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Notes d'écriture 2010 Une dizaine
de jours après avoir écrit ma note décriture précédente où je me targuais
davoir commencé un nouveau livre, jai tout de même envie de compléter ma
réflexion. Le premier chapitre ainsi rédigé est inscrit dans un fichier intitulé Essai
de roman 2 et bien sûr, il existe aussi un fichier appelé Essai de roman 1, voire même
aussi un Essai de roman 3, et il ne faut pas croire que ces idées viennent soudainement
et de manière linéaire. Ces tentatives existent depuis septembre au minimum, peut être
même sont entrées en moi pendant lété. Toutes ces hésitations, bien sûr,
nont dintérêt quà travers la miscibilité de ces esquisses
décriture. Il y a depuis toujours deux écrivains qui saffrontent en moi.
Lun, pointilleux, élevé à lÈre du soupçon, refuse toute invention,
réfute tout ce qui ne pourrait être authentique. Linspiration découle alors de
mon implication dans le réel, elle le suit, le marque à la culotte au plus près.
Lautre auteur chevauche en moi librement, dune manière totalement
indépendant en apparence et ne semble relever que ce qui appartient à la fiction pure.
Cest ainsi que se balancent essai de roman 1 et 2 depuis plusieurs mois par exemple.
Et cest justement cette collusion qui me semble questionner le roman en tant que
genre et non pas le remettre en cause. Je me suis aperçu avec RMS combien un roman pouvait naître de la
réalité mais aussi combien ce réel pouvait fabriquer de la fiction. Les réactions
ambigües de mon entourage professionnel, capable de croire à mon roman mieux quà
ce quils vivent minterrogent. In
extenso, notre capacité à produire de la fiction au sein même de notre réalité
minterpelle. Jai longtemps défendu lidée que la course à pied de RMS métait venue de manière incongrue,
par expérience personnelle peut-être, sans savoir à priori pourquoi Éric,
« mon » personnage (je tiens à cette appropriation, personnage en qualité
dobjet), téléopérateur de son état, éprouverait le besoin de courir. Or,
jai retrouvé un article que javais lu et
gardé pour la thèse que je prépare où, un téléopérateur justement, évoquait
cette envie de courir, relayée par lanalyse dun sociologue qui expliquait que
cétait une manière déchapper à laliénation. Javais tout
simplement « oublié » cette lecture et je métais moi-même fabriqué
une explication, une fiction donc. La fuite de la mémoire dans notre monde exagère cette
propension à la fiction. Notre gouvernement obligé de chercher des méthodologies
européennes face à la neige fournit dailleurs un assez bon exemple de cette
évasion collective du moindre historique face à tout évènement. Et cela favorise bien
entendu la fiction au sens le plus large, c'est-à-dire la possibilité dun monde
ouvert à toute solution simplement par cécité. Le roman en tant que conséquence de la
perte de lhistoire ou de la mémoire est une notion qui me semble relever
du
roman bien sûr. Et sans doute que poser cet axe mériterait mieux que cette simple
constatation. Doù, si la gageure et la tentation de mixer les deux essais (de
roman) est tentante, peut-être est-ce un peu trop simpliste. Sil sagit de
prouver que notre monde moderne, dans son fonctionnement débridé, renouvelle le roman
plus sûrement que ne le feraient les écrivains eux-mêmes, cest déjà une piste
trop évidente, trop sûre, une constatation qui sonne comme une leçon, une doxa dont il faudrait se méfier et creuser plus
avant. Place au temps et à la réflexion, donc, qui se chargera peut-être
déclaircir en moi ce débat. Et si ça reste obscur, cest que cela doit être
ainsi, cela relève aussi de limpossibilité de répondre totalement à pourquoi on
écrit. Reste quelques jalons à poser, des mots, des notions à creuser et à soupeser
que je livre (livre ?) pêle-mêle : roman, fiction, réalité, vérité,
figuration, spectacle, représentation : déprogrammation de la littérature en
quelque sorte.
Peut-être
que dans la débandade des découchés précipités un des derniers en date, hôtel
à Châlons, débusqué à 21 h dans la folie dun trajet en train au retour de
Paris, jour de neige, parce que le train ne savait pas aller plus loin que cette ville et
les soixante-dix kilomètres qui me séparaient de ma maison étaient trop difficiles à
franchir peut-être que dans cette habitude des chambres et des voyages, quand on
demande à la réception le juste nécessaire, rasoir et brosse à dent, peut-être que
tout cela allié à la belle après-midi juste avant, passée en bonne compagnie, trois
pour un repas et cétait suffisant pour fêter RMS dans ce quelle
avait nommé le bistrot au décor de relais de chasse, peut-être que dans la torpeur
dune cuisine à pavé de buf et Juliénas, avec la neige tombant à gros
flocons aperçue par la porte, peut-être que ces trajets sur les trottoirs glissants avec
le parapluie emprunté (un auteur qui la oublié, on ne sait plus lequel),
peut-être que la fête de Noël entraperçue dans la maison dédition juste avant
de repartir, peut-être que tout cela remis dans lordre, la neige, la visite
dun cousin prévue le même jour vers la gare de lEst et sen réjouir,
la gadoue pour juste traverser la gare de l'Est et aller vers la brasserie, la galère du
train, lhôtel et la crêpe au sarrazin prise juste en face en guise de repas du
soir, peut-être que la satisfaction puérile de devenir (peut-être) enfin rentable pour
ma maison dédition, peut-être en repassant avant de dormir cette conversation de
laprès-midi, avec la neige au-delà des vitres dans le décor de papier peint de
maison forestière lorsque je parlais ce cette obsession décriture qui refait
surface et que je sens souvent poindre à la surface comme un poisson qui vient gober
lair ( le tableau lithurgique aussi qui me venait aux yeux et l'expression toucher
les plaies du crucifié pour expliquer ce que signifiait pour moi atteindre à la
réalité du monde), peut-être que tout cela avait favorisé la rédaction des premières
phrases, premier chapitre, ossature de ce qui pourrait alors constituer un autre livre à
venir. Ainsi, il faudrait se souvenir de ces circonstances, de ces
"peut-être" qui avaient présidé à lécriture, neige, hôtel, voyage,
conversation de relais de chasse. Et que cet article pourrait constituer le premier
dun making of. Tout comme la lecture se
nourrit des lieux pourquoi en serait-il autrement de lécriture ?
Quand on
arrive à Charlieu, on remarque juste en dessous de la pancarte de la ville la direction
du camping. Après les routes verglacées et tortueuses, effectuées de nuit de nuit pour
arriver dans cette petite ville, la proposition paraît incongrue. On a du mal à imaginer
un été de villégiature dans cette campagne figée dans les prémices de lhiver.
Mais de camping, il nen est pas question, cest un hôtel grand luxe qui
mattend et une librairie. Le Carnet à spirale semble tout
droit sorti dune chanson de William Sheller. La librairie est petite mais bien
agencée et encombrée de livres comme dans tout établissement de qualité. Pas le temps
de sattarder cependant pour le premier soir, jarrive juste avant la fermeture
et lauteur que je suis « se met à table », cest la jolie formule
trouvée par Jean-Baptiste, le libraire, qui a organisé un repas avec les lecteurs.
Laccueil est chaleureux, environ trente personnes et je tournerai de table en table
suivant les plats pour des échanges bien savoureux. Ajoutons à cette organisation,
lidée de saynètes concoctées par une troupe de théâtre dimprovisation.
Histoire de me mettre dans le bain, la première présente une sorte de tribunal
littéraire qui explique pourquoi je nai pas eu le prix Goncourt. Tout y passe, y
compris mon nom imprononçable. Certains invités craignent que je prenne mal cette
entrée en matière (enfin quoi, on reçoit un « grantécrivain »
). Mais
jai vraiment apprécié sans arrière-pensée cette manière de me mettre à
laise. Le repas a ainsi été très agréable, cétait une première pour
Jean-Baptiste mais les invités lui ont fait promettre de renouveler cette façon
originale de rencontrer un auteur et ses livres. On termine la soirée dans un bar avec la
troupe dimprovisation, - encore un moment très sympathique - et il est très tard
(déjà ?) lorsque que je rejoins lhôtel. Le lendemain, me voici de retour à
la librairie où je passerai la journée.A regarder comment les clients entrent, on mesure
combien cet endroit est important pour la petite ville. Sourires, mots de bienvenue.
Jean-Baptiste connaît tout le monde. Certains demandent conseil, dautres font le
tour et feuillettent, on parle lecture, nouvelles du monde, on regarde aussi
lauteur, sorte de curieuse engeance qui ne tient pas en place, picore sur les étals
les pages et les livres. Au final, cest vraiment ce genre de rencontre que
japprécie, prendre le temps des échanges, de la discussion, toucher finalement au
plus près la main du lecteur dont on est aussi, et tout cela grâce aux milliards de mots
agencés ensemble. Richard Millet qui déplore la post-littérature (voir en note de
lecture) devrait venir ici, à Charlieu : pour peu quon prenne le temps
découter cest un formidable résumé bien optimiste de lhistoire
extraordinaire de lhumanité à travers linvention la plus sublime qui soit,
le livre.
Jai
vraiment une vie de nomade en ce moment. Foire du livre à Brive, salon à Toulon, trains
incessants, chambres dhôtels, valise à roulettes, sacs en bandoulière. Parfois
parti pour plusieurs jours, il me faut jongler avec le travail, prévoir à repartir dés
le lendemain dans le Nord ou le grand Est, et récupérer le véhicule de la boîte avant,
bref une organisation qui confine parfois au casse-tête. Juste lexemple dune
quinzaine : jaurai passé mon dimanche à Toulon, lundi à Paris, mardi à
Châlons, mercredi à Amiens, ce week-end cest Charlieu et Thiers mais je dois être
à Lille sans faute lundi à 9h, répit de trois jours avant daller à Rennes, puis
Paris à nouveau. Limpression de ne pas pouvoir maîtriser la vie ordinaire, je ne
suis pas habitué. Par moment à force de quais de gare, de mobiliers dhôtel, de
trottoirs dans des villes inconnues jusqualors, jéprouve de bizarres absences
de quelques secondes : où suis-je en ce moment précis ?
Au-delà de
limprobable prix Goncourt qui sest agité devant moi pendant deux sélections
à la manière du pompon sur un manège, cest le prix du style qui ma échappé à un demi-cheveu (merci à Thomas Clément de
mavoir ardemment défendu), quatre voix contre cinq et paraît-il que les
discussions furent âpres jusquà une heure du matin.Cest bien ma veine, si
près du but ! Mais il faut prendre la chose avec philosophie : avoir été
lobjet dun débat et de surcroît au sujet du style montre que la littérature
nest pas moribonde, mais propre à susciter les passions. Et je sais gré aux
organisateurs davoir expliqué les arcanes de cette délibération difficile sous
les plafonds dorés dun salon privatif du Sénat. Jai ainsi partagé la
vedette avec Harold Cobert, le lauréat, primé pour LEntrevue
de Saint-Cloud (éditions Héloïse dOrmesson). Après le Goncourt et le
prix du Style, il me restait à attendre les
résultats du Wepler puisque jétais également nominé pour ce prix (grand écart
que de figurer à la fois dans lacadémique sélection du Goncourt et celle, plus
subversive, du Wepler dont cest déjà la treizième année dexistence) mais
je ne me faisais guère dillusions, notamment parce que javais déjà
remporté la mention de ce prix en 2002 avec Composants.
En effet, une des particularités du Wepler est de récompenser deux auteurs : ainsi,
cette année, cest Linda Lé qui obtient le prix proprement dit et Jacques Abeille
qui récolte la mention. Si au final Retour aux mots
sauvages ne récolte pas de lauriers, ce nest pas très grave. Le livre continue
de susciter des projets, des rencontres et cest cette vie au-delà des mots, à
cause deux, qui mimporte le plus. Il était écrit que je serai un Poulidor
des lettres cette année. Et puis ces échecs mont sauvé à trois reprises si je me
réfère à Paul Léautaud qui affirmait quun écrivain qui accepte un prix est
« maudit, maudit, maudit ». Je pourrais continuer à écrire sans la peur
dune catastrophe imminente, ce nest pas si négligeable.
Le Goncourt
2010 se termine et jaurai vécu de lintérieur deux sélections qui
représentaient à bien des égards une surprise. Jai toujours été assez éloigné
du monde des Lettres et nai jamais eu aucun contact avec des membres de la
prestigieuse académie. Figurer dans la première sélection parmi quatorze autres
écrivains a été sidérant pour moi, dans le contexte dune rentrée littéraire
forte de sept cents titres. Au milieu des poids lourds de la rentrée comme titraient
certains journaux, je me faisais lillusion de venir me garer sur le parking avec une
camionnette de plombier pour mon roman du travail (jévite la comparaison avec une
camionnette de blanchisserie, cause de la mort de Roland Barthes
). Ce que
javais pris comme un coup du sort, presque un nom de plus pour compléter la liste,
un Goncourt de circonstance quoi, sest infirmé un mois plus tard : je figurais
toujours parmi les huit noms de la deuxième sélection. Pendant un mois encore, en
attendant la troisième et dernière sélection, je nai pas boudé mon plaisir, je
ne me suis pas contenté de ne faire que de la figuration, jai accepté quasiment
toutes les sollicitations, salons du livre, télés, radios quune telle notoriété
inattendue oblige. Une fois que la presse locale sest fait lécho de mon
aventure, tout le monde dans mon quartier, de la coiffeuse à la boulangère, me demandait
des nouvelles. Dans mon coin de province où celui qui tant soit peu se démarque devient
suspect, jai parfois fait les frais de lincrédulité propre au voisin
quon voit tondre sa pelouse, faire ses courses, et quon imagine mal tant sa
vie paraît si banale se frotter au Panthéon des Lettres. On ma parfois demandé
comment javais demandé à concourir, certains ont cru quil suffisait de
sinscrire au prix Goncourt comme sil sagissait dun simple
formulaire à remplir. Au bout du compte, je
ne retire aucune flagornerie, ni aucune modestie, jai navigué dans la fierté que
donne cette nomination, un coup de projecteur qui semblait éclairer soudainement dix ans
décriture et huit titres avec la bizarrerie, le malentendu presque quon
éprouve à voir le dernier remarqué de cette manière alors que les autres ont connu des
fortunes moins grandes, à lexception de Composants qui avait tout de même
récolté la mention du prix Wepler en 2002. Finalement, toute uvre qui reçoit un
peu de succès n'est jamais qu'une conjonction astrale, une sorte de malentendu, une
rencontre avec des lecteurs au hasard d'évènements. Aurais-je connu le même sort si je
n'avais pas évoqué les suicides médiatisés des entreprises un an auparavant ? Je
nai pourtant pas écrit Retour aux mots sauvages sur cette idée et je
nai cessé de le répéter, le livre avait démarré bien avant ces tristes drames.
Les manifestations au sujet des retraites, la grogne ambiante a semblé trouver un écho
avec mon maigre personnage qui tentait de résister contre la déshumanisation. Dans cette
actualité, voilà aussi qu'à travers RMS, j'appelais à la désobéissance
civile bien malgré moi comme on men a fait lécho. Pour en revenir au
Goncourt, je ne me suis pas retrouvé dans la troisième sélection et laventure
sest terminée là. Je ne me suis pas trouvé en porte à faux avec le truculent
Paul Léautaud affirmant quun écrivain qui accepte un prix est « maudit,
maudit, maudit ». Merci à ceux qui ont écrit que javais récolté le plus de suffrages au
premier tour : mais pourquoi faut-il donc trois tours ! Merci aussi aux
commentaires ici et là, ça fait chaud au cur. A l'instant où j'écris ces mots,
je remarque que mon voisin de train (j'écris beaucoup dans les trains, voire article
précédent dans cette même rubrique), mon voisin de train, donc, septuagénaire à
casquette, a sorti un exemplaire tout neuf dun primé du Prix Goncourt. Il commence
sa lecture à la première page, ouvrant le livre avec application et mesure et en ayant
pris soin de déposer le bandeau du livre sur la tablette de son siège. Jai un
exemplaire de RMS dans mon sac et, un instant, lidée me traverse de le lui
montrer : vous avez-vu, moi aussi jai participé au grand prix ! Mais
tandis que je continue à rédiger cette rubrique, le train sébranle et, très
rapidement, le lecteur tranquille pique du nez et de la casquette dans les oscillations
ferroviaires. Je ne peux mempêcher de penser que les trois habituelles sélections,
le suspense incroyable que tous le monde littéraire attend entre septembre et novembre de
chaque année se noie soudainement dans la vision apaisée du sommeil dun
bienheureux. Belle leçon sur la vanité des choses de ce monde... Et justement, en
parlant de ma fierté davoir participé : celui qui m'a ému le plus en
appréciant mon dernier livre au destin goncourable a quatre-vingts ans juste au moment
où j'écris ces lignes : c'est mon père.
Franck, cétait avant 1990. Avant l'informatique presque.
Pourtant déjà les premiers ordinateurs personnels s'affichaient aux devantures des
grandes avenues qui bordent les gares de l'Est et du Nord, petites boutiques
d'électroniques dont le quartier s'est fait la spécialité. C'était de grosses machines
blanches, des étiquettes démesurées vantaient un double lecteur de disquette où le
luxe d'un disque dur de vingt mégaoctets. On apprivoisait ce langage de spécialiste.
Frank n'en a pas eu le temps. A son époque, j'avais acquis un Thomson grand luxe, écran
couleur de la taille dune télé, le prix d'un mois de salaire, une machine de
bureau qui vous rivait à la maison face à des terrains vagues de pixels (les portables
à écran LCD étaient encore enfouis dans le registre de la science-fiction) . J'avais
repris à l'ordinateur ce premier roman écrit à Toulouse, soixante-dix pages vite
arrêtées parce qu'à vingt ans on a autre chose à faire. Toulouse avait été aussi une
époque de train mais pas de fuite comme avant Frank : un premier boulot, la vie
devant soi et roule. Dix ans plus tard, place à l'immobilité dans laquelle me fixait une
famille toute neuve, l'équipement ménager qui va avec et l'ordinateur. Le train avait
laissé la place à la voiture, plus pratique dans les provinces où les transports en
commun se résument souvent aux ramassages des bus scolaires. Et puis le train, j'en avais
marre. Les premiers souvenirs de la gare de l'Est étaient associés à ces errances tout
de même difficiles. Après, les trains de soldats avaient suivi, les compartiments où
des types bourrés tanguaient une cannette à la main, essayant d'oublier les casernes
d'Allemagne où ils allaient retourner. Cela avait achevé de me détourner de
Beaucoup de rencontres, salons : leffet rentrée
littéraire et le petit succès de la sélection au Goncourt sont passés par là.
Jai déjà raconté Nancy, Manosque, voici Le Mans, justement nommé la 25ème
heure, celle dévolue aux livres. Cest un salon dans la tradition de Nancy, espaces
clos des librairies reconstitués, les auteurs derrière les étals, les libraires en
arrière, la barrière des livres et les clients qui regardent ces plans successifs,
lattrait dun titre, puis lauteur assis sur son siège. Mais au-delà de
limmobilité, un salon, cest aussi des animations, des rencontres.
Dabord les auteurs voisins, Marie Sizun, Claudie Gallay, dont la devanture ne
désemplit pas depuis Les Déferlantes, et même Jean-Pierre Coffe et ses fameuses
lunettes rondes (elles seront bleu marine le samedi et jaune canari le dimanche). Humeur
charmante et naturelle, discussion cuisine bien-sûr, je repartirai avec une recette de
risotto de penne et une de betteraves rouges au parmesan. Je retrouve Jean Gregor (Transports
en commun, notes de lecture du 29/09/2010) et François Marchand, auteur de Plan
social, avec qui javais déjà débattu à Nancy, en compagnie de Philippe
Claudel. Plaisir aussi de retrouver Anne Savelli, connue à Remue.net et auteur du très beau Franck
(note de lecture à venir). Les animations donc : Anne Savelli est invitée à un
débat, « ceux dont personne ne veut » (mais qui a choisi ces titres ambigus
!), elle a lair bien seule et jécoute attentivement sa lecture mais je dois
rejoindre Philippe Forest, auteur de Le Siècle des nuages mais cest
un autre titre, son tout premier livre que je relate cette semaine en note de lecture, LEnfant
éternel) et cest pour moi une grande fierté daborder avec lui le thème
de « la marche du progrès » (encore un titre fourre-tout
). Débat très
bien mené ,notamment par Frédérique Bréhaut. Nous discutons joyeusement tous les trois
avant que je maperçoive que je suis attendu sur lespace de France Bleu avec
François Marchand et Natacha Boussaa (Il faudra nous tuer, récit de la lutte
contre le CPE). François Marchand, tempérament frondeur, samuse à la provocation
devant le journaliste Hubert Artus, de Rue89.
Je nai pas dego, ai-je lhabitude de dire. Bien sûr, ce
nest pas vraiment exact, tout le monde a une existence, quelque chose qui
sapparente à la fierté dêtre. Jai la conscience davoir un
« moi » moyen, un « ego mi-haut », pour faire dans la galéjade.
Nous sommes tous ego, pouvons-nous dire en
continuant dans la boutade qui commence à monter au nez. Dans ma petite maison en
plastique de lego, peut-être que je veux exprimer lidée dune
singularité qui mest indifférente. Je ne suis bien que parmi les autres, dilué,
éparpillé. Je ne me sens pas égocentriste, égoïste, égotiste, plutôt coupé à la
scie égoïne, dispersé, limite schizophrène. Pas de sentiment de supériorité, pas
dorgueil démesuré, dailleurs comment aurais-je pu ? Français
provincial, physique quelconque, études ordinaires, jeux de mots laids, perdant sans
panache, gagnant des concours de circonstances : une vie quoi. Jai eu très
tôt conscience de cette banalité. Je me souviens de la découverte de LÉtranger de Camus vers quinze ans et
cette compréhension de ce que cest que dêtre étranger à son propre destin,
ne maitrisant rien dans une vie de lieux communs, de lapalissades, de platitudes. Alors,
forcément je me suis détaché du monde, non pas par désamour, bien au contraire, et
afin de garder ma tendresse intacte à lépreuve du quotidien le plus abordable.
Jai gardé cette sensation dêtre ainsi, non pas insouciant, mais nettoyé,
dégagé, peut-être désinvolte, jamais indifférent. Jai la capacité intacte de
mes colères, parfois lâme dun Don Quichotte, antihéros de roman picaresque,
un soupçon de révolte, lesprit frondeur qui me tient lieu dorgueil et
dentêtement. Prétentieux, oui, pour la prétention décrire, pire, de me
vêtir de la toge décrivain. Mais tous mes hochements du menton ne sont pas de
lego. Le refus dun éditeur,
lincompréhension dun lecteur ne matteignent pas. Pourtant sans doute
suis-je soumis à une forme dego tant
une critique positive, un article élogieux me font plaisir comme si, ainsi détaché par
habitude, placé sur mon orbite de rêveur, je tentais den percevoir
lattraction terrestre, la réalité. Jen ai fait lexpérience récemment
lorsque la comédienne Zabou Breitman a lu un extrait de Retour au mots sauvages lors dune émission
à France Culture. Cette bizarre impression de reconnaître mes mots mais comme venant de
loin, leur découvrant une saveur nouvelle, alors oui, cest ladmiration pour
moi-même, le bête orgueil, le retour à lego
sauvage. Les Correspondances de Manosque sont bien
différentes du Livre sur la place de Nancy évoqué la semaine passée. Sous le vaste
chapiteau lorrain défilent devant votre table des hordes de lecteurs qui sarrêtent
lair suspicieux parfois devant vos livres comme devant un cageot de tomates, prêts
à vous demander : sont-il frais ? Où est le dernier sorti ? Ou alors,
intimidés, ils nosent franchir le barrage de tréteaux, tables et livres. Et
dailleurs, quand lun deux franchi le maigre espace, je dois souvent me
lever pour discuter, surdité oblige, et nous voilà tous les deux, le lecteur et moi,
chacun en équilibre sur une patte, chacun en suspension au dessus de mes romans, dans une
étrange danse nuptiale de cigognes. Le Livre sur la place de Nancy ouvre la saison des salons littéraires.
Jy ai été invité et cest un rôle qui me tient toujours très à cur.
Enfiler lhabit de lécrivain, mettre finalement au grand jour ce quon
conçoit dans la solitude. Aucune gloriole cependant. Lors dun débat organisé à
cette occasion, un lecteur a demandé quel bénéfice moral on pouvait retirer de
lécriture. Belle question et pas de réponse convenue : je ne sais pas de trop
et si je réponds à cette question, cest peut-être fini du désir décrire.
Mais on peut sapprocher de la réponse, cerner cette moralité, non pas au sens de
vertu, probité ce serait prétentieux mais au synonyme dhonnêteté.
Je ne boude pas le plaisir dêtre parfois mis en lumière, celui de voir un livre
apprécié par la critique mais pour autant, je nai aucun ego, je nen retire
aucune flatterie, juste un bonheur libre et désintéressé. Rien dextraordinaire,
lhistoire dun type heureux, joyeux jespère, comme ce moment où une
lectrice de Feuilles de route maborde : ça cest fantastique, jai
toujours limpression que personne ne lit ces pages numériques, cest plutôt
drôle. Un petit bonjour donc si vous lisez ces lignes et aussi bonjour à la famille Didion au grand complet !
Cest lhistoire dune camionnette
dentreprise qui se gare entre des poids lourds. Goncourt, Wepler : être dans les deux sélections. Une
grande, grande fierté. Alors bien sûr tout se bouscule et encore plus dans ma tête. A
peine le temps d'écrire ces lignes et déjà en route vers de nouvelle aventures, mon
vieux Milou, comme dirait Tintin. Demain, c'est le boulot d'abord - si j'écris sur le
travail, qu'au moins je ne coupe pas mon inspiration - et sans doute les appels, le monde
de l'édition qui bouge, sollicite. Tant mieux, je suis fait pour, petit Poucet qui sême
des livres, je boxe dans la catégorie poids plume des écrivains : tout est dans le jeu
de jambes. Demain donc, quelles surprises encore ? Aiguilles. Retour. Aiguilles enfoncées dans les
yeux du lecteur. Aux mots. Et celle qui traverse le cur. Sauvages.
Les mains aussi qui tournent les pages choisissent les livres : aiguilles dedans.
Poupée de chiffons pour un acte vaudou : ceci est un message subliminal.
Lecteur : cours à la Fnac, dans ta librairie, dans ta province, chevauche Paris.
Lecteur = woodoo child. Retour. Et pénètre dans le magasin, lofficine, la
cathédrale. Aux mots. Et trouve le rayon des nouveautés. Sauvages. Et
dérange les vendeurs, le patron, le cerbère à la porte. Cherche, cherche, cherche. Retour.
Aiguille dans tes yeux pour que tu voies. Aux mots. Secoue les rayons, disperse
les volumes, renverse les étagères. Sauvages. Aiguilles dans ton cur.
Demande, demande demande, hurle, fais-toi entendre : Enfin, enfin, (voix haletante,
aiguilles dans tes mains tendues, tremblantes) : comment se fesse ? Pourquoi
courge ? comment est-il possible de trouver Retour aux mots sauvages, je
veux le livre dont on parle tant, auteur à la cinquantaine douce (si, si, on le dit ici). Je veux le livre. je le veux,
je le veux, je le veux. Se rouler par terre, pleurer, gémir, jusquà ressortir avec
le petit carré de feuilles fraîches, la prose vivifiante, le papier qui respecte
lenvironnement, lodeur suave de colle, les quelques centaines de grammes tenus
encore tremblant à bout de bras. Plus tard, sinstaller : lit, canapé,
fauteuil, tabouret, hamac, margelle de puis, banc moussu, carré dherbe ; ce
sera un soir, une nuit, un matin, un midi. Ouvrir le livre et commencer
Non pas tout
de suite, soupeser, feuilleter, retarder, lire le titre (Retour aux mots sauvages)
lauteur (Thierry Beinstingel), léditeur (Fayard), caresser le grain de la
couverture, admirer la photographie (de Stéphane Barbery). Lentement, tourner les
premières pages, rappel du titre, de lauteur, prendre le temps de bien lire la
longue citation de Proust. Sarrêter, soupirer. Reposer le livre. Respirer un grand
coup et enfin arriver à la page du chapitre 1. Cest Anne-Marie qui se souvient avec
émotion avoir accueilli Bernard Giraudeau dans sa Librairie des Halles à Niort et
celui-ci, modeste, affirmant à propos de lui : non, pas écrivain, juste raconteur
d'histoires
Cest drôle la manière dont le vocable décrivain est
placé à part. Je me souviens aussi dune intervention de Michel Chailloux, refusant
également le terme. Sans doute quécrivain, ça fait trop stèle funéraire, gravé
dans le marbre, page de dictionnaire, écrivain français, une sorte de sacralisation. Je
nai jamais ressenti cet aspect et, sans honte, je maffuble de la dénomination
au sens de mon vieux Petit Larousse à couverture verte, héritage de ma
belle-mère, édition 1967 : homme ou femme qui compose des livres. Rien dautre pour
moi, pas dégo, juste le poids dune auréole un peu pataude, un rôle de
composition donc : sasseoir à un bureau et aligner les mots sur des pixels
fuyants dordinateur, simple plume doie moderne mais le moine copiste reste le
même, toute une mécanique du corps et lesprit. Et peut-être que
létymologie trop visible entre le scribe antique et lécrivain aide à
lassimilation du mot. Le lien semble direct, en tout cas, plus évident, me
semble-t-il, quavec lappellation dauteur, plus floue, aérienne,
distancée, auctor, celui qui accroît, qui fonde, augere en sens latin,
déjà si proche de agere, celui qui agit, lacteur : retour à Bernard
Giraudeau. Or, laction décrire est minime, des tropismes à
La pauvre : elle est fonctionnaire, donc de la race
des nantis comme on disait autrefois pour attiser ce vieux conflit entre privé et public
qui na jamais cessé depuis. Le nanti, muni de son statut, est soumis à un devoir
de réserve et cest là que le bât blesse : cette fonctionnaire a enfreint la
règle. Elle a publié un livre, tenu un blog sur les abus de pouvoir des petits nobliaux de
province, le gâchis dune petite capitale régionale dans laquelle elle tentait
dexercer son métier. Rien de bien nouveau : nous avons tous en tête des
exemples qui nous énervent car il sagit tout de même de notre argent de
contribuables. Mais de là à le dire et ici à lécrire, il y a un pas à
franchir : cet aura est peut-être un des seuls avantages qui subsiste à la chose
écrite et cest même pour cela que les romans, par essence inventés, garantissent
encore une maigre barrière. Sans doute navait-elle pas opté pour la discrétion du
genre, mais elle avait pourtant pris des précautions : son nom napparaissait
pas, ni celui de son employeur. Elle avait choisit le registre du pamphlet et de la satyre
comme beaucoup de romans traitant du monde du travail. Il ny avait pas de risques a
priori. Dans ce même registre de la comédie humaine, il faut remonter six ans
auparavant pour la dernière affaire dans laquelle une employée avait été inquiétée
par son employeur (Corinne Meier, Bonjour paresse) mais il me semble que
lauteur avait explicitement cité son entreprise dans la quatrième de couverture.
Ici le cas est différent : ladministration sur la sellette a diligenté une
enquête pour identifier lauteur et a réclamé la peine disproportionnée de la
révocation. Nous avons donc franchi un pas. Autrefois, au siècle dernier, dans les
années trente à cinquante, aux belles heures de la littérature prolétarienne, la
société se glorifiait que les ouvriers puissent écrire et sans doute que les avancées
sociales ont bénéficié de ces réflexions. Maintenant, on ne tolère plus la moindre
critique, pire, on traque ceux qui les émettent. Il y a assurément un danger très grand
à laisser sinstaller ce type de dérive autoritaire. Voilà : Retour aux mots
sauvages (RMS pour faire court, de la même manière que jai pris
lhabitude de nommer PPPP pour Paysage et portrait en pied de poule) est
lancé. On en parle ici (et cest une grande fierté), quelques articles sont déjà
tombés, dautres sannoncent et des rencontres sont prévues comme celle du
Livre sur la place à Nancy à mi-septembre. Il est temps de constituer un dossier comme
à chaque parution : par exemple les notes de ce site en marge cette écriture qui
fut rapide sont regroupées dans un Making off. Il y a aussi une page de présentation du livre, ce que ça raconte et de qui vient la
très belle illustration de couverture. Enfin, une rubrique qui ne demande quà
sétoffer : articles, presse, réactions. Et sans
oublier lessentiel, Retour aux mots sauvages sera disponible en librairie
le 25 août 2010. Il paraît que certains libraires prévoient un lancement à minuit et
que dautres ont commandé des barrières de sécurité pour canaliser les acheteurs.
Quelques occurrences sur la musique dans A la recherche
du temps perdu de Marcel Proust : Jai été invité à présenter mon futur livre à
la BNF. Bonne nouvelle pour ma future fiction donc. Cela se passait dans le grand amphi,
devant 400 libraires et bibliothécaires. Ce fut un très beau moment pour moi. En premier
lieu parce que cest bien les libraires qui défendent les livres et que ceux qui
mavaient invités sont, comme la plupart dailleurs, issus de petites officines
quils ont eux-mêmes créées. Jai parfois été déçu par certains vendeurs
de grandes enseignes, on pouvait les imaginer vendre des boîtes de petits pois avec la
même conviction molle. Mais très souvent, le commerçant, dans le sens noble du terme,
se révèle à vous comme un passionné, toujours en mouvement comme sil était
lhéritier des colporteurs. Tout en discutant avec vous, il arrange un livre mal
présenté ou déplace une pile. Enfant, jentrais dans les librairies comme dans des
cathédrales. Jétais plutôt timide et le libraire mapparaissait comme une
sorte dofficiant plutôt dévolu à vérifier que je nabîme pas ses fragiles
reliques de papier. Jai bien entendu changé. Nombreux sont les libraires qui
mont marqués, Anne Marie au Sandales dEmpédocle et maintenant à
Niort, Madame Alinéa à Langres trop tôt disparue (note détonnement du
24/02/2010) et bien entendu François, lexcellent libraire de ma ville et qui
possède sans doute une des officines la mieux nommée LAttente loubli.
Jy rajoute Guerlin Martin à Châlons, La Belle image à Reims,
Rimbaud à Charleville (forcément
), Les Passeurs de textes à Troyes, LUnivers
du livre à Beauvais, Martelle à Amiens. Jen oublie certainement
beaucoup dans ce grand Est et je ne compte pas les rayons des grandes surfaces dévolues
ou non à la culture. Ah ! feuilleter un peu de Claude Simon alors que le haut-parleur du
supermarché vous rappelle la promotion du jour au rayon charcuterie ! A loccasion
dun déplacement professionnel je naime rien tant que de méchapper une
heure du travail pour assouvir lirrépressible envie dacheter un livre.
Souvenir du Journal de Patrick Manchette à Beauvais, plus récemment La
Centrale dÉlisabeth Filhol à Châlons, quelques Beckett ou Duras ça et là.
Tant quil y aura des acheteurs compulsifs de livres comme moi, il demeurera vain de
placer dos à dos lédition numérique et lédition traditionnelle, les deux,
bien entendu, se complètent et doivent faire bon ménage. Je maperçois que,
finalement, je ne connais que peu de librairies parisiennes, du moins, celle qui ne font
pas partie des consortiums Gibert ou FNAC. Pourtant il est rare que mes
escapades à Paris ne me conduisent pas dans ces lieux de perdition pour mon porte monnaie
et les rayons surchargés de ma bibliothèque doivent beaucoup à ces virées dans la
capitale. Je passe aussi des heures à La Hune ou dans dautres officines du
boulevard Saint Germain, toutes magnifiquement pourvues avec toutefois le sentiment de
létranger en balade. Car ceci nous éloigne du propos de cet article, la
bienfaisante rencontre entre le client au sens noble du terme et le non moins noble
colporteur et sa boutique ambulante. Avez-vous lu le dernier Proust, me dit-il ? La
littérature à cette magie de limmortalité et par un tour de passe-passe, on se
retrouve Gros Jean comme devant, ainsi que Perrette et le pot au lait, avec un livre
écrit un siècle auparavant et quon dévore comme la dernière des nouveautés.
Merci donc à tous les libraires de bien vouloir partager cette diablerie de la lecture
avec moi.
Jai reçu un avis pour Colissimo. Je suis allé à
la Poste. Belle journée, un samedi matin, une place juste à côté et deux personnes
attablées à la terrasse dun café qui me regardaient effectuer mon créneau avec
la petite voiture, son toit ouvrant ouvert et le soleil entrant à flots dedans. Belle
journée. Alors le colis : une jeune employée souriante remonte la file dattente
pour aider ses collègues et, devant mon avis dabsence, ça je peux faire ! Donner
alors la pièce didentité, attendre et recevoir lenveloppe kraft. On devine
que cest un livre. De suite on pense à lenvoi dun auteur quon
connaît, un service de presse. Ça arrive rarement mais à chaque fois, grande joie de
savoir que le dit auteur a pensé à moi. Je prends le paquet, sort. Soleil toujours sur
les trottoirs. En face, la petite voiture et derrière toujours les deux consommateurs
attablés dans la farniente du samedi matin. Alors, juste avant de traverser, enfiler la
clé de la voiture dans un coin de lenveloppe Kraft, déchirer le papier et sortir
le livre. Le mien ! Presque déçu du coup quaucun autre auteur nait pensé à
menvoyer un livre. Le mien, je le connais. Occupe toutes mes pensées et mêmes si
les choses se précipitent, déjà un rendez-vous et déjà le service de presse dans deux
jours. Ça aurait pu attendre lundi, jaurais découvert mon livre, le huitième. La
voiture maintenant, revenir. Décharger les commissions faites auparavant et le fils qui
aide : ah, tu as ton livre ! Et remontant précipitamment lescalier avec le bouquin
pour le montrer à sa sur, me laissant avec toutes les commissions à prendre. Oui,
le livre donc. Ils auraient pu attendre lundi mais en même temps, ce plaisir qui
sinstalle : le livre, le huitième, objet de toutes les attentions du moment. Ce
sera mon exemplaire. Jai toujours pris un soin maniaque de choisir mon exemplaire.
Jusquà présent, jai toujours découvert les autres livres à loccasion
du service de presse : alors la profusion dune palette érigée sur la table. En
prendre un exemplaire, le premier, lire son nom, le feuilleter le soupeser, la joie. Et
faire de ce premier exemplaire touché, lexemplaire à jamais, celui qui rejoint le
coin gauche de mon bureau. Donc, le dernier, posé au-dessus de la pile et la pile
dressée par ordre chronologique, le premier (La Réserve, de mai 2000) directement
sur le bois de merisier du bureau. La pile, exactement seize centimètres de haut. Plus
tard dans la journée je dirais à mon fils : regarde, je ne peux plus les prendre dans
une seule main en fait si, mais les phalanges tendues au maximum, un équilibre
instable, les saisir mais pas les porter. Et tiens combien ça pèse ? Exactement 2kg 700
grammes, 1914 pages au total comptées à la volée, sorties de mon imagination. Et le
dernier, celui à paraître en septembre, à nul autre pareil jusquau prochain qui
le remplacera, le dernier, récupéré à la poste, pris par le fils, montré, posé sur
la pile, repris par moi cette fois pour aller dehors pas trop le temps mais juste
un instant sasseoir sur le fauteuil de jardin, tiré un peu à lombre,
il fait si chaud déjà. Et retourner le livre, sa blancheur mate, les pages
éblouissantes sous le soleil. Lire un peu, les premières pages, les mentions, la page de
titre, la longue phrase de Proust en épigraphe, le premier chapitre. Puis revenir à la
maison, poser à nouveau le livre sur le sommet de la pile. Puis le bricolage à faire :
deux appliques à fixer dans le nouveau studio. Elle arrive de son travail quand je finis.
Le chou aux saucisses de Morteau que jai mis à mijoter depuis le matin est prêt
mais il y a deux ou trois fruits à aller chercher, donc elle repart avec les deux
enfants. Je reste et je reprends le livre à nouveau dans le bureau, juste quelques pages
de plus, calé dans le petit fauteuil rose de la pièce puis le reposer à nouveau,
descendre les assiettes et les couverts sur la table sur la terrasse en attendant
quils reviennent. Remonter pour remuer une dernière fois le chou, mettre les knacks
à chauffer. Le beau-père qui arrive. Sa lourdeur dans les jambes. Il fait vraiment chaud
aujourdhui. Il reste dans la fraîcheur de la cuisine à lire le journal.
Redescendre et dresser la table sur la terrasse en attendant quils reviennent. Et
revenir dans le bureau, prendre le livre sur la pile, les lunettes de soleil, cette fois
torse nu au soleil, parcourir jusquau chapitre cinq. Le signe par la fenêtre, on
est revenu. Le déjeuner, le café, la chaleur. Puis se changer, troquer short et
tee-shirt pour un bermuda long et une chemisette, aller à la foire commerciale dans le
parc ombragé pas très loin. En revenir avec une nappe et quatre saucissons. Il est tard
déjà, pas fait grand chose, tenter davancer un peu sur cette communication
universitaire, le fameux doctorat qui avance si peu. Et penser à tout ce qui
mattend, ce livre nouveau, ce quil faut en dire, en rêver. Laisser courir
dun trait les heures, repas salade vite préparé, assez tôt parce quelle
joue du violon dans un concert ce soir. On sait déjà quoi faire pour la soirée à
venir, vite la vaisselle, arroser les plantes et redescendre dans le bureau saisir à
nouveau le livre sur la pile, aller dans le jardin maintenant à lombre du soir,
lire, lire, lire à partir du chapitre six et parcourir rapidement moitié peut-être du
roman. Des merles dans le crépuscule et moi, allongé sur le fauteuil de jardin, lisant
mon propre livre, regardant se débattre le personnage principal dans mon histoire,
inventée, sortie de ma tête. Mapparaît alors enfin que lui, ce personnage
principal, tout lunivers quil trimbale, palpable, tangible, lui, le personnage
principal me semble pour la première fois doué dune épaisseur plus grande à
force de mes relectures. Décide donc sur le champ décrire cela en note de lecture.
Fait en une demi-heure, ce samedi soir, sans aucune retouche à ce texte. Voilà, le
personnage principal sest épaissi. Il existe. Entre temps la nuit est tombée. « La course est haletante. Il force sur les muscles,
il insiste sur le souffle. Les bras se déplacent comme des leviers de locomotive. Ses
poings agrippent lair, tentent de le tirer derrière lui et davancer plus vite
encore. Leau calme du canal, paysage habituel des entraînements, est
aujourdhui absente, sa tranquillité horizontale est remplacée par un mur fuyant,
coloré, tapageur. Des spectateurs indiscrets et frénétiques sagglutinent par
paquets derrière des barrières de sécurité. Par moment, dans le repos dune rue
déserte, on entend juste le martèlement des foulées, la respiration de forge du ruban
des coureurs. Puis les cris reprennent. Ici cest une famille qui encourage un
participant, lequel répond avec force signes. Là cest un entraîneur, chronomètre
à la main, qui hurle des mots incompréhensibles. Les foulées, jusquà présent
contrôlées, semballent au rythme dune cavalcade qui lenserre de tous
côtés et accélère sans cesse. A sa gauche un grand type le dépasse, suivi de deux
autres plus petits dans son sillage. Il rattrape devant lui un coureur en maillot orange,
fait un écart et le double en accélérant encore. Le sang cogne à ses oreilles. Les
cris des spectateurs derrière les barrières se font plus pressants. On entend des
prénoms, des applaudissements. Langle de la rue révèle un faux plat qui tire
douloureusement les mollets et coupe la respiration. On le dépasse encore. Il résiste,
tente de modifier le rythme de lair qui pénètre en lui : expirer profondément,
inspirer vite et avec force. » Cest un mail du professeur qui maccompagne
dans mon doctorat. Il profite de la surveillance dune session dexamens pour me
demander quelques nouvelles sur ce projet. Il est vrai que la régularité qui était de
mise pendant les cinq premières années de Lettres modernes a fait place à lidée
monolithique dune thèse, dûment déposée, et que les arcanes de lÉducation
nationale ne me permettront pas de finaliser avant trois ans. Létudiant tardif que
je suis se trouve ainsi comme face à un désert de sable. Où aller ? Quelle direction
prendre ? Mais il y a des étapes prévues : dabord un travail universitaire à
soumettre pour fin septembre pour un recueil collectif sur la littérature du travail. Car
si le sujet de ma thèse est beaucoup moins raccourci que cette vague locution de
littérature du travail, cest sous ce vocable que jai pris lhabitude de
nommer mes recherches. Le premier réflexe est de répondre que non, finalement, je
nai pas encore fait grand-chose. Les bricolages divers de la maison familiale
mont fortement accaparé depuis décembre et ce nest pas fini. Mais à la
réflexion, il me semble que javance quand même. Je me tiens au courant du panorama
de la littérature du travail et les récentes publications de Delphine Le Vigan (Les
Heures souterraines en note de lecture du 23/04/2010) et dElisabeth Filhol (voir
La Centrale, cette semaine) donnent un regard nouveau à mes études qui touchent
à lextrême contemporain. Car cest bien là la difficulté de mes recherches
: pister dans lactualité littéraire la plus récente, ce qui fait sens à cette
littérature du travail, tenter de déterminer quelles seront les orientations. Plus
facile à dire quà faire : il faut deviner les impasses dun texte trop
visible mais également repérer dans le magma de la diffusion le texte publié
discrètement, mais novateur et magistral. Luniversité ignore souvent les
écritures les plus actuelles et, quand elle les repère, elle sattache aux formes
les plus caricaturales : pour faire court, hormis le rap et le slam, pas grand-chose de
nouveau. Peu nombreux sont donc les universitaires qui sy risquent. Citons toutefois
Dominique Viart et son indispensable manuel La Littérature française au présent.
Inquiet davoir pris du retard depuis quelques mois, jai récemment fait le
tour des moteurs de recherche sur le sujet. En réalité, rien qui puisse
mintéresser na été produit. Les seules études que javais loupées
concernent un colloque où on évoque encore et toujours Zola et aucun contemporain ! Or,
conscient quil se passe tout de même quelque chose de ce côté-là, ou peut-être
à cause de linfluence des cultural studies, on trouve de plus en plus
dincursions sur la représentation du travail dans la littérature française,
cest même le titre dun devoir demandé à un étudiant, lequel cherchait
vainement quelques repères. Là encore, on lui a répondu encore et toujours le Réalisme
du XIX° et, parmi les contemporains, tout de même François Bon, Leslie Kaplan et Robert
Linhart. Mais leurs livres (respectivement, Sortie dusine, Lexcès
lusine et LEtabli), qui datent de vingt-huit ou trente ans, ont
déjà été abondamment étudiés et comparés. En réalité, cest comme si tout
avait déjà été dit : à savoir que oui, on peut écrire un roman sur le travail et que
cest un sujet comme un autre. Ajoutons comme poncifs lindéboulonnable «
souffrance au travail », héritage de la littérature prolétarienne et la boucle est
bouclée : aucun écrivain ne peut se prévaloir décrire sur un tel sujet sans
être taxé dune approche sociologique, dénonciatrice du libéralisme. Très
réducteur, donc. Cest un peu comme si, pour le sujet le plus usité du monde, on
voulait éternellement restreindre chaque histoire damour qui paraît à travers le
filtre de Madame Bovary. A l'occasion de sa disparition, il n'est pas facile de
dresser la biographie d'une vie si longue et si riche. Que choisir ? Que dire ?
Suite de mes aventures éditoriales : voici la réunion
des représentants. A chaque fois jai toujours beaucoup tenu à assister à la
présentation de mon futur livre. Une amie, également auteur, que jai eue la joie
de visiter le même jour, me faisait part de sa parfaite indifférence à ce qui doit
resté selon elle, du domaine exclusif de lédition, réduite alors au commerce des
livres. Jai toujours eu du mal à partager cet avis même si je comprends ses
arguments puristes du genre, mettre en regard la création inestimable de la littérature
et sa réduction à des aspects marchands. Dautant plus que, dans la plupart des
cas, lauteur est généralement le moins bien loti dans la redistribution des
subsides. Éternel combat de celui qui fournit la matière première le producteur
de tomates, disait-elle pour argumenter son raisonnement. En face, je lui répondais avoir
toujours ressenti depuis la première parution il y a dix ans déjà
limpression dun travail déquipe dans lequel il mest difficile de
bâtir une hiérarchie entre léditeur, lassistant, lattaché de presse,
le manutentionnaire. Que mes livres fassent vivre le plus grand nombre de ces métiers,
après tout, cela me satisfait et je réserve le même respect à chacun de ces métiers.
Largent ne mintéresse pas : jexerce un autre métier pour vivre et
cest un choix qui jusque là ma permis de mener de front cette activité de la
manière la plus libre qui soit. Je nattache aucune couronne de lauriers à la
pratique de la littérature et la récente visite de la chambre de Marcel Proust au musée
Carnavalet aurait fini dailleurs par achever le mythe, si toutefois il avait
existé. A ceux qui pensent encore que les lettres procèdent dune substance
créatrice divine, je leur conseille dimaginer le petit Marcel, bonnet de nuit sur
la tête, recroquevillé dans son lit et écrivant néanmoins quelques milliers des plus
belles pages jamais écrites. La création, malgré sa magie, nest jamais pour moi
quune faculté bien modeste à agencer des mots entre eux attention, cela
nexclut aucunement la fierté et la prétention de le faire simplement
jai toujours eu du mal à mesurer la portée, les prolongements que peuvent avoir
une publication. Et les sept livres parus jusquici, leurs ventes modestes, ont
forgé une expérience qui ne remet pas en cause mon raisonnement. Ainsi, parler du livre
que je viens de commettre est une épreuve difficile pour moi, je suis un très mauvais
prescripteur de mes livres. Ils existent, voilà tout. Je les estime sans indifférence et
avec tendresse mais également avec étrangeté. Doù le difficile exercice de la
réunion des représentants. Cest lors de telles assemblées quon expose les
futures publications et ici, les livres qui formeront la rentrée littéraire de
septembre. Javais préparé dans le train quelques notes mais, à peine introduit
dans la salle, alors que léditrice me proposait le choix de commencer dabord,
jai eu la présence desprit de lui laisser la parole en premier. Et la
manière extrêmement brillante avec laquelle elle a introduit mon roman ma laissé
pantois. Jai refermé alors ma feuille et jai improvisé, laissant de large
moments dintervention à léquipe éditoriale. En réalité, mon argumentaire
sétait bâti sur lintention et le cheminement qui mavaient conduits à
écrire ce livre. Or, en entendant évoquer mon roman dune manière si différente,
beaucoup plus narrative, jai réalisé que ce serait ainsi que le lecteur le
percevrait : une histoire, une fiction, un personnage principal et dautres encore
que le texte fait exister autour dune ambiance, dune intrigue. A la limite,
jaurais également aimé minstaller de manière anonyme dans la salle et
observer justement cette présentation, guetter les réactions
etc. Belle leçon pour
moi et qui me conforte encore dans limportance de ce partage avec toute une équipe
éditoriale, nen déplaise aux tenants dun auteur fort, nimbé dune aura
créatrice. Deuxième épisode de ces deuxièmes épreuves tant
attendues. Le facteur a bien entendu profité que je descendais le repas à l'extérieur
dans la tonnelle pour arriver et je n'ai pas entendu la sonnette. J'ai foncé en voiture
jusqu'au centre de tri où j'ai réussi à récupérer in extremis le paquet avant
la fermeture : avantage de vivre en province ! Je ne me suis installé au soleil sur la
table de jardin qu'en fin de soirée et je n'ai pu vérifier qu'une centaine de pages sur
les 295 que comptera le livre. Les deux tiers restant ont été passées au crible de mon
regard acéré le lendemain, dans une chambre d'hôtel à Lille à l'occasion d'un
déplacement professionnel. C'est encore un moment magique que ces corrections. Autant il
faut vérifier que toutes celles qui ont été validées lors du premier jeu d'épreuves
ont été prises en compte dans le deuxième jeu. J'ai rajouté quelques rectifications de
dernières minutes, la plupart pour éviter des répétitions. Quelques points de
grammaires aussi que le Grevisse a résolu le lendemain(comme cette phrase avec, de
mémoire "tout un fatras de lignes téléphoniques " suivi d'un verbe qu'on peut
indifféremment conjuguer au singulier ou au pluriel - j'ai préféré le pluriel, plus
logique). Au total, il y a eu seulement vingt-cinq pages à revoir avec la maison
d'édition alors que la première mouture avait concerné une page sur deux. La
difficulté a été de terminer dans la soirée d'hôtel la lecture attentives des 200
pages qui me restaient à voir. J'ai terminé tard mais je tenais à pouvoir proposer le
lendemain les corrections à mon éditeur malgré un emploi du temps serré. J'ai profité
du temps de midi et j'ai même pu avaler en dix minutes un repas avant de reprendre mon
travail nourricier (c'est le cas de le dire). Depuis que j'ai relu ces deux jeux
d'épreuves le livre me paraît déjà moins flou, plus accessible. Étrange impression
car bien entendu, il n'est ni flou, ni inaccessible mais c'est la sensation que laisse
l'amnésie qui m'a séparé de l'instant de sa rédaction jusqu'à aujourd'hui. Amnésie
d'autant plus brutale qu'elle a été courte puis qu'en en réalité, il s'est déroulé
moins de trois mois puisque j'ai mis le point final le 9 février dernier. Affaire
rondement menée comme pour Bestiaire domestique et cet enjeu de rapidité m'apparaît
comme un signe d'efficacité de la part de ma maison d'édition. La suite des évènements
devrait continuer la semaine prochaine avec la réunion des représentants (et combien il
était important d'avoir fini le plus rapidement possible les corrections afin que les
épreuves finales puissent être remises aux représentants). Il me reste à préparer
cette intervention et à peaufiner un argumentaire. Suite du feuilleton éditorial un peu
plus tard... Je suis dans lattente. Je dois recevoir
aujourdhui le paquet des deuxièmes épreuves. Ce ne sera peut-être pas moins de
travail que pour les précédentes, car il faut vérifier pas à pas que chacune des
corrections a été prise en compte. Simplement, il nest plus temps de rectifier en
profondeur sauf incompréhension manifeste dune tournure de phrase ou un de ces
passages qui nous heurtent sans quon sache vraiment expliquer pourquoi on achoppe en
les lisant. En fait, cest senfoncer encore plus dans la réalité du livre que
de relire ces deuxièmes épreuves, cest quitter le manuscrit, glisser vers le
produit fini, le livre, celui dont un exemplaire restera sur le bureau et quon
regardera avec cet air un peu distant comme un gamin trop vite grandi et qui vous
échappe. Je nai pas toujours participé à cette relecture des deuxièmes
épreuves. Pour Bestiaire domestique, par exemple, les corrections étaient minimes
et la relecture moins nécessaire, le « bon à tirer » qui suit traditionnellement les
deux jeux dépreuves avait été délégué à léditeur presque sans
men apercevoir. Là, cest différent puisque nous avons choisi de travailler
directement sur épreuves à partir du manuscrit de base parce quil ny avait
rien à reprendre au point de vue de la structure. Mais javais fourni rapidement le
texte et une multitude de coquilles et de scories subsistaient, rendant les deux jeux
dépreuves indispensables. Jattends donc le facteur qui doit passer
aujourdhui. Je suis à la maison et jaurai un peu de temps. Je me délecte
déjà de minstaller sur la table de jardin dans la chaleur de laprès midi et
laisser glisser les heures jusquà ce que les merles donnent le signal du soir par
leurs trilles. La tonnelle est installée depuis quinze jours, il ny a pas que dans
le midi quil fait beau et quon peut manger sur la terrasse. Tiens cest
une idée, le plat dendives au jambon que je vais concocter pour mon beau-père et
mon épouse sera servi dehors à midi. En réalité, jai peu de temps pour relire
ces deuxièmes épreuves. La maison dédition souhaitait faire le point vendredi
mais jai une fin de semaine fort occupée par le travail nourricier, Amiens et Lille
sans possibilité de répit et sans compter les huit heures de trajets aller et retour. Ce
sera donc lundi prochain, dernier délai. Avant si jarrive à dégager quelques
heures de nuit sans doute pour ce travail. Il est vrai que le livre doit être recomposé
dans sa phase finale après le recollement des dernières corrections, et même si la
parution est prévue pour septembre, cest largement avant lété quil
doit être finalisé. Il faut aussi le présenter aux représentants commerciaux de la
maison et jespère que je serai confié à cet exercice qui me ravit à chaque fois.
Ainsi sélabore la cuisine éditoriale, par étapes successives. Hier jai
découvert avec enthousiasme le projet de couverture. Quelques jours auparavant nous
avions réfléchi sur le contenu de la quatrième de couverture, des mentions de
biographies. Cette période où le livre se concrétise est vraiment exaltante. Il est
10h30, que fait le facteur ?
La semaine dernière, jexprimais ma joie de recevoir
ces premières épreuves. Le choix qui a été fait de travailler à partir de cette
première mise en page du livre sous son format le plus abouti mhonore : ça veut
dire que le texte se tient bien, pas besoin de corrections fastidieuses, de reprises
complètes de chapitres, de remaniements lourds. Jai évoqué aussi cette bizarre
amnésie mais quà mon avis bien des auteurs possèdent à la fin dun texte
la fameuse période de repos du manuscrit et la joie de recevoir ces
premières épreuves correspond bien à celle de se réapproprier le texte. Cest
donc ce que jai fait toute la semaine dernière : relire page par page les
corrections, les suggestions, au besoin rajouter, supprimer, bref, enfiler la cotte de
travail et satteler à toutes les finitions, le petit coup de papier de verre pour
éliminer les scories, une retouche de peinture par là et la fierté puérile
davoir bâti une suite de mots, de phrases, un roman qui se tient. Plutôt que de
renvoyer le manuscrit annoté, nous avions fait le choix de traiter par téléphone. Il a
donc bien fallu deux séances dune heure et demie à deux heures chacune pour
reprendre à peu près la moitié des pages que comptera le bouquin. Ça allait dune
simple ambiguïté à lever, une faute, quelques mots à retrancher ou à ajouter à des
paragraphes refaits plus longuement. Ceci dit, la tentation est grande de reprendre
beaucoup de ce premier jet mais il faut, je crois, résister le plus possible et aborder
avec humilité lensemble. Jai accepté toutes les suggestions et les
corrections déjà proposées et qui zébraient le texte en rouge et au crayon. Elles sont
toujours judicieuses parce que le regard est déjà celui du lecteur mais avec
langle de léditeur, un regard professionnel donc, capable mieux que
lauteur dapporter la distance nécessaire. Dailleurs souvent
lauteur nest pas loin chez léditeur, cest le cas de mon
correspondant téléphonique avec qui jai repris le texte, auteur de plusieurs
livres. Cest donc aussi sa créativité que lon sollicite, une sorte de
non-dit qui sexprime dans les difficultés du texte, javais limpression
de lui demander parfois comment il aurait fait à ma place, comment il sen serait
sorti avec une phrase pareille ou une telle idée à exprimer
Cest un travail
déquipe et cet aspect me plaît énormément.
Premières impressions : cest le cas de le dire. Le
facteur ma apporté le paquet de feuilles A4 serrées, imprimées, qui forment les
premières épreuves du livre à paraître en septembre. Avec léditeur, nous avons
fait le choix de travailler directement daprès celles-ci sans préparation
préalable ou correction de mon fichier. Autant dire quelles sont donc abondamment
illustrées. En rouge par la correctrice, au crayon par mon éditrice. La correctrice,
tout dabord : plaisir de mapercevoir que rien nest laissé au hasard, ni
les coquilles de ma citation de Proust, pourtant vérifiée dans la même édition Quarto,
ni la suggestion dune convention pour commencer les dialogues intégrés dans le
texte par une majuscule. Vérification faite, la même convention a été adoptée par
Claude Simon, on ne saurait mieux faire. Mais si cette correctrice pointilleuse et
cest tant mieux - note en rouge les maladresses, les coquilles et les fautes (pas
tant que ça mais ça suscite à chaque fois un cri dhorreur et la honte au front
lorsquon laisse passer un pluriel ou une erreur énorme), mon éditrice suggère au
crayon de papier quelques améliorations, souvent des ambiguïtés à éclaircir, des
lourdeurs à éviter, des répétitions passées inaperçues. Jaime ce travail,
savoir que ces deux bonnes fées se penchent avec intérêt sur le berceau dun
livre, au risque que la comparaison soit un peu trop simplette.
Du mal à me remettre à lécriture. Ou plutôt,
disons que ce serait une période dattente. Le voyage en Syrie
a apporté une coupure bénéfique. On ne se rend pas compte combien on soccupe :
week-end et temps libre pour les travaux de la maison, le studio, la réfection EDF, le
jardin. Du coup, il ne reste plus despace pour caser le projet de doctorat mais
toutes les études des dernières années sétaient effectuées au détriment de
lentretien courant. Cest un juste retour loccupation des mains à la
place de lesprit, oubli soudain de tout ce qui avait été pensé, rédigé. Le
livre à paraître, par exemple, se situe dans ce no mans land entre
lacceptation enthousiaste de léditeur et les épreuves sur lesquelles je
devrai travailler dès quelles me seront envoyées. Mais il y a aussi tout un
travail souterrain qui seffectue, bribes de pensées incessantes pour que tout ce
qui a conduit à ce livre soit replacé dans le contexte global de lécriture, la
pensée en mouvement qui sefforce dêtre cohérente.
Lire le recueil de photographie de François-Marie Banier,
cest entrer dans un pays de connaissance, lunivers une sorte de grand oncle
que le voisinage des livres aurait consacré dune manière définitive et
unilatérale comme faisant définitivement partie de la famille. On oublie presque comme
une évidence tout ce quon a lu et qui nous a pourtant marqué, Cap au pire,
lInnommable, Mal vu mal dit. On le voit marcher sur une plage à Tanger et revient
instantanément en mémoire le poème Dieppe : « encore le dernier reflux / le galet mort
/ le demi tour puis les pas / vers les vieilles lumières. ». Ou encore, cest la
visite à Ussy qui réapparait, journée de fuite étrange dans une période difficile, va
savoir pourquoi on avait atterri là-bas mais la chance était avec : lancienne
gardienne de la propriété là par hasard et on avait fait le tour du propriétaire, mes
propres pas dans les taupinières autrefois foulées par lécrivain, pas une seule
photographie à faire, cependant, à cause de limprévu. On se souvient aussi du
court mémoire universitaire, rédigé en mai de lannée précédente, intitulé «
Le rire de Samuel Beckett dans En attendant Godot et Fin de partie»,
histoire de montrer que le fameux Nobel savait être drôle. Jai conservé le texte
de cette intervention : voici loccasion ou jamais de le reproduire dans une page spéciale. Cest un repas de famille. Je lai placée à
côté de moi. On parle de choses et dautres, nouvelles de tout un chacun,
lactualité et cela constitue une trame bruyante et gaie. On ne les a pas vus depuis
la fin de lannée précédente. Traditionnellement ils partent plusieurs semaines
dans ce pays plus chaud à la même époque pour éviter la neige, le froid et ses aléas.
Ils ont bien raison : le poids des ans rend plus difficile quavant la lutte contre
les intempéries. Dans la conversation, elle me glisse quelle a moins aimé mon
dernier livre (mais ton père oui). Elle ne sait pas trop expliquer. Ça parle de ton
enfance, non ? Je fais une moue dubitative parce quécrire, ce nest jamais ce
rapport simple, en tout cas, pas pour moi. Et puis on est interrompu, retour à la trame
bruyante et gaie. Elle y revient quelques minutes plus tard. Non, je voulais dire que je
navais pas trop aimé que tu parles de choses qui nous concernent. Quon a des
taupes dans le jardin, par exemple. Que vont penser les voisins ? Jai du répondre
en minimisant le pouvoir de ma littérature : qui me lit ? Et qui penserait à faire des
rapprochements ? Et quelle inconvénient de savoir quil y a des taupes chez nous
comme dans la plupart des jardins ? On névoque plus le sujet du week-end, ce
nest vraiment pas grave et tellement à se dire encore. Mais jy repense de
temps en temps : bien-sûr, les taupes ny étaient pour
rien, juste un prétexte, une manière de protéger lintimité, quelque chose
quon sentait menacé, maintenant dit, écrit, donc vrai, gravé dans le marbre avec
la cohorte de tout ce que lon essaie souvent de cacher, denjoliver, faits
futiles mais qui donnent une cohérence à la pensée, à la vie quotidienne, au domaine
privé, quelques mystères, tout juste la distance qui permet de contrôler ce que
lon veut que les autres sachent. On attribue ce pouvoir de révélation à la
littérature : tout ce qui est écrit doit être véritable mais la seule vérité
nest contenue que dans lagencement des mots, tellement de possibilité,
tellement dapproximations et de choix à faire que cette représentation ne
peut-être querronée. Lécrivain seul connaît cette distance entre écriture
et réalité (deux mètres, un câble électrique ou une pelle comme évoqué dans cette
même rubrique). Le lecteur ne possède pas la mesure, léchelle, lécart, le
décalage. Il lit sans cette visibilité et les phrases sont admises comme des faits
sincères et authentiques. Si le lecteur est un parfait inconnu, il laisse voguer son
imaginaire dans cette absence de repère et peut ainsi fabriquer alors sa propre
représentation (cest ce qui participe au plaisir du texte, dans le sens de Roland
Barthes). Si le lecteur vous connaît un peu et croît se reconnaître dans les pages, il
ajoute alors une marque, un jalon qui lui permet de découvrir la réalité dune
distance entre ce quil croit être la vérité racontée et les mots quil a
lus. Et cest bien cette borne qui provoque son trouble, de la même manière que
cest la continuité dun rocher, dun mur, dun tronc darbre
jusquà terre qui anime le vertige. Rimbaud, paraît-il, avait répondu à sa mère,
alors quelle lui demandait ce que pouvait bien vouloir dire les poèmes dUne
Saison en enfer quil sapprêtait à publier : « Cela veut dire ce que ça
dit, littéralement et dans tous les sens » et cest sans doute la meilleure
réponse. Cétait ce dimanche avec lhabitude prise
daller courir et combien dailleurs cette manie est entrée dans le livre tout
juste fini. Entré aussi lépisode du collègue entrevu lannée précédente,
à la même époque dailleurs, il était en vélo et javais relaté
lépisode en étonnements le 06/02/2009 avant de
reprendre lanecdote dans le chapitre 15, dévoquer aussi dans le chapitre 17,
comment je lavais revu dans une course populaire (il court aussi, en plus du vélo).
Voilà pour le mélange avec la fiction du livre en cours dachèvement mais ce
nest pas un livre sur le jogging, loin de là, et cest juste un aspect du
personnage principal. Dans la réalité bien tangible, mon collègue se tient debout sur
le trottoir avec une pelle à la main. Il a entrepris de boucher les trous que
lhiver a favorisés avec les passages répétés des voitures devant chez lui. Je
marrête pour discuter et, cest comme lannée passée, ce que jai
retranscrit dans le chapitre 15 par « phrases hachées par le souffle encore court ». On
discute donc. Javais gardé aussi le souvenir déchanges tels que je les avais
aussi écrits par « A la rituelle question : et toi ça va le boulot ? Il reste laconique
comme il se doit. ». Cette fois-ci, il est plus disert, le collègue, mais plus triste
aussi. Oui, il a eu pas mal de problèmes dans le boulot. Dépression, il en sort à
peine. Alors on parle de tous ces drames forcément qui traversent la boîte. Difficile de
sen sortir. Quinze jours avant, cétait aussi un autre qui mavait
évoqué son changement de boulot. Là aussi collusion entre réalité et fiction :
jai fait entrer son anecdote dans le chapitre 66, vers la fin du roman. Plus ça va,
plus je suis persuadé que cest un roman que jai écrit, c'est-à-dire quelque
chose qui a de la prise avec le réel, comme lexpression du béton qui prend quand
il durcit. Mon roman prend. Jai écrit encore une fois un roman sur mon boulot,
singularité qui fait souvent se confronter écriture et réalité. Par exemple, dans
cette même rubrique, le 27 janvier dernier, javais mesuré cette distance entre
réalité et écriture : exactement deux mètres pour séparer le livre en train de se
faire et ce collègue bien réel, resté sur le seuil de mon bureau, un écart de deux
mètres donc entre lui et ma chaise, mannonçant sa future retraite alors que
cétait justement le sujet dun chapitre que je venais décrire. Philéas Fogg fait des émules, ce nest pas nouveau,
mais il y a plusieurs manières de voyager. Écrire un livre en est une et quand on
rédige un premier jet en exactement quatre-vingts jour entre lincipit et la
dernière phrase, il y a de quoi se sentir lâme dun Jules Verne. Pas de quoi
pavoiser cependant, Simenon, paraît-il, écrivait beaucoup plus vite encore et René
Fallet, lexemple entre tous, rédigea Paris au mois daoût entre mars
et avril 1964 et ce nest pas là son moindre livre, ni de la littérature au rabais.
Mais revenons aux chiffres et aux symboles : quatre-vingts jours du 22 novembre 2009 au 09
février 2010. Le nouvel an tranche en deux parts égales cette lancée décriture.
Le livre, en format classique, devrait approcher les deux cent cinquante pages, ce qui
fait en moyenne trois pages par jour. En réalité, cest un rythme hebdomadaire de
vingt pages que je métais imposé, généralement réparti sur trois jours
décriture avec le dimanche en point dorgue quand je mapercevais que
javais pris pas mal de retard. Ça fait un peu fonctionnaire de lécriture,
toute cette rigueur mais je métais avancé en paroles avec ma maison
dédition, au point davoir reçu un contrat en bonne et due forme pour ce qui
nétait encore commencé que dun tiers (voire note du 06/01/2010 dans cette
même rubrique). Promesse tenue, donc : cest terminé. Toutefois, je ne suis pas un
fanatique de lécriture rapide même si je préfère la vitesse à la patiente
élaboration. CV roman, par exemple, fort de vingt-deux versions aura été
composé en deux ans. La plupart des romans similaires en nombres de pages ont été
rédigé en six à huit mois. La note décriture du 23/01/2009 répertorie de façon
précise ces périodes de créativité. En réalité, écrire vite présente
lavantage de la cohérence temporelle : on est dans un état desprit qui ne se
relâche pas et lensemble peut paraître plus lié. En revanche, langoisse
dêtre passé à coté du sujet est plus grande car on manque de recul et de
réflexion. Ce qui sécrit dans lurgence des sentiments est forcément plus
fort, plus casse-gueule aussi. Donc, lattente suit ce premier jet que je me suis
empressé denvoyer à léditeur. Rendez-vous est déjà pris pour la semaine
prochaine mais dici là, la peur, lappréhension, linquiétude
davoir fourni un machin bancal ne va pas cesser de me tarauder. Ce trac, similaire
à celui du musicien qui va entrer sur scène, est forcément bénéfique. A se demander
si finalement on nécrit pas en partie pour cette sensation.
Dans Word, le mode « lecture » dispose ce que vous
écrivez sur deux pages côte à côte. Cette option daffichage du texte présente
lintérêt dune lecture aisée, plus proche dune page de livre ou, par
exemple, de-book. Les lignes sont plus courtes, les caractères paraissent plus
épais et la gymnastique visuelle ressemble à la pagination dun livre ouvert.
Depuis le temps que je me sers de ce logiciel de traitement de texte, je navais
jamais utilisé cette possibilité daffichage qui présente pourtant beaucoup
dintérêt. Je ne sais dailleurs pas pourquoi je suis tombé sur cette
potentialité, sans doute par hasard et il y a très peu de temps. Cétait pour le
manuscrit encore en cours et commencé il y a un peu plus de deux mois. Et cest sans
doute parce que ce travail était encore en cours que je suis venu rapidement à ne
considérer que cet unique mode daffichage, à la fois pour relire ce que
jécrivais mais aussi pour le corriger, le compléter. Et cette découverte
méthodologique me ravit. En effet, la lecture sur deux pages me permet de me glisser plus
facilement dans la peau du lecteur, en quelque sorte de prendre un peu de hauteur par
rapport à mon travail de scribe, de sortir le nez du guidon.
Vieux débats multiples sur lécriture et la
réalité : ça existe depuis la nuit des temps, mettons depuis lIliade et
lOdyssée, lépopée antique comme soubassement du roman et déjà se
posait la question de lécart entre la représentation de la réalité et
lécriture, la narration destinée à passer à travers le miroir du temps. Jy
ajoute cette semaine un autre exemple, une maigre illustration. Ce week-end, le nez dans
le guidon du roman à écrire, jai tenté de ne pas perdre le rythme rapide qui a
présidé jusquici à sa rédaction, soit vingt pages par semaine. Et donc, ce
dimanche, alors que je suis en retard, voici un nouveau chapitre auquel je mattelle
: ça avance plutôt vite, jécris sept pages dun coup, heures qui passent
vite dans le silence du bureau, en fin daprès-midi, et la satisfaction grandissante
de cette facilité, de pouvoir rattraper le retard alors que les occupations de la semaine
(voir les maçons en rubrique étonnement) avaient dévoyé linspiration ailleurs
et, à chaque fois, cest tout un poème pour retrouver la liturgie nécessaire pour
sy remettre. Le roman en question parle du boulot, je sais, cest mon
obsession, ma marque de fabrique, appelons cela comme on veut, disons quil est sans
doute plus proche de Central écrit dix ans auparavant que tous les autres qui ont
suivi. Le chapitre en question traite de la retraite (drôle que cette redondance
laitière des syllabes) : ça sécrit vite parce que je dois avoir des comptes à
régler et sans doute pas mal avec moi-même à ce sujet malgré cette perspective
lointaine. La nuit dans linsomnie récurrente qui suit toute précipitation
décriture, je repense à tout cela, bâtit même ce qui pourrait être la dernière
phrase du roman (et jallume la lumière pour noter la phrase sur un exemplaire de la
Quinzaine littéraire avec Pierre Michon en couverture, ça portera chance
peut-être). Le matin, je ne peux mempêcher au bureau douvrir à nouveau le
fichier du roman pour noter les quelques trouvailles de la nuit, quelques minutes
arrachées à lentreprise où jai rapidement relu lécriture de la
veille et cest à ce moment là quil entre. Venu, non pas me voir, mais ma
collègue avec qui je partage le bureau. Elle est absente. Il balaie lair de la main
: pas important, cétait juste pour régler quelques affaires encore en instance
avant son départ à la retraite prévu le soir même. Alors, cest là précisément
que se mesure lécart entre la réalité et lécriture, à peu près deux
mètres entre lui, resté sur le seuil de la porte, futur retraité quon dirait tout
droit sorti du chapitre que jétais en train de relire sur le micro devant moi. Deux
mètres et une minute, à peine le temps quil glisse quelques mots. Je le connais
depuis longtemps, cest un discret, pas très causant. Il dit juste que « soixante
ans, ça commence à faire ». Il dit encore «quil faut savoir lever le pied ». Il
ajoute quelques allusions discrètes et de circonstances sur sa future vie quil
saura bien occuper. Il a lair soulagé, en paix avec lui-même : le grand jour est
arrivé. On se sent lui sourire, lui souhaiter de cette manière bon courage pour la
suite. La porte se referme : deux mètres entre la réalité et lécriture.
Jintègre immédiatement les remarques quil a faites dans le chapitre écrit
la veille.
Les deux pièces sont côte à côte. Si vous prenez la
porte de droite, vous pénétrez dans mon bureau : jy suis justement, ça tombe
bien, assis face à lordinateur en train de taper ces quelques phrases. Si vous
choisissez, celle de gauche, vous voilà dans la salle de musique : elle joue en ce moment
même une sonate mélancolique sur son violon. Faites vous invisible : elle est farouche
et naime pas être écoutée, je suis sauvage et naime pas être dérangé.
Entre nous, les sons traversent la mince cloison et les deux portes. Me parvient le chant
clair des notes aigues, une trille alerte de rossignol puis quelques double cordes basses
et sonores, un son de sous bois avant que le soleil dun mouvement allegro à nouveau
réapparaisse. Entend-elle le cliquetis de mon clavier entre deux silences ? la paix sur
mon cur ? Deux passions, musique pour elle, écriture pour moi, deux curs à
lunisson, un seul amour, merci de refermer la porte en sortant.
En avant première, voici quelques extraits dune
interview réalisée par mail pour le compte dune revue italienne www.attimpuri.it. L'auteur des question se nomme
Claudio Panella. Nous avons en commun une réflexion sur la littérature de travail.
Claudio travaille plus précisément sur une comparaison entre nos deux pays et il y a
déjà beaucoup de points communs. Bien sûr, quand cette interview sera traduite
dans la langue de Dante Alighieri, jen parlerai de nouveau
Une bonne nouvelle histoire de bien commencer l'année. En
réalité, cette affaire a été rondement menée dans le dernier mois. Mais d'abord,
replongeons nous dans le contexte de l'année précédente. La parution de Bestiaire
domestique en mars avait été rapide : manuscrit terminé le 26 novembre 2008 et les
premières épreuves qui suivent 42 jours après ! Voici ce que je constatais il y a un an
(note d'écriture du 09/01/2009).Si j'avais pu mesurer l'enthousiasme et la réactivité
de ma maison d'édition, j'avais quelque appréhensions pour cette année, notamment suite
au départ du PDG, sommité éditoriale s'il en fût, on pouvait craindre quelques
restructurations préoccupantes pour des auteurs qui, comme moi, qui ne pèsent pas lourds
dans la balance économique des comptes de résultats. D'autant plus que le catalogue des
parutions s'est restreint, ce qui en soi me semblait assez logique, voire bénéfique,
après des années d'éditions à tout va et de surpopulation éditoriale. Lors d'un coup
de téléphone amical de ma docte maison, j'avais cependant cru comprendre que j'y étais
toujours attendu et cette nouvelle m'avait quelque peu rassuré et donné du coeur à
l'ouvrage. Encore faut-il écrire et l'inspiration est une chose curieuse qui ne se
commande pas. Pendant des mois j'avais commencé des bouts de textes, juxtaposé des
thèmes qui me semblaient faire unité, mais tout cela restait à la fois fragile tandis
que je sentais confusément quelque chose poindre à travers ces grands élans vite
terminés. Et puis, la proximité éditoriale de Bestiaire domestique ne m'aidait
pas outre mesure : j'avais l'impression que je devais refaire le même coup, petites
histoires sereines et reflet du bonheur, qui n'étaient après tout que ce que je
continuais à ressentir, tel un auteur de haïkus japonais inspiré par son harmonie
intérieure. Mais la vie réserve des surprises et c'est vers un autre texte que je me
suis dirigé à la suite d'un concours de circonstances. Je devais en effet proposer un
inédit pour la revue d'un ami italien (pour une fois que j'allais être traduit !) et en
fouillant dans les nombreux fragments, j'en avais trouvé un, justement intitulé
"fragment", et qui s'est révélé être le point de départ fulgurant d'une
histoire évidente, sans doute celle que je cherchais confusément depuis des semaines. Et
voilà :quatre-vingts pages en quinze jours avais-je écrit dans ma dernière note
d'écriture de l'année (17/12/2009), en fait, publiée le même jour où je devais
rencontrer ma maison d'édition. La suite a dépassé mes espérances : même enthousiasme
et même réactivité que pour Bestiaire domestique. J'ai reçu la semaine suivante
en cadeau de Noël un contrat en bonne et due forme. Parution du roman prévu à la
rentrée littéraire de septembre. Seul inconvénient, mais de taille : il n'est rédigé
qu'à moitié à l'heure où j'écris ces lignes et il me faudra le remettre avant le
printemps si je veux respecter les délais nécessaires. Mais ça avance très vite et
cela faisait longtemps que je n'avais pas retrouvé de telles sensations inhérentes à la
rapidité d'écriture : on y pense tout le temps, le livre ne vous sort jamais de la
tête, on se réveille au milieu de la nuit et on a qu'uine hâte, retrouver sa table de
travail. Tout le reste est tributaire de cet acharnement, tout est polarisé par cela :
où ai-je garé la voiture ? |