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Notes d'écriture 2012
Je lai à peine senti venir : jétais dans ce mouvement
incessant de lautomne quand lécriture a gratté ma peau. Au départ, juste
une anecdote, un fait insignifiant comme toujours. Et la démangeaison sest
installée, la furieuse envie de se frotter aux mots, de lustrer des phrases, de
sembarquer dans un voyage inédit, et que les fleuves me laissent descendre où je
voudrais. Je lai dit, jen ai parlé à qui de droit, ça a plu : je me
retrouve, en cette fin dannée avec plus quune simple idée, un livre va
venir, il est déjà marqué dun sceau éditorial. Ce qui ne veut rien dire. Tout
reste à faire, défricher, déchiffrer, à nouveau se poser les questions, se laisser
surprendre, en perdre son latin, oublier où on a garé la voiture, tout ce qui accompagne
lécriture habituelle est à ressortir, à ressentir. A nouveau, me voilà penché
sur la « table de peine », comme dirait Pierre Bergounioux, qui est pour moi
un ravissement de joie. La vague idée éparse dans un fichier daté du 29 août (Ils désertent était sorti une semaine
auparavant) nétait même pas un début, il faut attendre les environs de
larmistice de novembre (déjà en 2011, cette date avait été bénéfique) pour que
sélabore une entrée en matière et la joie incongrue den parler à 1 heure
du matin dans un lieu improbable autant quinattendu : adhésion immédiate. Me
voici avec ce cadeau de Noël et déjà se dessine des impatiences, des envies :
écrire un long livre, écrire comme les pages dun carnet quon pourrait
arracher une par une, écrire la multitude, le resserrement, sortir Don Quichotte de ma
manche, extirper Arthur Rimbaud, caresser Emma Bovary et surprendre ces murs de
province. Tout cela dans un seul livre quon nommera
quon appellera
Peu importe, manuscrit 614, autres faux noms,
limportant est cette écriture qui sest présentée en désordre à un moment
étonnamment occupé. Et quelle tienne, quelle prenne, quelle se cimente
et quelle souvre à la fois.
(21/12/2012)
Cher Jean,
Tu ten souviens : tout avait commencé, en septembre, au Livre sur la place à Nancy. Il y avait dun
côté, les livres qui nous réunissaient, et de lautre
En fait, il ny
avait rien dautre pour moi, pas dintérêt hormis les livres, mais, en ce qui
te concerne, il y avait cette passion débordante des montres. Et ça a débuté comme un
défi, au même titre que les mots que Delphine nous poussait à insérer lors de nos
interventions en public (javais eu un peu de mal à caser « bas
résille » en évoquant Ils désertent
mais jy étais arrivé). Bref, tu mas mis au défi dacquérir une belle
montre en cas de victoire au prix Goncourt. Nous avions même poussé le bouchon à
rédiger cette promesse sur la page de garde dun livre : une montre si par
hasard
Je ne me suis jamais préoccupé de lobjet qui donne lheure. Jai, en ce
moment, une Beuchat obtenue presque par
inadvertance, et jai longtemps porté une Yonger
et Bresson quon mavait offerte pour mes trente ans. Les montres à quartz
se sont ainsi empilées dans ma vie sans que je ny fasse attention. Mais toi,
cest différent, tu dis souvent que les montres sont les bijoux des hommes, et, à
ton poignet, tu en as toujours de magnifiques. Je crois me souvenir que tu portais une Reverso à
Nancy. Un mois plus tard au Mans, cétait une autre marque prestigieuse, il me
semble. Ce qui est certain, en revanche, cest que cette demande est devenue plus
insistante : entre temps, javais aussi accroché la sélection au prix Femina.
Mais les espoirs sont souvent éphémères et lorsque nous nous sommes à nouveau revu à
Brive puis à Toulon, le défi est tombé à leau : les prix littéraires
dautomne mavaient laissé en chemin. Nous avons encore discuté de montres
tous les deux mais je ne me sentais plus engagé de la même manière. Pour autant, la
façon poétique dont tu as lhabitude den parler avait fait son chemin dans
mon esprit et jen connaissais un peu plus que mes montres à quartz. Je
métais familiarisé depuis un mois avec les mouvements mécaniques, automatiques,
les marques suisses. Quelque chose dindéfinissable mavait intrigué, retenu
dans ce drôle de rapport aux heures que nous entretenons. Jétais attiré par les
montres anciennes, celles qui possèdent une histoire mais qui ont surtout exprimé le
temps à une époque où il me semblait couler plus lentement, être dun débit plus
simple et moins précipité. En ces années, tu ten souviens, on recevait une montre
dans les grandes occasions, lorsquon faisait sa communion, par exemple, on
approchait douze ans et cela signifiait quon pouvait filer vers lâge adulte,
glisser vers lautonomie, « gérer son temps » comme on dit maintenant
avec beaucoup moins de solennité et de grâce, les yeux fixés sur le cadran dun
téléphone portable quon reçoit à dix ans sans autre raison que limitation
des copains de classe.
Mais peut-être timpatientes-tu ? Jen arrive au fait : tu sais que
javais repéré une montre carrée dont la simplicité mavait séduit.
Cétait une montre bien moins chère que celles que tu me proposais en juste regard
du prix Goncourt, mais elle me plaisait, elle datait des années soixante et
jimaginais toute une histoire derrière le milliard de secondes quelle avait
déjà scandées. Il me fallait juste un prétexte pour franchir le pas, et il est arrivé
à point nommé : jai obtenu le prix Eugène Dabit du roman populiste. La suite
est un vrai roman : jai contacté le vendeur (un designer en horlogerie !) et nous nous sommes
donné rendez-vous à la gare Montparnasse. Jétais en transit entre deux trains et
je partais pour Rennes une demi-heure plus tard. Nous avons achevé notre transaction
debout (pourquoi les gares parisiennes sont-elles si dépourvues de bancs et de
tables ?). Juste le temps de lessayer à mon poignet et de mapercevoir
quelle était magnifique, exactement celle que je souhaitais. Comme un dernier clin
dil, la vitrine du Relay contre
lequel nous nous étions installés proposaient les prix Goncourt et Femina
Le soir
même jai vérifié que je pouvais écrire avec : jy tenais, il fallait
quelle soit en totale harmonie avec mon écriture. Depuis, je ne la quitte plus. Je
la détache parfois lorsque je suis à ma table de travail, je peux alors la regarder, la
savoir proche et apaisante. Parfois quand je relis mes lignes et que le silence est
profond, jentends son tic-tac, sa veille mécanique et fiable. Sur la série de
photos que jai prise, je lavais posée sur une biographie de René Fallet (qui
avait obtenu le même prix populiste que moi, en 1950, soixante deux ans auparavant).
Jaime à imaginer quelle existait peut-être déjà lorsquil avait
rédigé Paris au mois daoût en 1964.
Tu vois, jai donc rempli mon contrat, cest ce que je voulais te raconter, cher
Jean, et je voulais te remercier davoir eu cette excellente idée. Pour autant, ne
vas pas croire que je vais devenir un véritable collectionneur, je me méfie trop des
fils à la patte que provoquent de telles ferveurs. Retiens le défi du départ, le
plaisir que jai eu à lhonorer, même de si modeste manière. Je sais que le temps qui passe à maintenant une
vertu agréable et une qualité authentique grâce à toi. Et bien sûr, je noublie
pas que ce nest que partie remise
Donc, à bientôt de se revoir au hasard de
nos pérégrinations littéraires ou horlogères.
(12/12/12)
Hôtels du
Nord, au pluriel, pas seulement celui, parisien, dEugène Dabit, magnifié par
Marcel Carné au cinéma. Lhôtel du Nord de Besançon ma accueilli pendant
quatre nuits pour le festival littéraire et itinérant des Petites Fugues. Cétait
un signe fort du destin à deux jours du résultat du prix Eugène Dabit du roman
populiste, alors que je figurais dans la dernière sélection avec 4 autres auteurs. Le
présage était bon et je suis allé recevoir cette belle récompense au véritable hôtel
du Nord de Paname ! La voix dArletty résonnait encore quai de Jemmapes : Atmosphère, atmosphère,
il y avait une gueule datmosphère incroyablement gaie et amicale et jai
savouré chaque instant de cette magnifique soirée.
Dailleurs, je savoure depuis quinze jours sans interruption tous les bonheurs de
rencontres que moffrent lécriture : la Franche Comté de long en large,
puis Rennes pendant deux jours, jai dû annuler Clermont-Ferrand parce que ça
coïncidait avec la remise du prix Eugène Dabit, voilà pour la géographie éclatée que
moffre le destin. Côté rencontres donc, après celles, franc-comtoises, évoquées
dans cette même rubrique la semaine dernière, Rennes se profilait déjà avec un agenda
de ministre, la clôture du Goncourt des lycéens avec un très bel échange vendredi
matin, des lycéens attentifs et pertinents à souhaits, une salle fournie et réactive.
La veille, la surprise avait été déjà très grande : jétais allé à la
prison de Rennes-Vezin rencontrer des détenus, comme je lavais fait deux ans
auparavant. Et jai reconnu immédiatement deux personnes qui étaient déjà
présentes la dernière fois. Dans ce quartier des longues peines, ce nest pas
forcément étonnant. Ce qui létait, cétait notre joie commune à nous
revoir ainsi pour parler livres et de suite, la proximité, la poignée de main, le
tutoiement comme si nous nous étions quittés la veille, avec pour moi, la furieuse envie
de demander comme on fait lorsquon aperçoit un ami perdu de vue depuis longtemps :
et alors, quest-ce que tu deviens ? Inconcevable bien-sûr en ces lieux clos,
subsiste le même étonnement de les retrouver si attentifs, fins dans leurs analyse,
portés vers la chose littéraire avec passion : moments très forts où
lemprisonnement pose forcément question, leur part dombre quon ignore,
subsiste juste trois humains qui se sourient, sapprécient.
Autre moment très fort, à peine deux heures
plus tard, me voici en visite à la médiathèque toute proche de La Chapelle des
Fougeretz, laquelle possède un club de lecture qui a eu la bonne idée de me décerner le
prix Goncourt des Fougères, premier du nom, basé sur lidentique sélection des 12
titres du prix Goncourt. Javais appris ma nomination par un article dans Ouest
France et je me suis invité tout seul, en profitant de ma venue à Rennes. Là aussi, le
timing était serré, 1h30 de disponible avant la soirée de clôture du Goncourt des
Lycéens. La rencontre a été ainsi dense et très chaleureuse. Nous repartons chacun
avec un dynamisme à faire tomber les barrières : le livre, le livre, la lecture,
lécriture, tout ce qui nous réunit est finalement tellement vivant. Comme je
voudrais que cet élan dure le plus longtemps possible !
(05/12/2012)
Javais
déjà participé aux Petites Fugues organisées par le CRL de Franche Comté en 2004. A
Lépoque, Dominique Bondu (depuis parti plus au sud) avait mis sur pied cette idée
géniale de faire venir des écrivains au plus près de leurs lecteurs, et lorsquon
habite une province dispersée comme cette région ou la mienne, cette marque
dintérêt est primordiale. Cette année par exemple, ces Petites Fugues ont réunis
24 auteurs et 175 rencontres. En 2004, jindiquais (note dÉtonnements du 08/12/2004) le même nombre
dinvités mais « seulement » 75 manifestations. Cest dire que
lidée est bonne au départ et correspond à un besoin toujours inassouvi et
vivifiant de culture et de littérature. En pratique, les deux éditions mauront
fait sillonner lycées, médiathèques, bibliothèques, librairies, comités
dentreprise. En pratique aussi, cette osmose entre organisateurs, libraires,
bibliothécaires, professeurs et autres écrivains croisés au fil des rencontres aboutit
à dindéfectibles amitiés. Anne-Marie et Christophe, de la première édition, ne
restent jamais bien loin de mes pensées, même huit ans après. 2004 sétait ainsi
prolongé longtemps pour moi, avait même été une époque charnière, il y avait eu un
avant et un après. Je gage que la onzième édition de 2012 sera servie dune même
importance. Autant en 2004, la remise en cause au plus profond de moi avait été vive
dans la sensation de vouloir larguer les amarres, autant je souhaite que lénergie
qui se dégage de ce festival soit reversée au profit dun ancrage plus profond
encore, une volonté de remuer les sédiments de ce qui minspire. Écrire, donc,
écrire et fouiller les mots, mouiller la faux, sattacher à défricher,
déchiffrer.
Merci de tout cur à Isabelle, Catherine, Véronique, Géraldine, Élyane, Patrick,
Émilie, Aurélie, Martine, Florence, Sophie, Danielle, Murielle, Lucie, Estelle, Agnès
(et nos deux collègues), Sylvain, Juliette, Françoise, Chochana, Jean-Daniel, Philippe,
et, sans oublier bien sûr, Pascaline. Merci à chaque élève des lycées Belin de
Vesoul, Saint Bénigne à Pontarlier, Victor Hugo de Besançon, Le Grand Chênois à
Montbéliard. Merci à tous les bibliothécaires et les bénévoles des bibliothèques de
Pusey, Voiteur, Blamont. Merci pour la joie davoir salué Claude Louis-Combet à Besançon le dernier soir.
Merci à tous les visiteurs, les curieux, les passionnés des livres qui mont fait
lhonneur de leur visite. Lévocation de chaque nom ou prénom, de chaque
visage dans chacun des lieux montre la richesse réunie en cinq jours. Suite en images en
Webcam.
(28/11/2012)
La fête du
livre de Toulon jouxte larsenal. Pour ma deuxième participation, rien de changé
dans le grand chapiteau blanc, installé sur la place dArmes. Ici, le livre
sexpose comme à Brive mais on sent linfluence de la Méditerranée :
beaucoup douvrages proches, polars marseillais, guides touristiques, documents sur
la guerre dAlgérie. Les auteurs parisiens (pour ici tous ceux qui naissent au Nord
de la Loire) sont vite catalogués, teints blancs, manière de sourire, on sen
approche en regardant leurs livres avec circonspection. De temps en temps, on reconnaît
ici une tête connue, là un livre à succès et de petits attroupements se forment. Deux
jours ainsi à regarder les passants qui passent, à discuter, à arpenter les travées,
à penser au futur livre. Bel hôtel : le matin, dix kilomètres à courir
jusquà la plage de Mourillon (ce réflexe daller vers les vagues et de
toucher leau), en passant par les quais qui séveillent au petit matin. On
installe les terrasses, quelques matinaux harnachés de cache-cols y prennent déjà un
café. Ça change de Brive : la semaine dernière, il pleuvait le matin, comme au
Mans et je navais pas eu le courage de me glisser dehors. Jai donc couru le
soir, entre la fin de la première journée du salon et le restaurant, étrange errance de
partir au hasard dans une ville quon ne connaît pas. Jai ainsi longé la
Corrèze, continué sur des trottoirs blafards, traversé des zones artisanales,
concessionnaires de toutes marques et jardineries. Il faisait nuit, jai failli
emprunter la bretelle de lautoroute. Jai continué jusquà la fin des
trottoirs et de léclairage. Finalement, la course à pied est propice à découvrir
une ville. On emmagasine des sensations, gageons quon les retrouvera dans un livre
qui reste à écrire.
(21/11/2012)
Après les vacances de Toussaint propres à une courte immobilité, à
nouveau la période qui va suivre va me projeter vers le décor extérieur dans les
semaines à venir. Première sortie donc, le week-end dernier à Brive la Gaillarde. La
foire du livre y porte bien son nom : sorte de vaste kermesse, fête jubilatoire qu'il
faut prendre en son sens premier, foire du livre. Et c'est bien le livre qui en est la
vedette, ne pas confondre avec les égéries médiatiques qui jalonnent les travées. Car
ça se passe ainsi : vu de ma table, derrière les piles de livres, tout une foule
circule, comme au salon de l'agriculture, appareil-photo dans une main pour photographier,
ici un comédien, là un écrivain télégénique, mais, tenant dans l'autre main un petit
sac qui se remplit d'ouvrages au fur et à mesure du parcours. Le parcours justement
accroche parfois un visiteur à ma table, rarement là par hasard : on a lu un article,
écouté une radio, les échanges sont spontanés. Et il y a le livre entre soi et le
visiteur, non pas les livres, mais le livre, quelque chose d'unique, l'écriture en pont
entre auteur et lecteur. Oui, on peut enfin se sentir écrivain, fabriquant de mots et de
temps, avoir juste devant soi le fameux liseur inconnu de nos pages, celui qui emporte nos
mots dans un temps et un espace connu de lui seul : on s'est permis de lire un bouquin
allongé sur le canapé en regardant tomber la pluie ce week-end, dévoile un
blogueur. Là, c'est du direct, on parle, on échange, on découvre avec joie un cercle de
lecteurs qui évoquent le dernier livre, on se sent parfois comme un pharaon : " Je
vous ai découvert
" et l'interlocuteur de préciser des circonstances
toujours touchantes, à la manière de Howard Carter découvrant Toutankhamon.
La foire de Brive s'inscrit à un instant idéal : la plupart des prix d'automne ont été
remis et c'est un peu la récréation du monde éditorial, éditeurs, attachés de presse,
écrivains, on part là-bas comme en famille. Cette année, il y avait la chance de
pouvoir voyager en Orient express (voir en Webcam) ce qui améliorait l'ordinaire devenu
rituel du " train du cholestérol ". Autre folklore indispensable à la panoplie
de l'auteur en goguette à Brive : aller au Cardinal, club de nuit à la façon
discothèque Macumba, et qui voit se trémousser une fois par an une sorte de Tout-Paris
littéraire sur de la variété des années quatre-vingts, compagnie Créole en tête.
Grand moment d'anthologie donc, et même si on joue à celui qui n'y va jamais (Le Moulin
à Sainte-Livière, c'est vrai ça fait un bail), on connaît les musiques par cur.
Le livre dans tout ça ? Si, si, même en discothèque, il est là aussi, j'avais l'ombre
de géant d'Harlan Coben juste derrière moi, des titres de romans tournaient dans ma
tête, il est bon qu'à Brive, le livre ait le dernier mot.
(14/11/2012)
Une des questions
récurrentes que les lycéens mont posée lors des rencontres du Goncourt porte sur
le parti-pris qui préside à lutilisation du « tu » et du
« vous ». Jai pris lhabitude dexpliquer que le fait de
nommer les personnages dun roman me paraissait une sorte dabus de pouvoir, une
outrance pour lauteur que je suis. Lécriture, il me semble, doit arriver
comme dans la vie, par hasard presque, avec une sorte de naturel qui préside à notre
langue maternelle, mots glissés du discours commun, enchâssés dans la vie même. En
cela, je rejoins probablement le statut du personnage dans le Nouveau roman, je fais mien
cette « ère du soupçon » chère à Nathalie Sarraute. Le premier livre que
jai écrit à vingt ans et resté dans les tiroirs, portait déjà cette marque de
lindistinct : Martin Martin, cétait le personnage principal, une sorte
de « non-nom », si banal quon ne savait différencier le prénom du nom
de famille. Le défi consiste ainsi, à chaque livre, de trouver le subterfuge ou la
contrainte formelle qui maffranchira de nommer les personnages principaux,
doù lutilisation pour Ils désertent
du « tu » et du « vous ». Probablement, cette réticence à
nommer, à dire, donc à affirmer haut et fort, tient à mon appartenance à un milieu
populaire, si « français moyen » que le
seul fait davoir voix au chapitre, de hausser le ton et de pousser du col me paraît
une incongruité, voire une impolitesse. Générations passées à subir, à diriger sa
barque en fonction daléas qui vous dépassent, les personnages qui traversent mes
histoires tombent ainsi de ce ciel incertain, plus habitués à se heurter au plafond des
nuages quà rejoindre le soleil dIcare. Dans ce cas, pourquoi nommer ?
Pourquoi faire surgir de loubli pour y retourner ?
En même temps que je formule plus ou moins maladroitement cette équivoque, le roman
mapparaît comme le seul genre (ou plutôt le genre prédominant) qui affirme haut
et fort cette obligation de nommer les personnages. Cest Flaubert appelant Emma
Bovary, Balzac hélant Eugénie Grandet, lâge dor du roman affirme la force
du personnage, sa présence, sa vie même, bref, quelque chose qui me semble sonner faux
dans lomission historique de la présence humaine. Cest le fond de ma
réticence, je le sais et peut-être que jy reviendrai, qui sait ? Ceci dit,
cette obligation de nommer ne concerne pas les autres genres littéraires : en
poésie ou dans la chanson, rares sont les couplets qui proposent noms et prénoms : Le dormeur du val de Rimbaud ne sappelle pas
Robert, et si Brassens accueille avec tendresse « des Manon, des Mimi, des Suzon,
des Musette, Margot la blanche caille, et Fanchon, la cousette », cest
pour que demeurent dans lordinaire magnifique des jours « ces nymphes de
ruisseau, ces Vénus de barrière ».
(07/11/2012)
Je nai
pas boudé mon plaisir : des sept rencontres du Goncourt des lycéens, organisées
par la FNAC, jai assisté à six. Seule la rencontre de Toulouse ma
échappée, parce que celle de Nancy avait lieu le lendemain et que ce grand écart
géographique était peu compatible avec mon travail habituel. Trois mille kilomètres
donc entre Marseille, Nancy, Lyon, Paris, Lille, Nantes et lorganisation qui va
avec, gagner Paris en TER ou en voiture, prendre les TGV retenus, à peine posé le sac à
dos quil faut déjà repartir. Mais véritablement une partie de plaisir. Bien sûr,
la préparation a minima de chaque rencontre qui
réunissait plusieurs deux ou trois cents lycéens, ne permettait pas toujours un échange
spontané mais certaines rencontres individuelles mont beaucoup touché. Je garde
une émotion particulière pour ce jeune homme qui est venu me dire à la fin dune
de ces rencontres quil avait fait lire Ils
désertent à son père, parce que justement il était représentant de commerce.
Lémotion, justement, était contenue dans cette transmission, pour la première
fois celle dun fils à son père alors que jusque là, on imagine bien quelle
était dans lautre sens. Jai senti la même fierté en lui que celle que
javais eue à peu près au même âge lorsque jétais revenu triomphant à la
maison parce que javais été capable de trouver tout seul un job dété. Rien
que cette seule rencontre efface la fatigue de trois mille kilomètres de trajet.
En attendant les rencontres nationales qui auront lieu au berceau historique du Goncourt
des lycéens à Rennes fin novembre, voici quelques extraits des nouveaux commentaires
concernant mon livre sur le site officiel :
Pour réfléchir :
En lisant ce roman, pour la première fois,
je dois bien lavouer, je me suis mise à me poser des questions sur notre société.
Et tout ça a partir d'un mot :
Dans ce livre, une expression souvent répétée ma intriguée : « partir en
goguette ». Elle ma dabord fait sourire, puis nous amène à réfléchir sur
le rapport de lhomme à son travail et comment le travail, en prenant trop de place
dans sa vie, peut aliéner lHomme, lui ôter sa liberté.
Emballé, c'est pesé :
Lhistoire centrée sur le monde du
travail ma semblée banale, une vie quotidienne dune femme qui décide de
vendre des canapés. Il ny a pas assez daction dans ce livre pour que mon
cur semballe !
L'avis d'une grande lectrice :
Je sais que ceux qui lisent peu ont adoré
cet ouvrage, mais pour moi qui suis une grande lectrice, je me suis ennuyée et je
nai pas réussi à entrer dans lhistoire.
Big brother :
Le narrateur, bien que particulier, sait
tout, voit tout, et pense beaucoup (dans la tête de chacun des personnages).
N'a vraiment pas aimé :
Je
nai pas accroché à ce livre car il ny avait pas de suspense et
lhistoire ne me plaisait pas.
A vraiment aimé :
Ils désertent est un roman très bien
écrit, fluide, ce qui permet de rester accroché à lhistoire, passionnant.
Beaucoup de personnes, travaillant en entreprise, se laisseront emporter par
lécriture...
A vraiment vraiment aimé :
Tout au long du récit vous allez être
transportés dans lhistoire captivante de ces deux personnages, aux tempéraments
différents, mais voués à une destinée semblable, qui font de ce livre un pur
chef-duvre.
Le résumé idéal :
Un roman écrit dans un style très original,
qui nous plonge dans lunivers dun routier un peu rêveur et dune jeune
femme pleine dambitions.
Merci, merci :
Jai beaucoup apprécié ce roman, pas
seulement à cause de cette touchante histoire, mais aussi grâce à lauteur,
Thierry Beinstingel, qui a su rendre cette histoire vivante et passionnante ! Il jongle
entre les personnages, fait vibrer latmosphère et nous laisse dans le doute, mais
se reprend toujours à temps, avant quon ne décroche. Il a écrit une fin
renversante que je naurais jamais présagée.
(31/10/2012)
Déconvenue : bien
sûr c'est le mot qui pourrait me venir aux lèvres après cette troisième sélection du
prix Femina qui me laisse sur la touche. Ceci dit, la déception est de courte durée,
l'important reste l'aventure magnifique de l'écriture et les bonheurs qui
laccompagnent. D'ailleurs en parlant de joie et puisque le Femina est tombé aux
niveaux des champignons, autant aller parcourir les bois. Un ami ayant apporté des cèpes
superbes, nous partons plein d'espoir et d'étonnements. Étonnements parce que l'époque
devrait être révolue depuis longtemps. Mais la sécheresse récurrente de fin août a
décalé la nature et c'est bien aux derniers jours d'octobre que les cèpes poussent
effectivement en abondance sous un soleil quasi printanier. Récolte abondante donc, plus
de sept kilos de l'espèce communément appelée cèpe de Bordeaux et qui ne pousse pas
que dans le Sud-ouest. Blancheur immaculée de la chair, velouté des chapeaux bruns,
bonhommie des pieds bombés comme des bedaines, enfouis sous un lit de mousse ou posés
sur des aiguilles de pin (voir en webcam). Des visions et des mots surgissent de l'humus,
tréfonds de forêts dignes de Maurice Genevoix, bosquets semblables à ceux où s'est
couché Alain Fournier, l'évidente parenté se tapit sous les feuilles à chaque pas, le
souffle lent revient, puissant, emporte l'esprit. Oublié le Femina, les mots reviennent.
Écrire toujours.
(24/10/2012)
J'ai la très
grande chance de participer pour la deuxième fois au prix Goncourt des lycéens. Je vais
enchainer les rencontres avec eux à un rythme soutenu. J'ai déjà commencé la semaine
dernière à Marseille, et Nancy se profile déjà, puis Lyon, Paris, Lille, Nantes et
Rennes. J'adore ces échanges, je le dis sans flagornerie, ni envie de plaire à
quiconque. Chacune d'entre elles me conforte dans ce que je ressens depuis toujours : la
lecture et l'écriture sont le contraire de l'immobilisme et du retrait qu'on imagine, au
contraire, c'est de l'énergie et du mouvement à l'état pur. Et ces lecteurs en
devenir que sont les lycéens, avec leurs mots souvent décalés du monde des adultes mais
toujours justes, font mouche à chaque fois. Pour preuve, les commentaires qui concernent
mon livre et quils regroupent dans le site internet créé
pour l'occasion.
Quelques extraits :
Désappointement puis découverte :
Cétait le dernier qui restait, je ne lai pas choisi, on me la
imposé. Jai tout de suite pensé quil nétait pas bien parce que le
résumé ne représente pas la qualité du livre et je me suis trompée.
Le bon dosage :
Un style décriture peu commun, une histoire intéressante et des personnages
attachants, cest sûrement la recette dun bon livre.
A bas les regrets :
Cela paraît sadresser à tout le monde, comme si lauteur avait voulu nous
dire de faire ce quon a envie de faire pour ne pas se retrouver avec une vie
inintéressante et que lon risquerait de regretter.
La petite voix intérieure :
Thierry Beinstingel écrit de façon méthodique, on a limpression quil
parle avec nous.
Pas accroché :
Néanmoins, il ne se passe rien, absolument rien tout au long du récit, et quand enfin
une action se présente, lécriture nen est pas moins monotone. En clair, on
sendort.
Le mauvais dosage :
Thierry Beinstingel fait preuve, ici, dun style original mais avec trop de
légèreté...
La lecture comme mouvement du corps :
Au début, cest un peu flou, mais au fur et à mesure de ma lecture, mes yeux
souvrent
Sorcellerie :
Je ne lis pas beaucoup et pourtant jai apprécié ce livre. Thierry Beinstingel a
un style décriture particulier qui pousse à la lecture ! Cest de la
curiosité que je ressens !
En forme d'haïku :
Un livre déroutant,
Un style décriture intrigant,
Mais une histoire peu originale.
Attention, les livres peuvent vous avaler :
Cest le premier livre que jai repéré, et dès que possible, je lai
emprunté. Tout me plaisait : la couverture, le titre, le résumé placé à la fin. Moi
qui ai souvent des difficultés pour mimmerger dans un livre, jai été
aspirée par ce roman.
Passons vite à un autre livre :
Or, ce que le lecteur cherche dans un livre cest quil y ait de
laction, du suspense. Ici, il ny en a pas vraiment, le lecteur naura
donc pas forcément envie de poursuivre sa lecture plus longtemps.
Pour le mot "miséricorde ":
Il ny a aucune miséricorde dans le milieu du travail dû à la crise
économique.
Le côté subversif des choses :
Je lai trouvé particulièrement émouvant. Cette histoire nous montre que
malgré de longues études faites auparavant, la jeune femme se retrouve seule et
malheureuse.
Vivre vite :
Le roman ne ma pas déçu, le fait davoir les histoires de «
lancêtre » et de la jeune femme qui se déroulent en même temps est passionnant.
On est vite pris dans lhistoire et jai finalement lu très vite, car je
voulais vraiment connaître la fin de lhistoire.
Merci, merci :
Ce roman ma complètement séduite (...) Jai pris ce livre car en lisant le
résumé, jai accroché : le monde de lentreprise, je connais ! Étudiante en
commerce, je me suis de suite identifiée à la jeune femme.(...) Je souhaite défendre ce
livre car je suis restée accrochée tout au long du récit...
(17/10/2012)
Étrange le
mot personne qui désigne tout et rien à la fois. Le quidam comme nous, deux jambes, deux
bras, le pivot du tronc et la tête en bilboquet dessus, l'anonyme perdu dans la foule, le
type indéterminé mais pourtant cette obligation de l'humain, le reconnaitre nôtre, lui
conférer des idées, une pensée, tout cela d'un seul coup d'il par la force de ce
mimétisme : l'évidence d'être une personne, quelqu'un qui compte, quelqu'un de compté,
tout quoi. Et puis rien, n'être rien, personne, quelque chose d'insignifiant, une unité
isolée, une molécule perdue, un reste d'humanoïde, c'est personne. Alors, arrive le
personnage, le prolongement du mot, la personne et l'âge, la durée millénaire, la
charge d'histoire, la projection du futur, le roman en ligne de mire. Arrive ainsi le
personnage : personne qui nage, vient vers vous, issu d'un élément improbable, milieu
liquide, on le voit venir à peine au milieu de la mer, de l'océan de nos contradictions,
petit point. Petit pion, mais déjà reconnaissable, cette tête d'épingle au-dessus des
flots, ballotée. Au début, on n'y prend pas garde, il est si loin encore, presque
personne (personne ne nage), c'est juste une impression qui effleure, qui arrive de
manière incontrôlée, au hasard : on épluche des légumes, il est là ; on court, il
occupe les pensées pendant une demi-seconde. Mais c'est suffisant : on l'a reconnu, on a
l'habitude, c'est lui, le personnage. Il est encore incertain, il peut disparaitre, la mer
est infinie, les vagues sont immenses. Il arrive qu'il s'accroche - à quoi d'ailleurs ?
Où poser ses pieds ? - on finit par lui jeter une bouée. La tête d'épingle a grandi,
on voit ses yeux, sa bouche, il devient "une" personne, il titille notre
imagination, on y pense de plus en plus souvent, à la maison, dehors, au travail, il
parle maintenant, il nous parle, on lui répond. On ressent parfois un élan, une chaleur,
d'étranges extrasystoles comme si nos curs voulaient se confondre, tentaient de se
mettre à l'unisson avec lui, le personnage.
(10/10/2012)
Joie et
tristesse en ce moment. Dabord la joie : je figure à nouveau dans la deuxième
sélection du prix Goncourt parmi les huit finalistes, exactement comme deux ans
auparavant. Puis la tristesse : quelques jours auparavant, jai appris la
disparition de Sylvie Genevoix. Je ne lavais rencontrée quune fois, dans la
librairie de ma ville, lorsque Michel Bernard était venu présenter son livre Pour
Genevoix (Note de lecture du 30/05/2012). Javais été touché par la manière
simple et passionnée avec laquelle elle avait émaillé cette rencontre danecdotes
au sujet de son père, combien il était gai et aimait rire. Récemment encore, invité le
8 septembre dernier à lémission Clara et les chics livres sur France Inter,
lors dune rubrique intitulée les anniversaires oubliés, javais
évoqué Maurice Genevoix, disparu 32 ans auparavant à la date précise de
lémission. Modeste rappel, mais jose penser que Sylvie Genevoix, très
attachée à la mémoire de son père, y aurait été sensible si elle lavait su.
Retour à la joie : combien il était gai et aimait rire, disait-elle. Joie,
tristesse puis joie : gardons cette image.
(03/10/2012)
Nul
nest prophète en son pays, clame ladage populaire. Le succès dun
enfant du coin a toujours lair suspect, cela tient probablement à la distance
quon se croit obligé dimaginer entre celui quon a connu en culottes
courtes ou tondant sa pelouse avec la projection idéalisée dun commentaire
journalistique. Comment relier le quidam interviewé dans le paysage urbain du journal Le Monde avec celui qui attend en robe de chambre
la camionnette de la boulangère. Récemment, dans une émission de télévision, Philippe
Claudel, lenfant lorrain, déclarait quil habitait à 200 m de son lieu de
naissance et, la semaine daprès, il était avec évidence présent au salon de
Nancy Le livre sur la place. Moi aussi
dailleurs, et même si je ne suis pas lorrain, ma vie est suffisamment proche pour
que jy ai rencontré quelques connaissances : une ex-collègue avait dépêché
une de ses amies pour me donner le bonjour, une autre est passée me voir, une nièce
ma rendu visite, ainsi que mon cousin Éric, que je navais pas vu depuis une
quinzaine dannées. A chaque fois, les discussions bien sûr ont largement débordé
la pile de bouquins placée devant moi, nouvelles de la famille, promesses de donner le
bonjour en retour, cest bien toute une vie qui semble ainsi survoler la
littérature, comme si, en apparence, elle ny avait pas sa place. Mais rien
nest plus faux et je sais exactement ce que jai mis à travers chaque mot de
mes livres, je sais tout ce qui me relie à cet ensemble indissociable et les
conversations familiales ou amicales forment un écho qui pénètre au cur des pages
sur cet étal. Tout est dans la littérature et la littérature est dans tout. Je ne fais
aucune différence entre la vie et la littérature, disait René Fallet et cela évite
bien la posture de lécrivain, doigt sur la tempe et air pénétré, pas
dimposture non plus, celui qui court dans lavenue en robe de chambre et en
sabots de jardin derrière la camionnette de la boulangère impatiente, cest encore
le même. Parfois, dailleurs, la boulangère résume avec bonne humeur
lhorizon de mes voisins : on ne voit que vous dans le journal ! Le
journal, à savoir non pas Le Monde, Le Figaro ou Libération,
mais le quotidien régional, ici le Journal de la
Haute-Marne, le JHM comme on dit, et
cest vrai que la sélection au Goncourt, plus une visite prévue à Nogent
mont valu quelques articles en peu de temps.
Donc, me voilà à Nogent, que mes souvenirs denfance mont fait rebaptiser
Nogent-en-Bassigny, au grand dam de Philippe Savouret qui maccueille à la
médiathèque Bernard Dimey : le Bassigny, cest la région géomorphologique
dà-côté et il ny a quun seul Nogent tout court en France. Nul
nest prophète en son pays, mais cest avec chaleur et conviction que je suis
attendu dans cette petite ville dans laquelle je suis déjà venu plusieurs fois. Nogent,
cest la ville natale de Bernard Dimey et cest à lui que je dois de fredonner
une des plus belles chansons
du siècle : jaimerais tant voir
Syracuse, lîle de Pâques et Kerouan. Forcément, venu présenter Ils désertent, cette rencontre prend une chaleur
particulière (merci à tous !). La médiathèque a accueilli pendant lété
une exposition itinérante sur les écrivains du département, patrimoine littéraire que
javais autrefois contribué à mettre en valeur et dans lequel je figure, rayon des
écrivains vivants
Un concours avait été organisé avec des questions sur le dit
patrimoine. Par exemple, savez-vous que lauteur du vers célèbre « mourir
cest partir un peu » est un « pays » comme dirait Marie-Hélène
Lafon, ou que trois célèbres éditeurs sont natifs dici ? Pour autant nul
esprit chauvin dans mes propos, même si certains espèrent que la plus fameuse
distinction littéraire revienne en Haute-Marne, puisque Goncourt est à la fois le nom de
plume des deux frères fondateurs du prix mais aussi celui dun petit village de ce
département dans lequel leur grand-père possédait une propriété. Soyons
fataliste : on verra bien, nul nest prophète tout court, en son pays ou
ailleurs, et cest ainsi quAllah est grand, comme aurait conclut Alexandre
Vialatte.
(25/09/2012)
Mois des joies : après lannonce de la sélection du
Goncourt quinze jours auparavant, voici celle du prix Femina où je figure aussi parmi
dix-neufs romans. De la même manière quil existe un Goncourt des lycéens,
jaurais bien vu le prix Femina partir en goguette à la rencontre de lecteurs,
histoire de ne pas attendre la suite des sélections mains dans les poches. Partir, par
exemple, lire dans les hôpitaux, les prisons, tous ces lieux tellement éloignés en
apparence mais où la lecture est si importante et pousse les murs. Tiens, ce serait un
bon titre, le « Femina hors les murs». Jury de « patients », malades ou
prisonniers et règlement à inventer. Qui sy colle ?
(19/09/2012)
En cette
rentrée littéraire, plusieurs romans portent malicieusement des titres quon
imaginerait plutôt dévolus aux essais, aux documents ou aux thèses. La théorie de
l'information, le Sermon sur la chute de Rome ou le Théorème vivant
ont un petit côté spécialiste, cependant, c'est bien dans le rayon des fictions qu'on
les trouve. Et c'est avec la même ambigüité que je rédige ce maigre « discours
sur la postérité », vingt lignes, jugez du pire et du peu pour celui qui se targue
d'évoquer une durée apparentée à l'infini. Mais voilà : je suis contraint de
réviser mon jugement. J'ai toujours faits miens les préceptes de Céline (« la
postérité est un discours aux asticots ») relayés par Paul Léautaud ou même
René Fallet. Dans un élan gaillard, les trois auteurs revendiquaient une sorte
d « après moi le déluge », montrant bien le peu de cas qu'il
faisaient de leur enveloppe charnelle, soit vêtus de bric et de broc comme Céline à
Meudon ou Léautaud à Fontenay, soit rangés dans la catégorie du « piéton
décapotable » comme Jean Carmet aimait à nommer l'auteur de Paris au mois
d'août. Or, Vanitas vanitatum : mon ego est pareillement disjoint
et cela me laisse froid, de marbre même, d'imaginer mon corps enfin reposé, mêlé a la
terre comme un vulgaire sac d'engrais. Sous cet angle (mort), la question de la
postérité est un flirt impossible avec la conscience aiguë de ce juste retour à
la terre nourricière. Linverse vaut vérité : cest un subterfuge
trouvé pour faire perdurer lesprit après la chute des corps. Effectivement, si on
mélange les deux, l'arrêt brutal de toute conscience avec l'inconscience d'y avoir
réfléchi, pire, davoir commis des livres pour bien montrer cet écart, on ne peut
qu'admettre la position de Céline et l'indifférence que l'on éprouve à imaginer la
perpétuité des livres. Mais finalement, la position de lermite de Meudon
n'est-elle pas le comble de la prétention et de l'orgueil ? Cela revient presque à dire
que vos écrits vous appartiennent, ce qui n'est pas faux en soi, mais qui me semble une
fierté mal placée. Au contraire, si on adopte le détachement envers ce que notre esprit
a produit, on pourrait voir la postérité comme un geste de simplicité (à ne pas
confondre avec une fausse humilité). Par exemple, ce qui me plait dans l'acte
d'écrire, c'est que cela produit du temps. A chaque roman, je fabrique deux ou trois
heures, temps que je garde caché dans deux cents ou trois cents pages et qui seront
restituées à un lecteur inconnu, quand il le souhaitera le temps dune lecture.
Bien sûr, à ce moment-là, on pourra très bien nêtre plus du monde des vivants,
ce n'est pas nous qui choisissons, mais le lecteur, au moment de sa lecture.
Ah, comme cette perspective nouvelle ouvre l'esprit ! Me voilà tiraillé maintenant entre
l'admirable phrase de Céline et la perspective d'un avenir sans fin et glorieux qui
pourrait se jouer sans moi. A l'extrême on pourrait imaginer toute une cohorte d'auteurs,
tous plus zélés les uns des autres, et soucieux de laisser leur petite fabrique de temps
au hasard du futur. Ainsi, en douze ans j ai commis neuf livres, ce qui doit bien
représenter 24 heures de lecture non-stop. En définition de ma propre postérité,
jai déjà produit une journée de plus pour l'éternité. Pourvu que celle-ci ne
soit pas une journée d'ennui et de pluie.
(12/09/2012)
La Ferté
Vidame, sa chapelle du XII°, son église du XVII°, son château, comme lindique un
ancien panneau brisé en deux et remisé dans le parc. Beau symbole pour un lieu qui
na cessé dêtre modelé et reconstruit. Le vestige étonnant qui subsiste, de
pierre et de briques, percé dinnombrables fenêtres (voir en Webcam), nest
pas le château initial, là où le Duc de Saint-Simon rédigea et recopia ses fameuses
mémoires dans les dernières décennies de sa vie. La révolution, les propriétaires
successifs ont souvent saccagé ce lieu, même si certains mécènes plus heureux y ont
englouti des fortunes. Subsistent cependant les écuries, « petit château »
construit du vivant du Duc de Saint-Simon. Cest là quavait lieu dimanche
dernier la fête des livres de La Ferté Vidame, et jai renoué avec plaisir avec ce
genre de manifestations où on passe le plus clair de son temps assis derrière une pile
de livres à regarder les passants qui sen approchent. Je ne sais jamais quelle
attitude adopter. Bien sûr, saluer celui qui saisit un de vos ouvrages en vous jetant un
coup dil. Cest après que ça se complique. Généralement, le lecteur
commence à parcourir la quatrième de couverture. Je lui laisse le temps de la lecture
mais je ne sais pas sil faut que jintervienne. Si je ne dis rien, jai
peur que ce lecteur ne se fasse une mauvaise (et fausse !) opinion et de passer pour
un écrivain prétentieux. Donc, jinterviens : celui-là, cest un recueil
de nouvelles
Je vois, me répond-on sèchement. Celui-ci évoque la campagne, la
ruralité
Moue dubitative du lecteur, deuxième râteau
Heureusement, il y a
des échanges qui durent plus longtemps, on se livre alors facilement, circonstances,
anecdotes
Finalement, cest ce que jaime. Et de pouvoir discuter avec mes
voisins de table (Ah ! les fêtes de lHuma avec Philippe Annocque et Cécile
Beauvoir
). Ici, jai revu avec plaisir Dominique Fabre (Notes de lecture du
18/01/2009 et du 07/04/2010) et jai eu un débat au café littéraire avec Clara
Dupont-Monod qui maccueillera samedi prochain, à 15h en direct sur France Inter.
Côté quantitatif : signé 8 ID, 1 RMS, 2 PPPP,
2 Bestiaire domestique et 1 CV roman, petite comptabilité à la va-vite que
naurait pas renié René Fallet dans ses Carnets
de jeunesse. Côté qualitatif : échange émouvant avec un visiteur étonnant
qui visiblement avait de grosses difficultés pour se déplacer. Vêtu dun short,
portant des bas de contention et un casque de cycliste (peur des chutes ?), il
trimbalait une canne-siège et sest
installé devant mon étalage pour feuilleter avec assiduité Ils désertent, après avoir extirpé avec beaucoup
defforts ses lunettes de son sac-banane (en plus, essayez denfiler des
lunettes sous un casque de cycliste, vous comprendrez
). Au bout dun temps,
forcément long, où les visiteurs navaient dautre choix que déviter
son étrange et encombrante installation, il ma adressé la parole, avec de grosses
difficultés délocution et comme je suis sourd dune oreille, jai
contourné ma table et nous nous sommes retrouvés à converser laborieusement mais
aimablement, lui assis avec son casque de vélo et ses lunettes de guingois, moi, penché
et tendant ma seule oreille valide. Je me souviens encore du prénom pour sa
dédicace : à Suzy, sa petite-fille. La journée valait son pesant dor, rien
que pour cet échange.
(05/09/2012)
Lattente dun livre en parution est toujours
un moment particulier. Sa vie propre, son écriture est achevée, il y a eu tous les
préparatifs de la publication, les choix à faire, les corrections, les derniers ajouts
et éclaircissements, les avis des premiers lecteurs, les étonnements, les questions,
toute une réflexion préalable qui fait quon renoue avec un texte finalement
achevé depuis plusieurs mois, en loccurrence depuis novembre dernier en ce qui
concerne le premier jet. Depuis ces presque dix mois, je nai rien commencé
dautre, comme si ce livre en préparation avait épuisé toutes mes forces. Pas
dexplorations nécessaires à la création, si peu de divagations. Il me semble
quautrefois jétais plus prompt à renouveler les expériences, le livre a
peine achevé laissait la place à dautres projets. Après tout, peut-être est-ce
la même réactivité tout de même, je minvestis probablement plus à présent dans
la vie intrinsèque de la publication et tout ce qui fait quun livre continue bien
au-delà de la naïveté du premier jet. Probablement aussi que le travail préparatoire
à dautres textes à venir a-t-il commencé à mon insu dans ce que nous balance le
monde moderne comme émerveillements ou énervements, colères ou joies. Mais il me semble que jarrive moins
quavant à discerner où et quand se produisent les avancées inexorables vers un
futur texte, ni sous quelle forme il va naître, quel sera son sujet. Pour Ils
désertent, il y a cette « tentation de lîle déserte » que
Catherine Simon a remarqué comme déjà existante lors de la parution de Composants
en 2002 (voir article du Monde du 23/08/2012) et
cest vrai que cette obsession sest installée dix ans plus tard de manière
confuse pendant les mois qui ont précédé la rédaction. Ce flou dinvention
quoi écrire se double dune vague sensation du moment, de linstant où
le texte prend corps et dans quel lieu, à quelle table de travail. On me demande parfois
comment je fais pour trouver le temps décrire, ou plus simplement si jécris
plus le matin que le soir, à quel endroit, est-ce quil y a des rites, une
habitude
Depuis quelques années, je suis toujours un peu gêné pour répondre. Je
sais pourtant que RMS sest écrit en quatre-vingts jours où que ID
sest accompli entre juillet et novembre 2011, mais la sensation demeure incertaine,
jai peu de souvenir de moments précis décriture. Le lieu, par exemple :
si jy songe, spontanément je me vois attablé à mon bureau en merisier, mais pour Ils
désertent, le texte à pris corps lannée passée à lombre dune
terrasse en Sicile. Et cette année, à cette même terrasse, pas décriture
dinvention, jaurais tenté davancer dans la rédaction de ma thèse
universitaire. Au final, cette imprécision est un peu perturbante, elle ne fabrique pas
de souvenirs, lécriture à lusage semble se lisser dans un présent
indéfini. Cette perplexité a tout de même un avantage : peut-être quon se
sent ainsi plus « écrivain », plus fondu dans la matière, à légal
dune petite statue de plomb, nez en lair et livre à la main et qui porterait
sur son socle la mention « auteur en réflexion ».
(29/08/2012)
Jai surtout parlé jusquici du nouveau
livre qui sort aujourdhui chez Fayard, Ils désertent. Or, ce même jour,
paraît chez LGF - le livre de poche, la réédition de Retour aux mots sauvages
avec sa belle couverture (voir en webcam, le 15 juin 2010). Hormis lintérêt
marketing, comme on dit, de profiter de la sortie dun nouveau livre pour relancer
une publication plus ancienne, cette double parution me place dans une perspective jusque
là inconnue : à limpatience dévoquer le nouveau roman et
peut-être même de passer à autre chose -, il me faut renouer avec un livre dont
jai déjà vécu lessentiel. Renouer nest pas vraiment le terme exact,
mieux vaudrait dire continuer, puisque les interventions que jai faites à son sujet
ne se sont pas taries depuis deux ans, la dernière en date ayant eu lieu le 12 avril à
Reims, accompagnée de la projection du film
de Jean-Marc Moutout De bon matin, avec Jean-Pierre Darroussin. Dautres
journées consacrées à RMS sont prévues, Saint-Brieuc en octobre et deux
colloques universitaires en 2013 (voir Agenda). Nempêche que cette double parution
saccompagne peut-être dune crainte, celle que le livre précédent (le plus
grand succès jusquà présent de tous mes récits) fasse étrangement de
lombre à celui qui arrive.
(22/08/2012)
Il est temps
de rassembler tout ce qui sest écrit autour d'Ils désertent, les notes
décriture qui ont jalonné lélaboration du texte il y a un an jusquà
la parution dans cinq semaines. Comme dhabitude jai élaboré une page spéciale qui regroupe cet « autour » et préparé aussi une
rubrique « presse et médias »
qui contient déjà quelques réactions dont le très bel article de François Bon Rimbaud, quatre
fois.
Combien me paraît étrange cette période où je termine la publication de ce qui fût
longtemps nommé ID. Étrange parce qu'un autre texte, auquel j'attribue
immédiatement le nom de code DF voit le jour au même moment. Réveillé dans la
nuit, DF mest apparu lumineux, exactement ce que je cherchais confusément
depuis quelques semaines. Je me suis levé le 14 juillet à 5h du matin et j'ai allumé
lordinateur avec le bruit dune averse au-delà des volets. Quant à savoir si
ce DF tiendra la distance ou si cest un
faux départ (probablement) cest une autre paire de manches, limportant,
cest décrire (décrire). Dailleurs ID aussi avait connu de
telles tergiversations pendant plusieurs mois.
(18/07/2012)
Pour faire suite à la question
des épigraphes soulevée la semaine dernière dans cette même rubrique, voici ma toute
première. : « La culture des plantes légumineuses et fourragères, ainsi
que lélevage des bestiaux, ont pris, depuis quelques temps, un assez grand
développement ; et lagriculture fait chaque jour des progrès grâce aux
encouragements du Conseil Général et au zèle des comices agricoles. ». Elle
est placée en tête de La Réserve que jai publié en 2000. Cette citation
est issue de la Petite géographie à lusage des écoles primaires de la
Haute-Marne, de A Mocquard, 1867. Je ne sais plus dans quelles circonstances, je
lavais choisie. Mais jy adore le mot « zèle » et son petit côté
trublion décalé. Et que jai abordé lunivers des lettres par lobscur
A. Mocquard me ravit, au lieu davoir opté pour un docte écrivain reconnu. Réflexe
provincial, sans doute ai-je pensé à René Fallet, dont on sait que la seule distinction
à laquelle il tenait cétait davoir réussi à extorquer la médaille du
Mérite agricole, probablement plus pour la connaissance du beaujolais et de la soupe aux
choux quen tant quécrivain bourbonnais, auteur du magnifique Paris au mois
daoût, prix
Interallié 1964. En plus 1867, année de la Petite géographie à lusage
des écoles primaires, est un excellent cru pour aborder le monde contemporain de la
littérature : Baudelaire rejoint dautres cieux et le cimetière du
Montparnasse et laisse grande ouverte la voie à Rimbaud, « absolument
moderne », à Mallarmé et à tant dautres. Ainsi, choisir cette épigraphe
pour mon tout premier livre, cétait comme un coup de dé (qui jamais
nabolira le hasard). Après, oui, on peut se découvrir un peu : six
mois plus tard, voici Les feux de Raymond Carver en compagnonnage idéal
et rapide pour la parution de Central : « Passer en coup de vent. Ne pas s'éterniser. Passer sa
route. ». Et puis, deux ans
plus tard, plus rien, pas dexergue pour Composants, on met le pied dedans
direct par lincipit : « Banlieue, le matin, que remarque-t-on
dune ville inconnue ? ». Ce sera le seul, et, bien sûr en 2002,
jignore que six autres vont suivre, jignore également que tous retrouveront
lhabitude dune épigraphe. Alors pourquoi cette absence dans Composants ?
La jeunesse de mes publications explique probablement cette décision. Est-ce quon
doit toujours se cacher derrière une citation ? Est-ce que ce nest pas par
trop ringard ? Que font les autres ? Jai du me poser ces questions et puis
Samuel Beckett est arrivé : « Encore une seconde. Rien quune. Le
temps daspirer ce vide. Connaître le bonheur. ». Comment résister à
cette magnifique phrase qui termine Mal vu mal dit ? Comment ne pas la relier
au texte que jélaborais alors vers 2003-2004 Paysage et portrait en pied de
poule avec son personnage perdu au milieu dun vide campagnard, mais qui
résistait, qui cherchait quand même à connaître le bonheur. Le pli était pris :
une épigraphe est un hommage, une ferveur à qui les mots donnent sens à ce que nous
tentons de construire. « Ma maison était appelée la maison des fleurs, parce
que de tous côtés éclataient les géraniums : c'était une belle maison avec des chiens
et des enfants. Raoul te souviens-tu? Te souviens-tu Rafael?
Federico te souviens-tu sous la terre, te souviens-tu de ma maison et des
balcons où la lumière de juin noyait des fleurs sur ta bouche ? » : voici
Pablo Neruda que je choisis pour 1937 Paris-Guernica, publié en 2007. Federico,
cest Garcia Lorca, tué à la guerre dEspagne, rapport évident avec ce livre,
mais hommage et ferveur aussi pour mon épouse que je ne remercierai jamais assez de
mavoir fait découvrir le fameux poète chilien quelques années auparavant. Il me
restait à choisir une épigraphe pour CV roman, dont laccouchement difficile
eu lieu quelques mois plus tard après vingt et une versions et dix huit mois
datermoiements. Tout sest pourtant dénoué dun seul coup avec la
citation lumineuse de Georges Perec, dans Espèces despaces :
« Lespace de notre vie nest ni continu, ni infini, ni homogène, ni
isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se
déconnecte et où il se rassemble ? ». La suite ma paru plus
facile : les nouvelles de Bestiaire domestique, en 2009, sont à
lévidence placée sous le patronage de Blaise Cendrars : « Le chat domestique a le pelage soyeux ; son échine est
souple, électrique ; ses pattes sont bien armées, ses griffes fortes ; il saute sur la
proie qu'il convoite. Mais le chat sauvage saute bien mieux : il ne manque jamais son
coup. J'ai des chats sauvages plein la bouche. ». Enfin, en 2010, la plus longue de
toutes mes épigraphes est de Marcel Proust, tirée de Du côté de Guermantes. Destinée à Retour aux mots sauvages, cest la preuve que
la langue la plus domestiquée possible peut être belle, surtout quand elle
sadresse au travail et au réel : «Les
Vierges vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le
visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles
surveillent jalousement les portes ; les Toutes-puissantes par qui les absents surgissent
à notre côté, sans quil soit permis de les apercevoir ; les Danaïdes de
linvisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ;
les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec
lespoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « jécoute
» ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de
lInvisible, les Demoiselles du téléphone ! ».
(11/07/2012)
Tous mes livres comportent des épigraphes, des
citations dauteurs en exergue, comme on dit aussi. Je ne me suis jamais vraiment
posé la question de savoir pourquoi. Ça doit participer de la même imitation que
lorsque je bâtis un livre. Je fais comme si. Comme si, dés le départ, je voulais que le
livre soit déjà dans une présentation achevée, directement assimilée. Je me projette
en tant que lecteur, jai besoin dune manière chronologique den sentir
le titre et den lire lépigraphe, puis lincipit. Voir si lensemble
tourne rond, si ça sent le vrai livre. Il me semble que cette première sensation est
celle qui prévaut dabord à ma volonté dinscrire une épigraphe. En
deuxième lieu vient seulement la question de lintention du livre, et
lépigraphe fonctionnera comme une sorte de pense-bête, un rappel permanent de
pourquoi le livre existe.
Pour Ils désertent, jai hésité tout au long de la rédaction du livre
entre plusieurs choix. Dun côté, Rimbaud et Hannah Arendt convoqués par les deux
personnages principaux justifiaient les deux suivantes : « On ne reçoit aucuns
journaux, il ny a point de bibliothèques, en fait dEuropéens, il ny a
que quelques employés de commerce idiots qui mangent leurs appointements sur le billard,
et quittent ensuite lendroit en le maudissant. » (Arthur Rimbaud, lettre
à sa famille, 14 avril 1885, Aden) ; « On peut parfaitement concevoir que
lépoque moderne qui commença par une explosion dactivité humaine si
neuve, si riche de promesses sachève dans la passivité la plus inerte, la
plus stérile que lHistoire ait jamais connue. » (Hannah Arendt, Condition de lhomme moderne).
Mais le monde des représentants de commerce dont le livre se fait lécho ma
également fait hésiter avec cette très belle réplique de Mort dun commis
voyageur, dArthur Miller : « Qui sait de quoi un homme est fait, Biff,
surtout un commis voyageur ?... Essaie den peser un pour voir ! Plus léger que
lair, il te filera entre les doigts, il plane bien haut dans les nuages, chevauchant
sa valise déchantillons, avec son sourire comme armure et ses chaussures bien
cirées comme stratégie. ». En revanche, celle qui a depuis le début hanté ce
livre est de Georges Perec, tirée dUn homme qui dort, dont la lecture et la
narration à la deuxième personne a été un élément déclencheur dans la rédaction de
mon roman (voir ci-dessous au 09/05/2012) : « Ma chambre est une île déserte et
paris un désert que nul na jamais traversé ». A celle-ci, peut-être un peu
trop abstraite quant au contenu du livre, jai préféré le vers résigné de
Guillaume Apollinaire, et qui débute le poème Zone : « A la fin tu es las de ce monde ancien ».
Commencer par « à la fin » et continuer par cette sorte de mouvement, me
paraissait être un bon trait dunion entre le titre Ils désertent et
lincipit (« Maintenant que le
camion est parti, la femme pourrait ouvrir la portière de sa voiture, sinstaller et
démarrer. »). La phrase courte, quasi-lapidaire dApollinaire plonge sans
ambages le lecteur au cur de lhistoire. Et puis Apollinaire a été découvert par Léautaud.
Noublions pas quune épigraphe est aussi la meilleure manière de rendre
hommage à ceux qui comptent.
(04/07/2012)
Est-ce que je travaille quand je vais voir une
exposition ? Ceci pour faire le lien avec larticle de ma rubrique étonnements
cette semaine. Donc, jai débarqué au musée Beaubourg, alors que jaurais dû
être au boulot, dans mon bureau. En réalité, jai retardé mon retour dun
après midi dans les lieux symboliques du travail pour assister à une rencontre avec des
libraires. Javais sur moi, toutes les connexions possibles pour riposter à la
minute près à la moindre sollicitation besogneuse, et jai dû répondre
probablement à quelques coups de fil du boulot, je ne men souviens pas. En
revanche, cet après-midi à attendre était une aubaine : javais envie de voir
lexposition Gerhard Richter. Je suis loin dêtre féru de peinture et je
compte probablement sur les doigts dune seule main, les artistes qui
mémeuvent beaucoup. Gerhard Richter fait partie de ceux-là, de même que Jacques
Monory, et depuis longtemps. Jétais véritablement tombé en arrêt devant le
tableau Chinon, un jour de décembre 2003, jétais alors en plein dans la rédaction
de Paysage et portrait en
pied de poule. En effet, la volonté de
ce peintre à reproduire dune manière la plus fidèle possible une photographie, se
double dans cette approche de limmanquable distorsion envers la réalité :
cest dans cet infime déport que se trouve la part de fiction la plus pure, bref, la
poésie.
Monory travaille autrement et,
même en tant que peintre, réalise dès le départ un travail de metteur en scène :
ses personnages sont englobés dans une histoire construite. A Beaubourg, on présente
dailleurs Ex- un film de Jacques Monory, qui utilise bien des incrustations
dimages (tigre, pistolet, homme qui court) pour développer limaginaire en
nous. Pour autant, même sils travaillent différemment, Richter et Monory
poursuivent tous deux cette traque de lextraordinaire. Si on rapporte leur art à
lécriture, lun (Monory) serait plutôt une sorte de Romain Gary, un Kessel ou
un Hemingway, face à un Raymond Carver que pourrait incarner Richter. Partir de
loutrance pour lun, sinstaller dans la banalité pour mieux en déceler
les failles pour lautre. Assurément, je suis plus proche de Richter, même si les
débordements de Monory me fascinent. Entourant cet après-midi à Beaubourg (voir aussi
en webcam), il y a eu deux séances de cinéma, pour moi qui n'y vais que rarement. La
veille, c'était Sur la route, inspiré de Jack Kerouac (note de lecture du
07/06/2012) et le soir même, au lieu de la fête de la musique, je suis allé voir le
Journal de France du photographe Raymond Depardon, sa route à lui. Quel rapport avec
Richter ? Tout justement : la photographie dans son apprêt est digne dune
fiction, elle la provoque. Il faut voir Raymond Depardon installer son lourd appareil à
chambre et à trépied, faire preuve de patience, laisser passer tout ce qui peut
provoquer un mouvement devant ce qu'il cadre (le temps de pose est de une seconde) et
réussir à capturer, de la même manière que le fait Richter, un pan entier de mémoire.
Bien sûr, la distorsion nest pas dans limage parfaite, mais dans le
regard que nous lui portons, de même que pour Richter ou Monory. Quant à Romain Gary,
Kessel, Hemingway ou Raymond Carver, les images mentales que nous construisons, lecteurs
ou spectateurs, participent du même frottement entre ce qui est et ce qui sy glisse
avec élasticité.
(27/06/2012)
Retour aux mots sauvages paraîtra
dans la collection le Livre de poche en septembre prochain et un colis contenant les
exemplaires qui me sont destinés mest parvenu la semaine dernière. Joie
véritablement émue de découvrir ce qui sera mon premier livre au format poche. La
couverture est très réussie, intrigante à souhait (voir en Webcam cette semaine) et la
quatrième de couverture présente deux critiques journalistiques élogieuses, on ne peut
rêver mieux. Avoir un livre en collection poche est important. Je me souviens du dépit
de Nicole Caligaris (je crois) qui déplorait lors dune interview son regret de
navoir aucun format poche dans sa longue et pourtant élogieuse bibliographie.
Cest en effet, une sorte daboutissement, une forme qui confine au classicisme,
rassurante et passe-partout. On est fondu dans une masse décrivains de même
allure, on se sent étrangement déjà mort, on égale Flaubert, on atteint le statut de
Balzac, on est un auteur disparu mais disponible. On accède en quelque sorte à une
postérité au-delà du « discours aux asticots » que brocardait Céline.
Postérité, disposition davenir à relier au sens de la posture à hauteur
dauteur, cest exactement cela, on pose quand on a un poche, on est enfin
écrivain.
Mais, alors que jaspire à cet immobilisme de statue, alors que sapproche la
perspective dun buste aux yeux de pierre subtilement érigé en perchoir à oiseaux
dans un quelconque jardin public, cest à la fébrilité du lecteur compulsif que je
pense, celui que jai été, celui que je demeure, ceux que je côtoie dans les
rayons poche, nez rivés sur didentiques formats, pareillement penchés du même
côté sur la tranche des livres dans un ensemble parfait, déchiffrant un titre,
parcourant le sacrosaint ordre alphabétique, bras ballant mais la main toujours prête,
les doigts habiles à extirper un exemplaire en en Folio, en 10/18, ceux de la Librairie
générale française, les Jai lu, les Presses Pocket, les Points. Oui, jai
été de ceux-là, jai commencé par ceux-là, à lâge des culottes courtes
dans ma librairie langroise (qui sappelait forcément Diderot), jai commencé
mon apprentissage de lecteur à tête penchée, dont létrange position nest
pas sans rappeler celle dun échassier (surtout lorsquon porte des culottes
courtes). Combien de tonnes de livres ai-je manipulé, sortant ici un roman, replaçant
là un recueil de nouvelles, posant ici une pile douvrages, finissant par me tourner
vers le buraliste vendeur qui navait eu de cesse de me surveiller, et posant sur le
comptoir un livre, modeste, quil encaissait prestement comme un vulgaire paquet de
cigarettes. Mais cette littérature de poche, si discrète, si humble et si banale, était
seule à ma mesure, à lépoque. Un sortilège incroyable la rendait à la fois à
la portée de mon maigre argent, et, linstant daprès, cétait un
inestimable trésor qui sécoulait des pages.
(20/06/2012)
Jai peu
évoqué ces derniers temps le livre à paraître en septembre. Il est pourtant presque
prêt (voir en Webcam). Quelques exemplaires hors commerce, destinés au service de
presse, professionnels du livre, auteurs amis, donnent une idée précise de ce que sera
laspect final du livre (il y a encore quelques corrections de prévues, un texte de
quarante mille mots présente toujours quelques imperfections). Ces exemplaires
dessai constituent autant de premières touches pour les libraires aussi. Pour eux,
jai participé à deux présentations, lune à Lyon et lautre à
Bordeaux. Cest toujours un moment émouvant de pouvoir parler de son livre et des
pages agencées dans une solitude monacale. Impression dun coup de flash. Mais
cest toujours avec délices que jentreprends lexercice : ce qui
mintéresse le plus dans lécriture est le sport déquipe que constitue
la sortie dun livre, éditeur, distributeur, libraires, la chaîne du livre comme on
dit. La première sensation dun tel travail en commun date de douze ans. Alors que
jarrivais chez léditeur pour signer mon premier service de presse, jai
vu débarquer un camion dans la cour pavée de la rue des Saints-Pères, avec une palette
solidement bâchée de plastique mais qui laissait voir tous les exemplaires du premier
tirage de Central. Jen ai ressenti une vive stupeur à découvrir ainsi
mon texte à létat dobjet manufacturé mais, à voir combien
saffairaient le chauffeur livreur et le manutentionnaire pour rentrer ces livres au
magasin, tout aussi brutale et joyeuse a été ma perception que tout un monde pouvait
vivre de cela, du commerce des livres. Bien sûr le mot « commerce » est à
prendre en son sens élargi, celui des relations sociales, professionnelles, grégaires
qui réunissent tout un secteur dactivités, donnent un sens, une cohérence,
fabriquent du temps, des gestes, un langage, prolongent bien au-delà un univers inventé
et contenu dans les pages, le détournent en quelque sorte vers un monde bien réel.
Là, à Lyon et à Bordeaux, cest donc à toucher les libraires que je me suis
évertué, en face à face, directement et avec le même enthousiasme quil y a douze
ans. Et comment ne pas sentir que le livre, le nouveau livre, Ils désertent, participe de la même franchise des
rapports humains : dans lhistoire que jai voulue, on fait face, on est
placé droit devant les personnages, aucune
condescendance à avoir, aucune modestie à ressentir, rien à subir deux-mêmes qui
semblent tombés là par hasard. On est lecteur, on participe, on voit la vie moderne qui
bouge et palpite. On rencontre.
(13/06/2012)
La revue Le
Matricule des anges vient de proposer une enquête sur lengagement
contemporain en littérature. Invité en bonne compagnie à formuler un avis (avec Anne
Savelli et Nicole Caligaris, entre autres), je me suis « engagé » à
répondre à la question « en quoi
diriez-vous que vous êtes ou nêtes pas un auteur engagé ? ». Javais
prévu deux textes. Seul le premier figure dans la revue. Cest
loccasion ci-dessous de publier le second. A noter que le journaliste a isolé une
phrase de mon intervention en une sorte de chapeau du plus bel effet au milieu de la page,
sauf que lextrait présente une coquille : « Ne pas se fier aux lieux
communs, demeurer dans cet équilibre précaire qui présidence à la destinée humaine.
» (« présidence » à la place de « préside », ça cest de
lengagement en cette période délections !).
Texte publié :
« Souvent, on sétonne que je puisse continuer à travailler dans une
multinationale et écrire des romans qui mettent en jeu directement mon environnement
professionnel. Peut-être est-ce mon engagement : une manière de foncer dans le
décor et den rendre compte, sans placer sur un piédestal la littérature, mais
plutôt la laisser au même niveau que toutes les activités humaines, vivre, travailler,
écrire, lire. Dans les années qui ont suivi Mai 68, il était de bon ton de
sétablir dans les usines, mais les intellectuels qui lont fait se sont tous
empressés de sen désengager, parfois de verser entièrement du côté de
lécriture et den perdre ainsi la matière brute. Exit lexpérience
directe, ne restent alors que les lieux communs qui nous réunissent : médias,
opinions
Peut-être est-cela sengager : Ne pas se fier aux lieux communs,
demeurer dans cet équilibre précaire qui préside à la destinée humaine. »
Second texte :
« Quand on écrit et quon travaille en même temps, cette double activité
paraît toujours suspecte : dans la présentation dune journée littéraire,
jy étais présenté comme « non écrivain au départ », comme si il
fallait obligatoirement choisir, quon ne pouvait mener de front écriture et
travail, comme si une sorte de révélation magique devait présider à la vocation
décriture et que cette partie noble ne pouvait souffrir daucun partage. Cette
idée demeure largement répandue : celui qui travaille ne peut-être quun
piètre écrivain « à temps partiel », considéré dans un mépris identique
aux CDD, intermittents et autres précaires. Sengager dans la littérature,
cest aussi lutter contre ces idées reçues, typiquement françaises
dailleurs : reproche-t-on à Faulkner, Kafka, Pessoa davoir écrit sur
des chaises demployés de bureau ? ».
Dans ce même numéro du Matricule, jy apprends également avec une grande
tristesse la disparition du journaliste Jérôme Goude qui était venu à Châlons minterviewer sur mon lieu de travail pour la sortie de CV
roman en 2007 (le seul qui ait fait cela). Triste nouvelle. Nous avions beaucoup
discuté, cétait un véritable passionné des lettres. Je me souviens que nous
avions prolongé la conversation au bar de la gare, tandis quil attendait son train.
Nous avions évoqué Baudelaire et bien dautres inspirations communes.
(07/06/2012)
Maurice Genevoix, bien sûr. Et à ne plus savoir quand a commencé sa lecture : Les bestiaires sur une plage de Corse, en voyage de
noces, donc en 1986 ? Raboliot probablement
ensuite, les romans de la Loire, Agnès et les garçons mélangés avec Ceux de 14, on change dunivers. A la
douceur du fleuve en temps de paix se substitue la mort en face, les flancs de la Meuse
pilonnés par les obus, lhorreur. Paradoxalement, cest ce qui me fait aimer
encore plus Maurice Genevoix, cette idée que cette épreuve initiale lui a donné le
goût du bonheur et une sorte de droit den jouir jusquà ses derniers instants
puisque la mort la laissé en plan. La vie heureuse donc, et particulièrement parce
que la vie ne lépargne pas plus quun autre, et que ce statut de survivant ne
lui donne aucun droit supplémentaire : sa première épouse meurt, sa maison sera
pillée par les allemands à la guerre suivante. Quimporte, Maurice Genevoix est un
bâtisseur : pierre après pierre, livre après livre, saison après saison, il vit,
aime : Genevoix comme modèle, cest lévidence même pour moi qui suit à
la fois aussi provincial et parisien que lui, aussi désireux de poésie sylvestre et
solitaire que de rencontres humaines, aussi enclin à la sérénité des lieux quaux
envies de mouvement. En triant des papiers, jai retrouvé des vieilles photos,
prises en mai 1997, un jour où javais osé aller frapper à la porte des Vernelles.
Madame Genevoix mavait parlé sur le pas de la porte, jai même gardé son
numéro de téléphone, son adresse parisienne. Il ny avait aucune biographie sur
lécrivain, je me proposais den écrire une, je navais ni publié, je ne
connaissais personne dans le monde littéraire ou universitaire, jai vite
abandonné. Ce ne sont pas les quelques photographies retrouvées (les berges de la Loire,
le petit musée de Châteauneuf) qui mont le plus ému, jen gardais encore un
souvenir précis. Mais il y avait avec ce développement argentique (la photographie
numérique venait à peine de démarrer) un photo-index sur lequel figure mes enfants, à
lépoque, neuf ans et six ans et demi et que javais dû photographier,
histoire de terminer la pellicule. Bizarrement, cest ce qui me rapproche encore plus
de lécrivain, sans que je puisse dailleurs expliquer véritablement pourquoi,
peut-être limpression probablement réelle quil devait éprouver la même
sensibilité.
(30/05/2012)
Pour continuer dans les
aspects de la narration à la deuxième personne, élaborée avec le « vous »
de La Modification de Michel Butor dans cette même rubrique quinze jours
auparavant, il est également intéressant de soccuper du « tu ». Ce
système de narration nest pas exceptionnel. Un des exemples emblématiques qui me
viennent à lesprit est celui du poème Zone de Guillaume Apollinaire : « A la fin tu es las de ce monde ancien ». Le premier vers donne le ton du recueil Alcools
et la narration novatrice en « tu » constitue, de même que pour La modification, un sujet classique de dissertations. Le
« tu » force ainsi lintrospection et cest un formidable
déclencheur par exemple lors datelier décriture. Sauf une des rares fois où jai utilisé ce poème
à cette fin, dans un Centre hospitalier spécialisé, lun des pensionnaires ayant
flairé le danger de la dissociation induite par ce pronom comme allant à lencontre
de sa schizophrénie, il ma expliqué avec une très grande intelligence son refus
de participer à lexercice. Pour en
revenir à la narration en « tu », lexemple romanesque entre tous est le
formidable Un homme qui dort de Georges Perec (Notes de lecture du 15/06/2011). A
Pierre Desgraupes qui linterview au sujet de cette narration rare, Georges Perec répond que beaucoup de journaux intimes sont écrit
de cette manière (Pavese, Kafka) tout en reconnaissant que « ce nest pas une forme naturelle », Georges Perec insiste sur les choix qui
soffrent à lauteur : « où
bien on assume complètement ce que lon dit et on dit « je », ou bien on
essaie de léloigner beaucoup et on dit « il » ». Pour avoir testé les deux formules, Georges
Perec a constaté que « ça ne marchait
pas ». Le « tu » devient
alors une forme intéressante car elle « mélange, le lecteur, le personnage et lauteur » (au passage Perec précise quil y a peu
de rapport entre La Modification de Butor sans toutefois lexpliciter
davantage) . « Ce « tu »
est à la fois un « je »,
précise-t-il, jessaie de parler de
moi en essayant davoir un certain recul ». Au cours de linterview, Georges Perec
insistera encore sur la narration à la deuxième personne du journal de Pavese, qui
semble lavoir beaucoup marqué. En relisant ce journal que lon trouve
également avec le titre Le métier de vivre, ce mode narratif napparaît pas dans les
premières années de 1935 et 1936. Pavese utilise un « je » classique qui se
mue parfois dans un « nous » de généralisation, édicte souvent des
vérités sur un mode neutre (« il y a
quelque chose de plus triste de vieillir et cest de rester enfants »). Il faut attendre Noël 1937 pour voir une
narration en « tu » intervenir. Là encore, cest pour appuyer une
introspection douloureuse, il est en proie à des désillusions amoureuses. En revanche,
au dernier jour de cette année 1937, Pavese pose les jalons dune nouvelle
narration : « Jusquà
présent, tu as fait parler le protagoniste à la première personne sans te soucier de le
caractériser même dans son mode dexpression, maintenant il va falloir que tu
toccupes aussi de sa singularité : le créer comme personnage, ne pas le
laisser sous la forme dun neutre toi-même ». Cette formule renversante, car elle entraîne
dans une mise en abyme auteur et personnage, a probablement beaucoup inspiré Georges
Perec.
(09/05/2012)
« C'est là toute
la différence entre une gauche sartrienne et la néo-gauche déresponsabilisante, tout à
fait d'époque, dont Thierry Beinstingel se fait assez visiblement un des nombreux
porte-parole ». Ce commentaire, vieux de plusieurs mois, issu dune
critique de Retour aux mots sauvages me prête des idées politiques sans que je
nai rien affirmé. En cette période électorale où il est de bon ton de déclamer
à qui va la préférence politique, je tiens plus que jamais à ne pas étaler mes
opinions. Le simple fait décrire nautorise personne à parler dautre
chose que de ce quil connaît et qui se résume à un peu de littérature. La
confusion vient peut-être des thèmes prédominants de mes précédents livres, ancrés
dans une réalité professionnelle. Parler de la déshumanisation des relations au travail
est un discours quon imagine plus à gauche que lamour du travail, par
exemple, cette France laborieuse dans laquelle la droite traditionnelle reconnaît ses
valeurs au risque de sen attribuer le monopole. Pourtant mes livres évoquent les
deux sujets et plus sûrement la nécessité du travail au sens dune implication de
groupe, sociale, bref, le politis antique « qui se mêle des affaires de la
cité ». Ce nest pas par vocation partisane, pour me faire le chantre de je ne
sais quel mouvement que jécris de tels livres, simplement parce que je me sers de
la réalité quotidienne et quelle passe par ce formidable réservoir de sentiments,
idées, allégories au sein de nos heures travaillées. Un peu comme George Mallory grimpe
lEverest « because its there », je ne peux aborder le monde
contemporain en ignorant la montagne du travail dans laquelle on passe quarante ans de sa
vie. Et la langue dans son obligation (au sens de Roland Barthes : « La langue
est fasciste, parce quelle oblige ») répond magnifiquement à lutilité
obligatoire et collective du travail, donc jécris dessus. En revanche, à la place
dopter pour telle ou telle cause politique, je préfère parler dengagement.
La revue littéraire Le Matricule des anges va publier prochainement quelques
visions décrivains sur le thème de lengagement. Jai eu le plaisir
dêtre invité à proposer quelques lignes. Rien dextraordinaire,
sengager, cest pour moi mettre sur le même plan écrire, lire, vivre et
travailler. La politique ne devient alors quune conséquence, un pis-aller pour
mieux vivre et pas de quoi se mettre dans des « états » pareils.
(01/05/2012)
Dans La modification de Michel Butor, le choix
génial du « vous » pour évoquer le personnage principal a évidemment été
souvent commenté, parfois rapidement expédié dans les caractéristiques formelles du
« nouveau roman ». La disparition du personnage (ici à peine nommé) fournit
un alibi récurrent aux théoriciens du genre (voir par exemple Alain Robbe-Grillet, Pour
un nouveau roman (1963), reproduit ci-dessous dans cette même rubrique).
La question du « vous » ne saurait être éludée si rapidement sans
laide des linguistes et de la sémiotique. Amir
Biglari, dans les Nouveaux actes sémiotiques propose une réflexion argumentée et
complète à ce sujet. Il y a dabord ce constat initial que « dans un roman,
le choix du pronom personnel par lauteur est déterminant parce que le glissement
dun pronom à un autre transforme le point de vue du lecteur. ».
Les avis des linguistes ont parfaitement décrit les interactions entre ces différents
pronoms. Pour Émile Benveniste, « il » est une non-personne, seul,
« je », « tu » sont des « personnes » car cest la condition de dialogue qui forme
la « personne ». Mais selon André Joly, la question de la non-personne se
pose : ce pourrait-être simplement une personne absente du dialogue au moment du
récit et « Benveniste a confondu labsence de personne avec la personne
absente ». André Joly préfère ainsi le terme de personne locutive (je/tu) et de
personne délocutive (il).
A ces questions de spécialistes sajoutent les spécificités du pluriel. Et si la
première personne plurielle est le « nous » il ne peut pas être une
pluralisation du « je », selon Benveniste car « lunicité et la
subjectivité inhérentes à « je » contredisent la possibilité dune
pluralisation. ». Pour le « vous », même chose, selon « quil
sagisse du « vous » collectif ou du « vous » de politesse,
on reconnaît une généralisation de « tu », soit métaphorique, soit
réelle, et par rapport à laquelle, dans des langues de culture surtout occidentale, le
« tu » prend souvent valeur dallocution strictement personnelle, donc
familière. ». Ce à quoi André Joly renchérit : selon lui, le
« vous » présente un « type dallocutivité médian entre le
premier et le troisième degré, entre « tu » et « il » ; pas
très direct, pas très indirect ; pas très proche, pas très distant. ».
Si la théorie peut paraître rébarbative, disons pour résumer quelle identifie
que le « vous » de La modification, permet de sadresser à un
certain locuteur (personnage ? lecteur par osmose ?) à une distance plus grande
que si lauteur avait écrit son récit à la première personne. Et dailleurs
Michel Butor, à la fois romancier et théoricien littéraire explique que « dans le récit à la première personne, le
narrateur raconte ce quil sait de lui-même, et uniquement ce quil en sait.
Dans le monologue intérieur, cela se rétrécit encore puisquil ne peut en raconter
que ce quil en sait au moment même. On se trouve par conséquent devant une
conscience fermée. ». Et la justification de la deuxième personne serait
qu« il y a quelquun à qui lon raconte sa propre histoire, quelque
chose de lui quil ne connaît pas, ou du moins pas encore au niveau du
langage » ; « Nous sommes dans une situation denseignement : ce
nest pas seulement quelquun qui possède la parole comme un bien inaliénable,
inamovible, comme une faculté innée quil se contente dexercer, mais
quelquun à qui lon donne la parole. » ; « que le personnage en
question, pour une raison ou pour une autre, ne puisse pas raconter sa propre histoire,
que le langage lui soit interdit, et que lon force cette interdiction, que lon
provoque cette accession. Cest ainsi quun juge dinstruction ou un
commissaire de police dans un interrogatoire rassemblera les différents éléments de
lhistoire que lacteur principal ou le témoin ne peut ou ne veut lui raconter,
et quil les organisera dans un récit à la seconde personne pour faire jaillir
cette parole empêchée ». « Comme il sagissait dune prise de conscience, il
ne fallait pas que le personnage dise je. Il me fallait un monologue intérieur au-dessous
du niveau de langage du personnage lui-même, dans une forme intermédiaire entre la
première personne et la troisième. Ce vous me permet de décrire la situation du
personnage et la façon dont le langage naît en lui. », explique encore Michel Butor
Autrement dit, lenjeu narratif est darriver à exprimer ce que le personnage
principal de La modification ignore encore dans son voyage initiatique vers Rome.
En cela, le « vous » permet un questionnement à travers linvisible
« destinateur » (selon le terme de la sémiotique qui introduit alors un
élément ternaire dans la relation traditionnelle entre le sujet et lobjet), une
voix qui oblige non pas au monologue intérieur mais au dialogue intérieur entre ce
personnage et ce destinateur. Et comme le dit Amir Biglari : « en réalité,
cest nous, vous et moi, qui sommes représentés, cest notre identité qui est
en construction, cest nous qui prenons conscience, cest nous qui sommes
lobjet du « faire faire » du destinateur». Bref, le
« vous », cest nous.
En réalité, histoire de compliquer un peu plus ces rapports de pronoms personnels, le
« vous » de La modification glisse à la fin vers le
« je », au fur et à mesure où le personnage prend conscience de sa
« parole empêchée » et le dialogue intérieur sévacue en
monologue : « [
] sil ny avait pas eu cet ensemble de
circonstances, cette donne du jeu, peut-être cette fissure béante en ma personne ne se
serait-elle pas produite cette nuit, mes illusions auraient-elles pu tenir encore quelque
temps ». On ne saurait mieux résumer cette « donne du je », sauf peut-être
Roland Barthes (qui assurait par ailleurs que « la langue est fasciste » parce
quelle « oblige à dire ») qui explicite davantage le véritable enjeu
de ce roman « cette interpellation [ndla : via le « vous »] est
capitale, car elle institue la conscience du héros. Cest à force de
sentendre décrite par un regard que la conscience du héros se modifie. ».
(25/04/2012)
Centre de formation des commerciaux en librairies, ça
fait barbare comme nom, mais ce nest quune apparence. Le CFCL forme des libraires, tout
simplement, et quelques disquaires aussi. Et cest un bonheur : en France, il
nexiste quasiment aucune formation rapide et efficace pour devenir libraire. Les
Instituts Universitaires de Technologie proposent parfois une alléchante filière
« Métiers du livre », qui se révèle à lusage réservée au travail
de bibliothécaire ou darchiviste (quand à la « technologie » des IUT,
elle ne se résume ici quau maigre apprentissage dune informatisation de
larchivage
). Erreur donc pour ceux qui aimeraient devenir libraire. Les plus
courageux se lancent alors dans des études universitaires de lettres, croyant parvenir au
cur des livres avant de sapercevoir que toute la partie de gestion, si
particulière dans cette filière, ne sera jamais abordée. Quoi faire alors ? Se
tourner vers une formation commerciale ? Mais les livres, sont-ils des produits comme
les autres ? Or, que ce soit dans des librairies indépendantes, des officines
spécialisées où lon se trimballe avec un gilet aux couleurs du magasin, ou dans
quelques rayons de supermarché, les merveilles millénaires de la lecture, même rebaptisées parfois « produits
culturels » ne sont décidément pas des consommables comme les autres. Et
cest pour montrer cette différence quexiste le CFCL. Je ne connais pas son
historique, je sais juste quil est basé à Reims et que lorsquon ma
proposé de devenir parrain de la promotion en cours, jai accepté avec
enthousiasme, avec le mot « libraire » clignotant devant mes yeux. Vieille
passion. Enfant, jentrais dans les diverses papeteries de ma ville natale et je
mettais un temps infini à choisir un ou deux exemplaires de poche (ah, le moment
délicieux où lon ressort de la boutique avec le précieux paquet à la
main !) Mais cest justement parce quexiste ce temps du choix dun
livre (pour moi, infini) quil ne peut-être un produit comme les autres. Dans ce
laps de temps où lon remue les rayonnages, où lon déchiffre les titres, où
lon lit les quatrièmes de couverture, on passe en revue toute notre raison
dêtre, tout ce qui fait quà lintérieur de notre lecture, nous allons
nous retrouver face à notre langue maternelle, nos peurs, nos espoirs, bref, nous-mêmes.
Il existe peu de produits commerciaux qui nous engagent autant. Doù le rôle
important des libraires, leur attachement à lancer des ponts entre nos réticences et nos
souhaits, à relier nos désirs, à vouloir un tel partage.
Jai ainsi rencontré les dix-neuf étudiants qui se destinent à devenir libraires.
Pas dangélisme béat, même si le rêve de tenir leur propre librairie a dû
conduire la plupart dentre eux ici. Le métier sest diversifié, et mieux vaut
employer un libraire dhypermarché formé correctement plutôt que de déplacer le
chef de rayon charcuterie pour garder les têtes de gondoles des derniers livres à la
mode. La culture se mélange partout, la Quinzaine littéraire voisine avec
le mensuel Auto-moto, et je me souviens, il y a plus de dix ans, avoir posé dans
un caddy au milieu de mes commissions Le tramway de Claude Simon, tout juste paru.
Du moment que tout cela vive, bouge. Et justement, cest un des rôles dévolu aux
libraires de faire vivre et bouger le paradoxe statique des mots enfermés entre les pages
dun livre. Les dix-neuf futurs libraires, avaient organisé en mon honneur (et
combien je suis fier de cette expression) une manifestation autour de mon dernier livre Retour
aux mots sauvages. Ce qui aurait pu rester cantonné à une simple lecture ou
présentation sest transformé en véritable évènement : conférence-débat
sur un des thèmes de mon livre, le stress au travail, précédé de la projection du film de Jean-Marc Moutout De bon
matin, avec Jean-Pierre Darroussin. Tout cela élaboré en un mois : trouver,
lidée, le cinéma, les intervenants du débat, une psychologue du travail
réputée, un professeur en droit, organiser la communication, le déroulement de la
soirée. La réussite a été totale, et le débat, malgré le programme marathon de la
soirée a été très dynamique et interactif, les spectateurs de la salle
nhésitant pas à intervenir jusquà près de minuit. Chapeau bas ! Merci
à Agnès qui ma permis dêtre parrain, merci à chacun de ces dix-neuf
libraires : et bien sûr, au plaisir futur de se croiser au milieu des livres.
(18/04/2012)
« Nous en a-t-on assez parlé du « personnage
» ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le
constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes,
rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe
siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté
quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est
même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel :
Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov,
écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à
la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque,
anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage
doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir
des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en
vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète,
un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait
réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de
le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour
son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur
d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et
assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner
quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces
règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain
ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie
: c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes uvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux
normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La
Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au
contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère
? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que
c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett
change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne
exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se
contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ;
probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.On pourrait multiplier les exemples. En
fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous
proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de
personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui
marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est
plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de
s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le
monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette
sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom,
c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était
important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un
corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque
chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le
moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être
puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi
puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise
de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu
son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est
que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au
contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.»
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1963)
(11/04/2012)
Le Petit Robert nous apprend que le mot
« kitsch », usuellement employé avec un air de dépit, vient de
lallemand kitschen, qui veut dire rénover, revendre du vieux. Son sens
premier est donc « un style et une
attitude esthétique caractérisée par lusage hétéroclite déléments
démodés ». Par extension, on
lutilise pour tout mauvais goût manifeste. Avec une nuance toutefois, car le
mauvais goût et les bons sentiments se rejoignent inévitablement. Lécrivain qui a
le plus abordé cette contradiction est Milan Kundera dans Linsoutenable légèreté de lêtre. « Le
kitsch fait naître coup sur coup deux larmes démotion. La première larme
dit : Comme cest beau des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième
larme dit : Comme cest beau, dêtre ému avec toute lhumanité à
la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule,
cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch. La fraternité de tous les hommes
ne pourra être fondée que sur le kitsch. »
; « Le kitsch, par essence, est la
négation absolue de la merde ». Ces
déclarations péremptoires sexpliquent : dans Linsoutenable légèreté de lêtre, un des personnages, Tereza, peintre tchèque, doit
lutter en permanence contre le conformisme qui a sublimé lart dans un idéal
communiste. Le kitsch est ainsi est étroitement associé au totalitarisme (« Au royaume du kitsch totalitaire, les réponses sont
données davance et excluent toute question nouvelle »). Le kitsch serait ainsi un mensonge et
« à linstant où le kitsch est
reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu tout
pouvoir autoritaire, il est émouvant comme toute faiblesse humaine. ».
Dans mon nouveau roman à paraître, il y a deux fois le mot « kitsch ». Et
laction ne se situe pas dans un pays totalitaire ; la notion de mensonge
pourrait ainsi sembler moins présente dans le sens que je lui donne. En réalité,
jai écrit ce livre avec la même perception que les autres textes, dans le
sentiment que nous faisons partie intégrante dun décor universel, et que seul le
hasard nous dispose au sein de ce décor (cf le titre-manifeste de mon 3° livre paru en
2004, Paysage et portrait en pied de poule). Si mensonge il y a, cest le hasard qui
lefface. La conséquence est donc que tous nos actes sont forcément en lien avec
toute forme dentourage, vivant ou inerte, par ce seul truchement du hasard. Le
mensonge nexiste pas dans une société purement distribuée par le hasard. Dans ce
sens, la fiction, le roman, nest peut-être pour moi quune manière commode de
justifier via le hasard une incapacité à mentir, à inventer (en quelque sorte me sentir
en accord avec Nathalie Sarraute et les réticences romanesques de Lère du soupçon). Pourtant,
le kitsch existe bien : cest la manière dont nous, placé là par le hasard,
jugeons tel décor de mauvais goût. Mais cest bien justement ce hasard qui le
précise (entendre par là toutes les diverses situations qui nous ont permis
darriver à linstant précis où lon va juger le bon ou le mauvais
goût). Ainsi, le personnage masculin de mon roman, un vrp qui vend des papiers peints
depuis quarante ans, est incapable de juger sur une si longue période quel décor est (ou
a été) kitsch ou pas. A linverse, le personnage féminin, regrette un petit
taureau de plastique, posé autrefois sur une télévision, et sans doute très moche,
mais lié étroitement au souvenir de son père. En revanche, là où je rejoins
pleinement Milan Kundera à propos du kitsch, cest son rapport étroit avec la peur
(toutes les peurs et notamment celle du vide) et qui nous fait obligatoirement choisir
entre bon au mauvais goût : « la vraie
fonction du kitsch : le kitsch est un paravent qui dissimule la mort ».
(04/04/2012)
Banlieue sud,
est : tous mes périples de la semaine passée pourraient se résumer comme le titre du
premier récit de René Fallet, paru en 1947. Et il y a eu d'ailleurs un peu de cet esprit
joyeux, décalé et mollement actif, que lon retrouve dans le récit du jeune
écrivain de dix-neuf ans, un zazou habitant Villeneuve-Saint-Georges dans cette
immédiate après-guerre. Banlieue du sud à lest donc, arpentée en passant par
Paris bien-sûr, commençant par Paris dailleurs un samedi, place Saint Michel,
rendez-vous pris pour quelques heures de discussion littéraire, cuisine décriture
mais aussi à échanger étonnements, colères et joies : merci infiniment. Espaces
privés aussi ces instants du soir, rencontres familiales au restaurant : merci
copieusement . Et comme cette semaine parisienne commence bien autant la poursuivre, un
dimanche de la vie comme dirait Raymond Queneau, tranquille et enchâssé en banlieue
sud : merci également. Un lundi au Salon du livre Porte de Versailles où jai
grand plaisir et fierté de présenter à quelques amis libraires mon futur livre :
merci profusément. Le mardi, coup de chance, jai pu concilier une rencontre prévue
le soir à Aulnay avec un échange dynamique plus tôt dans laprès-midi avec des
étudiants de Sciences-Po : merci considérablement. Le temps de rallier Aulnay, de
me souvenir que jai travaillé dans ces parages il y a plus de trente ans (je ne
reconnais rien), me voici à la Médiathèque avec Nathalie Kuperman en face dun
public réactif, vif, posant bien des questions : merci abondamment. En revanche, le
lendemain à Romainville, la deuxième rencontre du festival Hors Limites est plus
discrète mais jai grand plaisir à revoir la sociologue Danielle
Linhart : merci fabuleusement. De là, je rejoins direct ma province en voiture.
Cette semaine littéraire est-elle finie ? Que nenni : me voilà de retour le
vendredi soir pour assister à un troisième rendez-vous dans le cadre de Hors Limites : cest Montreuil cette
fois-ci, très belle lecture de Anne Savelli, après la projection du film Claire
Dolan : merci énormément. Le lendemain, départ pour Saint Marcellin et son
salon du livre, où je retrouve
Nathalie Kuperman ! Un débat et deux jours à
grignoter du fromage en bavardant avec des lecteurs : merci beaucoup.
(26/03/2012)
Ils désertent : voilà,
cest le titre du nouveau livre à paraître en septembre. Ce que javais
évoqué par initiales et nom de code ID dans cette même rubrique, la première
fois cétait le 13/07/2011, le texte était commencé depuis une semaine, même si,
sans doute, lidée et la structure devait mobséder depuis plus longtemps.
Donc, Ils désertent et jarrive. Il est
temps de commencer à en parler. Neuvième livre en douze ans, septième chez Fayard et
grand merci à cette noble maison dans laquelle je me sens très bien, à ma place, et
combien cest important, pour qui comme moi, pense que la littérature est un sport
déquipe. Ne pas raconter tout de suite lhistoire, faire languir un peu, si
peu dailleurs puisque je serai à la disposition des libraires qui le souhaitent le
lundi 19 mars, lors de la journée professionnelle du salon du livre de Paris et dun
public plus large les 20 et 21 mars, dabord à Aulnay-sous-Bois, puis à Romainville
dans le cadre du festival Hors Limites (et retenez aussi Anne Savelli le vendredi
23). Donc, en guise dintroduction à ce
roman, sappesantir sur le titre Ils désertent, remarquer combien il est
complet, sujet plus verbe, une phrase fermée, et en même temps, riche de sens et
douverture, une fuite, du mouvement, tels que seuls le roman peut permettre. Ils désertent et lassonance avec le mythe de
Robinson nest pas feinte, tout est jeu de langage. Ils au pluriel, parce que la vie moderne jongle
avec les autres, dans le frottement continu des rencontres et dans lesprit grégaire
qui est la marque de lhumain : donc Ils parce
que deux personnages se croisent, des anonymes accompagnés de ceux quils cachent
dans leurs mythologies, Arthur Rimbaud et Hannah Arendt. Jen ai déjà trop dit. A
suivre.
(14/03/2012)
Tenue grand froid pour affronter Poitiers et Niort, voici qui est
étonnant pour qui vient de l'Est mais, si chez moi la météo persiste à des
températures de - 12° le matin sous un soleil radieux, c'est la neige qu'on annonce à
l'ouest. Je quitte la maison paré à tout, avec gants, bonnet, parka et mes grosses
chaussures inusables que je réserve aux conditions extrêmes. Le trajet prend un peu de
retard, le TGV ne pouvant rouler à sa vitesse habituelle à cause de la neige, mais nous
serons cependant à l'heure pour la rencontre. Nous, c'est Martine Sonnet, Joachim Séné et moi-même,
passagers du même train. La rencontre est intitulée " littérature contemporaine et
écriture du travail ", organisée dans le cadre du festival " Filmer le travail
". Je suis vraiment ravi de ce compagnonnage. D'abord, prendre le train à
Montparnasse sur les terres d'inspiration de " Martine monde " (Notes de lecture
du 07/12/2011), c'est déjà tout un symbole. Et discuter avec Joachim que je lis avec
grand plaisir est important pour moi. J'aime la manière rapide, travaillée, l'impression
heurtée de son écriture mais qui témoigne d'une mise à plat réfléchie des codes
narratifs traditionnels (voir le texte Roman en Notes de lecture cette semaine).
C'est toutefois de ses autres livres Sans et C'était que nous
débattrons, inspirés par une expérience professionnelle récente dans un open space.
Pour Martine, il s'agit d'évoquer Atelier 62 qui raconte l'histoire de son
père, forgeron chez Renault. Voici trois générations de travailleurs, dit Stéphane
Bikialo, qui organise la rencontre. Je me situe au milieu et c'est d'ailleurs au milieu
que je m'installerai sur la petite estrade. Le public est varié, avec sans doute beaucoup
d'universitaires. L'intervention précédente avait réuni Jean-Paul Engélibert, que l'on
peut écouter ici sur le même thème lors d'une rencontre précédente et qui a beaucoup
cité Central. La sociologue Laurence Elléna montre, s'il en était besoin
encore, la porosité entre les sciences humaines et les lettres mais également le
changement de mentalité assez récent qui associe plus étroitement la littérature
romanesque comme objet d'étude au même titre que les enquêtes sociologiques
traditionnelles. Sur notre rencontre proprement dite, je garde peu de souvenirs, juste ces
impressions récurrentes du léger décalage qui me semble exister lorsqu'on évoque
travail et littérature, les deux étant si étroitement liés dans nos esprits qu'il est
souvent difficile de répondre à des questions rationnelles. Et c'est toujours le
cheminement qui mène à l'écriture que l'on reprend inlassablement et, pour moi, cette
impression de redécouvrir des traces comme si la conscience que j'avais au moment de
l'écriture s'effaçait au fur et à mesure, comme s'il me fallait balayer derrière moi
avec application, recouvrir de sable et de poussière ce qui avait formé mots.
L'après-midi démarre autour du livre de Sylvain Rossignol Notre usine est un roman
et de la belle aventure qui a réuni les employés d'une multinationale pharmaceutique.
Puis je retrouve Gérard Mordillat avec qui j'avais déjà échangé à Chevilly-Larue en
fin d'année. D'emblée Gérard Mordillat attaque fort en remettant en question
l'existence d'une " littérature du travail ", rejoignant ainsi les positions de
François Bon. L'identification en tant que tel d'un sous-genre masque l'apport de la
littérature. Qui devine Shakespeare et la mort du roi Lear dans son livre Les vivants
et les morts ?
Mais il est temps de retrouver l'extraordinaire libraire Anne-Marie,
qui a assisté à toutes ces rencontres, et de partir évoquer ensemble les vivants que
nous avons côtoyés entre Besançon et Niort, entre Les sandales d'Empédocle et
la librairie des halles. Là encore, c'est pour moi l'occasion de retracer le
chemin parcouru depuis 2005 et les quelques pages de CV roman rédigées dans la
ville bisontine. Combien d'eau, du Doubs à la Sèvre niortaise, a coulé sous les ponts,
combien de flocons blancs ont recouvert nos pas. Reste, immuable, intangible, patiente,
continue, la littérature.
(15/02/2012)
Mars 1991, donc, c'est la fin de Martin Martin, treize ans
pour achever un machin qui ressemblerait à un roman, une histoire chapitrée, quelque
chose de transformable en livre dans l'allure qu'on imagine, le petit carré de feuilles
et une distance de deux cents ou trois cents pages. Mars 1991, du 22 au 27, c'est le 11°
salon du livre de Paris, dont j'ai gardé le catalogue et que je retrouve sans coup férir
en haut de la bibliothèque. A l'intérieur, au milieu du descriptif des maisons
d'édition, il y a deux pages manuscrites, une liste recopiée et trois mentions : écrit
à P.O.L. le 23/4/92, écrit à Seghers (même date), écrit à La différence le
15/05/96. Je ne me souviens plus de rien, ni avec précision de ce que j'avais pu envoyer.
Entre 1991 et 1996, il y a juste le souvenir de ces virées régulières au Salon du livre
de Paris, par intérêt pour les livres mais aussi pour comprendre comment fonctionne le
monde éditorial dont j'ignore tout. Et si j'ai gardé le catalogue de cette première
visite, sans doute faut-il y voir un carnet d'adresses utiles. Je n'ai pas souvenir
d'avoir eu la manie de la publication, ni d'avoir abreuvé les éditeurs de mes
manuscrits. Pour Martin Martin, tout juste terminé, le catalogue m'a fourni les
coordonnées des collections dont il me semblait être le plus proche. J'ai dû contacter
Flammarion, Gallimard, Actes Sud, sans en être certain mais ils sont numérotés par
ordre de préférence sur la liste recopiée (mais quand ? pour quelle raison ?).Vraiment
rien ne me raccroche à ces moments. J'ai dû recevoir quelques lettres négatives que,
dans ma manie de tout conserver, j'ai classées dans un paquet de feuilles enfouis quelque
part. Je ne me suis pas appesanti sur ces contacts et les refus m'ont laissé
indifférent. Simplement, puisque j'avais écrit quelque chose de transformable en livre,
je me devais d'aller jusqu'au bout de ma démarche. L'écrit mentionné à Seghers, un an
plus tard, m'interroge. C'est une maison de poésie et ce ne peut être que ce recueil de
cinquante sonnets (dont deux figurent dans Bestiaire domestique), écrits en
guise de tentative d'épuisement de cette contrainte formelle et que j'avais rédigés en
été 1991, quelques mois après Martin Martin. Je venais de déménager dans la
maison dans laquelle j'habite encore, il faisait beau, je pouvais aller à mon travail à
pied et je me souviens que j'élaborais ces textes en marchant dans la tranquillité
magnifique du soleil. L'autre mention datée de 1996 ne me rappelle rien. Je ne sais pas
ce que j'avais pu envoyer sauf qu'à cette époque, c'en était fini de la poésie, il y
avait eu une sorte d'accélération, j'écrivais vite des romans bâclés, un tous les six
mois, et sans doute l'habitude de se coltiner aux mots, aux pièges et à la connaissance
de ses propres défauts avait suivi. Origine de l'écriture : la question me désarçonne
toujours. Que retenir ? Il y a d'un côté cette recherche molle dans un monde éditorial
parisien à cent lieues de mes préoccupations provinciales ; il y a de l'autre côté
cette écriture finalement beaucoup plus pugnace et régulière qu'elle ne m'a laissé le
souvenir, comme si son inscription en moi s'était faite de manière naturelle, par
imprégnation et sans aucunement bousculer la vie que je m'étais bâtie. Il en est encore
ainsi maintenant.
(08/02/2012)
Je nai jamais perdu ce premier cahier acquis en 1978 le mois de
mes vingt ans. Ce nétait pas un cahier décolier sur lequel javais
jeté mon dévolu. Ce nest sans doute pas un hasard, jimagine que
jévitais tout ce qui pouvait me rappeler le lycée. Et puis je travaillais,
était-ce pour cette raison que jai opté pour ce recueil plutôt destiné à la
comptabilité : sur la deuxième page, il y a toujours la mention : vous
venez dacheter un manifold Centra qui nécessite du papier carbone pour faire des
doubles. Les pages sont ainsi numérotées par deux, cinquante au total ce qui fait
cent feuillets. Cest peut être le format 15X20 cm, proche dun livre qui
mavait convaincu. Toujours est-il que sur la couverture intérieure, cest
écrit Martin Martin, entouré dun trait
bleu : le titre du roman. Je ne sais pas sil mest venu en préalable à
cette histoire où si jai rajouté par la suite le double prénom du personnage
principal. En regard de ce titre, sur la page deux, le premier chapitre est désigné par
un chiffre romain entouré dun cercle, était-ce déjà une imitation de la
littérature, tout comme ce cahier ressemblait à un livre ? Le premier paragraphe
est écrit avec application, sans rature, probablement dun premier jet, comme si la
résolution que je métais faite alors, celle de devenir écrivain (et dont je garde
encore vivace la détermination soudaine), ne devait souffrir daucune hésitation .
Donc lhistoire commence ainsi : Martin,
assis derrière son bureau, pensait. Premier incipit dun type qui, à vingt ans,
vient de débarquer dans une ville à huit cent kilomètres de chez lui pour y travailler,
devenir indépendant financièrement. Et lidée de se vouer à lécriture en
était devenue une conséquence brutale, comme si, jusque là empêchée par la
dépendance parentale, cette soudaine liberté dargent navait eu dautre
but que de révéler cette évidence. Dans cette certitude manifeste, les phrases du
premier jet sétaient succédées quasiment sans rature, déjà organisées en
paragraphes définitifs dans la notion même de roman qui devait être mienne à
lépoque et qui semblait se déduire avec naturel de lactivité normale
dun écrivain : une aisance de bon aloi devait ainsi couler de la sorte, en
phrases déjà assurément lancées, non pas en vertu dune inspiration
particulière, mais plutôt par ce seul rapport de cause à effet : jy suis
donc jécris. Bien-sûr les premières vraies ratures (mots ou phrases rayés,
ajouts) ne tardent pas à sinscrire, mais lensemble garde un allant
irrévocable comme si ces corrections sétaient effectuées lors dune
relecture rapide, phrase en cours, paragraphes en écriture. Le chapitre 2, de la même
manière entouré dun cercle, démarre après trois pages de cet acabit et rien ne
semble contrarier lélan absolu, la source de mots qui sécoule de mes stylos
bille, dans mon habituelle écriture aigrelette mais avec leffort, du moins au
début, de volutes régulières, dune homogénéité dimprimerie comme pour
assoir encore laspect formel de cette première histoire et de la résolution toute
neuve dun apprenti écrivain. A aucun moment, les pages écrites de ce cahier ne
donnent limpression dune quelconque difficulté dinspiration. Les
changements de stylographes y sont visibles et accompagnent des séances étoffées. Au
final, la cohérence de cette histoire qui débute semble étonnante, construite dun
seul bloc, dans une imitation manifeste de livre. Aucune marque, aucune indication ne
précise pourquoi, lécriture sest soudainement arrêtée après la rédaction
de quelques phrases du chapitre 6 et au bout de quarante cinq pages dune écriture
serrée.
En revanche, sur la page suivante, une mention soulignée indique : reprise le
13 juillet 1988. Je ne me souviens pas si bien que cela de cette reprise, pourtant plus
récente et délibérément marquée : le 13 juillet 1988, cétait un mercredi,
il sétait écoulé dix ans depuis le 18 juillet 1978, date de mes débuts à
Toulouse pour y apprendre le métier des Postes et dont la date me reste curieusement en
mémoire, liée sans doute quelques jours plus tard à lachat de ce fameux cahier,
lui-même lié à cette curieuse idée, non pas décriture, mais de devenir
écrivain, métier, profession, sacerdoce et charge dont la portée est infiniment plus
sérieuse et moins raisonnable. Dix ans plus tard, donc, le retour dans mon département
natal avait déjà eu lieu depuis plusieurs années, après un détour en banlieue,
entrecoupé du service militaire. Ce mercredi 18 juillet, javais dû remettre la
main sur ce cahier (dont jai toujours su où il se trouvait au gré des
déménagements) et recommencé à écrire la suite de cette histoire interrompue. Dans
cet espace de dix années sans écriture, il y avait eu beaucoup de changements, une vie
bâtie, mariage, famille et ce travail au central téléphonique que jaccomplissais
depuis deux ans déjà (jignorais bien-sûr que jen ferais un livre douze ans
plus tard). Jétais un père tout neuf depuis quatre mois et nous habitions en
bordure de route une vieille maison à torchis et colombages que les camions faisaient
trembler. Dans la pièce qui dailleurs oscillait le plus, nous avions installé le
premier ordinateur jamais acquis, un PC à disque dur de vingt méga octets (le must à
lépoque et le prix dun mois de salaire), non pas un coup de folie, mais un
achat bien utile pour la rédaction de la thèse (Les endocardites infectieuses en
médecine interne) présentée publiquement le 23 juin 1988 (il en reste une photographie
rayonnante, femme et fille réunies, lune en toge noire de docteur et lautre
en petite robe seyante de bébé). Un mois après, donc, dégagé des travaux
préparatoires pour lesquels je métais associé, je pouvais reprendre le fameux
texte, en réalité même pas trois pages manuscrites, sans doute immédiatement
reversées dans les entrailles de lordinateur dans lhabitude qui serait mienne
désormais dune écriture directement composée sur un traitement de texte. Le
« tapuscrit » final (la technique évoluant très vite, le vocabulaire réagit
souvent plus lentement pour nommer ce type de manuscrit désormais dactylographié), le
tapuscrit donc indique comme date de début et de fin, juillet 1978 et mars 1991 (là
encore, une habitude que jai conservée de baliser le temps de lécriture, de
la même manière que René Fallet le faisait systématiquement). Voici ainsi balayé
treize ans dapprentissage du roman (pour reprendre le titre du livre de Benjamin
Jordane) pendant lesquels le travail, le bonheur, la construction dune vie sont
restés étroitement mêlés à lécriture au point de sy confondre et
den préciser une ligne de conduite pour la suite.
(01/02/2012)
A me souvenir (en Étonnements) de lépoque lointaine de mes
seize ans, je me demande si finalement jécrivais déjà à cet âge. Cette question
que lon me pose souvent (lorigine de lécriture) comme à nombre
décrivains jimagine, me désarçonne toujours. Cest comme la question
« pourquoi écrivez-vous », le fait dy répondre sans doute provoquerait
lévaporation soudaine de toute inspiration, de toute écriture. On sait bien que
devant cette énigme, on répond à côté : dans le très bel « Écrire
pourquoi » qui avait lancé les éditions Argol en 2005, recueil collectif pour lequel je suis fier davoir participé
au milieu dautres auteurs que je tiens en grande estime, javais invoqué
Roland Barthes, allez savoir pourquoi, sans doute que je le lisais pas mal à
lépoque, nempêche que javais forcément répondu à côté parce
quil ny a pas dautre issue possible. Ainsi, lorigine de
lécriture supposerait quon garde en soi un moment précis sans passé, sans
signe, une révélation, quelque chose de soudain. Et puisque je me replonge dans mes
souvenirs adolescents en ce moment, rien ne mévoque une telle lumière, plutôt une
grisaille et le premier mot qui reviendrait dans ces années scolaires serait
« ennui », non pas écrit, décliné, mais tu ou soupiré. Non, à seize ans
dailleurs, javais déjà écrit : souvenir dun texte rédigé à
onze ans, et des bouts de phrases déclamatoires qui restent étrangement accrochées en
moi : « et je courrais à perdre haleine pour la vie, en hommage à la
vie », je crois que cétait les derniers mots de ce premier galop. Non, à
seize ans, dans cette époque partagée entre les accélérations de la moto et la
stagnation des études, je navais aucune conscience de ce qui se jouait dans ma
tête (je nen ai dailleurs guère plus). Plus tard, un cousin, un peu
éberlué dapprendre que jétais publié sétait exclamé avec
naturel : Et pourtant tu nétais pas une lumière ! Il sétait
repris, un peu gêné : Enfin je veux dire, à lépoque
Mais il avait
raison : cest bien dans lobscurité que jévoluais alors, une sorte
de brouillard percé déclaircies qui me restent en mémoire : se rattache sans
doute à la future écriture, mes rédactions maladroites (« peut mieux
faire »). Se rattache aussi à la future écriture, cette bizarre semaine de camping
passée à lire Antimémoires de Malraux, tout
seul au bord dun étang (jy étais allé en Mobylette, je me souviens encore
de la glacière coincée entre les jambes en roulant, cétait donc avant seize ans,
avant la Honda 125 K3). Entre ces lectures incomprises et mes rédactions confuses,
quelque chose avait dû se tisser quand même, comme ces quelques vers de mirliton que je
mettais en musique sur une petite guitare baptisée « la casserole », avant de
men offrir une vraie lors dune expédition à Paris avec le même cousin que
ci-dessus, plus tard cependant, en 1976, je roulais en Honda depuis un an déjà et
cétait lépoque davant
Franck. Cest vaguement à cette époque aussi que javais dû écrire une
série de douze chansons, enregistrées sur une cassette reproduite en quatre exemplaires
via la chaine stéréo des parents. Quand avez-vous commencé à écrire ? A la
question lancinante, il faut attendre encore un peu pour la réponse précise que je donne
parfois : cétait en juillet 1978, jallais avoir vingt ans dans quinze
jours, je venais dêtre embauché à la Poste à Toulouse, je me suis acheté un
cahier et jai commencé un roman Martin Martin,
quelques dizaines de pages, terminé dix ans plus tard, à
loccasion dun premier ordinateur tout neuf. Mais cet élan, doù
était-il venu, avec quelles parts de ténèbres, dinconscience et dignorance
issue de mes seize ans et davant encore, sétait-il construit ?
Finalement, à remuer ces vieux souvenirs, on ne précise rien, on ravive juste quelques
sentiments à odeur de poussière, le vide de sensations envolées, et parmi ces riens
défaits, des mots évanouis qui ont probablement conduit à lécriture.
(25/01/2012)
« De Thierry Beinstingel
je gardais un assez bon souvenir de "Central", paru il y a dix ans ; mais je
dois avouer que "Retour aux mots sauvages" ne m'a pas laissé la même
impression favorable. Certes, ce roman a pour lui un style maîtrisé et cohérent de la
première à la dernière page, cohérence qui devient rare dans la production éditoriale
actuelle. Cependant ce style est assez morne, fait essentiellement de phrases courtes et,
paradoxalement, un peu trop tapageuses dans leur volonté affichée de simplicité. On
note aussi l'abondance des chapitres brefs, pénible symptôme de la littérature de
l'heure. On s'ennuie assez vite à lire cette langue trop simple, prenant le parti d'être
"proche des gens" qu'elle décrit mais, prix cruel à payer, ne décollant
presque jamais au-dessus de l'oubliable. La description qui est faite de l'univers
professionnel d'une grande entreprise sonne juste, mais là encore, quel ennui ! C'est
probablement le grand échec formel de ce livre : il ne suffit pas d'écrire simple pour
décrire une réalité simple.
Enfin, la persistance de l'auteur à présenter ses personnages comme de pures victimes
d'un système économique plus grand qu'eux en vient à les décrédibiliser totalement.
Il est assez facile, et, pour tout dire, démagogique, de présenter les petits salariés
*uniquement* comme des pions sur l'échiquier des forces du travail et de l'argent,
cependant que les "grands chefs" sont nécessairement présentés *uniquement*
comme des entités nuisibles ou hostiles. À aucun moment l'écrivain ne confère à ses
personnages, à ses "petites gens", la moindre responsabilité dans l'état du
monde dans lequel ils évoluent. On devrait toujours se souvenir, comme un Sartre l'a bien
montré, qu'on n'y est jamais "pour rien" concernant le monde dans lequel on
vit, et sa situation dans ce monde. C'est là toute la différence entre une gauche
sartrienne et la néo-gauche déresponsabilisante, tout à fait d'époque, dont Thierry
Beinstingel se fait assez visiblement un des nombreux porte-parole. Le résultat
littéraire en est un roman où les camps du bien et du mal, malgré toutes les
précautions prises, ne sont que trop clairement marqués. Dommage pour le réel. »
Cest le commentaire baptisé « le plus utile » du Club des testeurs
dune grande officine en ligne. Je le reproduis intégralement car il me paraît bien
réfléchi (sauf lorsquil sagit de prêter à lauteur des idées,
surtout politiques). Ce que jaime, cest dabord que ce lecteur a lu mon
premier roman Central, forcément
jéprouve toujours une tendresse particulière à cet égard. Ce que jaime,
cest leffet que me fait cet article bien argumenté « style est assez morne, fait essentiellement de
phrases courtes et, paradoxalement, un peu trop tapageuses dans leur volonté affichée de
simplicité ». Oui, sans doute dans les quatre-vingts jours décriture
rapide de ce roman (« le style maîtrisé et cohérent »), je
navais pas vu cet écueil, le dictat parfois de la formule ou du slogan que produit
une phrase courte. Ou peut-être même est-ce linverse, cest parce que
japprécie les aphorismes et la netteté des formules lapidaires que je me suis
tourné vers des phrases courtes (sans en avoir dailleurs une conscience très
grande). On s'ennuie assez vite à lire cette langue
trop simple, prenant le parti d'être "proche des gens". Là, je suis déjà
moins daccord, ce nest pas la langue que jai voulue, il suffit de relire
le livre pour comprendre que la langue nest pas si simple en tout cas jamais
transposable dans la vraie vie (« Et que cela
finit par vous taper sur le système à force dinexistence tangible, palpable,
concrète, physique, matérielle, authentique, véritable, sûre, sincère, loyale,
fidèle, convenable, apparente et manifeste. Tous ces adjectifs font du bien à les
dire. » RMS, chapitre 25). Cest
plutôt le sujet (lhistoire dun homme ordinaire) qui vient donner cette
impression. Cette écriture simple, considérée comme « le grand échec formel de ce livre », est
peut-être liée à mon envie de coller à une réalité et en même temps, je ne peux
mempêcher de penser que la tentation romanesque qui me taraude depuis toujours est
sans doute en partie responsable de ce style. La deuxième partie me paraît plus
contestable : « [
] démagogique,
de présenter les petits salariés *uniquement* comme des pions sur l'échiquier des
forces du travail et de l'argent, cependant que les "grands chefs" sont
nécessairement présentés *uniquement* comme des entités nuisibles ou hostiles. ».
Va pour la caricature, mais dans lunivers que jai décrit (et que je connais
bien) les petits salariés et « les grands chefs » ne se côtoient jamais.
« À aucun moment l'écrivain ne confère à
ses personnages, à ses "petites gens", la moindre responsabilité dans l'état
du monde dans lequel ils évoluent » : cest faux, et pour cela relire
le chapitre 45. Je passe, je lai dit sur les idées politiques quon me prête,
une critique de livre nest pas le lieu dune telle projection. Car ce qui
mintéresse, cest bien la critique en tant que telle des membres du Club des
testeurs. Et il y a en effet, 26 commentaires de ce type sur le site de vente en ligne de
ma zone concernant mon livre. Qui sont donc ces participants au Club des testeurs ?
Ont-ils reçu mon livre gratuitement pour le tester au moment de sa parution ?
Cest assez amusant daller voir le profil consultable de ces testeurs. Ainsi
pour celui qui fait référence pour RMS et que
jai cité, on apprend quil a testé avec ou sans son consentement
(c'est-à-dire en sa qualité de testeur ou simplement de client) la lessive Ariel
liquide, le DVD de Matrix, ladaptation du « Château » de Kafka de Michael Haneke,
des piles Duracel, Trois années de Pierre
Bergounioux (note maximale, on le comprend), le DVD Le
jour et la nuit de Bernard Henry Levy (note minimale, avec une intéressante citation
décrivain (non précisé) « On se donne bien du mal pour décortiquer les
arguments d'un tel sur Mozart, ou sur Kounellis. Vain labeur. Car ce qui exprime le plus
clairement la teneur de ses opinions, c'est sa cravate. Le fond de sa pensée c'est sa
gourmette.». Allez pour lécrivain, on parie sur Houellebecq (vérification faite,
cest Renaud Camus, Éloge du paraître).
Ainsi, on peut imaginer « le profil » type dun testeur : qui
aime-t-il ? quelles sont ces
réticences ? Celui décrit semble un(e) lettré(e) exigeant(e), vilipendant à la
fois la lessive et la littérature de la facilité (ce qui me gène un peu dêtre
classé dans cette catégorie) mais capable de sextasier sur le Mixeur Multiquick
multifonction Braun. Bref, un type comme vous et moi. Histoire de savoir qui
apprécie à la folie mes livres (quelle est donc ma cible de clientèle, comme on dit en
marketing), je suis allé voir le profil du testeur qui déclare que « L'écriture est limpide, agréable. La peinture de
l'entreprise est si juste qu'on a l'impression que c'est un témoignage vécu, l'analyse
des rouages très pertinente, une vraie réussite, j'espère que ce livre aura le succès
qu'il mérite amplement. » (ah, ça fait plaisir, allez, je relis la phrase
encore une fois
) et japprends quil (ou elle) trouve « agréable à
utiliser » le shampooing Head and Shoulders, quil (ou elle) commande un nombre
incalculable de cartouches à imprimante, enfin quil (ou elle) a apprécié mon
livre autant que Lart du potager en carré ou Le guide visuel de la broderie. Bref,
quelquun de facile à vivre sans doute et qui aime se laver les cheveux. Ainsi, pour
en revenir à la critique, les réactions de ces testeurs me paraissent-elles sans doute
plus franches, plus « à chaud » que dautres critiques littéraires,
sauf quand elles sont véritablement fouillées (pour RMS, lire celle de la Quinzaine littéraire).
Bref, le fait quelles soient bonnes ou mauvaises mindiffèrent, seule leur capacité
à provoquer une réaction en moi, un étonnement est important. Ceux qui nont pas
compris le titre nont forcément pas compris le livre, tant les deux me semblent
liés (à moins quils aient mal lu le titre : par exemple : « Et bien "Retour aux motos sauvages" et j'en
suis désolé ne m'a pas donné envie d'aller plus loin. Entre nous je n'ai toujours pas
compris la signification du titre, ça vient surement de moi. »).
(18/01/2012)
« Ô la rivière dans la
rue ! / Fantastiquement apparue : / Derrière un mur haut de cinq pieds,/ Elle roule
dans un murmure / Son onde opaque et pourtant pure / Par les faubourgs pacifiés »
disait Verlaine en réponse au Bateau Ivre de Rimbaud « Comme je descendais des fleuves impassibles / Je
ne me sentis plus guidé par les haleurs». Histoires deau en cette fin/début
dannée, pluie et bruine, douceurs docéans, les primevères
sélargissent en flaques sur la pelouse, un pommier dornement fleurit et les
derniers pétales de géraniums ségouttent lentement. Des nuages bas rejoignent des
aubes tardives, des crépuscules hâtifs les poussent dans lobscurité. Mes voisins
prolongent Noël : guirlandes illuminées, figurines qui clignotent, de la couleur
dans un lavis de gris. Cest lépoque sévère des jours taillés ras, juste
avant la lente remontée de la clarté. On demeure dans des intérieurs électriques, le
chat passe son temps à dormir, ses rêves rejoignent les miens : en ce moment
étrangement je rêve beaucoup, le matin surtout après les insomnies tranquilles du mitan
de la nuit, les yeux clos et le noir bienfaisant. Juste se souvenir au matin de songes
incongrus et cette ambiance de rivière qui ne me quitte pas dun pas. Elle est
parfois si présente que jentends rouler ses galets, non pas un flot puissant mais
de lents déplacements, des pierres plates qui se chevauchent dans un bruit mat et une
obscurité de vase. Au dessus à mi-eau, le courant emporte des fétus, des feuilles
mortes, des particules dorées, rien à voir avec un torrent clair ou un rivage
transparent et paradisiaque, mais quelque chose de vaguement phosphorescent et de
rassurant pourtant. La surface est irisée, changeante et froide. Parfois glauque et
grossie par les pluies, le flot est bruyant mais souvent cest un souffle régulier,
un bruit de cur, de mon cur. Étrangement plus la vie bouscule mon quotidien
et plus limage est précise. Par exemple au plus fort des réjouissances de Noël,
tout à la joie des retrouvailles familiales et des repas de circonstance, limage de
la rivière était nette, je voyais nos rires sur la surface des choses joyeuses, il
suffisait juste pour moi de penser à ce qui se trouvait sous leau, de penser à
laisser glisser ma main dans lopaque comme le ferait une de ces baigneuses dans une
barque peinte par Renoir, et, de suite, la lumière douate de leau me
revenait, la sensation froide au bout des doigts, le bruit sourd des pierres que le
courant finissait par déplacer avec lenteur. Je refermais ma main sur ce vide sous les
nappes blanches des fêtes ou dans la chaleur des discussions, et cela (cette sensation,
vision, perception, émotion), cela cétait exactement ma vie : la surface
heureuse des sentiments et la profondeur de lécriture qui déplace en soi et en
permanence galets et sédiments.
(11/01/2012)
« LEcriture.
Pourquoi écrit-on ? La vieille et perfide question que Littérature avait rajeunie au
lendemain de la première guerre mondiale na toujours pas reçu sa réponse. Il
nest pas sûr, loin de là, quelle nen comporte quune seule, il
nest pas sûr non plus que les motivations dun écrivain ne varient pas tout
au long de sa carrière. Quand jai commencé à écrire, il me semble que ce que je
cherchais, cétait à matérialiser lespace, la profondeur dune certaine
effervescence imaginative débordante, un peu comme on crie dans lobscurité
dune caverne pour en mesurer les dimensions daprès lécho. Le temps
vient sans doute sur le tard où on ne cherche plus guère dans lécriture
quune vérification de pouvoirs, par laquelle on lutte pied à pied avec le déclin
physiologique. Dans lintervalle, entre lexcès et la pénurie de lafflux
à ordonner, il me semble parfois que sétend une zone indécise, ou
lhabitude, qui peut créer un état de besoin, le goût défensif de donner forme et
fixité à quelques images élues qui vont inévitablement sétiolant, le
ressentiment contre le vague mouvant et informe du film intérieur sentrelacent
inextricablement. Il arrive que lécrivain ait envie tout simplement d "
écrire " et il arrive aussi quil ait envie tout bonnement de communiquer
quelque chose : une remarque, une sensation, une expérience à laquelle il entend plier
les mots, car les rapports ambigus et alternatifs de lécrivain avec la langue sont
à peu près ceux quon a avec une servante-maîtresse, et sont non moins
queux, de bout en bout, hypocritement exploiteurs.
Pourquoi se refuser à admettre quécrire se rattache rarement à une impulsion
pleinement autonome ? On écrit dabord parce que dautres avant vous ont
écrit, ensuite, parce quon a déjà commence à écrire : cest pour le
premier qui savisa de cet exercice que la question réellement se poserait : ce qui
revient à dire quelle na fondamentalement pas de sens. Dans cette affaire, le
mimétisme spontané compte beaucoup : pas décrivains sans insertion dans une
chaîne décrivains ininterrompue. Apres lécole, qui émaille
lapprenti-écrivain dans cette chaîne, et le fait glisser déjà dautorité
sur le rail de la rédaction, cest plutôt le fait de cesser décrire qui
mérite dintriguer.
La dramatisation de lacte décrire, qui nous est devenue spontanée et comme
une seconde nature, est un legs du dix-neuvième siècle. Ni le dix-septième, ni, encore
moins, le dix-huitième ne lont connue ; un drame tel que Chatterton y serait resté
incompréhensible ; personne ne sy est jamais réveillé un beau matin en se disant:
" Je serai écrivain", comme on se dit : "Je serai prêtre". La
nécessité progressive et naturelle de la communication, en même temps que
lapprentissage enivrant des résistances du langage, a chez tous précédé et
éclipsé le culte du signe délection, dont le préalable marque avec précision
lavènement du romantisme. Nul na jamais employé avant lui cet étrange futur
intransitif qui seul érige vraiment, et abusivement, le travail de la plume en énigme :
jécrirai. »
Julien Gracq, En lisant en écrivant (Pléiade,
T2, p. 656, 657)
(04/01/2012)
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