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Notes d'écriture 2010
 

Une dizaine de jours après avoir écrit ma note d’écriture précédente où je me targuais d’avoir commencé un nouveau livre, j’ai tout de même envie de compléter ma réflexion. Le premier chapitre ainsi rédigé est inscrit dans un fichier intitulé Essai de roman 2 et bien sûr, il existe aussi un fichier appelé Essai de roman 1, voire même aussi un Essai de roman 3, et il ne faut pas croire que ces idées viennent soudainement et de manière linéaire. Ces tentatives existent depuis septembre au minimum, peut être même sont entrées en moi pendant l’été. Toutes ces hésitations, bien sûr, n’ont d’intérêt qu’à travers la miscibilité de ces esquisses d’écriture. Il y a depuis toujours deux écrivains qui s’affrontent en moi. L’un, pointilleux, élevé à l’Ère du soupçon, refuse toute invention, réfute tout ce qui ne pourrait être authentique. L’inspiration découle alors de mon implication dans le réel, elle le suit, le marque à la culotte au plus près. L’autre auteur chevauche en moi librement, d’une manière totalement indépendant en apparence et ne semble relever que ce qui appartient à la fiction pure. C’est ainsi que se balancent essai de roman 1 et 2 depuis plusieurs mois par exemple. Et c’est justement cette collusion qui me semble questionner le roman en tant que genre et non pas le remettre en cause. Je me suis aperçu avec RMS combien un roman pouvait naître de la réalité mais aussi combien ce réel pouvait fabriquer de la fiction. Les réactions ambigües de mon entourage professionnel, capable de croire à mon roman mieux qu’à ce qu’ils vivent m’interrogent. In extenso, notre capacité à produire de la fiction au sein même de notre réalité m’interpelle. J’ai longtemps défendu l’idée que la course à pied de RMS m’était venue de manière incongrue, par expérience personnelle peut-être, sans savoir à priori pourquoi Éric, « mon » personnage (je tiens à cette appropriation, personnage en qualité d’objet), téléopérateur de son état, éprouverait le besoin de courir. Or, j’ai retrouvé un article que j’avais lu et  gardé pour la thèse que je prépare où, un téléopérateur justement, évoquait cette envie de courir, relayée par l’analyse d’un sociologue qui expliquait que c’était une manière d’échapper à l’aliénation. J’avais tout simplement « oublié » cette lecture et je m’étais moi-même fabriqué une explication, une fiction donc. La fuite de la mémoire dans notre monde exagère cette propension à la fiction. Notre gouvernement obligé de chercher des méthodologies européennes face à la neige fournit d’ailleurs un assez bon exemple de cette évasion collective du moindre historique face à tout évènement. Et cela favorise bien entendu la fiction au sens le plus large, c'est-à-dire la possibilité d’un monde ouvert à toute solution simplement par cécité. Le roman en tant que conséquence de la perte de l’histoire ou de la mémoire est une notion qui me semble relever…du roman bien sûr. Et sans doute que poser cet axe mériterait mieux que cette simple constatation. D’où, si la gageure et la tentation de mixer les deux essais (de roman) est tentante, peut-être est-ce un peu trop simpliste. S’il s’agit de prouver que notre monde moderne, dans son fonctionnement débridé, renouvelle le roman plus sûrement que ne le feraient les écrivains eux-mêmes, c’est déjà une piste trop évidente, trop sûre, une constatation qui sonne comme une leçon, une doxa dont il faudrait se méfier et creuser plus avant. Place au temps et à la réflexion, donc, qui se chargera peut-être d’éclaircir en moi ce débat. Et si ça reste obscur, c’est que cela doit être ainsi, cela relève aussi de l’impossibilité de répondre totalement à pourquoi on écrit. Reste quelques jalons à poser, des mots, des notions à creuser et à soupeser que je livre (livre ?) pêle-mêle : roman, fiction, réalité, vérité, figuration, spectacle, représentation : déprogrammation de la littérature en quelque sorte.
(29/12/2010)

 

Peut-être que dans la débandade des découchés précipités – un des derniers en date, hôtel à Châlons, débusqué à 21 h dans la folie d’un trajet en train au retour de Paris, jour de neige, parce que le train ne savait pas aller plus loin que cette ville et les soixante-dix kilomètres qui me séparaient de ma maison étaient trop difficiles à franchir – peut-être que dans cette habitude des chambres et des voyages, quand on demande à la réception le juste nécessaire, rasoir et brosse à dent, peut-être que tout cela allié à la belle après-midi juste avant, passée en bonne compagnie, trois pour un repas et c’était suffisant pour fêter RMS dans ce qu’elle avait nommé le bistrot au décor de relais de chasse, peut-être que dans la torpeur d’une cuisine à pavé de bœuf et Juliénas, avec la neige tombant à gros flocons aperçue par la porte, peut-être que ces trajets sur les trottoirs glissants avec le parapluie emprunté (un auteur qui l’a oublié, on ne sait plus lequel), peut-être que la fête de Noël entraperçue dans la maison d’édition juste avant de repartir, peut-être que tout cela remis dans l’ordre, la neige, la visite d’un cousin prévue le même jour vers la gare de l’Est et s’en réjouir, la gadoue pour juste traverser la gare de l'Est et aller vers la brasserie, la galère du train, l’hôtel et la crêpe au sarrazin prise juste en face en guise de repas du soir, peut-être que la satisfaction puérile de devenir (peut-être) enfin rentable pour ma maison d’édition, peut-être en repassant avant de dormir cette conversation de l’après-midi, avec la neige au-delà des vitres dans le décor de papier peint de maison forestière lorsque je parlais ce cette obsession d’écriture qui refait surface et que je sens souvent poindre à la surface comme un poisson qui vient gober l’air ( le tableau lithurgique aussi qui me venait aux yeux et l'expression toucher les plaies du crucifié pour expliquer ce que signifiait pour moi atteindre à la réalité du monde), peut-être que tout cela avait favorisé la rédaction des premières phrases, premier chapitre, ossature de ce qui pourrait alors constituer un autre livre à venir. Ainsi, il faudrait se souvenir de ces circonstances, de ces "peut-être" qui avaient présidé à l’écriture, neige, hôtel, voyage, conversation de relais de chasse. Et que cet article pourrait constituer le premier d’un making of. Tout comme la lecture se nourrit des lieux pourquoi en serait-il autrement de l’écriture ?
(21/12/2010)

 

Quand on arrive à Charlieu, on remarque juste en dessous de la pancarte de la ville la direction du camping. Après les routes verglacées et tortueuses, effectuées de nuit de nuit pour arriver dans cette petite ville, la proposition paraît incongrue. On a du mal à imaginer un été de villégiature dans cette campagne figée dans les prémices de l’hiver. Mais de camping, il n’en est pas question, c’est un hôtel grand luxe qui m’attend et une librairie. Le Carnet à spirale semble  tout droit sorti d’une chanson de William Sheller. La librairie est petite mais bien agencée et encombrée de livres comme dans tout établissement de qualité. Pas le temps de s’attarder cependant pour le premier soir, j’arrive juste avant la fermeture et l’auteur que je suis « se met à table », c’est la jolie formule trouvée par Jean-Baptiste, le libraire, qui a organisé un repas avec les lecteurs. L’accueil est chaleureux, environ trente personnes et je tournerai de table en table suivant les plats pour des échanges bien savoureux. Ajoutons à cette organisation, l’idée de saynètes concoctées par une troupe de théâtre d’improvisation. Histoire de me mettre dans le bain, la première présente une sorte de tribunal littéraire qui explique pourquoi je n’ai pas eu le prix Goncourt. Tout y passe, y compris mon nom imprononçable. Certains invités craignent que je prenne mal cette entrée en matière (enfin quoi, on reçoit un « grantécrivain »…). Mais j’ai vraiment apprécié sans arrière-pensée cette manière de me mettre à l’aise. Le repas a ainsi été très agréable, c’était une première pour Jean-Baptiste mais les invités lui ont fait promettre de renouveler cette façon originale de rencontrer un auteur et ses livres. On termine la soirée dans un bar avec la troupe d’improvisation, - encore un moment très sympathique - et il est très tard (déjà ?) lorsque que je rejoins l’hôtel. Le lendemain, me voici de retour à la librairie où je passerai la journée.A regarder comment les clients entrent, on mesure combien cet endroit est important pour la petite ville. Sourires, mots de bienvenue. Jean-Baptiste connaît tout le monde. Certains demandent conseil, d’autres font le tour et feuillettent, on parle lecture, nouvelles du monde, on regarde aussi l’auteur, sorte de curieuse engeance qui ne tient pas en place, picore sur les étals les pages et les livres. Au final, c’est vraiment ce genre de rencontre que j’apprécie, prendre le temps des échanges, de la discussion, toucher finalement au plus près la main du lecteur dont on est aussi, et tout cela grâce aux milliards de mots agencés ensemble. Richard Millet qui déplore la post-littérature (voir en note de lecture) devrait venir ici, à Charlieu : pour peu qu’on prenne le temps d’écouter c’est un formidable résumé bien optimiste de l’histoire extraordinaire de l’humanité à travers l’invention la plus sublime qui soit, le livre.
(16/12/2010)


J’ai vraiment une vie de nomade en ce moment. Foire du livre à Brive, salon à Toulon, trains incessants, chambres d’hôtels, valise à roulettes, sacs en bandoulière. Parfois parti pour plusieurs jours, il me faut jongler avec le travail, prévoir à repartir dés le lendemain dans le Nord ou le grand Est, et récupérer le véhicule de la boîte avant, bref une organisation qui confine parfois au casse-tête. Juste l’exemple d’une quinzaine : j’aurai passé mon dimanche à Toulon, lundi à Paris, mardi à Châlons, mercredi à Amiens, ce week-end c’est Charlieu et Thiers mais je dois être à Lille sans faute lundi à 9h, répit de trois jours avant d’aller à Rennes, puis Paris à nouveau. L’impression de ne pas pouvoir maîtriser la vie ordinaire, je ne suis pas habitué. Par moment à force de quais de gare, de mobiliers d’hôtel, de trottoirs dans des villes inconnues jusqu’alors, j’éprouve de bizarres absences de quelques secondes : où suis-je en ce moment précis ?
Revenons donc à la foire aux livres de Brive-La-Gaillarde, renommée dans le milieu littéraire, sorte de rendez-vous gastronomique qui commence dés le départ de Paris avec le train surnommé « petit train du cholestérol » tant le repas servi à bord à partir de 11h00 s’allonge pendant deux heures de l’apéritif au digestif. Bref, arrivé sur le stand, il m’a fallu l’aide d’un cachet d’aspirine fourni par une sympathique libraire pour me remettre de mes émotions gustatives. Hormis le côté people et grande bouffe, la foire est sympathique dans son aspect de kermesse, capable de faire tomber l’auteur de son piédestal, l’objet livre de sa sacralisation. Passons sur l’auteur tant il me semble n’avoir jamais eu de piédestal, de socle statuaire ou autre, je n’aime rien tant que passer inaperçu dans la foule avec ma petite taille. Installé derrière ma pile de livres en revanche, difficile d’agir ainsi, je me sens comme un épicier derrière sa botte de poireaux. A Brive, les portraits des écrivains sont affichés en hauteur sous eux et les lecteurs ont alors des mimiques amusantes en regardant d’abord la photographie puis en baissant les yeux vers votre visage d’un air soupçonneux pour s’assurer que c’est bien vous. Évidemment, entre la pose conquérante que vous avez réservée au photographe pour la promotion du livre et le visage parfois fatigué derrière l’étal, il y a tout un monde. Cela n’exclut pas les rencontres, bien au contraire, le salon est là pour cela. De Brive, je garde la conversation avec un professeur qui avait participé avec sa classe au Goncourt des lycéens, nous avons échangé nos enthousiasmes : c’était notre première expérience à tous les deux. Il y a eu aussi cette dame qui m’a apporté une photographie qui me représente dix ans auparavant et qu’elle affirme avoir prise à Brive, en 2000 donc. Seul hic : je ne suis jamais allé ici auparavant. Aurais-je eu une vie parallèle ? A Toulon,   c’est la même chose, quelques rencontres mais plus rares, comme le long entretien avec ce marin de l’Arsenal dont le contrat prend fin et qui me demandait des conseil pour parfaire son CV. Si Brive m’a paru plus organisé, j’ai vécu un sympathique dimanche matin à Toulon en revanche, en longeant le port et en allant à la recherche de la piscine municipale pour effectuer quelques brasses avec un autre écrivain avant de rejoindre nos piles de livres. Il y a pire comme métier finalement. De parcourir ces salons régionaux, ajouté à ma connaissance du Nord-Est, je m’aperçois de plus en plus que l’unité française est disparate. Les générations bougent peu. Je suis toujours étonné de la grande majorité des noms flamands de Picardie, de même que l’Alsace et la Lorraine fournissent des contingents de consonances germaniques. Brive est déjà la porte vers le Sud-Ouest et l’Espagne et le marché traversé en me rendant à la foire aux livres révélait déjà les spécialités de foies gras, les cannelés d’Aquitaine et les Châtaignes. A Toulon défilaient les visages des Maures, la faconde provençale avait fait place à la réserve champenoise de mes collègues de travail.
(07/12/2010)


Au-delà de l’improbable prix Goncourt qui s’est agité devant moi pendant deux sélections à la manière du pompon sur un manège, c’est le prix du style qui m’a échappé à un demi-cheveu (merci à Thomas Clément de m’avoir ardemment défendu), quatre voix contre cinq et paraît-il que les discussions furent âpres jusqu’à une heure du matin.C’est bien ma veine, si près du but ! Mais il faut prendre la chose avec philosophie : avoir été l’objet d’un débat et de surcroît au sujet du style montre que la littérature n’est pas moribonde, mais propre à susciter les passions. Et je sais gré aux organisateurs d’avoir expliqué les arcanes de cette délibération difficile sous les plafonds dorés d’un salon privatif du Sénat. J’ai ainsi partagé la vedette avec Harold Cobert, le lauréat, primé pour L’Entrevue de Saint-Cloud (éditions Héloïse d’Ormesson).  Après le Goncourt et le prix du Style, il  me restait à attendre les résultats du Wepler puisque j’étais également nominé pour ce prix (grand écart que de figurer à la fois dans l’académique sélection du Goncourt et celle, plus subversive, du Wepler dont c’est déjà la treizième année d’existence) mais je ne me faisais guère d’illusions, notamment parce que j’avais déjà remporté la mention de ce prix en 2002 avec Composants. En effet, une des particularités du Wepler est de récompenser deux auteurs : ainsi, cette année, c’est Linda Lé qui obtient le prix proprement dit et Jacques Abeille qui récolte la mention. Si au final Retour aux mots sauvages ne récolte pas de lauriers, ce n’est pas très grave. Le livre continue de susciter des projets, des rencontres et c’est cette vie au-delà des mots, à cause d’eux, qui m’importe le plus. Il était écrit que je serai un Poulidor des lettres cette année. Et puis ces échecs m’ont sauvé à trois reprises si je me réfère à Paul Léautaud qui affirmait qu’un écrivain qui accepte un prix est « maudit, maudit, maudit ». Je pourrais continuer à écrire sans la peur d’une catastrophe imminente, ce n’est pas si négligeable.
(27/11/2010)



Le Goncourt 2010 se termine et j’aurai vécu de l’intérieur deux sélections qui représentaient à bien des égards une surprise. J’ai toujours été assez éloigné du monde des Lettres et n’ai jamais eu aucun contact avec des membres de la prestigieuse académie. Figurer dans la première sélection parmi quatorze autres écrivains a été sidérant pour moi, dans le contexte d’une rentrée littéraire forte de sept cents titres. Au milieu des poids lourds de la rentrée comme titraient certains journaux, je me faisais l’illusion de venir me garer sur le parking avec une camionnette de plombier pour mon roman du travail (j’évite la comparaison avec une camionnette de blanchisserie, cause de la mort de Roland Barthes…). Ce que j’avais pris comme un coup du sort, presque un nom de plus pour compléter la liste, un Goncourt de circonstance quoi, s’est infirmé un mois plus tard : je figurais toujours parmi les huit noms de la deuxième sélection. Pendant un mois encore, en attendant la troisième et dernière sélection, je n’ai pas boudé mon plaisir, je ne me suis pas contenté de ne faire que de la figuration, j’ai accepté quasiment toutes les sollicitations, salons du livre, télés, radios qu’une telle notoriété inattendue oblige. Une fois que la presse locale s’est fait l’écho de mon aventure, tout le monde dans mon quartier, de la coiffeuse à la boulangère, me demandait des nouvelles. Dans mon coin de province où celui qui tant soit peu se démarque devient suspect, j’ai parfois fait les frais de l’incrédulité propre au voisin qu’on voit tondre sa pelouse, faire ses courses, et qu’on imagine mal tant sa vie paraît si banale se frotter au Panthéon des Lettres. On m’a parfois demandé comment j’avais demandé à concourir, certains ont cru qu’il suffisait de s’inscrire au prix Goncourt comme s’il s’agissait d’un simple formulaire à remplir.  Au bout du compte, je ne retire aucune flagornerie, ni aucune modestie, j’ai navigué dans la fierté que donne cette nomination, un coup de projecteur qui semblait éclairer soudainement dix ans d’écriture et huit titres avec la bizarrerie, le malentendu presque qu’on éprouve à voir le dernier remarqué de cette manière alors que les autres ont connu des fortunes moins grandes, à l’exception de Composants qui avait tout de même récolté la mention du prix Wepler en 2002. Finalement, toute œuvre qui reçoit un peu de succès n'est jamais qu'une conjonction astrale, une sorte de malentendu, une rencontre avec des lecteurs au hasard d'évènements. Aurais-je connu le même sort si je n'avais pas évoqué les suicides médiatisés des entreprises un an auparavant ? Je n’ai pourtant pas écrit Retour aux mots sauvages sur cette idée et je n’ai cessé de le répéter, le livre avait démarré bien avant ces tristes drames. Les manifestations au sujet des retraites, la grogne ambiante a semblé trouver un écho avec mon maigre personnage qui tentait de résister contre la déshumanisation. Dans cette actualité, voilà aussi qu'à travers RMS, j'appelais à la désobéissance civile bien malgré moi comme on m’en a fait l’écho. Pour en revenir au Goncourt, je ne me suis pas retrouvé dans la troisième sélection et l’aventure s’est terminée là. Je ne me suis pas trouvé en porte à faux avec le truculent Paul Léautaud affirmant qu’un écrivain qui accepte un prix est « maudit, maudit, maudit ». Merci à ceux qui ont écrit que j’avais récolté le plus de suffrages au premier tour : mais pourquoi faut-il donc trois tours ! Merci aussi aux commentaires ici et, ça fait chaud au cœur. A l'instant où j'écris ces mots, je remarque que mon voisin de train (j'écris beaucoup dans les trains, voire article précédent dans cette même rubrique), mon voisin de train, donc, septuagénaire à casquette, a sorti un exemplaire tout neuf d’un primé du Prix Goncourt. Il commence sa lecture à la première page, ouvrant le livre avec application et mesure et en ayant pris soin de déposer le bandeau du livre sur la tablette de son siège. J’ai un exemplaire de RMS dans mon sac et, un instant, l’idée me traverse de le lui montrer : vous avez-vu, moi aussi j’ai participé au grand prix ! Mais tandis que je continue à rédiger cette rubrique, le train s’ébranle et, très rapidement, le lecteur tranquille pique du nez et de la casquette dans les oscillations ferroviaires. Je ne peux m’empêcher de penser que les trois habituelles sélections, le suspense incroyable que tous le monde littéraire attend entre septembre et novembre de chaque année se noie soudainement dans la vision apaisée du sommeil d’un bienheureux. Belle leçon sur la vanité des choses de ce monde... Et justement, en parlant de ma fierté d’avoir participé : celui qui m'a ému le plus en appréciant mon dernier livre au destin goncourable a quatre-vingts ans juste au moment où j'écris ces lignes : c'est mon père.
(19/11/2010)

 

Franck, c’était avant 1990. Avant l'informatique presque. Pourtant déjà les premiers ordinateurs personnels s'affichaient aux devantures des grandes avenues qui bordent les gares de l'Est et du Nord, petites boutiques d'électroniques dont le quartier s'est fait la spécialité. C'était de grosses machines blanches, des étiquettes démesurées vantaient un double lecteur de disquette où le luxe d'un disque dur de vingt mégaoctets. On apprivoisait ce langage de spécialiste. Frank n'en a pas eu le temps. A son époque, j'avais acquis un Thomson grand luxe, écran couleur de la taille d’une télé, le prix d'un mois de salaire, une machine de bureau qui vous rivait à la maison face à des terrains vagues de pixels (les portables à écran LCD étaient encore enfouis dans le registre de la science-fiction) . J'avais repris à l'ordinateur ce premier roman écrit à Toulouse, soixante-dix pages vite arrêtées parce qu'à vingt ans on a autre chose à faire. Toulouse avait été aussi une époque de train mais pas de fuite comme avant Frank : un premier boulot, la vie devant soi et roule. Dix ans plus tard, place à l'immobilité dans laquelle me fixait une famille toute neuve, l'équipement ménager qui va avec et l'ordinateur. Le train avait laissé la place à la voiture, plus pratique dans les provinces où les transports en commun se résument souvent aux ramassages des bus scolaires. Et puis le train, j'en avais marre. Les premiers souvenirs de la gare de l'Est étaient associés à ces errances tout de même difficiles. Après, les trains de soldats avaient suivi, les compartiments où des types bourrés tanguaient une cannette à la main, essayant d'oublier les casernes d'Allemagne où ils allaient retourner. Cela avait achevé de me détourner de la SNCF et longtemps, quand je devais par exemple aller à Paris pour mon travail, je retrouvais cette pénibilité à l'instant, langueur des rails, crasse des gares, annonces nasillardes des haut-parleurs. Cela m'a passé mais je le dois encore à l'informatique. Cette fois, nous voici dans les années 2000, voilà les ordinateurs portables, on peut mettre à profit les heures de train pour écrire, ce que je fais d'ailleurs en ce moment, et ainsi cet avantage insoupçonné à l'époque sur la voiture devient précieux, notamment quand les jours vous bousculent et qu'il faut quand même trouver à caser l'irrépressible envie d'écrire. C’est cette portabilité, cette maniabilité qui me permet de concilier le travail et les sollicitations que le hasard de ma sélection au Goncourt m'a octroyé. Je suis devenu maître dans l'art de débusquer les tables des bars munies d'une prise électrique, histoire de ne pas user la batterie avant le train. Plusieurs fois j'ai transformé  la brasserie l'Indiana en face de la gare de l'Est en bureau itinérant. J'ai même donné rendez-vous à une journaliste avant de reprendre après son départ le cours de mes affaires professionnelles, via connexion internet et téléphone portable. Franck n'aura jamais connu cela.
(11/11/2010)

 

Beaucoup de rencontres, salons : l’effet rentrée littéraire et le petit succès de la sélection au Goncourt sont passés par là. J’ai déjà raconté Nancy, Manosque, voici Le Mans, justement nommé la 25ème heure, celle dévolue aux livres. C’est un salon dans la tradition de Nancy, espaces clos des librairies reconstitués, les auteurs derrière les étals, les libraires en arrière, la barrière des livres et les clients qui regardent ces plans successifs, l’attrait d’un titre, puis l’auteur assis sur son siège. Mais au-delà de l’immobilité, un salon, c’est aussi des animations, des rencontres. D’abord les auteurs voisins, Marie Sizun, Claudie Gallay, dont la devanture ne désemplit pas depuis Les Déferlantes, et même Jean-Pierre Coffe et ses fameuses lunettes rondes (elles seront bleu marine le samedi et jaune canari le dimanche). Humeur charmante et naturelle, discussion cuisine bien-sûr, je repartirai avec une recette de risotto de penne et une de betteraves rouges au parmesan. Je retrouve Jean Gregor (Transports en commun, notes de lecture du 29/09/2010) et François Marchand, auteur de Plan social, avec qui j’avais déjà débattu à Nancy, en compagnie de Philippe Claudel. Plaisir aussi de retrouver Anne Savelli, connue à Remue.net et auteur du très beau Franck (note de lecture à venir). Les animations donc : Anne Savelli est invitée à un débat, « ceux dont personne ne veut » (mais qui a choisi ces titres ambigus !), elle a l’air bien seule et j’écoute attentivement sa lecture mais je dois rejoindre Philippe Forest, auteur de Le Siècle des nuages – mais c’est un autre titre, son tout premier livre que je relate cette semaine en note de lecture, L’Enfant éternel) et c’est pour moi une grande fierté d’aborder avec lui le thème de « la marche du progrès » (encore un titre fourre-tout…). Débat très bien mené ,notamment par Frédérique Bréhaut. Nous discutons joyeusement tous les trois avant que je m’aperçoive que je suis attendu sur l’espace de France Bleu avec François Marchand et Natacha Boussaa (Il faudra nous tuer, récit de la lutte contre le CPE). François Marchand, tempérament frondeur, s’amuse à la provocation devant le journaliste Hubert Artus, de Rue89.
Ambiance totalement différente le week-end qui suivit. Air de vacances en Bretagne à Lesneven, invité par Jean-François Delapré qui s’occupe de la librairie Saint Christophe. Jean-François est une sorte de poisson pilote pour les éditeurs. Infatigable lecteur, il aime à lire les livres avant qu’ils le deviennent et c’est ainsi qu’avant tout le monde, il avait prédit le formidable succès des Bienveillantes de Littell. Ambiance familiale aussi en compagnie d’Hélène, pétillante et toujours en mouvement. On comprend comment un dynamique noyau de lecteurs s’est tissé autour de ce couple attachant qui tient son officine depuis vingt ans. Réunis autour d’un repas, j’ai été accueilli par de véritables passionnés, apportant parfois une liste de questions (Marie-Yvonnick avait déjà lu deux fois RMS et s’interrogeait sur la nécessité d’une troisième lecture). Le samedi après-midi, la librairie de cette ville de 8000 habitants ne désemplit pas, on en ressort avec une pêche d’enfer et l’impression d’avoir touché au plus près ce pourquoi on écrit.
(29/10/2010)



A propos de Retour au mots sauvages, on me demande souvent, et avec incrédulité, si le changement de prénom pour se présenter aux clients est une pratique qui existe vraiment dans les centres d'appels. Cette réalité, édictée dans un roman semble incroyable, justement parce que la fiction développe la fable, l'allégorie, la mystification. Nous voici dans l'ère du soupçon, comme aurait dit Nathalie Sarraute, simplement en utilisant le registre narratif, et ce qui est authentique semble alors inventé. Si j'avais écrit un documentaire, on aurait admis cette anecdote du changement de prénom comme vérité. Dans un roman, la charge émotionnelle est autrement plus forte et ce qui nous heurte en paraît décuplé. Pour preuve, voici une des questions qu'on m'a posée récemment :
dés les premières pages, le narrateur perd son identité. N'est-ce pas, symboliquement, un peu violent ? Du coup, soi-même, en tant qu'auteur, on en vient à douter de cette pratique même s'il me semblait bien avoir été le témoin dans ma vie professionnelle d'un tel usage.
Une récente affaire apporte pourtant la preuve irréfutable de celle-ci. Rapportée par plusieurs médias, elle oppose Maximo à un jeune stagiaire, prénommé Mohamed, qui a porté plainte pour discrimination. En effet, il avait dû, selon lui, changer son prénom au profit d'Alexandre pour démarcher des clients. Il explique : "J'avais préparé mon argumentaire ainsi : Service clientèle, bonjour ! Mohamed à l'appareil !, quand le directeur adjoint est venu vers moi pour me dire : Mohamed, ce n'est pas courant; tu vas t'appeller Alexandre; ça passe mieux". La direction a confirmé que l'usage d'un pseudonyme chez les télévendeurs était courant.
(13/10/2010)

Je n’ai pas d’ego, ai-je l’habitude de dire. Bien sûr, ce n’est pas vraiment exact, tout le monde a une existence, quelque chose qui s’apparente à la fierté d’être. J’ai la conscience d’avoir un « moi » moyen, un « ego mi-haut », pour faire dans la galéjade. Nous sommes tous ego, pouvons-nous dire en continuant dans la boutade qui commence à monter au nez.  Dans ma petite maison en plastique de l’ego, peut-être que je veux exprimer l’idée d’une singularité qui m’est indifférente. Je ne suis bien que parmi les autres, dilué, éparpillé. Je ne me sens pas égocentriste, égoïste, égotiste, plutôt coupé à la scie égoïne, dispersé, limite schizophrène. Pas de sentiment de supériorité, pas d’orgueil démesuré, d’ailleurs comment aurais-je pu ? Français provincial, physique quelconque, études ordinaires, jeux de mots laids, perdant sans panache, gagnant des concours de circonstances : une vie quoi. J’ai eu très tôt conscience de cette banalité. Je me souviens de la découverte de L’Étranger de Camus vers quinze ans et cette compréhension de ce que c’est que d’être étranger à son propre destin, ne maitrisant rien dans une vie de lieux communs, de lapalissades, de platitudes. Alors, forcément je me suis détaché du monde, non pas par désamour, bien au contraire, et afin de garder ma tendresse intacte à l’épreuve du quotidien le plus abordable. J’ai gardé cette sensation d’être ainsi, non pas insouciant, mais nettoyé, dégagé, peut-être désinvolte, jamais indifférent. J’ai la capacité intacte de mes colères, parfois l’âme d’un Don Quichotte, antihéros de roman picaresque, un soupçon de révolte, l’esprit frondeur qui me tient lieu d’orgueil et d’entêtement. Prétentieux, oui, pour la prétention d’écrire, pire, de me vêtir de la toge d’écrivain. Mais tous mes hochements du menton ne sont pas de l’ego. Le refus d’un éditeur, l’incompréhension d’un lecteur ne m’atteignent pas. Pourtant sans doute suis-je soumis à une forme d’ego tant une critique positive, un article élogieux me font plaisir comme si, ainsi détaché par habitude, placé sur mon orbite de rêveur, je tentais d’en percevoir l’attraction terrestre, la réalité. J’en ai fait l’expérience récemment lorsque la comédienne Zabou Breitman a lu un extrait de Retour au mots sauvages lors d’une émission à France Culture. Cette bizarre impression de reconnaître mes mots mais comme venant de loin, leur découvrant une saveur nouvelle, alors oui, c’est l’admiration pour moi-même, le bête orgueil, le retour à l’ego sauvage.
(05/10/2010)

Les Correspondances de Manosque sont bien différentes du Livre sur la place de Nancy évoqué la semaine passée. Sous le vaste chapiteau lorrain défilent devant votre table des hordes de lecteurs qui s’arrêtent l’air suspicieux parfois devant vos livres comme devant un cageot de tomates, prêts à vous demander : sont-il frais ? Où est le dernier sorti ? Ou alors, intimidés, ils n’osent franchir le barrage de tréteaux, tables et livres. Et d’ailleurs, quand l’un d’eux franchi le maigre espace, je dois souvent me lever pour discuter, surdité oblige, et nous voilà tous les deux, le lecteur et moi, chacun en équilibre sur une patte, chacun en suspension au dessus de mes romans, dans une étrange danse nuptiale de cigognes. A Manosque, pas de tables mais des lieux, nombreux, et des écritoires où, dans un ballet de moineaux, non moins étrange, viennent s’asseoir les visiteurs pour écrire, qui une brève carte postale, qui une longue lettre d’amour que la poste acheminera à la fin du week-end. Le centre-ville est ramassé autour de ruelles étroites et sinueuses et des places ouvrent soudainement l’espace : bien des lieux de rendez-vous sont alors montés ici pour les correspondances. Une estrade, un décor inventif, des chaises pour les spectateurs, une sonorisation. C’est ainsi que je me suis retrouvé, place de l’hôtel de ville, interviewé de main de maître par Michel Abescat de Télérama. avec Nathalie Kuperman (Nous étions des êtres vivants, Gallimard – mariage de nos deux livres qui dure depuis cette fameuse émission de France Inter). La foule à chaque intervention est nombreuse. Le temps de dédicacer quelques exemplaires et voilà les lecteurs déjà appelés vers d’autres découvertes. On se retrouve ainsi à nouveau seul, suivant le mouvement, allant arpenter la ville, écouter d’autres lectures, d’autres débats. Cette solitude retrouvée n’est jamais pesante au milieu des livres. Et il y a aussi les rencontres comme ces deux lecteurs qui m’apostrophent le lendemain : ils m’avaient entendu sur la place de l’hôtel de ville. Plaisir de discuter au soleil. Et cet homme à qui j’avais dédicacé un livre la veille et qui vient jusqu’à la table où je déjeune pour m’indiquer qu’il a passé la nuit à me lire, n’arrivant pas à décrocher du roman. Plaisir encore, et bien grand. Enfin, il y a les rencontres avec les autres écrivains, les journalistes, la table ou le verre partagé. La joie aussi que j’ai eue d’échanger quelques mots avec Charles Juliet, sa précision, sa rigueur littéraire.
(29/09/2010)

Le Livre sur la place de Nancy ouvre la saison des salons littéraires. J’y ai été invité et c’est un rôle qui me tient toujours très à cœur. Enfiler l’habit de l’écrivain, mettre finalement au grand jour ce qu’on conçoit dans la solitude. Aucune gloriole cependant. Lors d’un débat organisé à cette occasion, un lecteur a demandé quel bénéfice moral on pouvait retirer de l’écriture. Belle question et pas de réponse convenue : je ne sais pas de trop et si je réponds à cette question, c’est peut-être fini du désir d’écrire. Mais on peut s’approcher de la réponse, cerner cette moralité, non pas au sens de vertu, probité – ce serait prétentieux – mais au synonyme d’honnêteté. Je ne boude pas le plaisir d’être parfois mis en lumière, celui de voir un livre apprécié par la critique mais pour autant, je n’ai aucun ego, je n’en retire aucune flatterie, juste un bonheur libre et désintéressé. Rien d’extraordinaire, l’histoire d’un type heureux, joyeux j’espère, comme ce moment où une lectrice de Feuilles de route m’aborde : ça c’est fantastique, j’ai toujours l’impression que personne ne lit ces pages numériques, c’est plutôt drôle. Un petit bonjour donc si vous lisez ces lignes et aussi bonjour à la famille Didion au grand complet ! J'ai eu grand plaisir à rencontrer, ici des voisins, là d'anciens collègues, camarades de classe, connaissances diverses : vous ne seriez pas le frère de ? En route pour de prochaines aventures : ce sera Manosque le week-end prochain.
(22/09/2010)

 

C’est l’histoire d’une camionnette d’entreprise qui se gare entre des poids lourds.
C’est l’histoire d’un boxeur aux bras maigres devant des armoires à glace.
C’est l’histoire d’un type qui bégaie devant des parleurs habitués.
C’est l’histoire d’un moineau gris devant d’exotiques oiseaux au beau plumage.
C’est l’histoire d’une midinette devant un collier de perles.
C’est l’histoire millénaire du populaire devant la bourgeoisie ou la noblesse.
C’est l’histoire éternelle de la province contre Paris.
J’ai garé mon tracteur, attaché mon troupeau de vaches, j’ai l’intuition des étoiles, je suis Rimbaud l’ardennais aux grosses mains rougeaudes : Paris (au mois d’août et après), me voici !
(15/09/2010)

Goncourt, Wepler : être dans les deux sélections. Une grande, grande fierté. Alors bien sûr tout se bouscule et encore plus dans ma tête. A peine le temps d'écrire ces lignes et déjà en route vers de nouvelle aventures, mon vieux Milou, comme dirait Tintin. Demain, c'est le boulot d'abord - si j'écris sur le travail, qu'au moins je ne coupe pas mon inspiration - et sans doute les appels, le monde de l'édition qui bouge, sollicite. Tant mieux, je suis fait pour, petit Poucet qui sême des livres, je boxe dans la catégorie poids plume des écrivains : tout est dans le jeu de jambes. Demain donc, quelles surprises encore ?
(07/09/2010)

Aiguilles. Retour. Aiguilles enfoncées dans les yeux du lecteur. Aux mots. Et celle qui traverse le cœur. Sauvages. Les mains aussi qui tournent les pages choisissent les livres : aiguilles dedans. Poupée de chiffons pour un acte vaudou : ceci est un message subliminal. Lecteur : cours à la Fnac, dans ta librairie, dans ta province, chevauche Paris. Lecteur = woodoo child. Retour. Et pénètre dans le magasin, l’officine, la cathédrale. Aux mots. Et trouve le rayon des nouveautés. Sauvages. Et dérange les vendeurs, le patron, le cerbère à la porte. Cherche, cherche, cherche. Retour. Aiguille dans tes yeux pour que tu voies. Aux mots. Secoue les rayons, disperse les volumes, renverse les étagères. Sauvages. Aiguilles dans ton cœur. Demande, demande demande, hurle, fais-toi entendre : Enfin, enfin, (voix haletante, aiguilles dans tes mains tendues, tremblantes) : comment se fesse ? Pourquoi courge ? comment est-il possible de trouver Retour aux mots sauvages, je veux le livre dont on parle tant, auteur à la cinquantaine douce (si, si, on le dit ici). Je veux le livre. je le veux, je le veux, je le veux. Se rouler par terre, pleurer, gémir, jusqu’à ressortir avec le petit carré de feuilles fraîches, la prose vivifiante, le papier qui respecte l’environnement, l’odeur suave de colle, les quelques centaines de grammes tenus encore tremblant à bout de bras. Plus tard, s’installer : lit, canapé, fauteuil, tabouret, hamac, margelle de puis, banc moussu, carré d’herbe ; ce sera un soir, une nuit, un matin, un midi. Ouvrir le livre et commencer… Non pas tout de suite, soupeser, feuilleter, retarder, lire le titre (Retour aux mots sauvages) l’auteur (Thierry Beinstingel), l’éditeur (Fayard), caresser le grain de la couverture, admirer la photographie (de Stéphane Barbery). Lentement, tourner les premières pages, rappel du titre, de l’auteur, prendre le temps de bien lire la longue citation de Proust. S’arrêter, soupirer. Reposer le livre. Respirer un grand coup et enfin arriver à la page du chapitre 1.
(28/08/2010)

C’est Anne-Marie qui se souvient avec émotion avoir accueilli Bernard Giraudeau dans sa Librairie des Halles à Niort et celui-ci, modeste, affirmant à propos de lui : non, pas écrivain, juste raconteur d'histoires… C’est drôle la manière dont le vocable d’écrivain est placé à part. Je me souviens aussi d’une intervention de Michel Chailloux, refusant également le terme. Sans doute qu’écrivain, ça fait trop stèle funéraire, gravé dans le marbre, page de dictionnaire, écrivain français, une sorte de sacralisation. Je n’ai jamais ressenti cet aspect et, sans honte, je m’affuble de la dénomination au sens de mon vieux Petit Larousse à couverture verte, héritage de ma belle-mère, édition 1967 : homme ou femme qui compose des livres. Rien d’autre pour moi, pas d’égo, juste le poids d’une auréole un peu pataude, un rôle de composition donc : s’asseoir à un bureau et aligner les mots sur des pixels fuyants d’ordinateur, simple plume d’oie moderne mais le moine copiste reste le même, toute une mécanique du corps et l’esprit. Et peut-être que l’étymologie trop visible entre le scribe antique et l’écrivain aide à l’assimilation du mot. Le lien semble direct, en tout cas, plus évident, me semble-t-il, qu’avec l’appellation d’auteur, plus floue, aérienne, distancée, auctor, celui qui accroît, qui fonde, augere en sens latin, déjà si proche de agere, celui qui agit, l’acteur : retour à Bernard Giraudeau. Or, l’action d’écrire est minime, des tropismes à la Sarraute, l’étrange assemblage de pensées minuscules, à peine formulées dans le tremblement du bras, mots incertains même au bout de la plume ou du clavier. Lit-tes-ratures. Littérature, ma vie. Alors oui, écrivain dans ce geste mystérieux m’est plus familier. L’auteur, par comparaison, pourrait être celui qui écrit dans une plus grande conscience : il agit, prend de la hauteur aussi tandis que je reste à plat dans mon CV : Courbé (Coulé) dans le Verbe. Cela explique un peu ma difficulté à évoquer mes livres et je le mesure en ce moment de parution. Je ne suis pas un raconteur de mes histoires, cela ne m’est pas naturel. Un autre terme vient me compléter si besoin : allez, va, je veux bien être romancier, si cet accoutrement me dédouane d’une justification de fiction. Bien sûr qu’Éric, Maryse, Robert et Roland, personnages de Retour aux mots sauvages sont inventés et comment ils s’imbriquent dans les paysages rêvés, fantasmés, vécus, existants. Et j’écris ces lignes exactement au même endroit, sur le même clavier d’ordinateur, avec les mêmes deux doigts pour les taper de manière sonore ce qui me donne l’allure d’un fonctionnaire de police. Au bout du compte, que ce soit ce paragraphe rédigé en une demi-heure ou le dernier roman façonné durant quatre-vingts jours, le résultat est le même : j’ai ouvert un espace de temps dans une sorte d’autre dimension, à peine une minute pour lire ce qui précède ou deux heures pour les trois cents pages de Retour aux mots sauvages. Ce pouvoir de création de lecture et de temps est enivrant, reproductible et capable de faire varier cette liberté d’une seconde à l’infini. Ce portrait de l’écrivain en fabriquant d’éternité est encore la définition qui me semble la plus séduisante.
(30/07/2010)


La pauvre : elle est fonctionnaire, donc de la race des nantis comme on disait autrefois pour attiser ce vieux conflit entre privé et public qui n’a jamais cessé depuis. Le nanti, muni de son statut, est soumis à un devoir de réserve et c’est là que le bât blesse : cette fonctionnaire a enfreint la règle. Elle a publié un livre, tenu un blog sur les abus de pouvoir des petits nobliaux de province, le gâchis d’une petite capitale régionale dans laquelle elle tentait d’exercer son métier. Rien de bien nouveau : nous avons tous en tête des exemples qui nous énervent car il s’agit tout de même de notre argent de contribuables. Mais de là à le dire et ici à l’écrire, il y a un pas à franchir : cet aura est peut-être un des seuls avantages qui subsiste à la chose écrite et c’est même pour cela que les romans, par essence inventés, garantissent encore une maigre barrière. Sans doute n’avait-elle pas opté pour la discrétion du genre, mais elle avait pourtant pris des précautions : son nom n’apparaissait pas, ni celui de son employeur. Elle avait choisit le registre du pamphlet et de la satyre comme beaucoup de romans traitant du monde du travail. Il n’y avait pas de risques a priori. Dans ce même registre de la comédie humaine, il faut remonter six ans auparavant pour la dernière affaire dans laquelle une employée avait été inquiétée par son employeur (Corinne Meier, Bonjour paresse) mais il me semble que l’auteur avait explicitement cité son entreprise dans la quatrième de couverture. Ici le cas est différent : l’administration sur la sellette a diligenté une enquête pour identifier l’auteur et a réclamé la peine disproportionnée de la révocation. Nous avons donc franchi un pas. Autrefois, au siècle dernier, dans les années trente à cinquante, aux belles heures de la littérature prolétarienne, la société se glorifiait que les ouvriers puissent écrire et sans doute que les avancées sociales ont bénéficié de ces réflexions. Maintenant, on ne tolère plus la moindre critique, pire, on traque ceux qui les émettent. Il y a assurément un danger très grand à laisser s’installer ce type de dérive autoritaire.
(21/07/2010)

 

Voilà : Retour aux mots sauvages (RMS pour faire court, de la même manière que j’ai pris l’habitude de nommer PPPP pour Paysage et portrait en pied de poule) est lancé. On en parle ici (et c’est une grande fierté), quelques articles sont déjà tombés, d’autres s’annoncent et des rencontres sont prévues comme celle du Livre sur la place à Nancy à mi-septembre. Il est temps de constituer un dossier comme à chaque parution : par exemple les notes de ce site en marge cette écriture qui fut rapide sont regroupées dans un Making off. Il y a aussi une page de présentation du livre, ce que ça raconte et de qui vient la très belle illustration de couverture. Enfin, une rubrique qui ne demande qu’à s’étoffer : articles, presse, réactions. Et sans oublier l’essentiel, Retour aux mots sauvages sera disponible en librairie le 25 août 2010. Il paraît que certains libraires prévoient un lancement à minuit et que d’autres ont commandé des barrières de sécurité pour canaliser les acheteurs.
(11/07/2010)

 

Quelques occurrences sur la musique dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust :
"Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'Art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés."
" La musique, bien différente en cela de la société d’Albertine, m’aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau : la variété que j’avais en vain cherchée dans la vie, dans le voyage, dont pourtant la nostalgie m’était donnée par ce flot sonore qui faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées. Diversité double. Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la lumière, l’harmonie d’un Wagner, la couleur d’un Elstir nous permettent de connaître cette essence qualitative des sensations d’un autre où l’amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer."
" L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie—il ne savait lui-même—qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables,—si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier."
"Quand vous avez fini un solo de violon, avez-vous jamais vu chez moi qu’on vous récompensât d’un pet, au lieu d’un applaudissement frénétique ou d’un silence plus éloquent encore parce qu’il est fait de la peur de ne pouvoir retenir, non ce que votre fiancée nous prodigue, mais le sanglot que vous avez amené au bord des lèvres ? "
" Si je ne compris pas la Sonate je fus ravi d’entendre jouer Mme Swann. Son toucher me paraissait, comme son peignoir, comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux, comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la raison peut analyser le talent. «N’est-ce pas que c’est beau cette Sonate de Vinteuil ? me dit Swann. Le moment où il fait nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la fraîcheur. Avouez que c’est bien joli; il y a là tout le côté statique du clair de lune, qui est le côté essentiel. Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger. C’est cela qui est si bien peint dans cette petite phrase, c’est le bois de Boulogne tombé en catalepsie "
"J’ai souvent entendu dire que la musique ne pouvait pas se vanter de traduire quoi que ce soit avec certitude, comme fait la parole ou la peinture. Cela est vrai dans une certaine proportion, mais n’est pas tout à fait vrai. Elle traduit à sa manière, et par les moyens qui lui sont propres. Dans la musique, comme dans la peinture et même dans la parole écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune complétée par l’imagination de l’auditeur."
" Il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique, non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il « entendait » et projetait hors de lui l’univers. Cette qualité inconnue d’un monde unique, et qu’aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu’est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le contenu de l’œuvre elle-même. « Même en littérature ? me demandait Albertine. – Même en littérature."
" Sous l’action des innombrables névralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurin avait pris des proportions énormes, comme les membres qu’un rhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux belles sphères brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellement l’Harmonie, rejetaient, de chaque côté, des mèches argentées, et proclamaient, pour le compte de la Patronne, sans que celle-ci eût besoin de parler: «Je sais ce qui m’attend ce soir.» Ses traits ne prenaient plus la peine de formuler successivement des impressions esthétiques trop fortes, car ils étaient eux-mêmes comme leur expression permanente dans un visage ravagé et superbe. Cette attitude de résignation aux souffrances toujours prochaines infligées par le Beau, et du courage qu’il y avait eu à mettre une robe quand on relevait à peine de la dernière sonate, faisait que Mme Verdurin, même pour écouter la plus cruelle musique, gardait un visage dédaigneusement impassible et se cachait même pour avaler les deux cuillerées d’aspirine."

(25/06/2010)

 

J’ai été invité à présenter mon futur livre à la BNF. Bonne nouvelle pour ma future fiction donc. Cela se passait dans le grand amphi, devant 400 libraires et bibliothécaires. Ce fut un très beau moment pour moi. En premier lieu parce que c’est bien les libraires qui défendent les livres et que ceux qui m’avaient invités sont, comme la plupart d’ailleurs, issus de petites officines qu’ils ont eux-mêmes créées. J’ai parfois été déçu par certains vendeurs de grandes enseignes, on pouvait les imaginer vendre des boîtes de petits pois avec la même conviction molle. Mais très souvent, le commerçant, dans le sens noble du terme, se révèle à vous comme un passionné, toujours en mouvement comme s’il était l’héritier des colporteurs. Tout en discutant avec vous, il arrange un livre mal présenté ou déplace une pile. Enfant, j’entrais dans les librairies comme dans des cathédrales. J’étais plutôt timide et le libraire m’apparaissait comme une sorte d’officiant plutôt dévolu à vérifier que je n’abîme pas ses fragiles reliques de papier. J’ai bien entendu changé. Nombreux sont les libraires qui m’ont marqués, Anne Marie au Sandales d’Empédocle et maintenant à Niort, Madame Alinéa à Langres trop tôt disparue (note d’étonnement du 24/02/2010) et bien entendu François, l’excellent libraire de ma ville et qui possède sans doute une des officines la mieux nommée L’Attente l’oubli. J’y rajoute Guerlin Martin à Châlons, La Belle image à Reims, Rimbaud à Charleville (forcément…), Les Passeurs de textes à Troyes, L’Univers du livre à Beauvais, Martelle à Amiens. J’en oublie certainement beaucoup dans ce grand Est et je ne compte pas les rayons des grandes surfaces dévolues ou non à la culture. Ah ! feuilleter un peu de Claude Simon alors que le haut-parleur du supermarché vous rappelle la promotion du jour au rayon charcuterie ! A l’occasion d’un déplacement professionnel je n’aime rien tant que de m’échapper une heure du travail pour assouvir l’irrépressible envie d’acheter un livre. Souvenir du Journal de Patrick Manchette à Beauvais, plus récemment La Centrale d’Élisabeth Filhol à Châlons, quelques Beckett ou Duras ça et là. Tant qu’il y aura des acheteurs compulsifs de livres comme moi, il demeurera vain de placer dos à dos l’édition numérique et l’édition traditionnelle, les deux, bien entendu, se complètent et doivent faire bon ménage. Je m’aperçois que, finalement, je ne connais que peu de librairies parisiennes, du moins, celle qui ne font pas partie des consortiums Gibert ou FNAC. Pourtant il est rare que mes escapades à Paris ne me conduisent pas dans ces lieux de perdition pour mon porte monnaie et les rayons surchargés de ma bibliothèque doivent beaucoup à ces virées dans la capitale. Je passe aussi des heures à La Hune ou dans d’autres officines du boulevard Saint Germain, toutes magnifiquement pourvues avec toutefois le sentiment de l’étranger en balade. Car ceci nous éloigne du propos de cet article, la bienfaisante rencontre entre le client au sens noble du terme et le non moins noble colporteur et sa boutique ambulante. Avez-vous lu le dernier Proust, me dit-il ? La littérature à cette magie de l’immortalité et par un tour de passe-passe, on se retrouve Gros Jean comme devant, ainsi que Perrette et le pot au lait, avec un livre écrit un siècle auparavant et qu’on dévore comme la dernière des nouveautés. Merci donc à tous les libraires de bien vouloir partager cette diablerie de la lecture avec moi.
(16/06/2010)

 

J’ai reçu un avis pour Colissimo. Je suis allé à la Poste. Belle journée, un samedi matin, une place juste à côté et deux personnes attablées à la terrasse d’un café qui me regardaient effectuer mon créneau avec la petite voiture, son toit ouvrant ouvert et le soleil entrant à flots dedans. Belle journée. Alors le colis : une jeune employée souriante remonte la file d’attente pour aider ses collègues et, devant mon avis d’absence, ça je peux faire ! Donner alors la pièce d’identité, attendre et recevoir l’enveloppe kraft. On devine que c’est un livre. De suite on pense à l’envoi d’un auteur qu’on connaît, un service de presse. Ça arrive rarement mais à chaque fois, grande joie de savoir que le dit auteur a pensé à moi. Je prends le paquet, sort. Soleil toujours sur les trottoirs. En face, la petite voiture et derrière toujours les deux consommateurs attablés dans la farniente du samedi matin. Alors, juste avant de traverser, enfiler la clé de la voiture dans un coin de l’enveloppe Kraft, déchirer le papier et sortir le livre. Le mien ! Presque déçu du coup qu’aucun autre auteur n’ait pensé à m’envoyer un livre. Le mien, je le connais. Occupe toutes mes pensées et mêmes si les choses se précipitent, déjà un rendez-vous et déjà le service de presse dans deux jours. Ça aurait pu attendre lundi, j’aurais découvert mon livre, le huitième. La voiture maintenant, revenir. Décharger les commissions faites auparavant et le fils qui aide : ah, tu as ton livre ! Et remontant précipitamment l’escalier avec le bouquin pour le montrer à sa sœur, me laissant avec toutes les commissions à prendre. Oui, le livre donc. Ils auraient pu attendre lundi mais en même temps, ce plaisir qui s’installe : le livre, le huitième, objet de toutes les attentions du moment. Ce sera mon exemplaire. J’ai toujours pris un soin maniaque de choisir mon exemplaire. Jusqu’à présent, j’ai toujours découvert les autres livres à l’occasion du service de presse : alors la profusion d’une palette érigée sur la table. En prendre un exemplaire, le premier, lire son nom, le feuilleter le soupeser, la joie. Et faire de ce premier exemplaire touché, l’exemplaire à jamais, celui qui rejoint le coin gauche de mon bureau. Donc, le dernier, posé au-dessus de la pile et la pile dressée par ordre chronologique, le premier (La Réserve, de mai 2000) directement sur le bois de merisier du bureau. La pile, exactement seize centimètres de haut. Plus tard dans la journée je dirais à mon fils : regarde, je ne peux plus les prendre dans une seule main – en fait si, mais les phalanges tendues au maximum, un équilibre instable, les saisir mais pas les porter. Et tiens combien ça pèse ? Exactement 2kg 700 grammes, 1914 pages au total comptées à la volée, sorties de mon imagination. Et le dernier, celui à paraître en septembre, à nul autre pareil jusqu’au prochain qui le remplacera, le dernier, récupéré à la poste, pris par le fils, montré, posé sur la pile, repris par moi cette fois pour aller dehors – pas trop le temps mais juste un instant – s’asseoir sur le fauteuil de jardin, tiré un peu à l’ombre, il fait si chaud déjà. Et retourner le livre, sa blancheur mate, les pages éblouissantes sous le soleil. Lire un peu, les premières pages, les mentions, la page de titre, la longue phrase de Proust en épigraphe, le premier chapitre. Puis revenir à la maison, poser à nouveau le livre sur le sommet de la pile. Puis le bricolage à faire : deux appliques à fixer dans le nouveau studio. Elle arrive de son travail quand je finis. Le chou aux saucisses de Morteau que j’ai mis à mijoter depuis le matin est prêt mais il y a deux ou trois fruits à aller chercher, donc elle repart avec les deux enfants. Je reste et je reprends le livre à nouveau dans le bureau, juste quelques pages de plus, calé dans le petit fauteuil rose de la pièce puis le reposer à nouveau, descendre les assiettes et les couverts sur la table sur la terrasse en attendant qu’ils reviennent. Remonter pour remuer une dernière fois le chou, mettre les knacks à chauffer. Le beau-père qui arrive. Sa lourdeur dans les jambes. Il fait vraiment chaud aujourd’hui. Il reste dans la fraîcheur de la cuisine à lire le journal. Redescendre et dresser la table sur la terrasse en attendant qu’ils reviennent. Et revenir dans le bureau, prendre le livre sur la pile, les lunettes de soleil, cette fois torse nu au soleil, parcourir jusqu’au chapitre cinq. Le signe par la fenêtre, on est revenu. Le déjeuner, le café, la chaleur. Puis se changer, troquer short et tee-shirt pour un bermuda long et une chemisette, aller à la foire commerciale dans le parc ombragé pas très loin. En revenir avec une nappe et quatre saucissons. Il est tard déjà, pas fait grand chose, tenter d’avancer un peu sur cette communication universitaire, le fameux doctorat qui avance si peu. Et penser à tout ce qui m’attend, ce livre nouveau, ce qu’il faut en dire, en rêver. Laisser courir d’un trait les heures, repas salade vite préparé, assez tôt parce qu’elle joue du violon dans un concert ce soir. On sait déjà quoi faire pour la soirée à venir, vite la vaisselle, arroser les plantes et redescendre dans le bureau saisir à nouveau le livre sur la pile, aller dans le jardin maintenant à l’ombre du soir, lire, lire, lire à partir du chapitre six et parcourir rapidement moitié peut-être du roman. Des merles dans le crépuscule et moi, allongé sur le fauteuil de jardin, lisant mon propre livre, regardant se débattre le personnage principal dans mon histoire, inventée, sortie de ma tête. M’apparaît alors enfin que lui, ce personnage principal, tout l’univers qu’il trimbale, palpable, tangible, lui, le personnage principal me semble pour la première fois doué d’une épaisseur plus grande à force de mes relectures. Décide donc sur le champ d’écrire cela en note de lecture. Fait en une demi-heure, ce samedi soir, sans aucune retouche à ce texte. Voilà, le personnage principal s’est épaissi. Il existe. Entre temps la nuit est tombée.
(10/06/2010)
 

« La course est haletante. Il force sur les muscles, il insiste sur le souffle. Les bras se déplacent comme des leviers de locomotive. Ses poings agrippent l’air, tentent de le tirer derrière lui et d’avancer plus vite encore. L’eau calme du canal, paysage habituel des entraînements, est aujourd’hui absente, sa tranquillité horizontale est remplacée par un mur fuyant, coloré, tapageur. Des spectateurs indiscrets et frénétiques s’agglutinent par paquets derrière des barrières de sécurité. Par moment, dans le repos d’une rue déserte, on entend juste le martèlement des foulées, la respiration de forge du ruban des coureurs. Puis les cris reprennent. Ici c’est une famille qui encourage un participant, lequel répond avec force signes. Là c’est un entraîneur, chronomètre à la main, qui hurle des mots incompréhensibles. Les foulées, jusqu’à présent contrôlées, s’emballent au rythme d’une cavalcade qui l’enserre de tous côtés et accélère sans cesse. A sa gauche un grand type le dépasse, suivi de deux autres plus petits dans son sillage. Il rattrape devant lui un coureur en maillot orange, fait un écart et le double en accélérant encore. Le sang cogne à ses oreilles. Les cris des spectateurs derrière les barrières se font plus pressants. On entend des prénoms, des applaudissements. L’angle de la rue révèle un faux plat qui tire douloureusement les mollets et coupe la respiration. On le dépasse encore. Il résiste, tente de modifier le rythme de l’air qui pénètre en lui : expirer profondément, inspirer vite et avec force. »
Cet extrait raconte exactement la course à laquelle j’ai participé récemment. Il débute le dernier chapitre du livre à paraître (p. 291-292). Écrit en février de cette année, il précède la réalité d’un peu plus de trois mois. C’était à mon sens la première fois où j’écrivais par anticipation un évènement dont je savais qu’il allait se dérouler et auquel j’espérais participer. En réalité, toute l’écriture du livre, les réflexions d’avant, les corrections des épreuves auront été marquées par les séances d’entraînement étroitement mêlées à mon quotidien. On en retrouve aussi des traces émaillées dans le récit mais elles auront été écrites d’après des impressions vécues et non par anticipation, comme c’est le cas pour l’extrait ci-dessus. Par exemple, la sensation des bruits de la course, devenus familiers : « […] il part courir avec seul les bruits du dehors qui lui parviennent, une annonce de train sur les quais de la gare, un peu de circulation au rond-point, enfin le calme du canal, quelques oiseaux et, dans les trous du silence, les chocs réguliers des chaussures, claquements mats sur le goudron, crissement du gravier sur les trottoirs, chocs plus mous sur le sentier de halage, la respiration en métronome. » (p.144)
Courir est finalement une manière de réfléchir à l’écriture et c’est aussi une allégorie particulièrement juste de la littérature, des phases «d’inspiration », de restitution, donc d’expiration, tout ce qui rythme le travail au long court d’un roman. Pour autant, cette facette sportive, les extraits présentés, ne représentent que très peu de choses dans la vie du personnage principal auquel il s’adresse et que j’ai inventé. Mais c’est pour lui une manière de se reconstituer, de se retrouver et de s'agglomérer à nouveau au fil d’une intrigue qui le bouscule. Au moment où faisait rage le débat sur l’identité nationale, il me semblait que l’unisson autour de l’invariant d’un corps humain scandé par le souffle de la course prenait une valeur symbolique nouvelle. C’est pourquoi ces brèves parenthèses sont des détails indispensables, indissociables dans l'écriture de mon livre.
(02/06/2010)

 

C’est un mail du professeur qui m’accompagne dans mon doctorat. Il profite de la surveillance d’une session d’examens pour me demander quelques nouvelles sur ce projet. Il est vrai que la régularité qui était de mise pendant les cinq premières années de Lettres modernes a fait place à l’idée monolithique d’une thèse, dûment déposée, et que les arcanes de l’Éducation nationale ne me permettront pas de finaliser avant trois ans. L’étudiant tardif que je suis se trouve ainsi comme face à un désert de sable. Où aller ? Quelle direction prendre ? Mais il y a des étapes prévues : d’abord un travail universitaire à soumettre pour fin septembre pour un recueil collectif sur la littérature du travail. Car si le sujet de ma thèse est beaucoup moins raccourci que cette vague locution de littérature du travail, c’est sous ce vocable que j’ai pris l’habitude de nommer mes recherches. Le premier réflexe est de répondre que non, finalement, je n’ai pas encore fait grand-chose. Les bricolages divers de la maison familiale m’ont fortement accaparé depuis décembre et ce n’est pas fini. Mais à la réflexion, il me semble que j’avance quand même. Je me tiens au courant du panorama de la littérature du travail et les récentes publications de Delphine Le Vigan (Les Heures souterraines en note de lecture du 23/04/2010) et d’Elisabeth Filhol (voir La Centrale, cette semaine) donnent un regard nouveau à mes études qui touchent à l’extrême contemporain. Car c’est bien là la difficulté de mes recherches : pister dans l’actualité littéraire la plus récente, ce qui fait sens à cette littérature du travail, tenter de déterminer quelles seront les orientations. Plus facile à dire qu’à faire : il faut deviner les impasses d’un texte trop visible mais également repérer dans le magma de la diffusion le texte publié discrètement, mais novateur et magistral. L’université ignore souvent les écritures les plus actuelles et, quand elle les repère, elle s’attache aux formes les plus caricaturales : pour faire court, hormis le rap et le slam, pas grand-chose de nouveau. Peu nombreux sont donc les universitaires qui s’y risquent. Citons toutefois Dominique Viart et son indispensable manuel La Littérature française au présent. Inquiet d’avoir pris du retard depuis quelques mois, j’ai récemment fait le tour des moteurs de recherche sur le sujet. En réalité, rien qui puisse m’intéresser n’a été produit. Les seules études que j’avais loupées concernent un colloque où on évoque encore et toujours Zola et aucun contemporain ! Or, conscient qu’il se passe tout de même quelque chose de ce côté-là, ou peut-être à cause de l’influence des cultural studies, on trouve de plus en plus d’incursions sur la représentation du travail dans la littérature française, c’est même le titre d’un devoir demandé à un étudiant, lequel cherchait vainement quelques repères. Là encore, on lui a répondu encore et toujours le Réalisme du XIX° et, parmi les contemporains, tout de même François Bon, Leslie Kaplan et Robert Linhart. Mais leurs livres (respectivement, Sortie d’usine, L’excès l’usine et L’Etabli), qui datent de vingt-huit ou trente ans, ont déjà été abondamment étudiés et comparés. En réalité, c’est comme si tout avait déjà été dit : à savoir que oui, on peut écrire un roman sur le travail et que c’est un sujet comme un autre. Ajoutons comme poncifs l’indéboulonnable « souffrance au travail », héritage de la littérature prolétarienne et la boucle est bouclée : aucun écrivain ne peut se prévaloir d’écrire sur un tel sujet sans être taxé d’une approche sociologique, dénonciatrice du libéralisme. Très réducteur, donc. C’est un peu comme si, pour le sujet le plus usité du monde, on voulait éternellement restreindre chaque histoire d’amour qui paraît à travers le filtre de Madame Bovary.
(28/05/2010)

 

A l'occasion de sa disparition, il n'est pas facile de dresser la  biographie d'une vie si longue et si riche. Que choisir ? Que dire ?
Jean Robinet, mobilisé en 1939, est fait prisonnier comme tant d’autres à la suite de la drôle de guerre. Déporté en Silésie, il y fait la connaissance de René de Obaldia et trouve le réconfort dans l’écriture clandestine du groupe littéraire qu’ils fondent « l’autre silence ». Fils de paysan franc-comtois, attaché aux travaux de la terre mais ainsi exilé, il chante les chevaux qui l’ont aidé dans Compagnons de labour, manuscrit qu’il fait parvenir en France, rédigé sur du papier d’emballage. A son retour de captivité, il a la surprise de voir son livre édité en 1946 par Flammarion. Cette notoriété ne le trouble pas : il a sa vie à bâtir, une jeune épouse ; il désire une famille et élèvera ainsi sept enfants. Il fait l’acquisition d’une ferme abandonnée de dix hectares dans le sud de la Haute-Marne, reprend en main les terres, retrouve les chevaux mais adopte la mécanisation toute nouvelle. Dans cette vie bien remplie, on le sollicite toutefois d’écrire à nouveau, de ne pas renoncer à son talent. Il récidive avec L’autodidacte en 1955. On pense à lui pour le Goncourt, on lui demande de rencontrer André Billy, président de l’académie (un proche de Paul Léautaud également) mais ce tourbillon littéraire l’effraye : il tient à sa campagne et à la vie qu’il a bâtie de ses mains. Commence alors une double vie, celle du paysan et celle de l’auteur. Il ne peut en effet refuser toutes les sollicitations littéraires et l’envie d’écrire est forte. A la fin des années cinquante, il écrit des chroniques paysannes dans La Haute-Marne libérée, puis dans Le Républicain lorrain. Ainsi, pendant soixante ans, il ne loupera pas un seul de ces rendez-vous hebdomadaires sous le pseudonyme de Jean Fermier, sauf, ces cinq derniers mois, trop affaibli. Combien d’entre nous, comme moi, ont ainsi commencé, chaque dimanche, la lecture du journal par sa chronique, intitulée « rustique ». Parallèlement à ces rendez-vous journalistiques, il a composé une œuvre forte d’une trentaine de livres, puisant son inspiration dans le monde paysan. Porte parole des agriculteurs, il a écrit Les Paysans parlent et Paysans d’Europe en 1970 et 1973 mais a surtout fondé l’Association Internationale des Ecrivains-paysans en 1972. Il est aussi co-fondateur de l’Association des écrivains haut-marnais et c’est ainsi que je l’ai connu à partir de 1998. Cité dans l’Anthologie consacrée à la littérature prolétarienne de Michel Ragon, c’est également cet écrivain qui réédite Compagnons de labour, mais aussi La Vie d’un simple d’Émile Guillaumin et Petite Chronique de la boue de Marius Noguez dans un seul recueil intitulé Paroles de Paysans. Jean Robinet fût sans doute le paysan le plus discret mais le plus célébré en France. Une place porte son nom à Villegusien et une exposition itinérante, La plume et la charrue, a circulé il y a quelques années. Remise au goût du jour et agrémentée d’un film, elle a été représentée en 2009 à la Médiathèque Bernard Dimey à Nogent. Trop affaibli et se remettant à peine d’une grippe, Jean Robinet n’avait pu assister à son inauguration qui eut lieu en présence de René de Obaldia, devenu académicien et nonagénaire également, lequel a tenu à aller saluer chez lui son ancien compagnon de captivité. C’était mon chant du cygne, se plaisait à répéter Jean, à propos de cette très belle exposition. Pressentiment de sa fin proche ? Je reprend le très bel hommage que lui donne Yvon Lallemand, artiste peintre et auteur, et qui fût président de l’Association des écrivains de Haute-Marne : « Terre protège le : il t'a tant aimée ». Et merci, Jean, pour ce que tu m'as apporté.
(20/05/2010)

 

Suite de mes aventures éditoriales : voici la réunion des représentants. A chaque fois j’ai toujours beaucoup tenu à assister à la présentation de mon futur livre. Une amie, également auteur, que j’ai eue la joie de visiter le même jour, me faisait part de sa parfaite indifférence à ce qui doit resté selon elle, du domaine exclusif de l’édition, réduite alors au commerce des livres. J’ai toujours eu du mal à partager cet avis même si je comprends ses arguments puristes du genre, mettre en regard la création inestimable de la littérature et sa réduction à des aspects marchands. D’autant plus que, dans la plupart des cas, l’auteur est généralement le moins bien loti dans la redistribution des subsides. Éternel combat de celui qui fournit la matière première – le producteur de tomates, disait-elle pour argumenter son raisonnement. En face, je lui répondais avoir toujours ressenti depuis la première parution – il y a dix ans déjà – l’impression d’un travail d’équipe dans lequel il m’est difficile de bâtir une hiérarchie entre l’éditeur, l’assistant, l’attaché de presse, le manutentionnaire. Que mes livres fassent vivre le plus grand nombre de ces métiers, après tout, cela me satisfait et je réserve le même respect à chacun de ces métiers. L’argent ne m’intéresse pas : j’exerce un autre métier pour vivre et c’est un choix qui jusque là m’a permis de mener de front cette activité de la manière la plus libre qui soit. Je n’attache aucune couronne de lauriers à la pratique de la littérature et la récente visite de la chambre de Marcel Proust au musée Carnavalet aurait fini d’ailleurs par achever le mythe, si toutefois il avait existé. A ceux qui pensent encore que les lettres procèdent d’une substance créatrice divine, je leur conseille d’imaginer le petit Marcel, bonnet de nuit sur la tête, recroquevillé dans son lit et écrivant néanmoins quelques milliers des plus belles pages jamais écrites. La création, malgré sa magie, n’est jamais pour moi qu’une faculté bien modeste à agencer des mots entre eux – attention, cela n’exclut aucunement la fierté et la prétention de le faire – simplement j’ai toujours eu du mal à mesurer la portée, les prolongements que peuvent avoir une publication. Et les sept livres parus jusqu’ici, leurs ventes modestes, ont forgé une expérience qui ne remet pas en cause mon raisonnement. Ainsi, parler du livre que je viens de commettre est une épreuve difficile pour moi, je suis un très mauvais prescripteur de mes livres. Ils existent, voilà tout. Je les estime sans indifférence et avec tendresse mais également avec étrangeté. D’où le difficile exercice de la réunion des représentants. C’est lors de telles assemblées qu’on expose les futures publications et ici, les livres qui formeront la rentrée littéraire de septembre. J’avais préparé dans le train quelques notes mais, à peine introduit dans la salle, alors que l’éditrice me proposait le choix de commencer d’abord, j’ai eu la présence d’esprit de lui laisser la parole en premier. Et la manière extrêmement brillante avec laquelle elle a introduit mon roman m’a laissé pantois. J’ai refermé alors ma feuille et j’ai improvisé, laissant de large moments d’intervention à l’équipe éditoriale. En réalité, mon argumentaire s’était bâti sur l’intention et le cheminement qui m’avaient conduits à écrire ce livre. Or, en entendant évoquer mon roman d’une manière si différente, beaucoup plus narrative, j’ai réalisé que ce serait ainsi que le lecteur le percevrait : une histoire, une fiction, un personnage principal et d’autres encore que le texte fait exister autour d’une ambiance, d’une intrigue. A la limite, j’aurais également aimé m’installer de manière anonyme dans la salle et observer justement cette présentation, guetter les réactions…etc. Belle leçon pour moi et qui me conforte encore dans l’importance de ce partage avec toute une équipe éditoriale, n’en déplaise aux tenants d’un auteur fort, nimbé d’une aura créatrice.
(14/05/2010)

 

Deuxième épisode de ces deuxièmes épreuves tant attendues. Le facteur a bien entendu profité que je descendais le repas à l'extérieur dans la tonnelle pour arriver et je n'ai pas entendu la sonnette. J'ai foncé en voiture jusqu'au centre de tri où j'ai réussi à récupérer in extremis le paquet avant la fermeture : avantage de vivre en province ! Je ne me suis installé au soleil sur la table de jardin qu'en fin de soirée et je n'ai pu vérifier qu'une centaine de pages sur les 295 que comptera le livre. Les deux tiers restant ont été passées au crible de mon regard acéré le lendemain, dans une chambre d'hôtel à Lille à l'occasion d'un déplacement professionnel. C'est encore un moment magique que ces corrections. Autant il faut vérifier que toutes celles qui ont été validées lors du premier jeu d'épreuves ont été prises en compte dans le deuxième jeu. J'ai rajouté quelques rectifications de dernières minutes, la plupart pour éviter des répétitions. Quelques points de grammaires aussi que le Grevisse a résolu le lendemain(comme cette phrase avec, de mémoire "tout un fatras de lignes téléphoniques " suivi d'un verbe qu'on peut indifféremment conjuguer au singulier ou au pluriel - j'ai préféré le pluriel, plus logique). Au total, il y a eu seulement vingt-cinq pages à revoir avec la maison d'édition alors que la première mouture avait concerné une page sur deux. La difficulté a été de terminer dans la soirée d'hôtel la lecture attentives des 200 pages qui me restaient à voir. J'ai terminé tard mais je tenais à pouvoir proposer le lendemain les corrections à mon éditeur malgré un emploi du temps serré. J'ai profité du temps de midi et j'ai même pu avaler en dix minutes un repas avant de reprendre mon travail nourricier (c'est le cas de le dire). Depuis que j'ai relu ces deux jeux d'épreuves le livre me paraît déjà moins flou, plus accessible. Étrange impression car bien entendu, il n'est ni flou, ni inaccessible mais c'est la sensation que laisse l'amnésie qui m'a séparé de l'instant de sa rédaction jusqu'à aujourd'hui. Amnésie d'autant plus brutale qu'elle a été courte puis qu'en en réalité, il s'est déroulé moins de trois mois puisque j'ai mis le point final le 9 février dernier. Affaire rondement menée comme pour Bestiaire domestique et cet enjeu de rapidité m'apparaît comme un signe d'efficacité de la part de ma maison d'édition. La suite des évènements devrait continuer la semaine prochaine avec la réunion des représentants (et combien il était important d'avoir fini le plus rapidement possible les corrections afin que les épreuves finales puissent être remises aux représentants). Il me reste à préparer cette intervention et à peaufiner un argumentaire. Suite du feuilleton éditorial un peu plus tard...
(04/05/2010)

 

Je suis dans l’attente. Je dois recevoir aujourd’hui le paquet des deuxièmes épreuves. Ce ne sera peut-être pas moins de travail que pour les précédentes, car il faut vérifier pas à pas que chacune des corrections a été prise en compte. Simplement, il n’est plus temps de rectifier en profondeur sauf incompréhension manifeste d’une tournure de phrase ou un de ces passages qui nous heurtent sans qu’on sache vraiment expliquer pourquoi on achoppe en les lisant. En fait, c’est s’enfoncer encore plus dans la réalité du livre que de relire ces deuxièmes épreuves, c’est quitter le manuscrit, glisser vers le produit fini, le livre, celui dont un exemplaire restera sur le bureau et qu’on regardera avec cet air un peu distant comme un gamin trop vite grandi et qui vous échappe. Je n’ai pas toujours participé à cette relecture des deuxièmes épreuves. Pour Bestiaire domestique, par exemple, les corrections étaient minimes et la relecture moins nécessaire, le « bon à tirer » qui suit traditionnellement les deux jeux d’épreuves avait été délégué à l’éditeur presque sans m’en apercevoir. Là, c’est différent puisque nous avons choisi de travailler directement sur épreuves à partir du manuscrit de base parce qu’il n’y avait rien à reprendre au point de vue de la structure. Mais j’avais fourni rapidement le texte et une multitude de coquilles et de scories subsistaient, rendant les deux jeux d’épreuves indispensables. J’attends donc le facteur qui doit passer aujourd’hui. Je suis à la maison et j’aurai un peu de temps. Je me délecte déjà de m’installer sur la table de jardin dans la chaleur de l’après midi et laisser glisser les heures jusqu’à ce que les merles donnent le signal du soir par leurs trilles. La tonnelle est installée depuis quinze jours, il n’y a pas que dans le midi qu’il fait beau et qu’on peut manger sur la terrasse. Tiens c’est une idée, le plat d’endives au jambon que je vais concocter pour mon beau-père et mon épouse sera servi dehors à midi. En réalité, j’ai peu de temps pour relire ces deuxièmes épreuves. La maison d’édition souhaitait faire le point vendredi mais j’ai une fin de semaine fort occupée par le travail nourricier, Amiens et Lille sans possibilité de répit et sans compter les huit heures de trajets aller et retour. Ce sera donc lundi prochain, dernier délai. Avant si j’arrive à dégager quelques heures de nuit sans doute pour ce travail. Il est vrai que le livre doit être recomposé dans sa phase finale après le recollement des dernières corrections, et même si la parution est prévue pour septembre, c’est largement avant l’été qu’il doit être finalisé. Il faut aussi le présenter aux représentants commerciaux de la maison et j’espère que je serai confié à cet exercice qui me ravit à chaque fois. Ainsi s’élabore la cuisine éditoriale, par étapes successives. Hier j’ai découvert avec enthousiasme le projet de couverture. Quelques jours auparavant nous avions réfléchi sur le contenu de la quatrième de couverture, des mentions de biographies. Cette période où le livre se concrétise est vraiment exaltante. Il est 10h30, que fait le facteur ?
(28/04/2010)

 

La semaine dernière, j’exprimais ma joie de recevoir ces premières épreuves. Le choix qui a été fait de travailler à partir de cette première mise en page du livre sous son format le plus abouti m’honore : ça veut dire que le texte se tient bien, pas besoin de corrections fastidieuses, de reprises complètes de chapitres, de remaniements lourds. J’ai évoqué aussi cette bizarre amnésie mais qu’à mon avis bien des auteurs possèdent à la fin d’un texte – la fameuse période de repos du manuscrit – et la joie de recevoir ces premières épreuves correspond bien à celle de se réapproprier le texte. C’est donc ce que j’ai fait toute la semaine dernière : relire page par page les corrections, les suggestions, au besoin rajouter, supprimer, bref, enfiler la cotte de travail et s’atteler à toutes les finitions, le petit coup de papier de verre pour éliminer les scories, une retouche de peinture par là et la fierté puérile d’avoir bâti une suite de mots, de phrases, un roman qui se tient. Plutôt que de renvoyer le manuscrit annoté, nous avions fait le choix de traiter par téléphone. Il a donc bien fallu deux séances d’une heure et demie à deux heures chacune pour reprendre à peu près la moitié des pages que comptera le bouquin. Ça allait d’une simple ambiguïté à lever, une faute, quelques mots à retrancher ou à ajouter à des paragraphes refaits plus longuement. Ceci dit, la tentation est grande de reprendre beaucoup de ce premier jet mais il faut, je crois, résister le plus possible et aborder avec humilité l’ensemble. J’ai accepté toutes les suggestions et les corrections déjà proposées et qui zébraient le texte en rouge et au crayon. Elles sont toujours judicieuses parce que le regard est déjà celui du lecteur mais avec l’angle de l’éditeur, un regard professionnel donc, capable mieux que l’auteur d’apporter la distance nécessaire. D’ailleurs souvent l’auteur n’est pas loin chez l’éditeur, c’est le cas de mon correspondant téléphonique avec qui j’ai repris le texte, auteur de plusieurs livres. C’est donc aussi sa créativité que l’on sollicite, une sorte de non-dit qui s’exprime dans les difficultés du texte, j’avais l’impression de lui demander parfois comment il aurait fait à ma place, comment il s’en serait sorti avec une phrase pareille ou une telle idée à exprimer… C’est un travail d’équipe et cet aspect me plaît énormément.
Chaque texte possède ses tics et ses particularités. Il y a bien entendu les régionalismes, les expressions d’une langue familiale, sociale qui sont parfois en dehors du français compréhensible par le plus grand nombre. Mais il y a aussi pour chaque travail littéraire des particularités. Je me souviens, à la relecture de 1937 Paris-Guernica, avoir été ébahi par le nombre de fois où j’avais utilisé l’expression « en bras de chemise ». a la réflexion, je pense que c’était un moyen inconscient de me raccrocher de cette époque où les photographies montraient que c’était souvent la tenue des ouvriers travaillant en été. Pour le roman qui va paraître, c’est l’expression « hocher la tête », sorte de ponctuation peut-être lorsque je sentais que mes personnages avaient épuisés tous leurs arguments, leurs répliques. Plus important encore a été l’utilisation de « cela » avec sa déclinaison en « tout cela » également. J’ai aussi une explication à cet usage immodéré : j’ai tenté tout au long du texte de varier les angles de vue, aller parfois au précis et au fond des choses et des descriptions, mais aussi m’éloigner et tenter d’apporter un regard d’ensemble. Et c’est, à mon avis, lorsque j’essayais de prendre de la hauteur que j’utilisais ces nombreux « cela », « tout cela ».
La suite viendra avec les secondes épreuves et ce sera l’occasion de vérifier que les corrections ont bien été prises en compte. Après, le texte voguera de sa vie de mots.
(23/04/2010)

 

Premières impressions : c’est le cas de le dire. Le facteur m’a apporté le paquet de feuilles A4 serrées, imprimées, qui forment les premières épreuves du livre à paraître en septembre. Avec l’éditeur, nous avons fait le choix de travailler directement d’après celles-ci sans préparation préalable ou correction de mon fichier. Autant dire qu’elles sont donc abondamment illustrées. En rouge par la correctrice, au crayon par mon éditrice. La correctrice, tout d’abord : plaisir de m’apercevoir que rien n’est laissé au hasard, ni les coquilles de ma citation de Proust, pourtant vérifiée dans la même édition Quarto, ni la suggestion d’une convention pour commencer les dialogues intégrés dans le texte par une majuscule. Vérification faite, la même convention a été adoptée par Claude Simon, on ne saurait mieux faire. Mais si cette correctrice pointilleuse – et c’est tant mieux - note en rouge les maladresses, les coquilles et les fautes (pas tant que ça mais ça suscite à chaque fois un cri d’horreur et la honte au front lorsqu’on laisse passer un pluriel ou une erreur énorme), mon éditrice suggère au crayon de papier quelques améliorations, souvent des ambiguïtés à éclaircir, des lourdeurs à éviter, des répétitions passées inaperçues. J’aime ce travail, savoir que ces deux bonnes fées se penchent avec intérêt sur le berceau d’un livre, au risque que la comparaison soit un peu trop simplette.
L’avantage de travailler avec les premières épreuves est que, de suite, l’aspect du livre lors de sa parution est visible : pagination, police de caractère, format. Cela facilite l’assimilation du livre en tant qu’objet, le détachement ou plutôt la transformation de ce qu’on a bâti au fil des phrases dans un tout cohérent qui se sépare de la pensée par la réalité du papier. Ça fait un peu charabia mais comment dire : on adopte le recul du lecteur et j’adore cette sensation quasi-charnelle, excitante, à la limite de la schizophrénie, dédoublement de la personnalité, quelque chose d’étrange comme une apnée. On retient son souffle. Cette visualisation des premières épreuves est l’occasion de retrouver le cheminement et le souvenir du livre. J’ai déjà souligné qu’à chaque fin de rédaction d’un manuscrit une sorte d’étrange amnésie me prend, parfois au point d’oublier le titre, le contenu, l’histoire, juste reste l’idée du livre, quelque chose d’abstrait mais tous les détails semblent disparaître dans un brouillard opaque. Pour ce roman, ça a été plus brutal encore parce que la rédaction a été très rapide : deux mois et demi de labeur régulier, quotidien, une pensée ininterrompue pour rédiger d’un trait les 300 pages que le livre accusera à sa parution. Si je me réfère à cette même rubrique, à la date du 10/02/2010, je remarquais avoir mis exactement quatre vingt jours pour le rédiger mais j’imaginais une pagination finale de 250 pages. D’ailleurs, aller à la dernière feuille des épreuves et découvrir le nombre total de pages est le premier geste que j’ai effectué en ouvrant l’enveloppe, comme si j’avais besoin d’estimer globalement le poids de ce que j’avais produit : l’expression « embrasser le livre » me semble appropriée.
L’amnésie donc, laisser reposer le livre, comme disent la plupart des éditeurs ou des auteurs, est une phase variable, certains l’estiment à un an mais je pense que, plus que l'évaluation de ce temps de repos, c’est l’existence de cet oubli, de cette amnésie, qui est importante. Oui, j’ai besoin de faire le vide, et brutalement. Après, il faut refaire le chemin avec patience, s’étonner de sa propre écriture, redécouvrir le livre dans un contexte nouveau, trouver pourquoi il est original dans la globalité de ce qui l’anime, de ce qu'on a déjà écrit. Osons dire : le replacer dans l’œuvre qu’on tente de bâtir.
(13/04/2010)

 

Du mal à me remettre à l’écriture. Ou plutôt, disons que ce serait une période d’attente. Le voyage en Syrie a apporté une coupure bénéfique. On ne se rend pas compte combien on s’occupe : week-end et temps libre pour les travaux de la maison, le studio, la réfection EDF, le jardin. Du coup, il ne reste plus d’espace pour caser le projet de doctorat mais toutes les études des dernières années s’étaient effectuées au détriment de l’entretien courant. C’est un juste retour l’occupation des mains à la place de l’esprit, oubli soudain de tout ce qui avait été pensé, rédigé. Le livre à paraître, par exemple, se situe dans ce no man’s land entre l’acceptation enthousiaste de l’éditeur et les épreuves sur lesquelles je devrai travailler dès qu’elles me seront envoyées. Mais il y a aussi tout un travail souterrain qui s’effectue, bribes de pensées incessantes pour que tout ce qui a conduit à ce livre soit replacé dans le contexte global de l’écriture, la pensée en mouvement qui s’efforce d’être cohérente.
Et il y a le livre à venir, le livre d’après qui n’a encore même pas d’existence. Pourtant, je sais que c’est dans le fouillis inconstant de quelques sensations fugitives qu’il s’élabore. Que faire ? Reprendre un vieux manuscrit reposé durant un an et terminer l’histoire ? Se diriger vers d’autres lieux ? Tout se mélange avec les préoccupations du moment, voiture à changer, tracasseries du boulot et du quotidien, la vie quoi. De tout cela il faudrait extirper l’extraordinaire. La difficulté c’est que cet extraordinaire vole souvent au raz des pâquerettes, écrire serait pouvoir filtrer toute la poésie du printemps qui s’annonce.
(07/04/2010)

 

Lire le recueil de photographie de François-Marie Banier, c’est entrer dans un pays de connaissance, l’univers une sorte de grand oncle que le voisinage des livres aurait consacré d’une manière définitive et unilatérale comme faisant définitivement partie de la famille. On oublie presque comme une évidence tout ce qu’on a lu et qui nous a pourtant marqué, Cap au pire, l’Innommable, Mal vu mal dit. On le voit marcher sur une plage à Tanger et revient instantanément en mémoire le poème Dieppe : « encore le dernier reflux / le galet mort / le demi tour puis les pas / vers les vieilles lumières. ». Ou encore, c’est la visite à Ussy qui réapparait, journée de fuite étrange dans une période difficile, va savoir pourquoi on avait atterri là-bas mais la chance était avec : l’ancienne gardienne de la propriété là par hasard et on avait fait le tour du propriétaire, mes propres pas dans les taupinières autrefois foulées par l’écrivain, pas une seule photographie à faire, cependant, à cause de l’imprévu. On se souvient aussi du court mémoire universitaire, rédigé en mai de l’année précédente, intitulé « Le rire de Samuel Beckett dans En attendant Godot et Fin de partie», histoire de montrer que le fameux Nobel savait être drôle. J’ai conservé le texte de cette intervention : voici l’occasion ou jamais de le reproduire dans une page spéciale.
(10/03/2010)
 

C’est un repas de famille. Je l’ai placée à côté de moi. On parle de choses et d’autres, nouvelles de tout un chacun, l’actualité et cela constitue une trame bruyante et gaie. On ne les a pas vus depuis la fin de l’année précédente. Traditionnellement ils partent plusieurs semaines dans ce pays plus chaud à la même époque pour éviter la neige, le froid et ses aléas. Ils ont bien raison : le poids des ans rend plus difficile qu’avant la lutte contre les intempéries. Dans la conversation, elle me glisse qu’elle a moins aimé mon dernier livre (mais ton père oui). Elle ne sait pas trop expliquer. Ça parle de ton enfance, non ? Je fais une moue dubitative parce qu’écrire, ce n’est jamais ce rapport simple, en tout cas, pas pour moi. Et puis on est interrompu, retour à la trame bruyante et gaie. Elle y revient quelques minutes plus tard. Non, je voulais dire que je n’avais pas trop aimé que tu parles de choses qui nous concernent. Qu’on a des taupes dans le jardin, par exemple. Que vont penser les voisins ? J’ai du répondre en minimisant le pouvoir de ma littérature : qui me lit ? Et qui penserait à faire des rapprochements ? Et quelle inconvénient de savoir qu’il y a des taupes chez nous comme dans la plupart des jardins ? On n’évoque plus le sujet du week-end, ce n’est vraiment pas grave et tellement à se dire encore. Mais j’y repense de temps en temps : bien-sûr, les taupes n’y étaient pour rien, juste un prétexte, une manière de protéger l’intimité, quelque chose qu’on sentait menacé, maintenant dit, écrit, donc vrai, gravé dans le marbre avec la cohorte de tout ce que l’on essaie souvent de cacher, d’enjoliver, faits futiles mais qui donnent une cohérence à la pensée, à la vie quotidienne, au domaine privé, quelques mystères, tout juste la distance qui permet de contrôler ce que l’on veut que les autres sachent. On attribue ce pouvoir de révélation à la littérature : tout ce qui est écrit doit être véritable mais la seule vérité n’est contenue que dans l’agencement des mots, tellement de possibilité, tellement d’approximations et de choix à faire que cette représentation ne peut-être qu’erronée. L’écrivain seul connaît cette distance entre écriture et réalité (deux mètres, un câble électrique ou une pelle comme évoqué dans cette même rubrique). Le lecteur ne possède pas la mesure, l’échelle, l’écart, le décalage. Il lit sans cette visibilité et les phrases sont admises comme des faits sincères et authentiques. Si le lecteur est un parfait inconnu, il laisse voguer son imaginaire dans cette absence de repère et peut ainsi fabriquer alors sa propre représentation (c’est ce qui participe au plaisir du texte, dans le sens de Roland Barthes). Si le lecteur vous connaît un peu et croît se reconnaître dans les pages, il ajoute alors une marque, un jalon qui lui permet de découvrir la réalité d’une distance entre ce qu’il croit être la vérité racontée et les mots qu’il a lus. Et c’est bien cette borne qui provoque son trouble, de la même manière que c’est la continuité d’un rocher, d’un mur, d’un tronc d’arbre jusqu’à terre qui anime le vertige. Rimbaud, paraît-il, avait répondu à sa mère, alors qu’elle lui demandait ce que pouvait bien vouloir dire les poèmes d’Une Saison en enfer qu’il s’apprêtait à publier : « Cela veut dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens » et c’est sans doute la meilleure réponse.
(03/03/2010)
 

C’était ce dimanche avec l’habitude prise d’aller courir et combien d’ailleurs cette manie est entrée dans le livre tout juste fini. Entré aussi l’épisode du collègue entrevu l’année précédente, à la même époque d’ailleurs, il était en vélo et j’avais relaté l’épisode en étonnements le 06/02/2009 avant de reprendre l’anecdote dans le chapitre 15, d’évoquer aussi dans le chapitre 17, comment je l’avais revu dans une course populaire (il court aussi, en plus du vélo). Voilà pour le mélange avec la fiction du livre en cours d’achèvement mais ce n’est pas un livre sur le jogging, loin de là, et c’est juste un aspect du personnage principal. Dans la réalité bien tangible, mon collègue se tient debout sur le trottoir avec une pelle à la main. Il a entrepris de boucher les trous que l’hiver a favorisés avec les passages répétés des voitures devant chez lui. Je m’arrête pour discuter et, c’est comme l’année passée, ce que j’ai retranscrit dans le chapitre 15 par « phrases hachées par le souffle encore court ». On discute donc. J’avais gardé aussi le souvenir d’échanges tels que je les avais aussi écrits par « A la rituelle question : et toi ça va le boulot ? Il reste laconique comme il se doit. ». Cette fois-ci, il est plus disert, le collègue, mais plus triste aussi. Oui, il a eu pas mal de problèmes dans le boulot. Dépression, il en sort à peine. Alors on parle de tous ces drames forcément qui traversent la boîte. Difficile de s’en sortir. Quinze jours avant, c’était aussi un autre qui m’avait évoqué son changement de boulot. Là aussi collusion entre réalité et fiction : j’ai fait entrer son anecdote dans le chapitre 66, vers la fin du roman. Plus ça va, plus je suis persuadé que c’est un roman que j’ai écrit, c'est-à-dire quelque chose qui a de la prise avec le réel, comme l’expression du béton qui prend quand il durcit. Mon roman prend.
(24/02/2010)
 

J’ai écrit encore une fois un roman sur mon boulot, singularité qui fait souvent se confronter écriture et réalité. Par exemple, dans cette même rubrique, le 27 janvier dernier, j’avais mesuré cette distance entre réalité et écriture : exactement deux mètres pour séparer le livre en train de se faire et ce collègue bien réel, resté sur le seuil de mon bureau, un écart de deux mètres donc entre lui et ma chaise, m’annonçant sa future retraite alors que c’était justement le sujet d’un chapitre que je venais d’écrire.
Maintenant, le livre est fini, je n’écrirai pas d’autres mots hormis quelques corrections. Curieusement, le lendemain de l’achèvement du manuscrit, c’est un fantôme qui vient me voir et se coltiner à ma fiction désormais éteinte. Je l’apprends par une dépêche AFP : un nouveau suicide dans la vaste entreprise.
J’en retiens le lieu : une petite ville de l’Aisne, qu’en plus je connais bien. J’y suis déjà intervenu comme conseiller mobilité. Il s’agissait d’inciter les salariés à chercher ailleurs un boulot qui n’existe pas plus dans ce coin perdu. Dans notre jargon, on dit habilement que « le site n’est pas pérenne », à savoir que l’endroit où vous côtoyez vos collègues depuis des années est voué à disparaître à terme (sans qu’on précise quel est ce terme et c’est cela qui est dur). Bref, pas d’avenir ici, on ne sait faire que « du moins ». Proximité navrante.
J’en apprends le contexte déprimant que je connais aussi : un ancien technicien réseau, reconverti en téléopérateur, la cinquantaine difficile. C’est exactement le personnage principal de mon roman. Coïncidence effrayante.
J’en apprends la date : le 26 janvier, juste au moment où je rédigeais cet autre texte cité ci-dessus entre réalité et écriture et que je publierais le lendemain. Simultanéité abominable.
J’en découvre le nom (j’ai forcément gardé des contacts) : son prénom est le même que le mien et cette réalité d’auteur rentre de plein fouet dans le personnage de fiction. Transgression effroyable.
Je m’aperçois de l’atroce effacement qui suit sa disparition : déjà viré de l’annuaire des cent mille salariés de la boîte. Supprimons toute trace : c’est aussi un des sujets que j’aborde dans mon livre. Cruauté évidente.
Je lis dans la dépêche AFP qu’il « s’est pendu avec un câble électrique selon une source syndicale ». Câble électrique, on voit ce que c’est et peut-être moi encore plus que les autres dans cette période de travaux à la maison : du gros 10mm2 sous gaine noire au 2,5mm pour raccorder une machine à laver ou au 1,5mm pour les lumières et les prises, à cela rajouter du câble multimédia ou téléphonique, au total un kilomètre et demi et pas moins de sept couleurs différentes, l’ensemble tiré sous gaine, en goulotte ou dans des cloisons : une réalité tangible et même si la source syndicale semble fuyante comme de l’eau, et même si ce n’est pas vérifiable, ça a été dit, rapporté : du câble électrique et c’est devenu encore plus une matérialité funeste.
J’en conclus qu’il retourne à son premier métier par lequel il avait débuté par la matière même, l’outil de travail, le câble électrique comme moyen de vivre et maintenant de se supprimer, tandis que la boîte s’empresse de clamer un peu tôt qu’il n’y a aucun lien entre son geste désespéré et le travail : des pressions. Tout mon livre est bâti sur ces liens fragiles et tenus entre le travail, la matière, les gestes : dépressions.
Et tout cela arrive pour ma fiction tout juste close comme une preuve par neuf (celle que l’on avait appris pour vérifier les divisions au primaire et que je n’ai jamais su faire). Preuve par le neuf, la nouveauté. Jamais ce livre ne m’a paru plus justifié. Que dois-je faire ? Le rouvrir et rajouter un ultime chapitre à la fiction ? C’est presque déjà fait avec ce texte.
(17/02/2010)

 

Philéas Fogg fait des émules, ce n’est pas nouveau, mais il y a plusieurs manières de voyager. Écrire un livre en est une et quand on rédige un premier jet en exactement quatre-vingts jour entre l’incipit et la dernière phrase, il y a de quoi se sentir l’âme d’un Jules Verne. Pas de quoi pavoiser cependant, Simenon, paraît-il, écrivait beaucoup plus vite encore et René Fallet, l’exemple entre tous, rédigea Paris au mois d’août entre mars et avril 1964 et ce n’est pas là son moindre livre, ni de la littérature au rabais. Mais revenons aux chiffres et aux symboles : quatre-vingts jours du 22 novembre 2009 au 09 février 2010. Le nouvel an tranche en deux parts égales cette lancée d’écriture. Le livre, en format classique, devrait approcher les deux cent cinquante pages, ce qui fait en moyenne trois pages par jour. En réalité, c’est un rythme hebdomadaire de vingt pages que je m’étais imposé, généralement réparti sur trois jours d’écriture avec le dimanche en point d’orgue quand je m’apercevais que j’avais pris pas mal de retard. Ça fait un peu fonctionnaire de l’écriture, toute cette rigueur mais je m’étais avancé en paroles avec ma maison d’édition, au point d’avoir reçu un contrat en bonne et due forme pour ce qui n’était encore commencé que d’un tiers (voire note du 06/01/2010 dans cette même rubrique). Promesse tenue, donc : c’est terminé. Toutefois, je ne suis pas un fanatique de l’écriture rapide même si je préfère la vitesse à la patiente élaboration. CV roman, par exemple, fort de vingt-deux versions aura été composé en deux ans. La plupart des romans similaires en nombres de pages ont été rédigé en six à huit mois. La note d’écriture du 23/01/2009 répertorie de façon précise ces périodes de créativité. En réalité, écrire vite présente l’avantage de la cohérence temporelle : on est dans un état d’esprit qui ne se relâche pas et l’ensemble peut paraître plus lié. En revanche, l’angoisse d’être passé à coté du sujet est plus grande car on manque de recul et de réflexion. Ce qui s’écrit dans l’urgence des sentiments est forcément plus fort, plus casse-gueule aussi. Donc, l’attente suit ce premier jet que je me suis empressé d’envoyer à l’éditeur. Rendez-vous est déjà pris pour la semaine prochaine mais d’ici là, la peur, l’appréhension, l’inquiétude d’avoir fourni un machin bancal ne va pas cesser de me tarauder. Ce trac, similaire à celui du musicien qui va entrer sur scène, est forcément bénéfique. A se demander si finalement on n’écrit pas en partie pour cette sensation.
(10/02/2010)

 

Dans Word, le mode « lecture » dispose ce que vous écrivez sur deux pages côte à côte. Cette option d’affichage du texte présente l’intérêt d’une lecture aisée, plus proche d’une page de livre ou, par exemple, d’e-book. Les lignes sont plus courtes, les caractères paraissent plus épais et la gymnastique visuelle ressemble à la pagination d’un livre ouvert. Depuis le temps que je me sers de ce logiciel de traitement de texte, je n’avais jamais utilisé cette possibilité d’affichage qui présente pourtant beaucoup d’intérêt. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je suis tombé sur cette potentialité, sans doute par hasard et il y a très peu de temps. C’était pour le manuscrit encore en cours et commencé il y a un peu plus de deux mois. Et c’est sans doute parce que ce travail était encore en cours que je suis venu rapidement à ne considérer que cet unique mode d’affichage, à la fois pour relire ce que j’écrivais mais aussi pour le corriger, le compléter. Et cette découverte méthodologique me ravit. En effet, la lecture sur deux pages me permet de me glisser plus facilement dans la peau du lecteur, en quelque sorte de prendre un peu de hauteur par rapport à mon travail de scribe, de sortir le nez du guidon.
Je suis assez étonné de n’y avoir pas pensé avant. Jusqu’à présent, je me suis toujours servi de mon traitement de texte en mode « page », c'est-à-dire comme si j’avais glissé une feuille dans une machine à écrire et que le seul but que je m’octroie soit de la remplir par mimétisme avec l’idée de l’écrivain attablé devant sa table de travail, replaçant avec rage et précipitation le chariot (ding !) pour ne pas perdre une once de son inspiration. L’année précédente d’ailleurs, j’ai émaillé ma page d’accueil de photos écrivains en action devant des mécaniques plus solides que nos claviers de plastique. J’ai sans doute intériorisé comme seul modèle le mythe de l’auteur un peu macho, genre Hemingway devant sa fameuse Royal Quiet De Luxe Portable (et qui n’avait de portable que le nom). L’écriture n’est donc pas un sport pour les fillettes à en juger devant ces impressionnants assemblages de ferrailles. Pour autant, j’ai le souvenir aussi d’une photo de Françoise Sagan devant une Remington aussi grosse qu’elle, de dactylos fragiles utilisant avec dextérité des Olivetti moins impressionnantes. Tout cela a été remplacé par des ordinateurs de bureaux puis par des portables unisexes légers et quasi jetables.
Finalement, peu importe l’appareil, c’est tout ce que nous projetons dessus qui fait sens. Utiliser par exemple son propre écran en mode page comme je l’ai fait jusqu’à présent, c’était ressentir la manière d’Hemingway, Faulkner, Kerouac, toutes ces photographies en noir et blanc que j’ai tenté de reproduire avec plus ou moins de conscience. Mais je viens de franchir une étape. J’avais une machine à écrire en permanence devant mes yeux et je viens de la transformer en livre simplement par le changement d’une option d’affichage. Est-ce que cela que ça va changer ma manière d’écrire ?
(03/02/2010)

 

Vieux débats multiples sur l’écriture et la réalité : ça existe depuis la nuit des temps, mettons depuis l’Iliade et l’Odyssée, l’épopée antique comme soubassement du roman et déjà se posait la question de l’écart entre la représentation de la réalité et l’écriture, la narration destinée à passer à travers le miroir du temps. J’y ajoute cette semaine un autre exemple, une maigre illustration. Ce week-end, le nez dans le guidon du roman à écrire, j’ai tenté de ne pas perdre le rythme rapide qui a présidé jusqu’ici à sa rédaction, soit vingt pages par semaine. Et donc, ce dimanche, alors que je suis en retard, voici un nouveau chapitre auquel je m’attelle : ça avance plutôt vite, j’écris sept pages d’un coup, heures qui passent vite dans le silence du bureau, en fin d’après-midi, et la satisfaction grandissante de cette facilité, de pouvoir rattraper le retard alors que les occupations de la semaine (voir les maçons en rubrique étonnement) avaient dévoyé l’inspiration ailleurs et, à chaque fois, c’est tout un poème pour retrouver la liturgie nécessaire pour s’y remettre. Le roman en question parle du boulot, je sais, c’est mon obsession, ma marque de fabrique, appelons cela comme on veut, disons qu’il est sans doute plus proche de Central écrit dix ans auparavant que tous les autres qui ont suivi. Le chapitre en question traite de la retraite (drôle que cette redondance laitière des syllabes) : ça s’écrit vite parce que je dois avoir des comptes à régler et sans doute pas mal avec moi-même à ce sujet malgré cette perspective lointaine. La nuit dans l’insomnie récurrente qui suit toute précipitation d’écriture, je repense à tout cela, bâtit même ce qui pourrait être la dernière phrase du roman (et j’allume la lumière pour noter la phrase sur un exemplaire de la Quinzaine littéraire avec Pierre Michon en couverture, ça portera chance peut-être). Le matin, je ne peux m’empêcher au bureau d’ouvrir à nouveau le fichier du roman pour noter les quelques trouvailles de la nuit, quelques minutes arrachées à l’entreprise où j’ai rapidement relu l’écriture de la veille et c’est à ce moment là qu’il entre. Venu, non pas me voir, mais ma collègue avec qui je partage le bureau. Elle est absente. Il balaie l’air de la main : pas important, c’était juste pour régler quelques affaires encore en instance avant son départ à la retraite prévu le soir même. Alors, c’est là précisément que se mesure l’écart entre la réalité et l’écriture, à peu près deux mètres entre lui, resté sur le seuil de la porte, futur retraité qu’on dirait tout droit sorti du chapitre que j’étais en train de relire sur le micro devant moi. Deux mètres et une minute, à peine le temps qu’il glisse quelques mots. Je le connais depuis longtemps, c’est un discret, pas très causant. Il dit juste que « soixante ans, ça commence à faire ». Il dit encore «qu’il faut savoir lever le pied ». Il ajoute quelques allusions discrètes et de circonstances sur sa future vie qu’il saura bien occuper. Il a l’air soulagé, en paix avec lui-même : le grand jour est arrivé. On se sent lui sourire, lui souhaiter de cette manière bon courage pour la suite. La porte se referme : deux mètres entre la réalité et l’écriture. J’intègre immédiatement les remarques qu’il a faites dans le chapitre écrit la veille.
(27/01/2010)

 

Les deux pièces sont côte à côte. Si vous prenez la porte de droite, vous pénétrez dans mon bureau : j’y suis justement, ça tombe bien, assis face à l’ordinateur en train de taper ces quelques phrases. Si vous choisissez, celle de gauche, vous voilà dans la salle de musique : elle joue en ce moment même une sonate mélancolique sur son violon. Faites vous invisible : elle est farouche et n’aime pas être écoutée, je suis sauvage et n’aime pas être dérangé. Entre nous, les sons traversent la mince cloison et les deux portes. Me parvient le chant clair des notes aigues, une trille alerte de rossignol puis quelques double cordes basses et sonores, un son de sous bois avant que le soleil d’un mouvement allegro à nouveau réapparaisse. Entend-elle le cliquetis de mon clavier entre deux silences ? la paix sur mon cœur ? Deux passions, musique pour elle, écriture pour moi, deux cœurs à l’unisson, un seul amour, merci de refermer la porte en sortant.
(20/01/2010)

 

En avant première, voici quelques extraits d’une interview réalisée par mail pour le compte d’une revue italienne www.attimpuri.it. L'auteur des question se nomme Claudio Panella. Nous avons en commun une réflexion sur la littérature de travail. Claudio travaille plus précisément sur une comparaison entre nos deux pays et il y a déjà beaucoup de points communs.  Bien sûr, quand cette interview sera traduite dans la langue de Dante Alighieri, j’en parlerai de nouveau…

Certains écrivains travailleurs préfèrent adopter un pseudonyme, ce n’est pas votre cas. A votre sujet on sait depuis la sortie de Central (2000) que vous travaillez «dans les télécommunications». Qu’est-ce que votre entreprise pense de votre activité d’écrivain ?
Je n’ai pas adopté de pseudonyme pour une question d’honnêteté et d’authenticité : j’écris, c’est aussi simple que cela, aussi, pas besoin d’artifices. Lorsque je mêle des faits réels à un roman, ceux-ci sont véritables et ne peuvent être contestés. Par contre, je reconnais à quiconque le droit de critiquer la moindre de mes opinions, mais celles-ci ne sont jamais outrancières. Donc, je ne me sens pas en difficulté vis-à-vis de ma propre entreprise. Je ne précise jamais le nom de mon entreprise (mais comme c’est la plus importante du secteur des télécommunications, elle est facilement reconnaissable !) pour une raison d’élargissement de point de vue : les problèmes que je soulève peuvent être exportés à d’autres vastes entreprises que la mienne.
Mon entreprise est indifférente à mes écrits parce que ça ne bouleverse en rien ses résultats et sa raison d’être. Ceci dit, j’ai eu la surprise lors de la sortie de Central qu’un directeur lise lui-même de larges extraits de mon livre dans un conseil de direction avec ses commentaires : voyez ce que l’on pense de nous ! C’était plutôt sympathique.

Est-ce que vos éditeurs ont jamais songé à utiliser votre profession à des fins promotionnelles et contre votre volonté ?
Non jamais. Peut-être que si j’écrivais dans un registre de « témoignage », ce pourrait être le cas, mais mes textes entrent dans la catégorie des romans et ils sont plutôt considérés comme littéraires, la mention de la profession est donc presque superflue.

Est-ce que vous avez jamais pensé à l’écriture comme à une forme de promotion sociale, une nouvelle profession qui vous permettrait de quitter le travail ?
J’ai toujours considéré l’écriture comme un deuxième métier. Mais celui-ci ne nourrit pas son homme ! Donc tant que j’arrive à lier l’écriture avec mon autre métier alimentaire « dans les télécommunications », je considère que c’est plus confortable. De plus, je ne suis pas persuadé que les écrivains possèdent un statut social supérieur dans la société, comme tous les artistes d’ailleurs. Garder une activité indépendante de l’écriture garantit une plus grande liberté : on n’est pas contraint de produire de l’écriture régulière pour vivre. En France, très peu d’auteurs arrivent à vivre de leur écriture. Et puis je n’ai pas envie de quitter le travail et de perdre le lien étroit que j’entretiens avec un quotidien et des préoccupations partagée par tous.

Pourrait-on dire que vos livres sont comme des scénarios conçus pour “donner à voir”? Quelle est la relation que l’élaboration de votre écriture établit entre la parole et les images ?
Effectivement, mes livres « donnent à voir » mais surtout parce que j’utilise beaucoup de descriptions. Le mot de scénario me semble un peu excessif car mes livres ne pourraient être que difficilement repris pour le cinéma, j’imagine, simplement parce qu’il ne se passe pas beaucoup d’action ! Je suis persuadé que savoir regarder autour de soi est important pour comprendre dans quel monde nous vivons. Et j’ai la chance d’écrire dans une langue merveilleusement riche pour exprimer toutes les sensations visuelles qui nous entourent. Il y a donc un échange permanent entre les mots qui renforcent les visions, les précisent et les développent au maximum.

Quelles sont vos inspirateurs dans le domaine de l’écriture ?
En premier lieu, tous les auteurs qui ont une relation étroite avec la description comme Claude Simon, Marcel Proust. Puis, ceux qui n’ont pas hésité à expérimenter toute les formes de la narration, l’école du nouveau roman, par exemple, avec Samuel Beckett, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute. Enfin j’apprécie aussi l’inventivité narrative des écrivains américains comme William Faulkner et Raymond Carver.

Quel est l’usage que vous faites d’Internet et de votre page perso ?
C’est d’abord un outil de travail d’écriture régulier : j’essaie d’ordonner mes sensations chaque semaine à travers des rubriques d’étonnements, des notes d’écriture, des notes de lecture. C’est un site que j’ai rebaptisé récemment (www.feuillesderoute.net) mais qui existe quasiment depuis les débuts d’Internet, en 2000 ! Cette longévité sert parfois à rafraîchir ma mémoire sur des évènements des points de vue que j’avais adopté à un moment. Depuis l’arrivée des réseaux sociaux comme Facebook, les consultations de mes pages ont beaucoup baissé et, loin de m’attrister, cela me ravirait plutôt ! Finalement, le web est devenu qu’une vaste galerie marchande ou de notoriété et pouvoir rester en dehors de toute cette agitation dans un coin perdu d’Internet garde pour moi le même attrait que de vivre à la campagne !

Êtes-vous convaincu que, comme l’a dit Foucault entre autres, on écrit « pour être aimé », ou s’agit-il d’autre chose ?
Sans doute, il y a une part affective dans l’écriture. Il est toujours agréable d’être apprécié d’autrui. Pour autant, les critiques ne me gênent aucunement et l’indifférence ne me fait rien. Je ne cherche pas à être Dieu et à rassembler tout le monde autour de moi. Je ne recherche pas le succès ni l’orgueil de la postérité, même si j’aimerais laisser une trace de ce que j’ai écrit après moi. Sans être comme Samuel Beckett qui répondait à cette question par la formule lapidaire de « bon qu’à ça », il y a quand même une part d’inexplicable qui me pousse à aligner des mots : certains tricotent ou jouent aux boules pendant que j’écris, c’est ainsi, avec une différence toutefois qui rend la chose pathologique : la sensation que je ne pourrais jamais cesser. En quelque sorte, de la même manière que les bandits crient à leur victime : la bourse ou la vie !, je me regarde dans la glace chaque matin en disant joyeusement : l’écriture ou la mort !
(13/01/2010)
 

Une bonne nouvelle histoire de bien commencer l'année. En réalité, cette affaire a été rondement menée dans le dernier mois. Mais d'abord, replongeons nous dans le contexte de l'année précédente. La parution de Bestiaire domestique en mars avait été rapide : manuscrit terminé le 26 novembre 2008 et les premières épreuves qui suivent 42 jours après ! Voici ce que je constatais il y a un an (note d'écriture du 09/01/2009).Si j'avais pu mesurer l'enthousiasme et la réactivité de ma maison d'édition, j'avais quelque appréhensions pour cette année, notamment suite au départ du PDG, sommité éditoriale s'il en fût, on pouvait craindre quelques restructurations préoccupantes pour des auteurs qui, comme moi, qui ne pèsent pas lourds dans la balance économique des comptes de résultats. D'autant plus que le catalogue des parutions s'est restreint, ce qui en soi me semblait assez logique, voire bénéfique, après des années d'éditions à tout va et de surpopulation éditoriale. Lors d'un coup de téléphone amical de ma docte maison, j'avais cependant cru comprendre que j'y étais toujours attendu et cette nouvelle m'avait quelque peu rassuré et donné du coeur à l'ouvrage. Encore faut-il écrire et l'inspiration est une chose curieuse qui ne se commande pas. Pendant des mois j'avais commencé des bouts de textes, juxtaposé des thèmes qui me semblaient faire unité, mais tout cela restait à la fois fragile tandis que je sentais confusément quelque chose poindre à travers ces grands élans vite terminés. Et puis, la proximité éditoriale de Bestiaire domestique ne m'aidait pas outre mesure : j'avais l'impression que je devais refaire le même coup, petites histoires sereines et reflet du bonheur, qui n'étaient après tout que ce que je continuais à ressentir, tel un auteur de haïkus japonais inspiré par son harmonie intérieure. Mais la vie réserve des surprises et c'est vers un autre texte que je me suis dirigé à la suite d'un concours de circonstances. Je devais en effet proposer un inédit pour la revue d'un ami italien (pour une fois que j'allais être traduit !) et en fouillant dans les nombreux fragments, j'en avais trouvé un, justement intitulé "fragment", et qui s'est révélé être le point de départ fulgurant d'une histoire évidente, sans doute celle que je cherchais confusément depuis des semaines. Et voilà :quatre-vingts pages en quinze jours avais-je écrit dans ma dernière note d'écriture de l'année (17/12/2009), en fait, publiée le même jour où je devais rencontrer ma maison d'édition. La suite a dépassé mes espérances : même enthousiasme et même réactivité que pour Bestiaire domestique. J'ai reçu la semaine suivante en cadeau de Noël un contrat en bonne et due forme. Parution du roman prévu à la rentrée littéraire de septembre. Seul inconvénient, mais de taille : il n'est rédigé qu'à moitié à l'heure où j'écris ces lignes et il me faudra le remettre avant le printemps si je veux respecter les délais nécessaires. Mais ça avance très vite et cela faisait longtemps que je n'avais pas retrouvé de telles sensations inhérentes à la rapidité d'écriture : on y pense tout le temps, le livre ne vous sort jamais de la tête, on se réveille au milieu de la nuit et on a qu'uine hâte, retrouver sa table de travail. Tout le reste est tributaire de cet acharnement, tout est polarisé par cela : où ai-je garé la voiture ?
(06/01/2010)