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Notes d'écriture 2010 Une dizaine
de jours après avoir écrit ma note d’écriture précédente où je me targuais
d’avoir commencé un nouveau livre, j’ai tout de même envie de compléter ma
réflexion. Le premier chapitre ainsi rédigé est inscrit dans un fichier intitulé Essai
de roman 2 et bien sûr, il existe aussi un fichier appelé Essai de roman 1, voire même
aussi un Essai de roman 3, et il ne faut pas croire que ces idées viennent soudainement
et de manière linéaire. Ces tentatives existent depuis septembre au minimum, peut être
même sont entrées en moi pendant l’été. Toutes ces hésitations, bien sûr,
n’ont d’intérêt qu’à travers la miscibilité de ces esquisses
d’écriture. Il y a depuis toujours deux écrivains qui s’affrontent en moi.
L’un, pointilleux, élevé à l’Ère du soupçon, refuse toute invention,
réfute tout ce qui ne pourrait être authentique. L’inspiration découle alors de
mon implication dans le réel, elle le suit, le marque à la culotte au plus près.
L’autre auteur chevauche en moi librement, d’une manière totalement
indépendant en apparence et ne semble relever que ce qui appartient à la fiction pure.
C’est ainsi que se balancent essai de roman 1 et 2 depuis plusieurs mois par exemple.
Et c’est justement cette collusion qui me semble questionner le roman en tant que
genre et non pas le remettre en cause. Je me suis aperçu avec RMS combien un roman pouvait naître de la
réalité mais aussi combien ce réel pouvait fabriquer de la fiction. Les réactions
ambigües de mon entourage professionnel, capable de croire à mon roman mieux qu’à
ce qu’ils vivent m’interrogent. In
extenso, notre capacité à produire de la fiction au sein même de notre réalité
m’interpelle. J’ai longtemps défendu l’idée que la course à pied de RMS m’était venue de manière incongrue,
par expérience personnelle peut-être, sans savoir à priori pourquoi Éric,
« mon » personnage (je tiens à cette appropriation, personnage en qualité
d’objet), téléopérateur de son état, éprouverait le besoin de courir. Or,
j’ai retrouvé un article que j’avais lu et
gardé pour la thèse que je prépare où, un téléopérateur justement, évoquait
cette envie de courir, relayée par l’analyse d’un sociologue qui expliquait que
c’était une manière d’échapper à l’aliénation. J’avais tout
simplement « oublié » cette lecture et je m’étais moi-même fabriqué
une explication, une fiction donc. La fuite de la mémoire dans notre monde exagère cette
propension à la fiction. Notre gouvernement obligé de chercher des méthodologies
européennes face à la neige fournit d’ailleurs un assez bon exemple de cette
évasion collective du moindre historique face à tout évènement. Et cela favorise bien
entendu la fiction au sens le plus large, c'est-à-dire la possibilité d’un monde
ouvert à toute solution simplement par cécité. Le roman en tant que conséquence de la
perte de l’histoire ou de la mémoire est une notion qui me semble relever…du
roman bien sûr. Et sans doute que poser cet axe mériterait mieux que cette simple
constatation. D’où, si la gageure et la tentation de mixer les deux essais (de
roman) est tentante, peut-être est-ce un peu trop simpliste. S’il s’agit de
prouver que notre monde moderne, dans son fonctionnement débridé, renouvelle le roman
plus sûrement que ne le feraient les écrivains eux-mêmes, c’est déjà une piste
trop évidente, trop sûre, une constatation qui sonne comme une leçon, une doxa dont il faudrait se méfier et creuser plus
avant. Place au temps et à la réflexion, donc, qui se chargera peut-être
d’éclaircir en moi ce débat. Et si ça reste obscur, c’est que cela doit être
ainsi, cela relève aussi de l’impossibilité de répondre totalement à pourquoi on
écrit. Reste quelques jalons à poser, des mots, des notions à creuser et à soupeser
que je livre (livre ?) pêle-mêle : roman, fiction, réalité, vérité,
figuration, spectacle, représentation : déprogrammation de la littérature en
quelque sorte.
Peut-être
que dans la débandade des découchés précipités – un des derniers en date, hôtel
à Châlons, débusqué à 21 h dans la folie d’un trajet en train au retour de
Paris, jour de neige, parce que le train ne savait pas aller plus loin que cette ville et
les soixante-dix kilomètres qui me séparaient de ma maison étaient trop difficiles à
franchir – peut-être que dans cette habitude des chambres et des voyages, quand on
demande à la réception le juste nécessaire, rasoir et brosse à dent, peut-être que
tout cela allié à la belle après-midi juste avant, passée en bonne compagnie, trois
pour un repas et c’était suffisant pour fêter RMS dans ce qu’elle
avait nommé le bistrot au décor de relais de chasse, peut-être que dans la torpeur
d’une cuisine à pavé de bœuf et Juliénas, avec la neige tombant à gros
flocons aperçue par la porte, peut-être que ces trajets sur les trottoirs glissants avec
le parapluie emprunté (un auteur qui l’a oublié, on ne sait plus lequel),
peut-être que la fête de Noël entraperçue dans la maison d’édition juste avant
de repartir, peut-être que tout cela remis dans l’ordre, la neige, la visite
d’un cousin prévue le même jour vers la gare de l’Est et s’en réjouir,
la gadoue pour juste traverser la gare de l'Est et aller vers la brasserie, la galère du
train, l’hôtel et la crêpe au sarrazin prise juste en face en guise de repas du
soir, peut-être que la satisfaction puérile de devenir (peut-être) enfin rentable pour
ma maison d’édition, peut-être en repassant avant de dormir cette conversation de
l’après-midi, avec la neige au-delà des vitres dans le décor de papier peint de
maison forestière lorsque je parlais ce cette obsession d’écriture qui refait
surface et que je sens souvent poindre à la surface comme un poisson qui vient gober
l’air ( le tableau lithurgique aussi qui me venait aux yeux et l'expression toucher
les plaies du crucifié pour expliquer ce que signifiait pour moi atteindre à la
réalité du monde), peut-être que tout cela avait favorisé la rédaction des premières
phrases, premier chapitre, ossature de ce qui pourrait alors constituer un autre livre à
venir. Ainsi, il faudrait se souvenir de ces circonstances, de ces
"peut-être" qui avaient présidé à l’écriture, neige, hôtel, voyage,
conversation de relais de chasse. Et que cet article pourrait constituer le premier
d’un making of. Tout comme la lecture se
nourrit des lieux pourquoi en serait-il autrement de l’écriture ?
Quand on
arrive à Charlieu, on remarque juste en dessous de la pancarte de la ville la direction
du camping. Après les routes verglacées et tortueuses, effectuées de nuit de nuit pour
arriver dans cette petite ville, la proposition paraît incongrue. On a du mal à imaginer
un été de villégiature dans cette campagne figée dans les prémices de l’hiver.
Mais de camping, il n’en est pas question, c’est un hôtel grand luxe qui
m’attend et une librairie. Le Carnet à spirale semble tout
droit sorti d’une chanson de William Sheller. La librairie est petite mais bien
agencée et encombrée de livres comme dans tout établissement de qualité. Pas le temps
de s’attarder cependant pour le premier soir, j’arrive juste avant la fermeture
et l’auteur que je suis « se met à table », c’est la jolie formule
trouvée par Jean-Baptiste, le libraire, qui a organisé un repas avec les lecteurs.
L’accueil est chaleureux, environ trente personnes et je tournerai de table en table
suivant les plats pour des échanges bien savoureux. Ajoutons à cette organisation,
l’idée de saynètes concoctées par une troupe de théâtre d’improvisation.
Histoire de me mettre dans le bain, la première présente une sorte de tribunal
littéraire qui explique pourquoi je n’ai pas eu le prix Goncourt. Tout y passe, y
compris mon nom imprononçable. Certains invités craignent que je prenne mal cette
entrée en matière (enfin quoi, on reçoit un « grantécrivain »…). Mais
j’ai vraiment apprécié sans arrière-pensée cette manière de me mettre à
l’aise. Le repas a ainsi été très agréable, c’était une première pour
Jean-Baptiste mais les invités lui ont fait promettre de renouveler cette façon
originale de rencontrer un auteur et ses livres. On termine la soirée dans un bar avec la
troupe d’improvisation, - encore un moment très sympathique - et il est très tard
(déjà ?) lorsque que je rejoins l’hôtel. Le lendemain, me voici de retour à
la librairie où je passerai la journée.A regarder comment les clients entrent, on mesure
combien cet endroit est important pour la petite ville. Sourires, mots de bienvenue.
Jean-Baptiste connaît tout le monde. Certains demandent conseil, d’autres font le
tour et feuillettent, on parle lecture, nouvelles du monde, on regarde aussi
l’auteur, sorte de curieuse engeance qui ne tient pas en place, picore sur les étals
les pages et les livres. Au final, c’est vraiment ce genre de rencontre que
j’apprécie, prendre le temps des échanges, de la discussion, toucher finalement au
plus près la main du lecteur dont on est aussi, et tout cela grâce aux milliards de mots
agencés ensemble. Richard Millet qui déplore la post-littérature (voir en note de
lecture) devrait venir ici, à Charlieu : pour peu qu’on prenne le temps
d’écouter c’est un formidable résumé bien optimiste de l’histoire
extraordinaire de l’humanité à travers l’invention la plus sublime qui soit,
le livre.
J’ai
vraiment une vie de nomade en ce moment. Foire du livre à Brive, salon à Toulon, trains
incessants, chambres d’hôtels, valise à roulettes, sacs en bandoulière. Parfois
parti pour plusieurs jours, il me faut jongler avec le travail, prévoir à repartir dés
le lendemain dans le Nord ou le grand Est, et récupérer le véhicule de la boîte avant,
bref une organisation qui confine parfois au casse-tête. Juste l’exemple d’une
quinzaine : j’aurai passé mon dimanche à Toulon, lundi à Paris, mardi à
Châlons, mercredi à Amiens, ce week-end c’est Charlieu et Thiers mais je dois être
à Lille sans faute lundi à 9h, répit de trois jours avant d’aller à Rennes, puis
Paris à nouveau. L’impression de ne pas pouvoir maîtriser la vie ordinaire, je ne
suis pas habitué. Par moment à force de quais de gare, de mobiliers d’hôtel, de
trottoirs dans des villes inconnues jusqu’alors, j’éprouve de bizarres absences
de quelques secondes : où suis-je en ce moment précis ?
Au-delà de
l’improbable prix Goncourt qui s’est agité devant moi pendant deux sélections
à la manière du pompon sur un manège, c’est le prix du style qui m’a échappé à un demi-cheveu (merci à Thomas Clément de
m’avoir ardemment défendu), quatre voix contre cinq et paraît-il que les
discussions furent âpres jusqu’à une heure du matin.C’est bien ma veine, si
près du but ! Mais il faut prendre la chose avec philosophie : avoir été
l’objet d’un débat et de surcroît au sujet du style montre que la littérature
n’est pas moribonde, mais propre à susciter les passions. Et je sais gré aux
organisateurs d’avoir expliqué les arcanes de cette délibération difficile sous
les plafonds dorés d’un salon privatif du Sénat. J’ai ainsi partagé la
vedette avec Harold Cobert, le lauréat, primé pour L’Entrevue
de Saint-Cloud (éditions Héloïse d’Ormesson). Après le Goncourt et le
prix du Style, il me restait à attendre les
résultats du Wepler puisque j’étais également nominé pour ce prix (grand écart
que de figurer à la fois dans l’académique sélection du Goncourt et celle, plus
subversive, du Wepler dont c’est déjà la treizième année d’existence) mais
je ne me faisais guère d’illusions, notamment parce que j’avais déjà
remporté la mention de ce prix en 2002 avec Composants.
En effet, une des particularités du Wepler est de récompenser deux auteurs : ainsi,
cette année, c’est Linda Lé qui obtient le prix proprement dit et Jacques Abeille
qui récolte la mention. Si au final Retour aux mots
sauvages ne récolte pas de lauriers, ce n’est pas très grave. Le livre continue
de susciter des projets, des rencontres et c’est cette vie au-delà des mots, à
cause d’eux, qui m’importe le plus. Il était écrit que je serai un Poulidor
des lettres cette année. Et puis ces échecs m’ont sauvé à trois reprises si je me
réfère à Paul Léautaud qui affirmait qu’un écrivain qui accepte un prix est
« maudit, maudit, maudit ». Je pourrais continuer à écrire sans la peur
d’une catastrophe imminente, ce n’est pas si négligeable.
Le Goncourt
2010 se termine et j’aurai vécu de l’intérieur deux sélections qui
représentaient à bien des égards une surprise. J’ai toujours été assez éloigné
du monde des Lettres et n’ai jamais eu aucun contact avec des membres de la
prestigieuse académie. Figurer dans la première sélection parmi quatorze autres
écrivains a été sidérant pour moi, dans le contexte d’une rentrée littéraire
forte de sept cents titres. Au milieu des poids lourds de la rentrée comme titraient
certains journaux, je me faisais l’illusion de venir me garer sur le parking avec une
camionnette de plombier pour mon roman du travail (j’évite la comparaison avec une
camionnette de blanchisserie, cause de la mort de Roland Barthes…). Ce que
j’avais pris comme un coup du sort, presque un nom de plus pour compléter la liste,
un Goncourt de circonstance quoi, s’est infirmé un mois plus tard : je figurais
toujours parmi les huit noms de la deuxième sélection. Pendant un mois encore, en
attendant la troisième et dernière sélection, je n’ai pas boudé mon plaisir, je
ne me suis pas contenté de ne faire que de la figuration, j’ai accepté quasiment
toutes les sollicitations, salons du livre, télés, radios qu’une telle notoriété
inattendue oblige. Une fois que la presse locale s’est fait l’écho de mon
aventure, tout le monde dans mon quartier, de la coiffeuse à la boulangère, me demandait
des nouvelles. Dans mon coin de province où celui qui tant soit peu se démarque devient
suspect, j’ai parfois fait les frais de l’incrédulité propre au voisin
qu’on voit tondre sa pelouse, faire ses courses, et qu’on imagine mal tant sa
vie paraît si banale se frotter au Panthéon des Lettres. On m’a parfois demandé
comment j’avais demandé à concourir, certains ont cru qu’il suffisait de
s’inscrire au prix Goncourt comme s’il s’agissait d’un simple
formulaire à remplir. Au bout du compte, je
ne retire aucune flagornerie, ni aucune modestie, j’ai navigué dans la fierté que
donne cette nomination, un coup de projecteur qui semblait éclairer soudainement dix ans
d’écriture et huit titres avec la bizarrerie, le malentendu presque qu’on
éprouve à voir le dernier remarqué de cette manière alors que les autres ont connu des
fortunes moins grandes, à l’exception de Composants qui avait tout de même
récolté la mention du prix Wepler en 2002. Finalement, toute œuvre qui reçoit un
peu de succès n'est jamais qu'une conjonction astrale, une sorte de malentendu, une
rencontre avec des lecteurs au hasard d'évènements. Aurais-je connu le même sort si je
n'avais pas évoqué les suicides médiatisés des entreprises un an auparavant ? Je
n’ai pourtant pas écrit Retour aux mots sauvages sur cette idée et je
n’ai cessé de le répéter, le livre avait démarré bien avant ces tristes drames.
Les manifestations au sujet des retraites, la grogne ambiante a semblé trouver un écho
avec mon maigre personnage qui tentait de résister contre la déshumanisation. Dans cette
actualité, voilà aussi qu'à travers RMS, j'appelais à la désobéissance
civile bien malgré moi comme on m’en a fait l’écho. Pour en revenir au
Goncourt, je ne me suis pas retrouvé dans la troisième sélection et l’aventure
s’est terminée là. Je ne me suis pas trouvé en porte à faux avec le truculent
Paul Léautaud affirmant qu’un écrivain qui accepte un prix est « maudit,
maudit, maudit ». Merci à ceux qui ont écrit que j’avais récolté le plus de suffrages au
premier tour : mais pourquoi faut-il donc trois tours ! Merci aussi aux
commentaires ici et là, ça fait chaud au cœur. A l'instant où j'écris ces mots,
je remarque que mon voisin de train (j'écris beaucoup dans les trains, voire article
précédent dans cette même rubrique), mon voisin de train, donc, septuagénaire à
casquette, a sorti un exemplaire tout neuf d’un primé du Prix Goncourt. Il commence
sa lecture à la première page, ouvrant le livre avec application et mesure et en ayant
pris soin de déposer le bandeau du livre sur la tablette de son siège. J’ai un
exemplaire de RMS dans mon sac et, un instant, l’idée me traverse de le lui
montrer : vous avez-vu, moi aussi j’ai participé au grand prix ! Mais
tandis que je continue à rédiger cette rubrique, le train s’ébranle et, très
rapidement, le lecteur tranquille pique du nez et de la casquette dans les oscillations
ferroviaires. Je ne peux m’empêcher de penser que les trois habituelles sélections,
le suspense incroyable que tous le monde littéraire attend entre septembre et novembre de
chaque année se noie soudainement dans la vision apaisée du sommeil d’un
bienheureux. Belle leçon sur la vanité des choses de ce monde... Et justement, en
parlant de ma fierté d’avoir participé : celui qui m'a ému le plus en
appréciant mon dernier livre au destin goncourable a quatre-vingts ans juste au moment
où j'écris ces lignes : c'est mon père.
Franck, c’était avant 1990. Avant l'informatique presque.
Pourtant déjà les premiers ordinateurs personnels s'affichaient aux devantures des
grandes avenues qui bordent les gares de l'Est et du Nord, petites boutiques
d'électroniques dont le quartier s'est fait la spécialité. C'était de grosses machines
blanches, des étiquettes démesurées vantaient un double lecteur de disquette où le
luxe d'un disque dur de vingt mégaoctets. On apprivoisait ce langage de spécialiste.
Frank n'en a pas eu le temps. A son époque, j'avais acquis un Thomson grand luxe, écran
couleur de la taille d’une télé, le prix d'un mois de salaire, une machine de
bureau qui vous rivait à la maison face à des terrains vagues de pixels (les portables
à écran LCD étaient encore enfouis dans le registre de la science-fiction) . J'avais
repris à l'ordinateur ce premier roman écrit à Toulouse, soixante-dix pages vite
arrêtées parce qu'à vingt ans on a autre chose à faire. Toulouse avait été aussi une
époque de train mais pas de fuite comme avant Frank : un premier boulot, la vie
devant soi et roule. Dix ans plus tard, place à l'immobilité dans laquelle me fixait une
famille toute neuve, l'équipement ménager qui va avec et l'ordinateur. Le train avait
laissé la place à la voiture, plus pratique dans les provinces où les transports en
commun se résument souvent aux ramassages des bus scolaires. Et puis le train, j'en avais
marre. Les premiers souvenirs de la gare de l'Est étaient associés à ces errances tout
de même difficiles. Après, les trains de soldats avaient suivi, les compartiments où
des types bourrés tanguaient une cannette à la main, essayant d'oublier les casernes
d'Allemagne où ils allaient retourner. Cela avait achevé de me détourner de
Beaucoup de rencontres, salons : l’effet rentrée
littéraire et le petit succès de la sélection au Goncourt sont passés par là.
J’ai déjà raconté Nancy, Manosque, voici Le Mans, justement nommé la 25ème
heure, celle dévolue aux livres. C’est un salon dans la tradition de Nancy, espaces
clos des librairies reconstitués, les auteurs derrière les étals, les libraires en
arrière, la barrière des livres et les clients qui regardent ces plans successifs,
l’attrait d’un titre, puis l’auteur assis sur son siège. Mais au-delà de
l’immobilité, un salon, c’est aussi des animations, des rencontres.
D’abord les auteurs voisins, Marie Sizun, Claudie Gallay, dont la devanture ne
désemplit pas depuis Les Déferlantes, et même Jean-Pierre Coffe et ses fameuses
lunettes rondes (elles seront bleu marine le samedi et jaune canari le dimanche). Humeur
charmante et naturelle, discussion cuisine bien-sûr, je repartirai avec une recette de
risotto de penne et une de betteraves rouges au parmesan. Je retrouve Jean Gregor (Transports
en commun, notes de lecture du 29/09/2010) et François Marchand, auteur de Plan
social, avec qui j’avais déjà débattu à Nancy, en compagnie de Philippe
Claudel. Plaisir aussi de retrouver Anne Savelli, connue à Remue.net et auteur du très beau Franck
(note de lecture à venir). Les animations donc : Anne Savelli est invitée à un
débat, « ceux dont personne ne veut » (mais qui a choisi ces titres ambigus
!), elle a l’air bien seule et j’écoute attentivement sa lecture mais je dois
rejoindre Philippe Forest, auteur de Le Siècle des nuages – mais c’est
un autre titre, son tout premier livre que je relate cette semaine en note de lecture, L’Enfant
éternel) et c’est pour moi une grande fierté d’aborder avec lui le thème
de « la marche du progrès » (encore un titre fourre-tout…). Débat très
bien mené ,notamment par Frédérique Bréhaut. Nous discutons joyeusement tous les trois
avant que je m’aperçoive que je suis attendu sur l’espace de France Bleu avec
François Marchand et Natacha Boussaa (Il faudra nous tuer, récit de la lutte
contre le CPE). François Marchand, tempérament frondeur, s’amuse à la provocation
devant le journaliste Hubert Artus, de Rue89.
Je n’ai pas d’ego, ai-je l’habitude de dire. Bien sûr, ce
n’est pas vraiment exact, tout le monde a une existence, quelque chose qui
s’apparente à la fierté d’être. J’ai la conscience d’avoir un
« moi » moyen, un « ego mi-haut », pour faire dans la galéjade.
Nous sommes tous ego, pouvons-nous dire en
continuant dans la boutade qui commence à monter au nez. Dans ma petite maison en
plastique de l’ego, peut-être que je veux exprimer l’idée d’une
singularité qui m’est indifférente. Je ne suis bien que parmi les autres, dilué,
éparpillé. Je ne me sens pas égocentriste, égoïste, égotiste, plutôt coupé à la
scie égoïne, dispersé, limite schizophrène. Pas de sentiment de supériorité, pas
d’orgueil démesuré, d’ailleurs comment aurais-je pu ? Français
provincial, physique quelconque, études ordinaires, jeux de mots laids, perdant sans
panache, gagnant des concours de circonstances : une vie quoi. J’ai eu très
tôt conscience de cette banalité. Je me souviens de la découverte de L’Étranger de Camus vers quinze ans et
cette compréhension de ce que c’est que d’être étranger à son propre destin,
ne maitrisant rien dans une vie de lieux communs, de lapalissades, de platitudes. Alors,
forcément je me suis détaché du monde, non pas par désamour, bien au contraire, et
afin de garder ma tendresse intacte à l’épreuve du quotidien le plus abordable.
J’ai gardé cette sensation d’être ainsi, non pas insouciant, mais nettoyé,
dégagé, peut-être désinvolte, jamais indifférent. J’ai la capacité intacte de
mes colères, parfois l’âme d’un Don Quichotte, antihéros de roman picaresque,
un soupçon de révolte, l’esprit frondeur qui me tient lieu d’orgueil et
d’entêtement. Prétentieux, oui, pour la prétention d’écrire, pire, de me
vêtir de la toge d’écrivain. Mais tous mes hochements du menton ne sont pas de
l’ego. Le refus d’un éditeur,
l’incompréhension d’un lecteur ne m’atteignent pas. Pourtant sans doute
suis-je soumis à une forme d’ego tant
une critique positive, un article élogieux me font plaisir comme si, ainsi détaché par
habitude, placé sur mon orbite de rêveur, je tentais d’en percevoir
l’attraction terrestre, la réalité. J’en ai fait l’expérience récemment
lorsque la comédienne Zabou Breitman a lu un extrait de Retour au mots sauvages lors d’une émission
à France Culture. Cette bizarre impression de reconnaître mes mots mais comme venant de
loin, leur découvrant une saveur nouvelle, alors oui, c’est l’admiration pour
moi-même, le bête orgueil, le retour à l’ego
sauvage. Les Correspondances de Manosque sont bien
différentes du Livre sur la place de Nancy évoqué la semaine passée. Sous le vaste
chapiteau lorrain défilent devant votre table des hordes de lecteurs qui s’arrêtent
l’air suspicieux parfois devant vos livres comme devant un cageot de tomates, prêts
à vous demander : sont-il frais ? Où est le dernier sorti ? Ou alors,
intimidés, ils n’osent franchir le barrage de tréteaux, tables et livres. Et
d’ailleurs, quand l’un d’eux franchi le maigre espace, je dois souvent me
lever pour discuter, surdité oblige, et nous voilà tous les deux, le lecteur et moi,
chacun en équilibre sur une patte, chacun en suspension au dessus de mes romans, dans une
étrange danse nuptiale de cigognes. Le Livre sur la place de Nancy ouvre la saison des salons littéraires.
J’y ai été invité et c’est un rôle qui me tient toujours très à cœur.
Enfiler l’habit de l’écrivain, mettre finalement au grand jour ce qu’on
conçoit dans la solitude. Aucune gloriole cependant. Lors d’un débat organisé à
cette occasion, un lecteur a demandé quel bénéfice moral on pouvait retirer de
l’écriture. Belle question et pas de réponse convenue : je ne sais pas de trop
et si je réponds à cette question, c’est peut-être fini du désir d’écrire.
Mais on peut s’approcher de la réponse, cerner cette moralité, non pas au sens de
vertu, probité – ce serait prétentieux – mais au synonyme d’honnêteté.
Je ne boude pas le plaisir d’être parfois mis en lumière, celui de voir un livre
apprécié par la critique mais pour autant, je n’ai aucun ego, je n’en retire
aucune flatterie, juste un bonheur libre et désintéressé. Rien d’extraordinaire,
l’histoire d’un type heureux, joyeux j’espère, comme ce moment où une
lectrice de Feuilles de route m’aborde : ça c’est fantastique, j’ai
toujours l’impression que personne ne lit ces pages numériques, c’est plutôt
drôle. Un petit bonjour donc si vous lisez ces lignes et aussi bonjour à la famille Didion au grand complet !
C’est l’histoire d’une camionnette
d’entreprise qui se gare entre des poids lourds. Goncourt, Wepler : être dans les deux sélections. Une
grande, grande fierté. Alors bien sûr tout se bouscule et encore plus dans ma tête. A
peine le temps d'écrire ces lignes et déjà en route vers de nouvelle aventures, mon
vieux Milou, comme dirait Tintin. Demain, c'est le boulot d'abord - si j'écris sur le
travail, qu'au moins je ne coupe pas mon inspiration - et sans doute les appels, le monde
de l'édition qui bouge, sollicite. Tant mieux, je suis fait pour, petit Poucet qui sême
des livres, je boxe dans la catégorie poids plume des écrivains : tout est dans le jeu
de jambes. Demain donc, quelles surprises encore ? Aiguilles. Retour. Aiguilles enfoncées dans les
yeux du lecteur. Aux mots. Et celle qui traverse le cœur. Sauvages.
Les mains aussi qui tournent les pages choisissent les livres : aiguilles dedans.
Poupée de chiffons pour un acte vaudou : ceci est un message subliminal.
Lecteur : cours à la Fnac, dans ta librairie, dans ta province, chevauche Paris.
Lecteur = woodoo child. Retour. Et pénètre dans le magasin, l’officine, la
cathédrale. Aux mots. Et trouve le rayon des nouveautés. Sauvages. Et
dérange les vendeurs, le patron, le cerbère à la porte. Cherche, cherche, cherche. Retour.
Aiguille dans tes yeux pour que tu voies. Aux mots. Secoue les rayons, disperse
les volumes, renverse les étagères. Sauvages. Aiguilles dans ton cœur.
Demande, demande demande, hurle, fais-toi entendre : Enfin, enfin, (voix haletante,
aiguilles dans tes mains tendues, tremblantes) : comment se fesse ? Pourquoi
courge ? comment est-il possible de trouver Retour aux mots sauvages, je
veux le livre dont on parle tant, auteur à la cinquantaine douce (si, si, on le dit ici). Je veux le livre. je le veux,
je le veux, je le veux. Se rouler par terre, pleurer, gémir, jusqu’à ressortir avec
le petit carré de feuilles fraîches, la prose vivifiante, le papier qui respecte
l’environnement, l’odeur suave de colle, les quelques centaines de grammes tenus
encore tremblant à bout de bras. Plus tard, s’installer : lit, canapé,
fauteuil, tabouret, hamac, margelle de puis, banc moussu, carré d’herbe ; ce
sera un soir, une nuit, un matin, un midi. Ouvrir le livre et commencer… Non pas tout
de suite, soupeser, feuilleter, retarder, lire le titre (Retour aux mots sauvages)
l’auteur (Thierry Beinstingel), l’éditeur (Fayard), caresser le grain de la
couverture, admirer la photographie (de Stéphane Barbery). Lentement, tourner les
premières pages, rappel du titre, de l’auteur, prendre le temps de bien lire la
longue citation de Proust. S’arrêter, soupirer. Reposer le livre. Respirer un grand
coup et enfin arriver à la page du chapitre 1. C’est Anne-Marie qui se souvient avec
émotion avoir accueilli Bernard Giraudeau dans sa Librairie des Halles à Niort et
celui-ci, modeste, affirmant à propos de lui : non, pas écrivain, juste raconteur
d'histoires… C’est drôle la manière dont le vocable d’écrivain est
placé à part. Je me souviens aussi d’une intervention de Michel Chailloux, refusant
également le terme. Sans doute qu’écrivain, ça fait trop stèle funéraire, gravé
dans le marbre, page de dictionnaire, écrivain français, une sorte de sacralisation. Je
n’ai jamais ressenti cet aspect et, sans honte, je m’affuble de la dénomination
au sens de mon vieux Petit Larousse à couverture verte, héritage de ma
belle-mère, édition 1967 : homme ou femme qui compose des livres. Rien d’autre pour
moi, pas d’égo, juste le poids d’une auréole un peu pataude, un rôle de
composition donc : s’asseoir à un bureau et aligner les mots sur des pixels
fuyants d’ordinateur, simple plume d’oie moderne mais le moine copiste reste le
même, toute une mécanique du corps et l’esprit. Et peut-être que
l’étymologie trop visible entre le scribe antique et l’écrivain aide à
l’assimilation du mot. Le lien semble direct, en tout cas, plus évident, me
semble-t-il, qu’avec l’appellation d’auteur, plus floue, aérienne,
distancée, auctor, celui qui accroît, qui fonde, augere en sens latin,
déjà si proche de agere, celui qui agit, l’acteur : retour à Bernard
Giraudeau. Or, l’action d’écrire est minime, des tropismes à
La pauvre : elle est fonctionnaire, donc de la race
des nantis comme on disait autrefois pour attiser ce vieux conflit entre privé et public
qui n’a jamais cessé depuis. Le nanti, muni de son statut, est soumis à un devoir
de réserve et c’est là que le bât blesse : cette fonctionnaire a enfreint la
règle. Elle a publié un livre, tenu un blog sur les abus de pouvoir des petits nobliaux de
province, le gâchis d’une petite capitale régionale dans laquelle elle tentait
d’exercer son métier. Rien de bien nouveau : nous avons tous en tête des
exemples qui nous énervent car il s’agit tout de même de notre argent de
contribuables. Mais de là à le dire et ici à l’écrire, il y a un pas à
franchir : cet aura est peut-être un des seuls avantages qui subsiste à la chose
écrite et c’est même pour cela que les romans, par essence inventés, garantissent
encore une maigre barrière. Sans doute n’avait-elle pas opté pour la discrétion du
genre, mais elle avait pourtant pris des précautions : son nom n’apparaissait
pas, ni celui de son employeur. Elle avait choisit le registre du pamphlet et de la satyre
comme beaucoup de romans traitant du monde du travail. Il n’y avait pas de risques a
priori. Dans ce même registre de la comédie humaine, il faut remonter six ans
auparavant pour la dernière affaire dans laquelle une employée avait été inquiétée
par son employeur (Corinne Meier, Bonjour paresse) mais il me semble que
l’auteur avait explicitement cité son entreprise dans la quatrième de couverture.
Ici le cas est différent : l’administration sur la sellette a diligenté une
enquête pour identifier l’auteur et a réclamé la peine disproportionnée de la
révocation. Nous avons donc franchi un pas. Autrefois, au siècle dernier, dans les
années trente à cinquante, aux belles heures de la littérature prolétarienne, la
société se glorifiait que les ouvriers puissent écrire et sans doute que les avancées
sociales ont bénéficié de ces réflexions. Maintenant, on ne tolère plus la moindre
critique, pire, on traque ceux qui les émettent. Il y a assurément un danger très grand
à laisser s’installer ce type de dérive autoritaire. Voilà : Retour aux mots
sauvages (RMS pour faire court, de la même manière que j’ai pris
l’habitude de nommer PPPP pour Paysage et portrait en pied de poule) est
lancé. On en parle ici (et c’est une grande fierté), quelques articles sont déjà
tombés, d’autres s’annoncent et des rencontres sont prévues comme celle du
Livre sur la place à Nancy à mi-septembre. Il est temps de constituer un dossier comme
à chaque parution : par exemple les notes de ce site en marge cette écriture qui
fut rapide sont regroupées dans un Making off. Il y a aussi une page de présentation du livre, ce que ça raconte et de qui vient la
très belle illustration de couverture. Enfin, une rubrique qui ne demande qu’à
s’étoffer : articles, presse, réactions. Et sans
oublier l’essentiel, Retour aux mots sauvages sera disponible en librairie
le 25 août 2010. Il paraît que certains libraires prévoient un lancement à minuit et
que d’autres ont commandé des barrières de sécurité pour canaliser les acheteurs.
Quelques occurrences sur la musique dans A la recherche
du temps perdu de Marcel Proust : J’ai été invité à présenter mon futur livre à
la BNF. Bonne nouvelle pour ma future fiction donc. Cela se passait dans le grand amphi,
devant 400 libraires et bibliothécaires. Ce fut un très beau moment pour moi. En premier
lieu parce que c’est bien les libraires qui défendent les livres et que ceux qui
m’avaient invités sont, comme la plupart d’ailleurs, issus de petites officines
qu’ils ont eux-mêmes créées. J’ai parfois été déçu par certains vendeurs
de grandes enseignes, on pouvait les imaginer vendre des boîtes de petits pois avec la
même conviction molle. Mais très souvent, le commerçant, dans le sens noble du terme,
se révèle à vous comme un passionné, toujours en mouvement comme s’il était
l’héritier des colporteurs. Tout en discutant avec vous, il arrange un livre mal
présenté ou déplace une pile. Enfant, j’entrais dans les librairies comme dans des
cathédrales. J’étais plutôt timide et le libraire m’apparaissait comme une
sorte d’officiant plutôt dévolu à vérifier que je n’abîme pas ses fragiles
reliques de papier. J’ai bien entendu changé. Nombreux sont les libraires qui
m’ont marqués, Anne Marie au Sandales d’Empédocle et maintenant à
Niort, Madame Alinéa à Langres trop tôt disparue (note d’étonnement du
24/02/2010) et bien entendu François, l’excellent libraire de ma ville et qui
possède sans doute une des officines la mieux nommée L’Attente l’oubli.
J’y rajoute Guerlin Martin à Châlons, La Belle image à Reims,
Rimbaud à Charleville (forcément…), Les Passeurs de textes à Troyes, L’Univers
du livre à Beauvais, Martelle à Amiens. J’en oublie certainement
beaucoup dans ce grand Est et je ne compte pas les rayons des grandes surfaces dévolues
ou non à la culture. Ah ! feuilleter un peu de Claude Simon alors que le haut-parleur du
supermarché vous rappelle la promotion du jour au rayon charcuterie ! A l’occasion
d’un déplacement professionnel je n’aime rien tant que de m’échapper une
heure du travail pour assouvir l’irrépressible envie d’acheter un livre.
Souvenir du Journal de Patrick Manchette à Beauvais, plus récemment La
Centrale d’Élisabeth Filhol à Châlons, quelques Beckett ou Duras ça et là.
Tant qu’il y aura des acheteurs compulsifs de livres comme moi, il demeurera vain de
placer dos à dos l’édition numérique et l’édition traditionnelle, les deux,
bien entendu, se complètent et doivent faire bon ménage. Je m’aperçois que,
finalement, je ne connais que peu de librairies parisiennes, du moins, celle qui ne font
pas partie des consortiums Gibert ou FNAC. Pourtant il est rare que mes
escapades à Paris ne me conduisent pas dans ces lieux de perdition pour mon porte monnaie
et les rayons surchargés de ma bibliothèque doivent beaucoup à ces virées dans la
capitale. Je passe aussi des heures à La Hune ou dans d’autres officines du
boulevard Saint Germain, toutes magnifiquement pourvues avec toutefois le sentiment de
l’étranger en balade. Car ceci nous éloigne du propos de cet article, la
bienfaisante rencontre entre le client au sens noble du terme et le non moins noble
colporteur et sa boutique ambulante. Avez-vous lu le dernier Proust, me dit-il ? La
littérature à cette magie de l’immortalité et par un tour de passe-passe, on se
retrouve Gros Jean comme devant, ainsi que Perrette et le pot au lait, avec un livre
écrit un siècle auparavant et qu’on dévore comme la dernière des nouveautés.
Merci donc à tous les libraires de bien vouloir partager cette diablerie de la lecture
avec moi.
J’ai reçu un avis pour Colissimo. Je suis allé à
la Poste. Belle journée, un samedi matin, une place juste à côté et deux personnes
attablées à la terrasse d’un café qui me regardaient effectuer mon créneau avec
la petite voiture, son toit ouvrant ouvert et le soleil entrant à flots dedans. Belle
journée. Alors le colis : une jeune employée souriante remonte la file d’attente
pour aider ses collègues et, devant mon avis d’absence, ça je peux faire ! Donner
alors la pièce d’identité, attendre et recevoir l’enveloppe kraft. On devine
que c’est un livre. De suite on pense à l’envoi d’un auteur qu’on
connaît, un service de presse. Ça arrive rarement mais à chaque fois, grande joie de
savoir que le dit auteur a pensé à moi. Je prends le paquet, sort. Soleil toujours sur
les trottoirs. En face, la petite voiture et derrière toujours les deux consommateurs
attablés dans la farniente du samedi matin. Alors, juste avant de traverser, enfiler la
clé de la voiture dans un coin de l’enveloppe Kraft, déchirer le papier et sortir
le livre. Le mien ! Presque déçu du coup qu’aucun autre auteur n’ait pensé à
m’envoyer un livre. Le mien, je le connais. Occupe toutes mes pensées et mêmes si
les choses se précipitent, déjà un rendez-vous et déjà le service de presse dans deux
jours. Ça aurait pu attendre lundi, j’aurais découvert mon livre, le huitième. La
voiture maintenant, revenir. Décharger les commissions faites auparavant et le fils qui
aide : ah, tu as ton livre ! Et remontant précipitamment l’escalier avec le bouquin
pour le montrer à sa sœur, me laissant avec toutes les commissions à prendre. Oui,
le livre donc. Ils auraient pu attendre lundi mais en même temps, ce plaisir qui
s’installe : le livre, le huitième, objet de toutes les attentions du moment. Ce
sera mon exemplaire. J’ai toujours pris un soin maniaque de choisir mon exemplaire.
Jusqu’à présent, j’ai toujours découvert les autres livres à l’occasion
du service de presse : alors la profusion d’une palette érigée sur la table. En
prendre un exemplaire, le premier, lire son nom, le feuilleter le soupeser, la joie. Et
faire de ce premier exemplaire touché, l’exemplaire à jamais, celui qui rejoint le
coin gauche de mon bureau. Donc, le dernier, posé au-dessus de la pile et la pile
dressée par ordre chronologique, le premier (La Réserve, de mai 2000) directement
sur le bois de merisier du bureau. La pile, exactement seize centimètres de haut. Plus
tard dans la journée je dirais à mon fils : regarde, je ne peux plus les prendre dans
une seule main – en fait si, mais les phalanges tendues au maximum, un équilibre
instable, les saisir mais pas les porter. Et tiens combien ça pèse ? Exactement 2kg 700
grammes, 1914 pages au total comptées à la volée, sorties de mon imagination. Et le
dernier, celui à paraître en septembre, à nul autre pareil jusqu’au prochain qui
le remplacera, le dernier, récupéré à la poste, pris par le fils, montré, posé sur
la pile, repris par moi cette fois pour aller dehors – pas trop le temps mais juste
un instant – s’asseoir sur le fauteuil de jardin, tiré un peu à l’ombre,
il fait si chaud déjà. Et retourner le livre, sa blancheur mate, les pages
éblouissantes sous le soleil. Lire un peu, les premières pages, les mentions, la page de
titre, la longue phrase de Proust en épigraphe, le premier chapitre. Puis revenir à la
maison, poser à nouveau le livre sur le sommet de la pile. Puis le bricolage à faire :
deux appliques à fixer dans le nouveau studio. Elle arrive de son travail quand je finis.
Le chou aux saucisses de Morteau que j’ai mis à mijoter depuis le matin est prêt
mais il y a deux ou trois fruits à aller chercher, donc elle repart avec les deux
enfants. Je reste et je reprends le livre à nouveau dans le bureau, juste quelques pages
de plus, calé dans le petit fauteuil rose de la pièce puis le reposer à nouveau,
descendre les assiettes et les couverts sur la table sur la terrasse en attendant
qu’ils reviennent. Remonter pour remuer une dernière fois le chou, mettre les knacks
à chauffer. Le beau-père qui arrive. Sa lourdeur dans les jambes. Il fait vraiment chaud
aujourd’hui. Il reste dans la fraîcheur de la cuisine à lire le journal.
Redescendre et dresser la table sur la terrasse en attendant qu’ils reviennent. Et
revenir dans le bureau, prendre le livre sur la pile, les lunettes de soleil, cette fois
torse nu au soleil, parcourir jusqu’au chapitre cinq. Le signe par la fenêtre, on
est revenu. Le déjeuner, le café, la chaleur. Puis se changer, troquer short et
tee-shirt pour un bermuda long et une chemisette, aller à la foire commerciale dans le
parc ombragé pas très loin. En revenir avec une nappe et quatre saucissons. Il est tard
déjà, pas fait grand chose, tenter d’avancer un peu sur cette communication
universitaire, le fameux doctorat qui avance si peu. Et penser à tout ce qui
m’attend, ce livre nouveau, ce qu’il faut en dire, en rêver. Laisser courir
d’un trait les heures, repas salade vite préparé, assez tôt parce qu’elle
joue du violon dans un concert ce soir. On sait déjà quoi faire pour la soirée à
venir, vite la vaisselle, arroser les plantes et redescendre dans le bureau saisir à
nouveau le livre sur la pile, aller dans le jardin maintenant à l’ombre du soir,
lire, lire, lire à partir du chapitre six et parcourir rapidement moitié peut-être du
roman. Des merles dans le crépuscule et moi, allongé sur le fauteuil de jardin, lisant
mon propre livre, regardant se débattre le personnage principal dans mon histoire,
inventée, sortie de ma tête. M’apparaît alors enfin que lui, ce personnage
principal, tout l’univers qu’il trimbale, palpable, tangible, lui, le personnage
principal me semble pour la première fois doué d’une épaisseur plus grande à
force de mes relectures. Décide donc sur le champ d’écrire cela en note de lecture.
Fait en une demi-heure, ce samedi soir, sans aucune retouche à ce texte. Voilà, le
personnage principal s’est épaissi. Il existe. Entre temps la nuit est tombée. « La course est haletante. Il force sur les muscles,
il insiste sur le souffle. Les bras se déplacent comme des leviers de locomotive. Ses
poings agrippent l’air, tentent de le tirer derrière lui et d’avancer plus vite
encore. L’eau calme du canal, paysage habituel des entraînements, est
aujourd’hui absente, sa tranquillité horizontale est remplacée par un mur fuyant,
coloré, tapageur. Des spectateurs indiscrets et frénétiques s’agglutinent par
paquets derrière des barrières de sécurité. Par moment, dans le repos d’une rue
déserte, on entend juste le martèlement des foulées, la respiration de forge du ruban
des coureurs. Puis les cris reprennent. Ici c’est une famille qui encourage un
participant, lequel répond avec force signes. Là c’est un entraîneur, chronomètre
à la main, qui hurle des mots incompréhensibles. Les foulées, jusqu’à présent
contrôlées, s’emballent au rythme d’une cavalcade qui l’enserre de tous
côtés et accélère sans cesse. A sa gauche un grand type le dépasse, suivi de deux
autres plus petits dans son sillage. Il rattrape devant lui un coureur en maillot orange,
fait un écart et le double en accélérant encore. Le sang cogne à ses oreilles. Les
cris des spectateurs derrière les barrières se font plus pressants. On entend des
prénoms, des applaudissements. L’angle de la rue révèle un faux plat qui tire
douloureusement les mollets et coupe la respiration. On le dépasse encore. Il résiste,
tente de modifier le rythme de l’air qui pénètre en lui : expirer profondément,
inspirer vite et avec force. » C’est un mail du professeur qui m’accompagne
dans mon doctorat. Il profite de la surveillance d’une session d’examens pour me
demander quelques nouvelles sur ce projet. Il est vrai que la régularité qui était de
mise pendant les cinq premières années de Lettres modernes a fait place à l’idée
monolithique d’une thèse, dûment déposée, et que les arcanes de l’Éducation
nationale ne me permettront pas de finaliser avant trois ans. L’étudiant tardif que
je suis se trouve ainsi comme face à un désert de sable. Où aller ? Quelle direction
prendre ? Mais il y a des étapes prévues : d’abord un travail universitaire à
soumettre pour fin septembre pour un recueil collectif sur la littérature du travail. Car
si le sujet de ma thèse est beaucoup moins raccourci que cette vague locution de
littérature du travail, c’est sous ce vocable que j’ai pris l’habitude de
nommer mes recherches. Le premier réflexe est de répondre que non, finalement, je
n’ai pas encore fait grand-chose. Les bricolages divers de la maison familiale
m’ont fortement accaparé depuis décembre et ce n’est pas fini. Mais à la
réflexion, il me semble que j’avance quand même. Je me tiens au courant du panorama
de la littérature du travail et les récentes publications de Delphine Le Vigan (Les
Heures souterraines en note de lecture du 23/04/2010) et d’Elisabeth Filhol (voir
La Centrale, cette semaine) donnent un regard nouveau à mes études qui touchent
à l’extrême contemporain. Car c’est bien là la difficulté de mes recherches
: pister dans l’actualité littéraire la plus récente, ce qui fait sens à cette
littérature du travail, tenter de déterminer quelles seront les orientations. Plus
facile à dire qu’à faire : il faut deviner les impasses d’un texte trop
visible mais également repérer dans le magma de la diffusion le texte publié
discrètement, mais novateur et magistral. L’université ignore souvent les
écritures les plus actuelles et, quand elle les repère, elle s’attache aux formes
les plus caricaturales : pour faire court, hormis le rap et le slam, pas grand-chose de
nouveau. Peu nombreux sont donc les universitaires qui s’y risquent. Citons toutefois
Dominique Viart et son indispensable manuel La Littérature française au présent.
Inquiet d’avoir pris du retard depuis quelques mois, j’ai récemment fait le
tour des moteurs de recherche sur le sujet. En réalité, rien qui puisse
m’intéresser n’a été produit. Les seules études que j’avais loupées
concernent un colloque où on évoque encore et toujours Zola et aucun contemporain ! Or,
conscient qu’il se passe tout de même quelque chose de ce côté-là, ou peut-être
à cause de l’influence des cultural studies, on trouve de plus en plus
d’incursions sur la représentation du travail dans la littérature française,
c’est même le titre d’un devoir demandé à un étudiant, lequel cherchait
vainement quelques repères. Là encore, on lui a répondu encore et toujours le Réalisme
du XIX° et, parmi les contemporains, tout de même François Bon, Leslie Kaplan et Robert
Linhart. Mais leurs livres (respectivement, Sortie d’usine, L’excès
l’usine et L’Etabli), qui datent de vingt-huit ou trente ans, ont
déjà été abondamment étudiés et comparés. En réalité, c’est comme si tout
avait déjà été dit : à savoir que oui, on peut écrire un roman sur le travail et que
c’est un sujet comme un autre. Ajoutons comme poncifs l’indéboulonnable «
souffrance au travail », héritage de la littérature prolétarienne et la boucle est
bouclée : aucun écrivain ne peut se prévaloir d’écrire sur un tel sujet sans
être taxé d’une approche sociologique, dénonciatrice du libéralisme. Très
réducteur, donc. C’est un peu comme si, pour le sujet le plus usité du monde, on
voulait éternellement restreindre chaque histoire d’amour qui paraît à travers le
filtre de Madame Bovary. A l'occasion de sa disparition, il n'est pas facile de
dresser la biographie d'une vie si longue et si riche. Que choisir ? Que dire ?
Suite de mes aventures éditoriales : voici la réunion
des représentants. A chaque fois j’ai toujours beaucoup tenu à assister à la
présentation de mon futur livre. Une amie, également auteur, que j’ai eue la joie
de visiter le même jour, me faisait part de sa parfaite indifférence à ce qui doit
resté selon elle, du domaine exclusif de l’édition, réduite alors au commerce des
livres. J’ai toujours eu du mal à partager cet avis même si je comprends ses
arguments puristes du genre, mettre en regard la création inestimable de la littérature
et sa réduction à des aspects marchands. D’autant plus que, dans la plupart des
cas, l’auteur est généralement le moins bien loti dans la redistribution des
subsides. Éternel combat de celui qui fournit la matière première – le producteur
de tomates, disait-elle pour argumenter son raisonnement. En face, je lui répondais avoir
toujours ressenti depuis la première parution – il y a dix ans déjà –
l’impression d’un travail d’équipe dans lequel il m’est difficile de
bâtir une hiérarchie entre l’éditeur, l’assistant, l’attaché de presse,
le manutentionnaire. Que mes livres fassent vivre le plus grand nombre de ces métiers,
après tout, cela me satisfait et je réserve le même respect à chacun de ces métiers.
L’argent ne m’intéresse pas : j’exerce un autre métier pour vivre et
c’est un choix qui jusque là m’a permis de mener de front cette activité de la
manière la plus libre qui soit. Je n’attache aucune couronne de lauriers à la
pratique de la littérature et la récente visite de la chambre de Marcel Proust au musée
Carnavalet aurait fini d’ailleurs par achever le mythe, si toutefois il avait
existé. A ceux qui pensent encore que les lettres procèdent d’une substance
créatrice divine, je leur conseille d’imaginer le petit Marcel, bonnet de nuit sur
la tête, recroquevillé dans son lit et écrivant néanmoins quelques milliers des plus
belles pages jamais écrites. La création, malgré sa magie, n’est jamais pour moi
qu’une faculté bien modeste à agencer des mots entre eux – attention, cela
n’exclut aucunement la fierté et la prétention de le faire – simplement
j’ai toujours eu du mal à mesurer la portée, les prolongements que peuvent avoir
une publication. Et les sept livres parus jusqu’ici, leurs ventes modestes, ont
forgé une expérience qui ne remet pas en cause mon raisonnement. Ainsi, parler du livre
que je viens de commettre est une épreuve difficile pour moi, je suis un très mauvais
prescripteur de mes livres. Ils existent, voilà tout. Je les estime sans indifférence et
avec tendresse mais également avec étrangeté. D’où le difficile exercice de la
réunion des représentants. C’est lors de telles assemblées qu’on expose les
futures publications et ici, les livres qui formeront la rentrée littéraire de
septembre. J’avais préparé dans le train quelques notes mais, à peine introduit
dans la salle, alors que l’éditrice me proposait le choix de commencer d’abord,
j’ai eu la présence d’esprit de lui laisser la parole en premier. Et la
manière extrêmement brillante avec laquelle elle a introduit mon roman m’a laissé
pantois. J’ai refermé alors ma feuille et j’ai improvisé, laissant de large
moments d’intervention à l’équipe éditoriale. En réalité, mon argumentaire
s’était bâti sur l’intention et le cheminement qui m’avaient conduits à
écrire ce livre. Or, en entendant évoquer mon roman d’une manière si différente,
beaucoup plus narrative, j’ai réalisé que ce serait ainsi que le lecteur le
percevrait : une histoire, une fiction, un personnage principal et d’autres encore
que le texte fait exister autour d’une ambiance, d’une intrigue. A la limite,
j’aurais également aimé m’installer de manière anonyme dans la salle et
observer justement cette présentation, guetter les réactions…etc. Belle leçon pour
moi et qui me conforte encore dans l’importance de ce partage avec toute une équipe
éditoriale, n’en déplaise aux tenants d’un auteur fort, nimbé d’une aura
créatrice. Deuxième épisode de ces deuxièmes épreuves tant
attendues. Le facteur a bien entendu profité que je descendais le repas à l'extérieur
dans la tonnelle pour arriver et je n'ai pas entendu la sonnette. J'ai foncé en voiture
jusqu'au centre de tri où j'ai réussi à récupérer in extremis le paquet avant
la fermeture : avantage de vivre en province ! Je ne me suis installé au soleil sur la
table de jardin qu'en fin de soirée et je n'ai pu vérifier qu'une centaine de pages sur
les 295 que comptera le livre. Les deux tiers restant ont été passées au crible de mon
regard acéré le lendemain, dans une chambre d'hôtel à Lille à l'occasion d'un
déplacement professionnel. C'est encore un moment magique que ces corrections. Autant il
faut vérifier que toutes celles qui ont été validées lors du premier jeu d'épreuves
ont été prises en compte dans le deuxième jeu. J'ai rajouté quelques rectifications de
dernières minutes, la plupart pour éviter des répétitions. Quelques points de
grammaires aussi que le Grevisse a résolu le lendemain(comme cette phrase avec, de
mémoire "tout un fatras de lignes téléphoniques " suivi d'un verbe qu'on peut
indifféremment conjuguer au singulier ou au pluriel - j'ai préféré le pluriel, plus
logique). Au total, il y a eu seulement vingt-cinq pages à revoir avec la maison
d'édition alors que la première mouture avait concerné une page sur deux. La
difficulté a été de terminer dans la soirée d'hôtel la lecture attentives des 200
pages qui me restaient à voir. J'ai terminé tard mais je tenais à pouvoir proposer le
lendemain les corrections à mon éditeur malgré un emploi du temps serré. J'ai profité
du temps de midi et j'ai même pu avaler en dix minutes un repas avant de reprendre mon
travail nourricier (c'est le cas de le dire). Depuis que j'ai relu ces deux jeux
d'épreuves le livre me paraît déjà moins flou, plus accessible. Étrange impression
car bien entendu, il n'est ni flou, ni inaccessible mais c'est la sensation que laisse
l'amnésie qui m'a séparé de l'instant de sa rédaction jusqu'à aujourd'hui. Amnésie
d'autant plus brutale qu'elle a été courte puis qu'en en réalité, il s'est déroulé
moins de trois mois puisque j'ai mis le point final le 9 février dernier. Affaire
rondement menée comme pour Bestiaire domestique et cet enjeu de rapidité m'apparaît
comme un signe d'efficacité de la part de ma maison d'édition. La suite des évènements
devrait continuer la semaine prochaine avec la réunion des représentants (et combien il
était important d'avoir fini le plus rapidement possible les corrections afin que les
épreuves finales puissent être remises aux représentants). Il me reste à préparer
cette intervention et à peaufiner un argumentaire. Suite du feuilleton éditorial un peu
plus tard... Je suis dans l’attente. Je dois recevoir
aujourd’hui le paquet des deuxièmes épreuves. Ce ne sera peut-être pas moins de
travail que pour les précédentes, car il faut vérifier pas à pas que chacune des
corrections a été prise en compte. Simplement, il n’est plus temps de rectifier en
profondeur sauf incompréhension manifeste d’une tournure de phrase ou un de ces
passages qui nous heurtent sans qu’on sache vraiment expliquer pourquoi on achoppe en
les lisant. En fait, c’est s’enfoncer encore plus dans la réalité du livre que
de relire ces deuxièmes épreuves, c’est quitter le manuscrit, glisser vers le
produit fini, le livre, celui dont un exemplaire restera sur le bureau et qu’on
regardera avec cet air un peu distant comme un gamin trop vite grandi et qui vous
échappe. Je n’ai pas toujours participé à cette relecture des deuxièmes
épreuves. Pour Bestiaire domestique, par exemple, les corrections étaient minimes
et la relecture moins nécessaire, le « bon à tirer » qui suit traditionnellement les
deux jeux d’épreuves avait été délégué à l’éditeur presque sans
m’en apercevoir. Là, c’est différent puisque nous avons choisi de travailler
directement sur épreuves à partir du manuscrit de base parce qu’il n’y avait
rien à reprendre au point de vue de la structure. Mais j’avais fourni rapidement le
texte et une multitude de coquilles et de scories subsistaient, rendant les deux jeux
d’épreuves indispensables. J’attends donc le facteur qui doit passer
aujourd’hui. Je suis à la maison et j’aurai un peu de temps. Je me délecte
déjà de m’installer sur la table de jardin dans la chaleur de l’après midi et
laisser glisser les heures jusqu’à ce que les merles donnent le signal du soir par
leurs trilles. La tonnelle est installée depuis quinze jours, il n’y a pas que dans
le midi qu’il fait beau et qu’on peut manger sur la terrasse. Tiens c’est
une idée, le plat d’endives au jambon que je vais concocter pour mon beau-père et
mon épouse sera servi dehors à midi. En réalité, j’ai peu de temps pour relire
ces deuxièmes épreuves. La maison d’édition souhaitait faire le point vendredi
mais j’ai une fin de semaine fort occupée par le travail nourricier, Amiens et Lille
sans possibilité de répit et sans compter les huit heures de trajets aller et retour. Ce
sera donc lundi prochain, dernier délai. Avant si j’arrive à dégager quelques
heures de nuit sans doute pour ce travail. Il est vrai que le livre doit être recomposé
dans sa phase finale après le recollement des dernières corrections, et même si la
parution est prévue pour septembre, c’est largement avant l’été qu’il
doit être finalisé. Il faut aussi le présenter aux représentants commerciaux de la
maison et j’espère que je serai confié à cet exercice qui me ravit à chaque fois.
Ainsi s’élabore la cuisine éditoriale, par étapes successives. Hier j’ai
découvert avec enthousiasme le projet de couverture. Quelques jours auparavant nous
avions réfléchi sur le contenu de la quatrième de couverture, des mentions de
biographies. Cette période où le livre se concrétise est vraiment exaltante. Il est
10h30, que fait le facteur ?
La semaine dernière, j’exprimais ma joie de recevoir
ces premières épreuves. Le choix qui a été fait de travailler à partir de cette
première mise en page du livre sous son format le plus abouti m’honore : ça veut
dire que le texte se tient bien, pas besoin de corrections fastidieuses, de reprises
complètes de chapitres, de remaniements lourds. J’ai évoqué aussi cette bizarre
amnésie mais qu’à mon avis bien des auteurs possèdent à la fin d’un texte
– la fameuse période de repos du manuscrit – et la joie de recevoir ces
premières épreuves correspond bien à celle de se réapproprier le texte. C’est
donc ce que j’ai fait toute la semaine dernière : relire page par page les
corrections, les suggestions, au besoin rajouter, supprimer, bref, enfiler la cotte de
travail et s’atteler à toutes les finitions, le petit coup de papier de verre pour
éliminer les scories, une retouche de peinture par là et la fierté puérile
d’avoir bâti une suite de mots, de phrases, un roman qui se tient. Plutôt que de
renvoyer le manuscrit annoté, nous avions fait le choix de traiter par téléphone. Il a
donc bien fallu deux séances d’une heure et demie à deux heures chacune pour
reprendre à peu près la moitié des pages que comptera le bouquin. Ça allait d’une
simple ambiguïté à lever, une faute, quelques mots à retrancher ou à ajouter à des
paragraphes refaits plus longuement. Ceci dit, la tentation est grande de reprendre
beaucoup de ce premier jet mais il faut, je crois, résister le plus possible et aborder
avec humilité l’ensemble. J’ai accepté toutes les suggestions et les
corrections déjà proposées et qui zébraient le texte en rouge et au crayon. Elles sont
toujours judicieuses parce que le regard est déjà celui du lecteur mais avec
l’angle de l’éditeur, un regard professionnel donc, capable mieux que
l’auteur d’apporter la distance nécessaire. D’ailleurs souvent
l’auteur n’est pas loin chez l’éditeur, c’est le cas de mon
correspondant téléphonique avec qui j’ai repris le texte, auteur de plusieurs
livres. C’est donc aussi sa créativité que l’on sollicite, une sorte de
non-dit qui s’exprime dans les difficultés du texte, j’avais l’impression
de lui demander parfois comment il aurait fait à ma place, comment il s’en serait
sorti avec une phrase pareille ou une telle idée à exprimer… C’est un travail
d’équipe et cet aspect me plaît énormément.
Premières impressions : c’est le cas de le dire. Le
facteur m’a apporté le paquet de feuilles A4 serrées, imprimées, qui forment les
premières épreuves du livre à paraître en septembre. Avec l’éditeur, nous avons
fait le choix de travailler directement d’après celles-ci sans préparation
préalable ou correction de mon fichier. Autant dire qu’elles sont donc abondamment
illustrées. En rouge par la correctrice, au crayon par mon éditrice. La correctrice,
tout d’abord : plaisir de m’apercevoir que rien n’est laissé au hasard, ni
les coquilles de ma citation de Proust, pourtant vérifiée dans la même édition Quarto,
ni la suggestion d’une convention pour commencer les dialogues intégrés dans le
texte par une majuscule. Vérification faite, la même convention a été adoptée par
Claude Simon, on ne saurait mieux faire. Mais si cette correctrice pointilleuse – et
c’est tant mieux - note en rouge les maladresses, les coquilles et les fautes (pas
tant que ça mais ça suscite à chaque fois un cri d’horreur et la honte au front
lorsqu’on laisse passer un pluriel ou une erreur énorme), mon éditrice suggère au
crayon de papier quelques améliorations, souvent des ambiguïtés à éclaircir, des
lourdeurs à éviter, des répétitions passées inaperçues. J’aime ce travail,
savoir que ces deux bonnes fées se penchent avec intérêt sur le berceau d’un
livre, au risque que la comparaison soit un peu trop simplette.
Du mal à me remettre à l’écriture. Ou plutôt,
disons que ce serait une période d’attente. Le voyage en Syrie
a apporté une coupure bénéfique. On ne se rend pas compte combien on s’occupe :
week-end et temps libre pour les travaux de la maison, le studio, la réfection EDF, le
jardin. Du coup, il ne reste plus d’espace pour caser le projet de doctorat mais
toutes les études des dernières années s’étaient effectuées au détriment de
l’entretien courant. C’est un juste retour l’occupation des mains à la
place de l’esprit, oubli soudain de tout ce qui avait été pensé, rédigé. Le
livre à paraître, par exemple, se situe dans ce no man’s land entre
l’acceptation enthousiaste de l’éditeur et les épreuves sur lesquelles je
devrai travailler dès qu’elles me seront envoyées. Mais il y a aussi tout un
travail souterrain qui s’effectue, bribes de pensées incessantes pour que tout ce
qui a conduit à ce livre soit replacé dans le contexte global de l’écriture, la
pensée en mouvement qui s’efforce d’être cohérente.
Lire le recueil de photographie de François-Marie Banier,
c’est entrer dans un pays de connaissance, l’univers une sorte de grand oncle
que le voisinage des livres aurait consacré d’une manière définitive et
unilatérale comme faisant définitivement partie de la famille. On oublie presque comme
une évidence tout ce qu’on a lu et qui nous a pourtant marqué, Cap au pire,
l’Innommable, Mal vu mal dit. On le voit marcher sur une plage à Tanger et revient
instantanément en mémoire le poème Dieppe : « encore le dernier reflux / le galet mort
/ le demi tour puis les pas / vers les vieilles lumières. ». Ou encore, c’est la
visite à Ussy qui réapparait, journée de fuite étrange dans une période difficile, va
savoir pourquoi on avait atterri là-bas mais la chance était avec : l’ancienne
gardienne de la propriété là par hasard et on avait fait le tour du propriétaire, mes
propres pas dans les taupinières autrefois foulées par l’écrivain, pas une seule
photographie à faire, cependant, à cause de l’imprévu. On se souvient aussi du
court mémoire universitaire, rédigé en mai de l’année précédente, intitulé «
Le rire de Samuel Beckett dans En attendant Godot et Fin de partie»,
histoire de montrer que le fameux Nobel savait être drôle. J’ai conservé le texte
de cette intervention : voici l’occasion ou jamais de le reproduire dans une page spéciale. C’est un repas de famille. Je l’ai placée à
côté de moi. On parle de choses et d’autres, nouvelles de tout un chacun,
l’actualité et cela constitue une trame bruyante et gaie. On ne les a pas vus depuis
la fin de l’année précédente. Traditionnellement ils partent plusieurs semaines
dans ce pays plus chaud à la même époque pour éviter la neige, le froid et ses aléas.
Ils ont bien raison : le poids des ans rend plus difficile qu’avant la lutte contre
les intempéries. Dans la conversation, elle me glisse qu’elle a moins aimé mon
dernier livre (mais ton père oui). Elle ne sait pas trop expliquer. Ça parle de ton
enfance, non ? Je fais une moue dubitative parce qu’écrire, ce n’est jamais ce
rapport simple, en tout cas, pas pour moi. Et puis on est interrompu, retour à la trame
bruyante et gaie. Elle y revient quelques minutes plus tard. Non, je voulais dire que je
n’avais pas trop aimé que tu parles de choses qui nous concernent. Qu’on a des
taupes dans le jardin, par exemple. Que vont penser les voisins ? J’ai du répondre
en minimisant le pouvoir de ma littérature : qui me lit ? Et qui penserait à faire des
rapprochements ? Et quelle inconvénient de savoir qu’il y a des taupes chez nous
comme dans la plupart des jardins ? On n’évoque plus le sujet du week-end, ce
n’est vraiment pas grave et tellement à se dire encore. Mais j’y repense de
temps en temps : bien-sûr, les taupes n’y étaient pour
rien, juste un prétexte, une manière de protéger l’intimité, quelque chose
qu’on sentait menacé, maintenant dit, écrit, donc vrai, gravé dans le marbre avec
la cohorte de tout ce que l’on essaie souvent de cacher, d’enjoliver, faits
futiles mais qui donnent une cohérence à la pensée, à la vie quotidienne, au domaine
privé, quelques mystères, tout juste la distance qui permet de contrôler ce que
l’on veut que les autres sachent. On attribue ce pouvoir de révélation à la
littérature : tout ce qui est écrit doit être véritable mais la seule vérité
n’est contenue que dans l’agencement des mots, tellement de possibilité,
tellement d’approximations et de choix à faire que cette représentation ne
peut-être qu’erronée. L’écrivain seul connaît cette distance entre écriture
et réalité (deux mètres, un câble électrique ou une pelle comme évoqué dans cette
même rubrique). Le lecteur ne possède pas la mesure, l’échelle, l’écart, le
décalage. Il lit sans cette visibilité et les phrases sont admises comme des faits
sincères et authentiques. Si le lecteur est un parfait inconnu, il laisse voguer son
imaginaire dans cette absence de repère et peut ainsi fabriquer alors sa propre
représentation (c’est ce qui participe au plaisir du texte, dans le sens de Roland
Barthes). Si le lecteur vous connaît un peu et croît se reconnaître dans les pages, il
ajoute alors une marque, un jalon qui lui permet de découvrir la réalité d’une
distance entre ce qu’il croit être la vérité racontée et les mots qu’il a
lus. Et c’est bien cette borne qui provoque son trouble, de la même manière que
c’est la continuité d’un rocher, d’un mur, d’un tronc d’arbre
jusqu’à terre qui anime le vertige. Rimbaud, paraît-il, avait répondu à sa mère,
alors qu’elle lui demandait ce que pouvait bien vouloir dire les poèmes d’Une
Saison en enfer qu’il s’apprêtait à publier : « Cela veut dire ce que ça
dit, littéralement et dans tous les sens » et c’est sans doute la meilleure
réponse. C’était ce dimanche avec l’habitude prise
d’aller courir et combien d’ailleurs cette manie est entrée dans le livre tout
juste fini. Entré aussi l’épisode du collègue entrevu l’année précédente,
à la même époque d’ailleurs, il était en vélo et j’avais relaté
l’épisode en étonnements le 06/02/2009 avant de
reprendre l’anecdote dans le chapitre 15, d’évoquer aussi dans le chapitre 17,
comment je l’avais revu dans une course populaire (il court aussi, en plus du vélo).
Voilà pour le mélange avec la fiction du livre en cours d’achèvement mais ce
n’est pas un livre sur le jogging, loin de là, et c’est juste un aspect du
personnage principal. Dans la réalité bien tangible, mon collègue se tient debout sur
le trottoir avec une pelle à la main. Il a entrepris de boucher les trous que
l’hiver a favorisés avec les passages répétés des voitures devant chez lui. Je
m’arrête pour discuter et, c’est comme l’année passée, ce que j’ai
retranscrit dans le chapitre 15 par « phrases hachées par le souffle encore court ». On
discute donc. J’avais gardé aussi le souvenir d’échanges tels que je les avais
aussi écrits par « A la rituelle question : et toi ça va le boulot ? Il reste laconique
comme il se doit. ». Cette fois-ci, il est plus disert, le collègue, mais plus triste
aussi. Oui, il a eu pas mal de problèmes dans le boulot. Dépression, il en sort à
peine. Alors on parle de tous ces drames forcément qui traversent la boîte. Difficile de
s’en sortir. Quinze jours avant, c’était aussi un autre qui m’avait
évoqué son changement de boulot. Là aussi collusion entre réalité et fiction :
j’ai fait entrer son anecdote dans le chapitre 66, vers la fin du roman. Plus ça va,
plus je suis persuadé que c’est un roman que j’ai écrit, c'est-à-dire quelque
chose qui a de la prise avec le réel, comme l’expression du béton qui prend quand
il durcit. Mon roman prend. J’ai écrit encore une fois un roman sur mon boulot,
singularité qui fait souvent se confronter écriture et réalité. Par exemple, dans
cette même rubrique, le 27 janvier dernier, j’avais mesuré cette distance entre
réalité et écriture : exactement deux mètres pour séparer le livre en train de se
faire et ce collègue bien réel, resté sur le seuil de mon bureau, un écart de deux
mètres donc entre lui et ma chaise, m’annonçant sa future retraite alors que
c’était justement le sujet d’un chapitre que je venais d’écrire. Philéas Fogg fait des émules, ce n’est pas nouveau,
mais il y a plusieurs manières de voyager. Écrire un livre en est une et quand on
rédige un premier jet en exactement quatre-vingts jour entre l’incipit et la
dernière phrase, il y a de quoi se sentir l’âme d’un Jules Verne. Pas de quoi
pavoiser cependant, Simenon, paraît-il, écrivait beaucoup plus vite encore et René
Fallet, l’exemple entre tous, rédigea Paris au mois d’août entre mars
et avril 1964 et ce n’est pas là son moindre livre, ni de la littérature au rabais.
Mais revenons aux chiffres et aux symboles : quatre-vingts jours du 22 novembre 2009 au 09
février 2010. Le nouvel an tranche en deux parts égales cette lancée d’écriture.
Le livre, en format classique, devrait approcher les deux cent cinquante pages, ce qui
fait en moyenne trois pages par jour. En réalité, c’est un rythme hebdomadaire de
vingt pages que je m’étais imposé, généralement réparti sur trois jours
d’écriture avec le dimanche en point d’orgue quand je m’apercevais que
j’avais pris pas mal de retard. Ça fait un peu fonctionnaire de l’écriture,
toute cette rigueur mais je m’étais avancé en paroles avec ma maison
d’édition, au point d’avoir reçu un contrat en bonne et due forme pour ce qui
n’était encore commencé que d’un tiers (voire note du 06/01/2010 dans cette
même rubrique). Promesse tenue, donc : c’est terminé. Toutefois, je ne suis pas un
fanatique de l’écriture rapide même si je préfère la vitesse à la patiente
élaboration. CV roman, par exemple, fort de vingt-deux versions aura été
composé en deux ans. La plupart des romans similaires en nombres de pages ont été
rédigé en six à huit mois. La note d’écriture du 23/01/2009 répertorie de façon
précise ces périodes de créativité. En réalité, écrire vite présente
l’avantage de la cohérence temporelle : on est dans un état d’esprit qui ne se
relâche pas et l’ensemble peut paraître plus lié. En revanche, l’angoisse
d’être passé à coté du sujet est plus grande car on manque de recul et de
réflexion. Ce qui s’écrit dans l’urgence des sentiments est forcément plus
fort, plus casse-gueule aussi. Donc, l’attente suit ce premier jet que je me suis
empressé d’envoyer à l’éditeur. Rendez-vous est déjà pris pour la semaine
prochaine mais d’ici là, la peur, l’appréhension, l’inquiétude
d’avoir fourni un machin bancal ne va pas cesser de me tarauder. Ce trac, similaire
à celui du musicien qui va entrer sur scène, est forcément bénéfique. A se demander
si finalement on n’écrit pas en partie pour cette sensation.
Dans Word, le mode « lecture » dispose ce que vous
écrivez sur deux pages côte à côte. Cette option d’affichage du texte présente
l’intérêt d’une lecture aisée, plus proche d’une page de livre ou, par
exemple, d’e-book. Les lignes sont plus courtes, les caractères paraissent plus
épais et la gymnastique visuelle ressemble à la pagination d’un livre ouvert.
Depuis le temps que je me sers de ce logiciel de traitement de texte, je n’avais
jamais utilisé cette possibilité d’affichage qui présente pourtant beaucoup
d’intérêt. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je suis tombé sur cette
potentialité, sans doute par hasard et il y a très peu de temps. C’était pour le
manuscrit encore en cours et commencé il y a un peu plus de deux mois. Et c’est sans
doute parce que ce travail était encore en cours que je suis venu rapidement à ne
considérer que cet unique mode d’affichage, à la fois pour relire ce que
j’écrivais mais aussi pour le corriger, le compléter. Et cette découverte
méthodologique me ravit. En effet, la lecture sur deux pages me permet de me glisser plus
facilement dans la peau du lecteur, en quelque sorte de prendre un peu de hauteur par
rapport à mon travail de scribe, de sortir le nez du guidon.
Vieux débats multiples sur l’écriture et la
réalité : ça existe depuis la nuit des temps, mettons depuis l’Iliade et
l’Odyssée, l’épopée antique comme soubassement du roman et déjà se
posait la question de l’écart entre la représentation de la réalité et
l’écriture, la narration destinée à passer à travers le miroir du temps. J’y
ajoute cette semaine un autre exemple, une maigre illustration. Ce week-end, le nez dans
le guidon du roman à écrire, j’ai tenté de ne pas perdre le rythme rapide qui a
présidé jusqu’ici à sa rédaction, soit vingt pages par semaine. Et donc, ce
dimanche, alors que je suis en retard, voici un nouveau chapitre auquel je m’attelle
: ça avance plutôt vite, j’écris sept pages d’un coup, heures qui passent
vite dans le silence du bureau, en fin d’après-midi, et la satisfaction grandissante
de cette facilité, de pouvoir rattraper le retard alors que les occupations de la semaine
(voir les maçons en rubrique étonnement) avaient dévoyé l’inspiration ailleurs
et, à chaque fois, c’est tout un poème pour retrouver la liturgie nécessaire pour
s’y remettre. Le roman en question parle du boulot, je sais, c’est mon
obsession, ma marque de fabrique, appelons cela comme on veut, disons qu’il est sans
doute plus proche de Central écrit dix ans auparavant que tous les autres qui ont
suivi. Le chapitre en question traite de la retraite (drôle que cette redondance
laitière des syllabes) : ça s’écrit vite parce que je dois avoir des comptes à
régler et sans doute pas mal avec moi-même à ce sujet malgré cette perspective
lointaine. La nuit dans l’insomnie récurrente qui suit toute précipitation
d’écriture, je repense à tout cela, bâtit même ce qui pourrait être la dernière
phrase du roman (et j’allume la lumière pour noter la phrase sur un exemplaire de la
Quinzaine littéraire avec Pierre Michon en couverture, ça portera chance
peut-être). Le matin, je ne peux m’empêcher au bureau d’ouvrir à nouveau le
fichier du roman pour noter les quelques trouvailles de la nuit, quelques minutes
arrachées à l’entreprise où j’ai rapidement relu l’écriture de la
veille et c’est à ce moment là qu’il entre. Venu, non pas me voir, mais ma
collègue avec qui je partage le bureau. Elle est absente. Il balaie l’air de la main
: pas important, c’était juste pour régler quelques affaires encore en instance
avant son départ à la retraite prévu le soir même. Alors, c’est là précisément
que se mesure l’écart entre la réalité et l’écriture, à peu près deux
mètres entre lui, resté sur le seuil de la porte, futur retraité qu’on dirait tout
droit sorti du chapitre que j’étais en train de relire sur le micro devant moi. Deux
mètres et une minute, à peine le temps qu’il glisse quelques mots. Je le connais
depuis longtemps, c’est un discret, pas très causant. Il dit juste que « soixante
ans, ça commence à faire ». Il dit encore «qu’il faut savoir lever le pied ». Il
ajoute quelques allusions discrètes et de circonstances sur sa future vie qu’il
saura bien occuper. Il a l’air soulagé, en paix avec lui-même : le grand jour est
arrivé. On se sent lui sourire, lui souhaiter de cette manière bon courage pour la
suite. La porte se referme : deux mètres entre la réalité et l’écriture.
J’intègre immédiatement les remarques qu’il a faites dans le chapitre écrit
la veille.
Les deux pièces sont côte à côte. Si vous prenez la
porte de droite, vous pénétrez dans mon bureau : j’y suis justement, ça tombe
bien, assis face à l’ordinateur en train de taper ces quelques phrases. Si vous
choisissez, celle de gauche, vous voilà dans la salle de musique : elle joue en ce moment
même une sonate mélancolique sur son violon. Faites vous invisible : elle est farouche
et n’aime pas être écoutée, je suis sauvage et n’aime pas être dérangé.
Entre nous, les sons traversent la mince cloison et les deux portes. Me parvient le chant
clair des notes aigues, une trille alerte de rossignol puis quelques double cordes basses
et sonores, un son de sous bois avant que le soleil d’un mouvement allegro à nouveau
réapparaisse. Entend-elle le cliquetis de mon clavier entre deux silences ? la paix sur
mon cœur ? Deux passions, musique pour elle, écriture pour moi, deux cœurs à
l’unisson, un seul amour, merci de refermer la porte en sortant.
En avant première, voici quelques extraits d’une
interview réalisée par mail pour le compte d’une revue italienne www.attimpuri.it. L'auteur des question se nomme
Claudio Panella. Nous avons en commun une réflexion sur la littérature de travail.
Claudio travaille plus précisément sur une comparaison entre nos deux pays et il y a
déjà beaucoup de points communs. Bien sûr, quand cette interview sera traduite
dans la langue de Dante Alighieri, j’en parlerai de nouveau… Une bonne nouvelle histoire de bien commencer l'année. En
réalité, cette affaire a été rondement menée dans le dernier mois. Mais d'abord,
replongeons nous dans le contexte de l'année précédente. La parution de Bestiaire
domestique en mars avait été rapide : manuscrit terminé le 26 novembre 2008 et les
premières épreuves qui suivent 42 jours après ! Voici ce que je constatais il y a un an
(note d'écriture du 09/01/2009).Si j'avais pu mesurer l'enthousiasme et la réactivité
de ma maison d'édition, j'avais quelque appréhensions pour cette année, notamment suite
au départ du PDG, sommité éditoriale s'il en fût, on pouvait craindre quelques
restructurations préoccupantes pour des auteurs qui, comme moi, qui ne pèsent pas lourds
dans la balance économique des comptes de résultats. D'autant plus que le catalogue des
parutions s'est restreint, ce qui en soi me semblait assez logique, voire bénéfique,
après des années d'éditions à tout va et de surpopulation éditoriale. Lors d'un coup
de téléphone amical de ma docte maison, j'avais cependant cru comprendre que j'y étais
toujours attendu et cette nouvelle m'avait quelque peu rassuré et donné du coeur à
l'ouvrage. Encore faut-il écrire et l'inspiration est une chose curieuse qui ne se
commande pas. Pendant des mois j'avais commencé des bouts de textes, juxtaposé des
thèmes qui me semblaient faire unité, mais tout cela restait à la fois fragile tandis
que je sentais confusément quelque chose poindre à travers ces grands élans vite
terminés. Et puis, la proximité éditoriale de Bestiaire domestique ne m'aidait
pas outre mesure : j'avais l'impression que je devais refaire le même coup, petites
histoires sereines et reflet du bonheur, qui n'étaient après tout que ce que je
continuais à ressentir, tel un auteur de haïkus japonais inspiré par son harmonie
intérieure. Mais la vie réserve des surprises et c'est vers un autre texte que je me
suis dirigé à la suite d'un concours de circonstances. Je devais en effet proposer un
inédit pour la revue d'un ami italien (pour une fois que j'allais être traduit !) et en
fouillant dans les nombreux fragments, j'en avais trouvé un, justement intitulé
"fragment", et qui s'est révélé être le point de départ fulgurant d'une
histoire évidente, sans doute celle que je cherchais confusément depuis des semaines. Et
voilà :quatre-vingts pages en quinze jours avais-je écrit dans ma dernière note
d'écriture de l'année (17/12/2009), en fait, publiée le même jour où je devais
rencontrer ma maison d'édition. La suite a dépassé mes espérances : même enthousiasme
et même réactivité que pour Bestiaire domestique. J'ai reçu la semaine suivante
en cadeau de Noël un contrat en bonne et due forme. Parution du roman prévu à la
rentrée littéraire de septembre. Seul inconvénient, mais de taille : il n'est rédigé
qu'à moitié à l'heure où j'écris ces lignes et il me faudra le remettre avant le
printemps si je veux respecter les délais nécessaires. Mais ça avance très vite et
cela faisait longtemps que je n'avais pas retrouvé de telles sensations inhérentes à la
rapidité d'écriture : on y pense tout le temps, le livre ne vous sort jamais de la
tête, on se réveille au milieu de la nuit et on a qu'uine hâte, retrouver sa table de
travail. Tout le reste est tributaire de cet acharnement, tout est polarisé par cela :
où ai-je garé la voiture ? |