pas
la langue, ni les coutumes de loccident. Le vieil homme y trouvera un ami, un type
qui vient sassoir sur le même banc que lui. Pas de pathos, une écriture simple et
tout en douceur, chaque phrase donne envie de connaître la suite, bref, un Claudel des
grands jours, parfaitement rendu par la lecture de Marie-Claude Moreau.
(19/03/2014)
La grande guerre vue du ciel, de Michel Bernard,
éditions Perrin.
Dans la profusion de livres publiés à loccasion du centenaire de la grande guerre,
sil ny en avait quun à lire, ce serait celui-ci. Mais rien à voir avec
un documentaire « vu du ciel » de Yann Arthus Bertrand : ici, même si
les photographies sont également dune grande qualité, Michel Bernard ne cherche
pas le spectaculaire, mais à retracer au quotidien le sort guerrier des hommes.
Lauteur y arrive de façon magistrale. La guerre est abordée dans sa chronologie,
le texte qui accompagne les photographies est dense, cest presque un roman, très
bien écrit, avec passion, humanité et sans pathos. Michel Bernard réussit
lexploit de nous entraîner dans cette histoire collective en appuyant parfois sur
les destins particuliers : Maurice Genevoix bien sûr mais aussi Blaise Cendrars,
Alain Fournier. Il dépeint en quelques traits les protagonistes importants de la Grande
guerre, Clémenceau, Nivelle et sait retracer dans lhistoire les sentiments qui
animaient le pays à lépoque. Ce livre sadresse à tous ceux qui, comme moi, qui nont jamais réussi à avoir une vue
densemble de cette guerre sous tous ses aspects. Placé sous légide de
François Villon, « Frères humains qui après nous vivez », cest un
ouvrage indispensable dont le texte demeure longtemps en mémoire.
(12/03/2014)
Préface à Aden Arabie, par Jean-Paul Sartre,
éditions La découverte.
Jen parlais la semaine dernière : ce qui mavait retenu de lire Aden Arabie de Paul Nizan jusqualors, était
la préface trop envahissante de Jean-Paul Sartre. Il me semblait quil lui volait la
vedette et je nai pu accomplir ma lecture quen maffranchissant de la
lire. Du coup, et cest bien naturel, jy suis retourné à la manière
dune postface qui aurait ainsi été plus judicieuse, une sorte de bonus, secrets de
tournage, comme on trouve souvent dans les films en DVD. Bien, sûr quil est
envahissant, Jean-Paul, incontournable à lépoque où on décide de republier Aden Arabie en 1960 (était-ce pour les vingt ans
de la disparition tragique de Paul Nizan ? pour les trente ans de la première
édition du livre ?). Ceci dit, son texte est très intéressant, alerte, argumenté,
sans concession pour lui-même, et très explicatif par rapport à lépoque, leurs
rapports avec la gauche et les communistes. Tout est évidemment lié. Qui dautre
dailleurs hormis Jean-Paul Sartre aurait pu apporter un éclairage sur la vie de
Paul Nizan ? Rappelons que les deux compères sont camarades de promotion à
lENS. Et, alors que les futures élites de la nation se penchent sur leur avenir,
Paul Nizan rompt ce pacte tacite et part précepteur au Yémen, sur un coup de tête. Il
en résultera Aden Arabie. Ce camarade original,
pas comme les autres, en revient transformé. Hélas, loriginalité souvent ne paie
pas et Paul Nizan, intègre jusquau bout, « réduit à linflexibilité
de ses refus, la mort vint et le prit. » écrit Sartre. Cétait en 1940, à la
bataille de Dunkerque.
(05/02/2014)
Aden Arabie, de Paul Nizan, édition La
découverte.
Lire Aden Arabie est un vieux
rêve : cest le titre qui me fait rêver. Et Rimbaud bien sûr. Ecrit en 1931,
soit 40 ans après la mort du poète qui y passa ses dernières années, cela renforçait
lenvie. Jai essayé de nombreuses fois de me coller à louvrage, et,
comme je suis un lecteur consciencieux, jai commencé par la préface de Jean-Paul
Sartre, rédigée pour lédition de 1960. A chaque fois, ça ma tué :
une préface qui compte un quart du texte dAden
Arabie est pour moi une hérésie, tout Jean-Paul Sartre fut-il. Et puis cette
récupération de lauteur pour le coller dans le cénacle des intellectuels ma
sans doute encore plus irrité. Jabandonnais. Mais je comprends cet hommage pour
Paul Nizan, trop tôt disparu dans la bataille stupide de Dunkerque en 1940. Bref,
aiguillonné une fois de plus, jai décidé de passer outre lavis de Sartre et
de commencer par le très bel incipit : « Javais vingt ans. Je ne
laisserai personne dire que cest le plus bel âge de la vie. ». A partir de
là, oui, le texte glisse, on rentre dedans, et notamment au cur des préoccupations
dune génération trop jeune pour avoir combattu pendant la grande guerre (Paul
Nizan est né en 1905 (comme Sartre, ils sont copains de promo à lENS) mais
marquée par les frères aînés, disparus, rescapés, mutilés, engrangés dans la
revanche ou loubli. Alors oui, avoir vingt ans, trois ou quatre ans après
larmistice ne devait pas être si folichon. Normalien, destiné à des hautes
fonctions, le doute était forcément permis au jeune Paul Nizan, lorsquon sait le
lourd tribut payé à la guerre par les intellectuels et cest miracle si Maurice
Genevoix, le cacique dUlm, avait échappé au massacre. Quoi faire de sa jeunesse
alors ? Partir. Le choix de la destination se fait par élimination :
lOccident trop prévisible, reste
lOrient, ce sera Aden. Moi qui pensais que cétait pour Rimbaud. Mais le
poète aura eu le même cheminement pour se retrouver là-bas, dans laffection et le bruit neuf.
Dabord le bateau pour y aller et nous voilà à Port Saïd, mon vieux Milou, comme
disait Tintin, Aden suit derrière. Paul Nizan nest pas dupe du jeu de fous, dit-il : les européens de ce
comptoir commercial tentent dorganiser un semblant de vie, combiner, défaire, recombiner. Paul Nizan
redécouvre la même usure que Rimbaud a connue : lennui parce
queuropéen, et européen donc lennui. Donc revenir et quon ne me refasse plus le tableau séduisant des
voyages poétiques et sauveurs, dit-il encore, après bien des pages précises et
sensibles. Le dégoût du retour est évident : la
France ce pays de procès pour les murs mitoyens. Et combien je le comprends, moi qui
suis si dépaysé, au sens propre, après seulement une semaine ailleurs. Au final, enfin
jai lu Aden Arabie et combien de fois
jai trouvé juste les impressions de Paul Nizan. Il me reste la préface de Sartre
à lire. Mais, pendant que Nizan optait pour lombre dAden (si lon peut
dire
), Sartre choisissait de se placer dans la lumière dans cette fin des années
20. Quil attende encore un peu, je préfère lobscur.
(29/01/2014)
Démons quotidiens, de Nancy Huston et Ralph Petty,
Liconoclaste.
Nancy Huston et Ralph Petty sont semblables et différents. Semblables :
culture américaine, exil dans un pays choisi et aiment tous les deux sattacher à
lordinaire de nos jours. Différents : lune a choisi lécriture,
lautre le dessin. Cest avec cette complémentarité quils
sunissent pour raconter dans Démons
quotidiens (beau titre !), toutes les visions que provoquent en nous le
frottement avec lactualité, les rencontres, tout ce qui forme le journalier. Et
comme ils sont complémentaires, chacun va réagir de son côté avec ses moyens choisis
à ce tamis des jours. Nancy choisira de réagir par écrit à la vue des dessins bleus de
Ralph, et Ralph dessinera ce que lui inspirent les anecdotes rédigées par Nancy. Tout
cela prend corps pendant un an entre juin 2010 et mai 2011. Prendre corps, tel est
lenjeu : dun seul coup dil voir le corps du délit dans les
dessins noyés de bleu de Ralph : en quelques lignes, retrouver les bonheurs et les
colères de Nancy au jour le jour. Entre les deux simmiscent les pans dune
actualité partagée, petitesses nationales, grandeurs internationales. Cest à
prendre comme une sorte de témoignage, un jalon du temps à partager entre
limmédiat du choc que provoquent un dessin et la linéarité de quelques lignes
décriture. Une réussite sans tambour ni trompette, juste quelques jours à
feuilleter : cest finalement cela notre quotidien, une vie d'ange.
(22/01/2014)
Les
Renards pâles, de Yannick Haenel, Gallimard.
Je nai pas aimé. Tout dabord, il a fallu que je cache la
photographie de lécrivain, placée en bandeau sur la couverture, il me regardait
trop, je naimais pas cette intrusion. Ensuite, jai commencé ce livre avec une
bonne impression, les premières pages avec ce type qui se retrouve dans sa voiture parce
quil est viré de sa chambre, me rappelaient lhistoire de Sylvain Schiltz. Mais bon, très vite, il me
semble, le narrateur ma paru artificiel, lui qui naurait dû être quun
pauvre type échoué dans sa voiture, a pris place dans un espace qui me semblait ne pas
coller avec lhistoire, plus une vie de bobo, que celle dun passant ainsi
délaissé. De là se sont rajoutées des anecdotes que je nai pas saisies,
lallusion avec les dogons, des amourettes de passages sur des tombes, façon
cinématographiques, des éléments qui ont rendu lhistoire vite pesante, semblant
passer d'une anecdote de rue à une conversation de comptoir. La deuxième partie est la
synthèse de la première. On comprend que le narrateur a rejoint une sorte de groupe un
peu lâche, les renards pâles, qui fomentent une révolution plus utopique que réaliste.
Cest servi par un « nous » exclusif (les bons), tandis que le « vous »
(les méchants) nous englobe largement à grands coups de maximes du genre « vous
avez vu où nous mène cette société pourrie ». Bref, un discours convenu,
finalement, une narration classique, somme toute.
(15/01/2014)
La tentation du pire, lextrême droite en France
de 1880 à nos jours, de Pierre-Louis Basse et Caroline Kalmy,
avec les regards de Dany-Robert Dufour, Benjamin Stora, Jérôme Leroy et Adrien Gombeau,
éditions Hugo Image.
Cétait la veille de Noël, derniers achats en vue du Réveillon, dans une librairie
de Mont-de-Marsan, jai vu ce livre, je me le suis offert égoïstement (non merci,
pas de papier cadeau). Ce qui ma attiré dans le titre cest 1880, car
cest exactement à ce moment précis quil me semblait que justement,
lextrême-droite avait commencé. Plus précisément 1885, pleine affaire du Tonkin
avec Jules Ferry, quelque chose qui me paraissait emblématique des relations
colonialistes de lépoque et que je creuse un peu dans le nouveau livre à venir,
bref
Ceci dit, lextrême-droite démarre vraiment sur le sol français avec
laffaire Dreyfus, antisémitisme, méfiance de la démocratie, manipulation des
foules
Tout cela est magistralement retracé dans cet ouvrage qui fait la part belle
aux documents dépoque. Bien sûr, lhistoire va senchaîner via les
drames quon connaît et qui mèneront à Pétain, englueront lhistoire.
Hélas, ce nest pas que dhistoire quil sagit et cest là
tout lenjeu de ce livre, de montrer comment les faits (qui sont têtus, comme le
répète souvent Pierre-Louis Basse) découlent de celle-ci, comment lactualité a un lien évident avec nos vieux démons, une
guerre dAlgérie ravalée à grand peine et des racines qui prennent jusque dans le
terreau de lancien régime. Cest détaillé, opiniâtre, partisan et on en
redemande. Heureux davoir pu lire les contributions des co-auteurs cités, je
noublie pas la reproduction de larticle ô combien nécessaire dAnnie
Ernaux à propos des dérapages dextrême-droite rédigés par Richard Millet. Quant
à Pierre-Louis Basse, je me souviens avoir été interviewé par lui et avoir constaté
un lecteur précis, véritable passionné de littérature. Oui, on peut aimer les écrits
de Céline, Drieu ou Brasillach, et détester les idées quils ont véhiculées.
Faire la part des choses, savoir comment fonctionne le mouvement des idées nauséabondes
est devenu salutaire dans notre époque où les « roms » deviennent les juifs
à abattre, où il est si facile de hurler avec les loups quand tout semble aller mal, la
crise est toujours la faute des autres
Bravo pour ce livre indispensable !
(08/01/2014)
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