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Étonnements 2013
Dernier jour
de 2013, heure des bilans : lannée, que je prévoyais éprouvante, a tenu ses
promesses, mais dans les deux sens : grande tristesse parfois mais aussi des joies
profondes, une année donc, pas de tout repos, aucun bonheur béat, des sentiments
arrachés aux jours, au quotidien, des découragements avec heureusement des embellies, de
beaux succès tenus par des proches et qui mont fait constater, au dernier mois de
lannée, tandis que je discutais de tout et de rien avec une collègue :
finalement, je suis un verni. Verni au final, patiné à lancienne, rides au front,
je me suis fait des cheveux blanc, mais ce sourire enfin : allez, je décide
dêtre heureux, à partir de maintenant, 2014 souvre, fin des peurs, route
fleurie et air dopérette à venir. Cest exagéré bien sûr, mais il faut des
mots pour dire ce mélange de sensations, colère, irritations, retards, gaités,
allégresse, abattement puis reprise, bref tout ce quune année, somme toute banale,
laisse comme scories au fil du quotidien. Au bilan, on laisse derrière soi la tristesse
des disparus, Michel en février dernier, Bernadette, il y a seize ans et Olivier, trente
ans auparavant, on peut oser les prénoms maintenant dune maison désormais vide, et cest ainsi que tout ce qui sest
enfoui depuis trois décennies se libère et sévade. Ce nest pas rien le
poids de nos morts, il y en aura dautres, ça a déjà recommencé : je termine
lannée en postant une carte de deuil avec mes pensées les plus affectueuses pour
des relations de longue date. Mais restent les élans positifs, le goût de lamour
intact et primesautier, la chaleur de lamitié idéalement joyeuse. Pas étonnant
que dans ce méli-mélo du journalier, parce que tout cela semmêle bien sûr avec
le boulot, lécriture, les activités qui y sont liées, certaines choses auront
été laissées de côté. La thèse, hélas, est au point mort pour cause de manque de
créneau et de temps pour sy consacrer. La mise à jour de Feuilles de route aussi est devenue plus lâche,
aléatoire, et, dune façon qui me surprend, ne me manque pas, je trouve même assez
sain ce relâchement. Dabord, parce quil laisse lactivité numérique
dans un rôle dappoint qui me convient, dans un sens qui me paraît aller de soi, le
réel avant le virtuel, cela démontre des jours ardents, trop remplis, et
« jaime quand ça pétille », comme dirait ma grande sur,
dun optimisme à toute épreuve et que je salue si elle ségare dans ces
pages. Voilà : 2014 souvrira demain. Pas dangélisme, ni de vux de
bonheur, aucune bonne résolution, mon seul souhait est de constater que, dans douze mois,
je demeure pareillement heureux et verni.
Rien ne se
passe et pourtant, voici ce quil y a de noté dans mon agenda depuis un
mois :
Cela devient
une tradition : jai participé pour la troisième année consécutive à la
journée de la course à pied organisée à Reims (Reims à toutes jambes, 30 ° édition, 12000 engagés), catégorie
semi-marathon comme les fois précédentes. Moitié dun marathon donc, mais plein
effort pour cette demi course de 21,1 km, cest tout-de même assez long. Et comme
les années passées, jen fais le compte
rendu dans cette rubrique (auparavant le 18/10/2011
et le 24/10/2012). Petite satisfaction
personnelle, je continue à progresser et je suis passé sous la barre des deux heures, en
exactement 1h 58 mn et 56 s, temps de course effectivement réalisé, à ne pas confondre
avec le temps officiel de 2h 00 mn et 24 s, qui prend en compte le top démarrage
et
le piétinement sur place avant darriver à la ligne de début 4800 coureurs
pour un départ commun marathon - semi-marathon, il faut les écouler ! Cette petite
satisfaction personnelle est bienvenue, dans un contexte qui a été difficile en début
dannée avec moins de temps et denvie pour lentrainement. Au final, je
maperçois que jai tout de même réussi à me maintenir au niveau, voire
mieux, cest important pour qui a dépassé depuis plusieurs printemps le
demi-siècle, catégorie vétéran 2, ça pose son homme (on a les fiertés quon
peut). Bref, plus de 2000 coureurs devant moi, mais aussi plus de 1000 derrière
Larrivée a été bienvenue, je pars toujours un peu vite et je le paie dans les
quatre ou cinq dernières bornes, mollets crispés. Le souffle généralement nen
pâtit pas, il tente simplement de résister à la furieuse envie de sarrêter et de
marcher un peu, comme dans le petit raidillon court mais ardu au vingtième kilomètre,
là où les jambes de vous portent plus, si bien que lorsquon passe la ligne
darrivée, on a limpression que les pieds se sont enfoncés dans le goudron. Petits inconvénients balayé par la joie de
lavoir fait encore un coup. Cest après quon saperçoit que les
années vous ont blindé : la brûlure des mollets disparaît vite, vous voilà prêt
à recommencer
Ce que jai fait le soir même avec une petite marche rapide de
8 km. En fait, cest comme pour lécriture (ou autre chose), il faut varier les
plaisirs mais tenir la distance.
Il y a cette
exposition à la BPI du centre Beaubourg pour rendre hommage à Claude Simon. Son titre
« linépuisable chaos du monde », renvoie à dautres citations,
ainsi la fin de La route des Flandres par
exemple («[
] le monde arrêté figé seffritant se dépiautant
sécroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable,
livrée à lincohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du
temps. » Ce sont de telles phrases qui mont emportées, memportent
encore, et placent Claude Simon dans un axe perpendiculaire à mon écriture. Ça troue
net, ça accole lhistoire et la littérature, cest le travail dune
perceuse à colonne, travail sur un plan fixe, rien à dire, ça laisse pantois :
« Aussi ne peut-il avoir dautres termes que lépuisement du voyageur
explorant ce paysage inépuisable. », ajoute-t-il dans la préface à Orion
aveugle.
Jespérais
en allant aux champignons être le premier écrivain à être dévoré par les loups. En
fait, il ne sest rien passé. Jai pourtant tenté le diable par deux fois.
Jai retrouvé avec bonheur cette « forêt voisine » (voir en Webcam) qui également est le titre dun roman
de Maurice Genevoix paru en 1931, à lépoque des derniers loups du XX° siècle.
Les champignons étaient présents, toujours surprenants dans cette espèce de miracle
annuel. Je me suis glissé avec bonheur entre les arbres, dans la tiédeur de septembre,
le bruit des bottes sur les feuilles, les brindilles : me voilà, à nouveau là,
dans ce bois familier. Aucune trace de loup bien sûr. En revanche, il était facile de
suivre celles des sangliers, leur manière de déambuler au milieu des chemins, de pousser
du groin une motte de terre, denfoncer leurs pattes dans la boue, on les imaginait
tranquilles, chez eux. Là-bas, je ne rencontre jamais personne. Parfois un ou deux coups
de fusils au loin, mais je prends garde à ne pas y déambuler les jours de chasse. Bien
sûr, cette cathédrale de chênes et de pins favorise la rêverie, les pensées se
heurtent aux troncs, montent sur les branches, pas étonnant que toutes les fables, les
contes et les innombrables légendes du loup sy entrechoquent. On finit par croire
que, si loup il y a, cest forcément ici quon le rencontrera. Rien nest
moins sûr. Il existe probablement des vallées inoccupées, de vastes friches champêtres
où lodeur de lhomme sest éteinte et qui forment des abris plus sûrs.
Le hasard a voulu que je discute à nouveau du retour des loups (tout de même un
évènement, non ?) lors dune rencontre à la médiathèque de ma ville, et
dapprendre quun ami de la bibliothécaire nest autre que le garde-chasse
le plus proche du fameux loup identifié il y a peu. Son adresse en poche, je me sentais
fier, détenteur dun sésame, propre à devenir enfin le premier écrivain à être
dévoré par les loups, lorsque jai appris quun autre auteur (de philosophie)
lavait déjà contacté. Damned, il y a déjà de la concurrence
Même si je
suis persuadé que la viande de philosophe est moins goûteuse et moins prisée que celle
dun romancier, il y a tout de même un risque de terminer deuxième dans
lestomac de ce pauvre loup (de là à penser que les écrivains ont lesprit
moutonnier, il ny a quun pas qui ravira lanimal
). En dernier
ressort, cest le bien loup qui choisira. Mais le canidé ayant élu domicile pas
loin dun château où a vécu Voltaire, il a déjà un penchant marqué pour les
philosophes surtout quand ils écrivent : « Choisissez pour amis les plus
honnêtes loups ; Ne vous démentez point, soyez toujours le même » (Voltaire, le loup moraliste)
Cest le
retour des loups dans mon département, à moins de
Je suis
passé par hasard sur le trottoir de lécole maternelle au moment où les parents
emmenaient leurs enfants le matin. Lécole de mon quartier, je la connais, jy
ai moi-même accompagné ma progéniture, il y a (déjà) vingt ans. Là, je revenais à
pied du supermarché où javais loué la veille une camionnette pour déménager
lun deux qui sinstalle dans une ville située à 160 km
dici : 12m3 bourrés de meubles et délectroménager à monter au
troisième sans ascenseur. Mais cest une autre époque, et dautres
actions : les deux travaillent maintenant, la maternelle est loin. Je me souviens à
peine où je garais ma voiture, comment je faisais pour les emmener et, lorsque
laînée est allé à la grande école, qui je déposais en premier. Je me souviens
juste que cétait rapide, nous étions toujours pressés (nous le sommes encore).
Dautres souvenirs plus marquants : le vélo que javais équipé de deux
sièges enfants pour les emmener chez leur nounou et là fois où je navais pas
réussi à passer ma jambe par le dessus le cadre, tant lespace était restreint, le
vélo et les bambins avaient versé sur le côté. Je me souviens de larrivée
triomphale à cette école maternelle, en ski de fond, ma fille sur le dos, un jour où il
avait particulièrement neigé. Bref, ce sont plutôt des souvenirs heureux, jamais de
pleurs aux rentrées comme, paraît-il, il est dusage
Les enfants que je
croise aujourdhui, sont gais également. Par exemple, il y a cette petite fille qui
narrête pas de parler et qui senthousiasme déjà pour son deuxième matin de
classe. En revanche, je suis étonné du contraste avec leurs parents, tous ou presque,
abordent un front soucieux, ne parlent pas, semblent reprendre le chemin de lécole
comme une contrainte. Je repense à cette vieille lune dont on nous rabâche les
oreilles : les français nont pas le moral. Oui, on pourrait le croire. Devant
lécole, il y a quelques parents qui attendent louverture de la grille. Rien
na beaucoup changé depuis que jy allais : cest en grande majorité
les mamans qui sy collent. Il y a aussi un couple, lair pareillement
contraint, démoralisé, silencieux ; ils attendent sans échanger un regard.
Lhomme a les mains dans ses poches, une tête douvrier au chômage, la femme
est cramponnée à une poussette. Je pense à
James Salter, à ce quil disait sur ce même coin de France dans Un sport et un passe-temps : « Ce ne sont pas
les grandes places dEurope qui me semblent désolées, mais les myriades de petites
villes fermées à double tour contre le voyageur, des bourgs aussi tranquille que la
campagne elle-même ». Cétait au début des années soixante et cest
hélas toujours vrai.
Depuis mon
retour de vacances, ces dix derniers jours, jai accompli une cinquantaine de
kilomètres de course à pied, une trentaine de marche rapide, cent vingt en vélo et deux
mille mètres de nage, brefs deux cents kilomètres qui sajoutent à ceux effectués
sur les flancs de lEtna, dans la canicule de la Sicile. Il y a même eu une journée
proche dun triathlon olympique, puisque jai couru 16 km le matin, puis
enfourché ma bicyclette laprès-midi, 30 km aller et retour, pour aller nager 900 m
au lac du Der. A un poil près, la distance est la même que pour le triathlon aux cinq
anneaux, sauf quon y enchaîne les épreuves et que jai préféré
mallonger sur le sable dans la continuité de ce bel été.
Bien-sûr,
ils étaient prévisibles ces jours heureux, attendus même, au milieu de cette année
difficile. Et puis, tout sétait réuni comme par miracle pour les apprécier, des
choses dénouées enfin et la compagnie prévue de nos amis sans qui la Sicile manque
singulièrement daccent et de chaleur. Jours heureux donc, comme un feuilleton suivi
avec assiduité, des épisodes où tout semble simple et beau comme une danse. La danse
commence le matin, quelques tours du pâté de maison, puis la montée raide, toujours en
courant, en direction du centre-ville où tout commence. Il est tôt (7h30), il est depuis
longtemps attablé à la terrasse du café, rit et nous embrasse, (cette vie, retrouvée
chaque année sans laquelle il lui manquerait accent et chaleur). Il rentre au comptoir et commande tre ristretti et uno longo. Ledicolo passe nous saluer, ainsi quAngelo,
lécrivain local qui a dédicacé à notre ami son histoire du village. Il fait
encore frais (cest-à-dire en dessous de 30°) La journée débute ici, sur cette
place, pour chacun des habitants : deux hommes daffaires discutent, attablés
devant une brioche et une coupe de glace. Là, sur un banc, deux habitués échangent sur
la politique et la société, chacun semblant avancer ses arguments à grands coups de
mouvements lents comme un tai chi chuan. Le temps dacheter le Corriere della Sera pour les nouvelles du jour et
nous repartons. Plus tard dans la matinée, juste en face, Sébastiano nous accueillera
dans lextraordinaire épicerie tenue par sa mama.
Le soir, lorsque la température tombe un peu, après la plage, nous irons prendre des granite mendorla ou pistachio au grand café Urna.
Fin dune maison : vidéo d1mn40s (17/07/2013)
Je sais juste
quil y a huit ans que je nétais pas entré dans cette maison. Cest
étrange comme javais tout effacé, la maison, la vague sensation dun escalier
quil fallait grimper. Cest grâce aux noms notés sur mon carnet que jai
retrouvé la mémoire, le trajet, les lieux. Dans le carnet, il y avait aussi le nom de
quelquun que je nai vu quune fois, enfin je crois, cétait dans
une autre maison, très grande, dans la même ville. Elle, je lavais vue plusieurs
fois, je lai reconnue tout de suite en haut de lescalier dans son
bureau. Elle aussi, a compris tout de suite. Finalement, même si on croit avoir oublié,
la mémoire revient au galop comme la marée. Je navais pas envie dy
retourner, pas le moins du monde. Les premières années qui avaient suivi, jaurais
voulu peut-être, juste pour dire bonjour, montrer comment ça allait, fanfaronner. Mais
là, obligé dy revenir, ou du moins, la nécessité est devenue telle quil a
bien fallu. En revanche, là, ce nest plus pareil, cest mieux maintenant, on
sait expliquer, on est venu à temps. Jai même retrouvé le moment exact où
jétais venu la première fois, cétait un 13 mai, il y a huit ans, parce que
le lendemain, c'était le début d'un texte nouveau Langres suse, une sorte de
feuilleton de l'été en cette année 2005. Aucun rapport entre les deux évènements,
sauf que, sans doute, je navais dautre choix à lépoque de commencer
quelque chose de nouveau, faire table rase. Aujourdhui, ce nest plus pareil.
Je me sens comme Beckett, je creuse des trous dans le jardin. Comprenne qui pourra.
Maurice
Nadeau et Oscar Niemeyer ont fait passer mes larmes à gauche : lun est mort ce
dimanche, lautre en décembre dernier. Bien-sûr, à 102 et 104 ans, lâge
permet un regroupement facile qui confère à lexploit sportif. Il nest pas
donné à tout le monde denterrer sa propre fille, morte de vieillesse à 83 ans, et
cest ce quavait fait Oscar, six mois avant lui-même. Oscar, cest aussi
le prénom du petit garçon dans Le tambour de
Günter Grass, rien à voir ? Pas sûr : Oscar se servait de son tambour pour
parler, Niemeyer aura chanté avec larchitecture et Nadeau fait bougonner la
littérature, aucun jugement de valeur dans ce que je dis, les jours qui suivent seront
prolixes à honorer la mémoire du grand disparu des lettres (comme seule preuve de mon
admiration, mon abonnement à La quinzaine
depuis des années, pas la peine den rajouter). Non, ce qui mintéresse,
cest Nadeau, Niemeyer, même combat et Combat
tout court pour Nadeau, puisque cest dans ce journal quil assoit sa
réputation de critique : je crois me
souvenir que René Fallet le cite en 1947 (Carnets
de jeunesse) alors quil vient de faire paraître son premier roman Banlieue Sud Est au éditions Domat, il est très
fier davoir une critique du « grand Nadeau ». Avec une telle
longévité, il est normal quon en retrouve son nom dans tous les ouvrages passés
à la postérité, souvenir aussi de quelques traces dans le Journal littéraire de Paul Léautaud. Bref, la
verdeur étonnante de celui qui était de la même génération des Gracq, Beckett ou
Claude Simon lui permettait quelques traits dhumour bien caractéristiques :
souvenir dune de ses chroniques récentes de la quinzaine (Journal en public) où il se moquait gentiment de
Philippe Roth annonçant son retrait de lécriture pour cause dâge (il a
vingt ans de moins que Nadeau). Même combat, mais le choix des armes diffère pour nos
deux gladiateurs. Nadeau choisit les épées de la littérature, découpe au sabre ses
critiques, capture sans cesse dautres mirmillons ou rétiaires dans ses filets
déditeur. Niemeyer préfère lartillerie lourde de larchitecture et du
béton armé. Jai eu la chance de visiter Brasilia en 2004, terrain de jeu favori de
Niemeyer : lignes épurées de la cathédrale, tours du congrès national, tout est
simple, dans lutopie magnifique de ce que pourrait être la politique si on la
pratiquait pour les habitants : chiche, bâtissons une capitale, là où il ny
a rien. Politique : Nadeau la sans doute été plus que beaucoup dautres,
intellectuels et prosateurs rencontrés dans
sa longue vie. Ainsi, les collusions entre Maurice et Oscar sont nombreuses. Reste la
question de la persistance : idées, uvres, ce quon laisse, mais
délesté du gros mot de postérité/discours aux asticots.
Le béton de Niemeyer nest pas moins friable que les millefeuilles de papier
de Nadeau. Jentasse depuis des années dans le cuir de chameau dun pouf
marocain, pour servir de rembourrage, ma
collection de
Je ne sais
pas pourquoi je repense à ces étés de jeunesse, peut-être à cause de qui vient de passer quinze jours au bord dun lac. Des lacs, il y
en a quatre autours de ma ville natale, aux quatre points cardinaux. Celui que nous
préférions était le plus sauvage, situé à louest. Ça sentait la menthe, ma
mère posait les serviettes et le transistor, on gonflait ma bouée en forme de petit
canard, ma frangine faisait le poirier et mon père tentait de pêcher des brochets au
lancer. Des amis nous rejoignaient, mes cousins parfois. A quatre heures (jamais avant, à
cause de la digestion), on partait patauger en séclaboussant, on grimpait sur des
chambres à air de camion en guise de bateau. La vase de la berge était molle et coulait
entre nos doigts de pieds en dégageant une odeur un peu fade. Je ne savais pas encore
nager. On partait en exploration, maigres marins de lessiveuse, on poursuivait les poules
deau dans des herbes coupantes, des glissements furtifs contre nos pieds nous
faisaient crier et rire : ambiance à la Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson et
Willy Ronis réunis. Lorsquon remontait sur le bord, on avait des sangsues
accrochées à nos mollets, très petites, semblables à de minuscules asticots brunâtres
fixés à nos jambes par la tête et que lon détachait sans répugnance. Je ne
saurais pas lexpliquer mais jai toujours pensé que ces sangsues étaient la
preuve dune nature encore intacte et préservée. Lorsque mon père pêchait un
brochet, cétait la fête : on le mesurait et on le gardait sil
atteignait la bonne longueur (plus de quarante-cinq centimètres, je crois me souvenir),
la lessiveuse était réquisitionnée pour le conserver dans leau et je passais mon
temps à observer le poisson à mâchoire de chien et écailles émeraude sur le dos.
Trois
abécédaires oulipiens (classiques) :
Du jamais
vu : des gens manifestent dans la rue pour obtenir moins de liberté. Au moment où,
bizarrement, la foule descend dans la rue contre le mariage pour tous, je maperçois
quon ma marié à linsu de mon plein gré à mon entreprise. En fait,
cela fait des années mais cest seulement maintenant que je le réalise :
jai un matricule, composé de quatre lettres et quatre chiffres, qui constitue la
porte dentrée principale à tous les services que proposent mon travail. Impossible
dentrer dans lIntranet sans commencer par montrer patte blanche avec ces huit
caractères. Impossible de poser un congé, de réserver un véhicule, de consulter ses
mails sans cela. Normal me direz-vous. Sauf que je viens de réaliser que ce matricule
sappelle depuis toujours lidentifiant « alliance » : et me
voilà avec une nouvelle bague au doigt que je navais encore jamais remarquée.
Déjà que jai la fâcheuse manie de dire souvent que
« jappartiens » à mon entreprise, il y a dans ces mariages forcés un
goût de langage détourné
Demain, je descends dans la rue avec un panneau
« Non au mariage imposé du néo-management » : je sens que je vais faire
mon petit effet au milieu de ceux qui veulent moins de liberté.
« Dans son dos, il y a la glissade de la route en
direction des faubourgs et des jardins. Devant lui, la pente sévase jusque sur la
place où, dit-on, est né le philosophe Diderot. A sa droite, on entend le cliquetis
dune imprimerie, on devine de grosses machines noires derrière des vitres opaques.
A sa gauche, les scies dun menuisier miaulent, la poussière de bois déborde sur le
seuil par une porte toujours ouverte. Il est campé au milieu de la rue, habitué,
habité. Pas un pavé quil ne connaisse, pas un soupirail sur lequel il ne se soit
penché. De culottes courtes en pantalons, aucune rupture, aucun voisin qui ne lait
vu grandir. La rue est un théâtre et il a assisté à toutes les représentations : les
internes de lécole qui la descendent pour rejoindre la cantine, Monsieur Dupati,
blessé de guerre, qui la remonte, cabas coincé au bout du moignon. Mais
aujourdhui, campé au milieu, lombre à peine dune moustache, il y a à
droite limprimerie, à gauche, le menuisier. Il pourrait entrer chez lun ou
chez lautre : il est en âge. Juste entrer, saluer, choisir. A cet instant précis,
il sait pourtant où va sa préférence : le mystère des machines noires derrière les
vitres dépolies, les bruits étranges, semblables à ceux des vélos, pignons, poulies,
chaînes, transmissions, engrenages, le fer sur le fer, lodeur dhuile. Oui, il
pencherait pour limprimerie. Ouvrir la porte. Ah, cest toi ? (il est connu,
forcément). Se placer devant une de ces mécaniques, regarder lemployé, ses
gestes, sa manière de siffloter, le patron qui baisse ses lunettes pour voir qui arrive.
Il est déjà venu tellement souvent, il suffirait juste quil sattarde, le
temps quon le remarque, que lemployé lui dise : ben tiens, puisque tes
là, passe-moi
Et de revenir le lendemain, même cinéma, se faire petit, apporter,
transporter, quon shabitue à lui : puisque tes là, passe-moi, va
chercher
Faire quelques courses pour le patron, aller porter une commande urgente,
ramener des bières. Et que passe le temps. Ce serait un emploi sans nom, à peine une
expression bourrue, gamin ou grouillot, quelque chose de fragile pour celui quon
avait vu pousser dans la rue. Dailleurs un jour, le patron la traverserait avec lui
pour aller chez le menuisier. Ils en ressortiraient avec un tabouret. Pas un de ces
machins compliqués avec une vis sans fin pour régler lassise, plutôt quelque
chose de simple, quatre pieds solides assemblés en trapèze avec au-dessus un carré de
planches dur au fesses. Tiens, voilà un hausse-mioche, dirait le patron en plaçant le
siège à côté de lemployé sans que celui-ci ne cesse un instant de siffloter.
Juste entrer, saluer, et ce serait gagné, lavenir, la fin de lenfance
laissée dans son dos avec les faubourgs et les jardins. Il ne la pas fait, a
continué en direction de la place où, dit-on, est né le philosophe Diderot. Plus tard,
le hasard a voulu que son premier livre soit édité chez limprimeur. Plus tard
encore, quand on lui demande ce quil écrit, il répond « je fais le grouillot »
mais personne ne comprend la noblesse quil met à lexpression. »
Descendre la
Marne : cest grâce à Jean-Paul Kauffmann (voir en Notes de lecture, Remonter la Marne, Fayard) que jai pris
conscience de ce mouvement qui a occupé, occupe encore toute ma vie. Descendre la Marne,
à commencer par ses sources, est, pour moi, intimement lié à la grotte de Sabinus, chef
gaulois rebellé contre Rome, qui y trouva refuge, et terrain de jeu de mon enfance :
la Marne, que lon peut franchir dun bond, court au fond du val et les arbres
qui lentourent, « gainés de lierre y sont dune hauteur
vertigineuse » comme lécrit Jean-Paul Kauffmann. Cest à eux que je
dois probablement dêtre encore vivant : javais dix ans et avec quelques
copains nous avions entrepris de gravir la falaise qui entoure le val et surplombe la
grotte. Jallais atteindre le sommet lorsque quune prise de mauvais calcaire a
cédé. Ma chute dune bonne dizaine de mètres a été freinée par les branches des
arbres proches. Je garde le souvenir dune chute interminable et cotonneuse qui
sest terminée à lhôpital, je sens encore la cicatrice à larrière de
mon crâne. Tout cela à proximité des sources de la Marne, le départ était
donné : descendre la rivière. La suite, a été moins intrépide (quoi que) et
toujours dans le sens du courant : à ladolescence, sur les trajets qui me
menaient de Langres à Chaumont, la route suivait les méandres de la rivière et je
prenais un malin plaisir à raboter les cale-pieds dans les virages, couché comme un
crapaud sur ma moto Honda 125 K3. A la même époque, cest aussi la découverte de
Paris, mais en train. Jai souvent eu du mal à exprimer ce sentiment bizarre
dabandon et de liberté en arrivant gare de lEst. A la réflexion,
cétait peut-être simplement la sensation dêtre pareillement avalé par la
capitale tout comme ma rivière natale létait au même endroit par la Seine. Je
nai jamais quitté les bords de la Marne : le hasard a voulu que je
minstalle à lextrême Nord de mon département, encore un peu plus en aval
que Langres ou Chaumont, mes villes de jeunesse. Il y a treize ans, dans mon premier livre
La réserve, jai écrit en page 15 à
propos du narrateur : « Il na
jamais quitté la Haute-Marne ou si peu. Combien de fois à til parcouru les routes
nationales 67, 19 et 74 qui longent la Marne ? Deux cents fois ? Mille
fois ? ». Vague conscience dun enracinement à la manière dun
saule
En définitive, je nai cessé de descendre la rivière, je ne compte
plus les trajets vers Paris, on devine souvent son miroitement le long de la voie ferrée,
on la rejoint en arrivant dans la banlieue en voiture. Lorsque je vais courir, mes
foulées me mènent toujours dans le même sens, la descente, mais le long du canal de la
Marne à la Saône qui suit laffluent. Je peux suivre à linfini le chemin de
halage, il est presque toujours désert et comme seule compagnie, quelques canards curieux
viennent à ma rencontre ou un héron senvole à mon approche. Jy ai plusieurs
repères de distance, pour la plupart des maisons déclusiers. Au plus loin du
parcours, je fais demi-tour à Perthes, sous le premier pont, là où le canal et la
rivière sont les plus proches, juste séparés par une mince lignée de buissons :
avec le retour jusquà mon domicile, il y a exactement la distance dun
semi-marathon. Dernier souvenir associé : jai reçu le prix Eugène Dabit à
lhôtel du Nord, devant le canal Saint-Martin, là où Arletty clamait à Louis
Jouvet quelle navait pas une « gueule datmosphère ».
Prolongé par le canal de lOurcq qui rejoint la Marne, cétait, au final, un
beau signe du destin pour qui, décidément, na jamais quitté sa rivière.
On le sait,
les personnages des romans de Murakami ont ces traits communs que javais déjà
notés la semaine dernière. Ils sont très près du quotidien, il nest pas rare que
lauteur nous fasse partager dans le détail leur façon de cuisiner, de faire le
ménage, de se mouvoir, tout un ensemble qui donne une proximité réelle et cest
sans doute ce rapport à la banalité qui me plait tant chez Murakami. Contrairement à la
plupart des autres romanciers, ce nest pas dans le contact, à travers les dialogues
que les destins saccomplissent, mais plutôt dans la lente construction de nos
parcours solitaires.
Jai
toujours eu une passion pour le violon. Jai même joué le canon de Pachebel dans un
trio familial à loccasion dun mariage. Mais cest là, mon seul fait
darmes et qui remonte à presque vingt ans. Pour autant, linstrument est
permanent chez moi, rares sont les jours où je ne lentends pas, mais ce nest
plus moi qui joue et depuis longtemps. Je ne compte plus les mouvements de
linstrument, qui passe de la pièce au couloir, du couloir à la voiture, les
partitions qui se dispersent au gré des répétitions dun ensemble philharmonique,
dorchestres divers, de quatuors variés et même dun septuor. Allées et
venues soudaines, étui à bout de bras, clés de voiture dans lautre main :
où vas-tu ? Elle est déjà repartie
Récemment, un quintet est même venu
donner un concert à la maison. Ambiance accordée au quotidien, donc, et cest ainsi
que lannée précédente, jai assisté tout naturellement à la première
édition du Printemps de la musique dans ma
ville. Cette manifestation qui a duré une semaine, a rassemblé une académie et un
festival de musique classique. Des solistes internationaux, dont la réputation nest
plus à faire, ont donné des masterclass a de
futurs professionnels venus de partout, et, chaque soir, un concert de grande qualité a
été donné.
Jai
lhabitude, une fois par an, de partir pour une destination lointaine, excepté
lhabituelle Sicile que je rejoins à chaque été en voiture. Cette année,
cest un peu dans la précipitation que nous avons opté pour lîle Maurice,
plus pour une question de créneau libre, une semaine, pas plus, dans la bousculade de
lannée qui savance déjà tellement rapidement. Jaurais préféré
continuer à explorer lorient, dans la continuité du Yémen, dOman, de la
Syrie, de lIran, qui font que, lorsque je déciderai daller aux USA, je
devrais rester un bout de temps en vérifications diverses à laéroport.
Lîle Maurice ma fait franchir léquateur pour la troisième fois, la
première, cétait pour le Brésil en 2003 et la deuxième pour lîle de la
Réunion, deux ans plus tard. Lîle Maurice est dailleurs la petite sur
de la Réunion. On y retrouve lambiance créole, les fruits, des lagons semblables.
La présence anglaise y a laissé des traces : on roule à gauche et langlais
demeure la langue administrative, même si le français reste la langue la plus usuelle.
Ambiance hindoue également : cette main duvre a traversé locéan
indien il y a maintenant deux siècles. Toutes ces cultures cohabitent aisément, les
temples tamouls voisinent avec des églises et des mosquées, le bouddhisme chinois
sy rajoute, on est ilien avant tout, les deux pieds sur une terre cernée deau
et je constate une fois de plus létrange mélange de mélancolie, de solitude mais
aussi dentraide et de solidarité que cela provoque.
Jai
passé deux jours à Paris, vécu comme un grand bol dair frais pour moi qui vient
de ma province, plutôt étonnant. Mercredi, dabord, excitation de lactualité
pour le Libé des écrivains (voir en Notes
décriture) et jeudi, pas envie de repartir, cétait linauguration du
salon du livre le soir, plus le Pecha Kucha organisé par Anne. Bref, il a fallu mécarteler.
Ce quil
y a détonnant avec la vie silencieuse des objets, ce sont les rebondissements
justement de leur vie même. Il y a quinze jours, jévoquais cette maison désormais
inoccupée et les quelques ustensiles qui sy endorment. En réalité, le temps
avance tout de même et modifie sans cesse lenvironnement ténu des choses. Ainsi,
la pendule sest arrêtée, je ne la remonte plus quau gré de mes passages de
plus en plus distants. Bientôt je récupérerai les plantes qui végètent, je sortirai
celles que javais rentrées pour lhiver. Dehors, si les roses de Noël
affichent depuis trois mois une floraison insolente, les perce-neiges sont maintenant à
lapogée, les premières jonquilles souvrent et je guetterai bientôt les
pousses du muguet. Les saisons marquent les changements, même dans les maisons vides.
Dailleurs la vie se moque bien de nos coups du sort et se charge elle-même de ses
clins dil.
Le roi ou la
reine du silence, cest cette activité ludique un peu perverse, quon propose
aux enfants pour les calmer après un jeu excitant. Celui/celle qui garde le silence le
plus longtemps a gagné. En même temps, ça apprend à se taire, à mettre son mouchoir
dessus, à tourner la langue sept fois dans sa bouche (
Dabord la boite aux lettres et limpudeur des publicités qui
continue à sy déverser, puis lescalier de pierre raide (le revoir
sagrippant aux deux rampes), la porte dentrée, la fraicheur maintenant de la
maison, chauffage en hors-gel. Ouvrir un ou deux volets, remonter lhorloge, la
chaise posée contre pour se hisser à hauteur (ton travail, disait-il). Regarder autour,
les plantes qui émergent de la pénombre, quelques revues restées sur la table basse,
les objets habituels sur la cheminée, ce quon ne remarquait plus (photographies de
ceux quon a aimés sur le buffet) : vies silencieuses. Sur la table de la cuisine,
le panier des médicaments, il faudrait sen débarrasser. De la moutarde dans le
frigidaire, trois pots de confitures sur lévier et que je prendrai en repartant.
Saisir aussi deux litres dhuile, une plaque de chocolat. Tout demeure, on le
croirait parti en voyage, comme avant, lorsque je venais ramasser le courrier. Dans le
placard, assiettes, verres et couverts, les tasses-bistrot de couleur verte pour le café
du midi, quinze ans dhabitude, plusieurs fois par semaine. La télé, la radio
restées en veille. Éteindre les lumières, descendre les volets. Tic tac de
lhorloge au moment de refermer la porte, seul cur vivant de la maison, mais
pour combien de temps ? Photographies dans lombre à nouveau.
Je suis intervenu récemment dans deux lycées. Le hasard a voulu
quun établissement prestigieux maccueille le matin, lun des tous
premiers de France, et situé au centre de Paris. Laprès-midi, cétait un
collège de banlieue, en queue de peloton si on croit les statistiques de réussite au
Bac. Je nai découvert quaprès mes visites cet écart de chiffres (gangrène
que cette évaluation permanente), et encore parce quune connaissance, en deux coups
de clics de souris, ma facilement extirpé le classement national des deux lycées.
Je ne me renseigne jamais sur les établissements avant ma venue et je suis arrivé dans
le premier avec ma candeur habituelle. Bien sûr, je ne suis pas né de la dernière pluie
et jai tout de suite remarqué que lhôtel particulier qui abritait les
classes nétait pas un décor fortuit, de même que la barre immense de
lécole-collège-lycée de banlieue laprès-midi avait été érigée pour
éduquer en masse. Très vite, en fait, le décor devient secondaire, remplacé par les
visages juvéniles que jai devant moi, eux-mêmes dailleurs devant
probablement examiner sous toutes les coutures létrange petit bonhomme qui
sagite devant eux. Face à face, et combien cette expression résume le plaisir que
je prends à ces rencontres. Pour moi, elles sont toujours individuelles. Ici, cest
telle question qui en amène une autre, là telle remarque que lun formule, mais
cest toujours avec un immense respect quil me semble devoir accueillir chaque
réaction, toutes étant dignes dintérêt, plaisanteries bienvenues, questions
indiscrètes, répliques originales, cest le « penser par soi-même »
qui mimporte, cette confrontation didées, de sensations, de sentiments, bien
au-delà du décor aseptisé, dirigé de nos vies, de nos influences, de notre milieu.
Donc, parce que le poids institutionnel qui associe chacun de nos gestes mindiffère
profondément (mexaspère), ce rapport dêtre humain à être humain, dégagé
de toutes contraintes me paraît le seul digne destime. Probablement est-ce cette
explication qui me pousse à accepter avec toujours un grand enthousiasme ce type de
rencontres. Et quon ne vienne pas me parler de classement, de notes,
dévaluations.
2013 porte bonheur, cest histoire de dire, de conjurer le
sort : lannée, à peine entamée, soustrait déjà sa cohorte de vivants.
Février continue avec mon beau-père. Jévoquais la semaine dernière cette vie
actuelle soumise au hasard, aux incertitudes, rien nest plus erroné finalement, et
linéluctable faux tape à coup sûr. On se retrouve au dernier jour avec cette
réalité toujours tranchée : avant il y avait quelquun, maintenant il
ny a plus personne. La mort, comme lamour est une sorte de hors-temps, on
sen accommode avec grâce parce quon na pas le choix. Le mot grâce
nest pas de trop : on peut vivre le trépas comme une élégance. Ici,
cétait cinq jours tous ensemble, la maisonnée pleine à craquer, on avait du mal
à savoir qui était là à chaque instant, mais ça a tenu, ça sest assemblé. Une
sorte de corps nouveau, multiple, familial, a émergé, puissant, solide, ordonné, gai et
souvent rieur, tandis que samenuisait au fil des heures dans un hôpital ce corps
que lon croit être la seule unité de vie pour chacun de nous. Mourir cest partir beaucoup, disait Alphonse
Allais en réponse au poète Edmond Haraucourt (partir cest mourir un peu). Mieux
vaut sourire et préférer le bonheur.
Incertitudes
en ce moment, la vie est soumise au hasard, destin, contingences à vivre au jour le jour.
Le mot « contingence », son goût de container : je suis dans un port
marchand, quais de chargement, grues hésitantes, quoi charger ? Pour quelles
destinations ? Ce nest pas un mauvais rêve, simplement un songe ni bien ni
mal, normal, vicissitudes dune vie, de ces déséquilibres qui nous touchent
parfois. On se tient là, comme un marin tanguant après des mois de mer, fraichement
débarqué sur le béton dun dock, les mouettes pour faire le bruit du monde qui
continue. On reste immobile encore un peu, on attend sans savoir, on est inquiet, non pas
dans son étymologie latine dinquietus,
aucune agitation, mais à prendre dans son sens anglais « in quiet », en paix,
tranquille comme Baptiste, fataliste comme Jacques, un vague Diderot résigné en ligne de
mire. A Langres, sa ville natale et la mienne, que jai revue la semaine dernière,
on prépare les festivités pour les trois cents ans de la naissance du philosophe. 2013
sera à marquer dune pierre blanche probablement, comme le socle de sa statue sur la
place, pierre blanche comme la tristesse du marbre ou la joie des galets ramassés sur les
plages, une année ordinaire, ordonnée, finement répartie entre beaux jours et
grisaille.
Cétait un voisin, quelquun dâgé, un veuf du genre qui
ne saperçoit pas que les années passent, que les réflexes du corps deviennent
plus lents, que le temps passe différemment. Il avait déjà eu des signes
dalertes : la fois où les pompiers avaient forcé sa porte, prévenu par sa
fille parce quil ne répondait pas. Coup pour rien et la porte à réparer, tout
cela parce que lui avait pris la lubie de partir en pleine nuit pour Chamonix, là où il
possédait une maison, un appartement, enfin un bien, comme on dit. Il avait
lhabitude de ces virées, attelait une remorque à sa voiture, mais pour emmener
quoi ? Avec linoccupation de la retraite, les actions sont différentes, ce qui
prenait sens avant se perd dans les méandres des jours. On le voyait à la messe le
dimanche, il parlait bien, échangeait les habituels propos avec ceux de son âge :
les morts de la semaine, les hospitalisés, les bobos des uns, les visites de la famille.
Le temps passe. On se retrouve chez soi devant lassiette à débarrasser après le
maigre repas, la télé bien trop forte qui clame la litanie des mauvaises nouvelles. On
se dit que le monde vraiment, a bien changé. On vaque à des occupations, à des
habitudes et parmi elles, celle de toujours vouloir partir comme ça, à pas dheure,
pour Chamonix, déserter pour ailleurs, parce que cest ainsi, quon la
toujours fait. Avec le temps, les gestes sont plus difficiles, atteler la voiture, montrer
dedans, circuler. On dit quil se déplaçait avec peine, risquant la chute à tout
moment. Des alertes déjà : les pompiers. On raconte aussi quil avait voulu
faire un demi-tour sur lautoroute. On a affirmé quun jour, il avait garé son
véhicule sur le bas côté et traversé les voies à
pied pour aller à une station service en
face. Il paraît que quelquun avait prévenu la police. Mais allez expliquer à un
parent, à un ami quil est trop vieux pour conduire, de surcroît un ancien notable,
quelquun qui a compté en son époque, une figure comme on dit, et aimable avec ça,
qui raisonne bien, prend des nouvelles, sintéresse
Il devait balayer
lidée, la leçon ou les reproches dune ou deux plaisanteries. Mais Chamonix
tout de même, 500 kilomètres dun coup. On ne sait pas ce qui sest passé. On
la retrouvé devant sa voiture, une nuit, un rétroviseur cassé à côté de lui.
On suppose quun camion la fauché, que le routier ne sen est même pas
aperçu. La voiture était garée sur la bande darrêt durgence, tout feux
éteints, portes fermées, on a retrouvé les clés à lextérieur. Tout le monde a
dit : ça devait arriver. Beaucoup ont pensé, au-delà de la tristesse, que son
inconscience aurait pu être plus grave, il aurait pu provoquer un accident, entraîner
dautres victimes. Ça devait arriver.
Bilan des courses à pied : 1233 km en 2012, soit 100km par mois. Je
suis précis parce que je tiens à jour un fichier Excel dans lequel jindique ces
considérations kilométriques à chaque fois que je délace mes baskets. Jy indique
aussi les temps de courses, lallure, des relevés météorologiques, bref, toute une
mesure du temps par tous côtés. Par exemple, on y apprend que le vendredi 13 janvier
2012, il faisait « toujours assez doux (7°) avec un peu de soleil », que le
11 février, il faisait moins 8 sous le bonnet et lécharpe, mais que quinze jours
plus tard, jai couru en T-shirt à 17h, parce quil faisait 16°. On y apprend
que jai couru une compétition de 10km en 5342 mais, à Châlons, un mois plus
tard, cest deux minutes de plus quil maura fallu pour cause de canicule.
Les lieux aussi sont indiqués lorsquils diffèrent de mes circuits habituels. Ainsi
en 2012, je serai allé quatre fois au parc de Sceaux, mais aussi deux fois à Colmar et
jaurai couru soixante kilomètres en Sicile. A partir de septembre, jai
emporté mes baskets dans les salons du livre et autres SAV d« Ils
désertent » : couru à Nancy au parc de la pépinière, à Brive le long de la
Corrèze, à Besançon dans les boucles du Doubs, à Toulon sur la plage de Mourillon.
Jai aussi réussi à caser un semi-marathon à Reims pendant cette période active.
Toutefois, en fin dannée, les sollicitations ont eu raison de ma
régularité : cinquante kilomètres en décembre seulement. Jai compensé
toutefois avec 24 kilomètres de marche rapide. Autant javais pris jusqualors
lhabitude de courir seul, autant cette année, je me suis souvent entraîné en
famille et cette diversité de rythme est un vrai plaisir.
En relisant dailleurs ce fichier, je suis surpris de toutes les activités
annexes à la course à pied que nous avons effectuées en plus : marche avec
bâtons, randonnées à Oman, vélo jusquaux plages de ma région. Et si en ce
début 2013, jaccuse déjà un déficit de 10 km par semaine pour tenir le même
rythme de course à pied, nous avons marché plus de 30 bornes supplémentaires. En
regardant la neige tomber aujourdhui, je me prenais à rêver de balades en ski de
fond comme il y a trois ans. Qui sait ?
Chers amis de
Feuilles de route : cest comme cela que débutent tous les messages envoyés à
ma liste de diffusion depuis la création de celle-ci, en 2002. Dans le contexte de
lépoque, avant le web 2.0, la liste de diffusion était le seul moyen de tenir au
courant ceux qui désiraient lêtre de lévolution dun site Internet. On
parlait alors de site Internet et non de blog, lesquels étaient encore dans les langes,
tandis que Marc Zuckerberg, du haut de ses
dix-huit ans ne rêvait pas encore de Facebook et que Jack Dorcey nimaginerait
Twitter que 4 ans plus tard. Donc, « Chers amis de Feuilles de route » et
« amicalement », cétait la formule consacrée pour encadrer la rubrique
actualité qui précisait la mise à jour hebdomadaire (enfin presque
). La
procédure na pas varié dun iota en dix ans. Bien sûr, sous les quolibets
des informaticiens et spécialistes du web pour qui limmobilisme est la mort de
tout, jai vaguement tenté par la suite dajouter un fichier RSS, visible en
page daccueil pour les fanatiques des mises à jour automatiques. Mais jai
continué à envoyer mes messages aux « chers amis », à signer
« amicalement », et, à chaque envoi, depuis dix ans, je ne passe pas quelques
secondes à réfléchir à limportance de chacun de ces mots et au sens du celui
damitié. Et voilà quà mon retour de vacances, en août dernier, le serveur
qui diffuse ma liste a donné quelques signes de défaillance. Je ne recevais plus un
exemplaire de mes messages sur mon adresse témoin et je me suis aperçu que 10% des
abonnés seulement les obtenaient. Pire, certains étaient désappointés de ne plus être
tenus au courant. Malgré quelques missives dalarme, ce problème navait pas
été corrigé efficacement. Aussi, je me suis résolu à contre cur de fermer cette
liste de diffusion, devenue liste dinfusion après avoir été liste deffusion
depuis tant dannées. Cest ce que jai donc annoncé dans ce que je
croyais être le dernier message après plusieurs centaines envoyés. Et, quelle ne fut
pas ma surprise de mapercevoir que le fonctionnement était redevenu aussi
normal quavant lété : 90% des messages ouverts
Peut-être que
lalerte envoyée en dernier recours à mon gestionnaire de liste a eu quelque
écoute ? Mystères informatiques
Le vieux chat
qui avait élu domicile dans notre jardin est mort. Enfin, vieux, pas tant que ça :
six ou sept ans selon le vétérinaire qui a fini par écourter sa vie, mais
prématurément usé par des années derrance. Javais déjà parlé par ici
(le 25/09/2012 ) de ce matou sauvage qui
traînait la patte. Au début du printemps, lorsque nous nous étions aperçu de sa
présence timide dans la haie, nous avions pensé à un animal heurté par une voiture.
Nous avions fait le tour des voisins, sans succès. Nous lui avions apporté à manger,
nourriture quil prenait craintivement dés que nous nous éloignions. Nous aurions
aimer lapprocher et montrer sa patte folle à un vétérinaire mais la pauvre bête
ne se laissait pas approcher. Au bout de quelques semaines, nous avons compris quil
resterait définitivement ici puisque nous lui fournissions le gite sous la haie et le
couvert dans une gamelle : il navait aucune raison de séloigner.
Loccupante habituelle du jardin, notre chatte de quatorze ans, avait même fini par
tolérer celui que nous nommions maintenant le chat-roumain. Cétait lépoque,
juste avant lété, où la télé montrait notre gouvernement tout neuf démantelant
les camps de tsiganes sans état dâme. Roumain, un nom qui lui allait bien,
semblant camper de façon provisoire sous une haie, toujours sur le qui-vive et à la
merci dune expulsion. Et puis nous nous sommes habitués réciproquement lun
à lautre, de la même manière quon admet parfois nos différences
dhumains. Ici, un mot gentil en lui tendant sa gamelle et ses croquettes, auquel il
répondait par un clignement dil à lombre de ses thuyas. A la télé,
Valls précisait : « nous naccepterons jamais les campements sauvages qui
mettent en cause le vivre ensemble. ». Au même moment, les habitants dune
ville du Nord sopposaient à la construction dun village dinsertion. Aux
mauvais jours, jai fabriqué un abri avec deux cartons, pensant avec pessimisme que
chat-roumain nirait jamais sabriter sous le balcon où je les avais déposés.
Beau démenti : il a adopté de suite cet abri de fortune. A la télé, le 29
novembre, Amnesty International sommait le gouvernement de mettre fin aux expulsions de Roms. Deux jours plus tard, il gelait lorsque je
suis allé courir, javais des gants et un bonnet. Le froid et la pluie qui fouettait
parfois le fragile édifice, mont incité à doubler le carton par une véritable
niche en bois, fabriquée à laide déléments dune vieille cuisine en
mélaminé blanc, bref, une cabane grand luxe, avec même une porte réglable, à la
manière dune chatière. Aménagé avec couverture et coussin, lanimal
sest replié dans ce mobil-home inespéré, encore plus indifférent aux hérissons
qui continuaient de piller sa gamelle. Car je ne lai pas encore raconté : la
nourriture quotidiennement disposée depuis le printemps avait attiré nombres
dhôtes dont nous ne soupçonnions même pas lexistence dans notre jardin. Des
merles et même un rouge gorge sont venus à la fois sabreuver et picorer les
croquettes. Mais les plus assidus ont été une famille de trois hérissons qui venaient
à la tombée de la nuit, à un tel point que jai retrouvé chat-roumain un soir,
miaulant de détresse et de faim, nosant pas approcher cette compagnie piquante qui
mangeaient sans vergogne et à grands bruits son repas. En rajoutant une gamelle
supplémentaire, tout ce petit monde finalement a bien cohabité. A lapproche de
Noël, la douceur nincitait pas les hérissons à hiberner et un équilibre bonhomme
sétait installé. Le 15 décembre, je photographiais chat-roumain fièrement campé
devant sa caravane. A la télé, le 17, on passait sous silence lexpulsion de
quelques familles dans un hangar à Grenoble. Je
nai pas fait vraiment attention quelques jours plus tard lorsque jai remarqué
que le chat sortait de moins en moins de son abri. Il était malade, je lignorais,
et javais mis cette apathie sur le compte de sa timidité légendaire. Lorsque nous
sommes revenus après quelques jours de vacances familiales pour le réveillon, jai
remarqué quil navait pas mangé ce quune voisine bienveillante lui
portait pourtant tous les jours. Jai regardé à lintérieur de son abri. Il
était bien là, mais replié au fond de son refuge. Le sortir de là, na pas été
une mince affaire, jamais il ne sétait laissé approché. Amadoué par de la
nourriture fraiche, nous lavons enfin vu sortir en titubant, littéralement
décharné et dans un état pitoyable. Probablement atteint dune forme aigue et
rapide de coryza, le vétérinaire na rien pu faire. Je lai déposé dans le
jardin de mon beau-père, couché en rond dans un endroit tranquille, semblable à celui
de Paul Léautaud. Cétait la première
fois que jenterrai un animal depuis le fameux poisson rouge dont javais fait
une nouvelle dans Bestiaire domestique.
Curieusement, javais lu ce texte que jaime beaucoup à deux reprises lors des
rencontres des Petites Fugues le mois précédent : « Creuser juste à droite entre la croix et la vieille
grille racloir en fer à côté des fraises sauvages aux beaux jours
». A
la télé, pas de nouvelles des roumains de Montreuil dont lexpulsion était prévue
ce matin à 6h. |