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Notes de lecture
Conversation en Sicile, dElio Vittorini,
Gallimard.
Le best-seller dElio Vittorini, paru en 1941, sous lItalie fasciste
de Mussolini, na été traduit en français quen 1990, me semble-t-il.
Dabord publié en feuilleton juste avant la guerre en 1938 et 1939, son onirisme lui
a permis déchapper à la censure, mais il est considéré comme une violente
critique du régime de Mussolini. La phrase que jai placée en épigraphe de mon
livre à paraître, Dernier travail, (« le calme plat de la non
espérance ») est complétée par « croire le genre humain perdu »
et cela résume les pensées vécues dans ces années sombres par lauteur.
Conversation en Sicile raconte lhistoire dun journaliste installé à
Milan, en proie au désespoir et qui décide de retourner dans son île natale pour y
rendre visite à sa mère et tenter de se remémorer un passé familial fait de silence et
de non-dits. Il nest pas question de dévoilement dans ce récit, cest à
peine une quête, mais tout est dans lambiance, les rencontres, les forts en gueule,
adeptes du régime, les taiseux et les paysages âpres de la Sicile. Lecture fascinante.
(13/06/2022)
Japprends de
Français, de Marie-France Etchegoin, JC Lattès.
A la fin de lannée précédente, jai emprunté, ce livre à la
bibliothèque dInitiales, lassociation qui memploie pour des
ateliers décriture. Je lavais embarqué lors de mon périple vosgien,
organisé par le festival Au fil des ailes. Malheureusement, une neige aussi brutale quabondante,
mempêcha de rejoindre le gite situé tout en haut dune colline, dans lequel
javais déposé mon sac
et donc, ce livre. Obligé de repartir dès le
lendemain sans attendre la fonte des neiges, on a déposé mes affaires à la
bibliothèque dans laquelle jétais intervenu la veille, avec lidée de les
rapatrier via le réseau des médiathèques. Jai donc récupéré mon sac, qui ne
contenait rien durgent, ni dindispensable, quelques mois plus tard, à
lépoque où fleurissaient les jonquilles de Gérardmer.
Et donc, jai retrouvé ce fameux livre !
Jai pu reprendre la passionnante lecture qui mavait emporté dès les
premières pages. En effet, Marie-France Etchegoin, journaliste de métier, sest
investie par hasard dans un centre durgence pour demandeurs dasile. Sa
mission : tenter de donner une approche de notre langue aux ressortissants de tous
pays. Son expérience est remarquablement racontée, on sent le vécu, celui que je
partage également : savoir que la belle langue, les références littéraires,
passent au second plan : on est ici pour apprendre à se dépatouiller avec la
complexité des administrations, pour se familiariser avec le français si ardu. Jai
retrouvé demblée le partage que javais eu avec les jeunes afghans à Chaumont. Jai
aussi beaucoup appris sur « la jungle des acronymes », comme le nomme
lauteure. Je connaissais quelques principes à force de côtoyer le monde des
réfugiés de tous poils, mais je me perdais dans les CADA et autres GUDA, moi qui suis
docteur en littérature française : imaginez ainsi ce que doivent ressentir ces
déracinés ne maitrisant ni notre langue, ni notre culture. Jai aussi appris ce
quest un « dubliné » : quelquun qui tombe sous le coup de la
règle des accords de Dublin : le premier pays qui accueille un réfugié est celui
qui doit sen occuper. Bref, si vous avez été enregistré en Hongrie, cest
là-bas quon doit résoudre votre problème et souvent on vous expulse à la case
départ (en fait, dans notre langue policée, on ne le dit pas comme ça : vous faites
l'objet d'une mesure d'éloignement...). Imaginer ce que doivent ressentir ces
garçons qui, comme lAfghan que je connais, a voyagé accroché sous un camion pour
venir de Grèce en France
Mais que tout cela nous éloigne du Français, de Rimbaud, des belles lettres !
Allons, allons, reprenons tous ensemble : Japprends le français.
(23/05/2022)
Pierre Bourdieu. Vingt ans après, quelle
influence ? Hors-série Sciences Humaines, mai-juin 2022.
Pierre Bourdieu : le sociologue métait sorti de lesprit lorsque je suis
tombé dans un kiosque de gare sur un numéro hors-série de la revue Sciences
humaines : « vingt ans après sa disparition, quelle
influence ? ». 90 pages passionnantes sur luvre du sociologue bien
sûr, mais aussi sur son héritage, ses détracteurs, ses fans. On peut regretter
toutefois la prédominance duniversitaires et de spécialistes des sciences
sociales, ce qui semble a priori normal, mais les articles sont ainsi
« policés ». On loue la rigueur théorique, on déplore à demi-mots ses
pratiques, on est entre soi dans un débat didées. Or, laura de Bourdieu
dépassait le simple monde intellectuel. Il y aurait eu matière à une approche plus
large pour examiner la prise de conscience quil a pu susciter sur un univers moins
au fait des théories philosophiques et des précurseurs de la pensée sociale. Bref, on
reste dans un monde clos, alors que les efforts de Bourdieu étaient grands pour élargir
le débat.
Jai néanmoins beaucoup appris notamment sur les critiques parfois justifiées de
son approche, la suite des travaux quil a suscités (et qui me paraissent déjà
terriblement daté à lheure de la dissolution des grands partis politiques et des
difficultés démocratiques).
Bourdieu, sociologue du peuple comme on lavait nommé lorsquil prit fait et
cause lors des grandes grèves de 1995. Presque 30 ans plus tard, le conflit dû au plan
Juppé et en partie au passage de 37 annuités à 40 pour les retraites des fonctionnaires
faire sourire (jaune). On nous a fait avaler dautres couleuvres depuis. Ceci dit, et
cest un point de désaccord que jai avec lui concernant le pragmatisme social,
les options politiques « à gauche toute » dont on se réclame en parlant de
lui, masquent des pans entiers de sa propre réflexion : la question de
linternational, de luniversel. En contenant nos préoccupations au
« pouvoir dachat », on réduit notre capacité de penser le monde et on
laisse perdurer les manigances des « héritiers » de tous poils.
(16/05/2022)
Potentiel du sinistre, de Thomas Coppey, Actes Sud.
Ce livre est paru en 2013. Je lavais brièvement mentionné dans ma thèse,
notamment parce quil avait reçu le prix du roman dentreprise. Ceci dit, ma
thèse visant à lexhaustivité des récits du travail depuis les Trente glorieuses
(440 pages, 1700 notes, 500 références bibliographiques) javais répertorié plus
de 300 ouvrages, et étudié plus précisément une cinquantaine.
Jai ainsi lu plus attentivement Potentiel du sinistre. Cest
lhistoire dun cadre nommé sobrement par son nom, Chanard, ainsi quil
est dusage dans sa boîte tournée vers la spéculation et les assurances. Chanard
vit avec Cécile, même profil, mêmes études. La nommer que par son prénom suffit à
montrer la différence entre hommes et femmes, mais Cécile devra
également démissionner : lentreprise qui lemploie la reléguée
à un emploi moins intéressant à la suite de son congé maternité. Cela nentame
pas leur enthousiasme et leur foi envers le système qui les a conçus. Chanard a une
idée pour létablissement financier qui lemploie : faire payer à
lavance aux assurés une surprime au cas où une catastrophe naturelle surviendrait.
Si rien narrive, cest un bon placement et si quelque chose survient, les
sommes placées sont utilisées comme une générosité supplémentaire de la part des
investisseurs : voilà le potentiel du sinistre. Or, la machine se grippe à la suite
de la catastrophe du siècle, le cyclone Katrina, qui emporte avec lui toutes les
prévisions de gains.
Thomas Coppey excelle à démonter les rouages dune ingénierie financière et ceux
qui les servent, les « Chanard », occuper à « performer » au sein
dune économie néo-libérale. Il est particulièrement convaincant lorsquil
mêle vie privée et vie professionnelle, les deux pareillement unies et tendues vers la
réussite. Véritable illustration dune théorie bourdieusienne, le langage
quutilise Thomas Coppey, précis, directement issu de la langue policée des élites
ajoute remarquablement à la démonstration.
(06/05/2022)
Règne animal, de
Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard :
Le thème de la souffrance animale a inspiré à Jean-Baptiste Del Amo le roman Règne
animal. On peut le considérer comme un roman du travail et en particulier du monde
agricole, puisquil retrace « du début à la fin du vingtième siècle,
lhistoire dune exploitation familiale vouée à devenir un élevage porcin».
Cependant, les titres des quatre parties historiques (« Cette sale terre (1898-1914) » ;
« post tenebras lux (1914-1917) » ; « La harde (1981) » ; « Leffondrement
(1981) ») sont emblématiques du pessimisme qui traverse ce livre. Le parti pris de
lauteur est de dénoncer lélevage intensif qui préside aujourdhui,
mais en faisant traverser une vision angoissante de lagriculture à cinq
générations, son propos rejoint le thème de la malédiction originelle du travail.
Or, contrairement à la vision souvent répandue dune malédiction des humbles parce
que leur travail profite à dautres classes, cette exécration est ici solitaire,
marquée par le sceau dun destin quasi-magique. Le militantisme exacerbé de
lauteur donne une image cauchemardesque du quotidien : « Car tout, dans le
monde clos et puant de la porcherie, nest quune immense infection patiemment
contenue et contrôlée par les hommes, jusquaux carcasses que labattoir
régurgite dans les supermarchés, mêmes lavées à leau de Javel et débitées en
tranches roses puis emballées avec du cellophane sur des barquettes de polystyrène
dun blanc immaculé, et qui portent linvisible souillure de la porcherie,
dinfimes traces de merde, les germes et les bactéries contre lesquels ils mènent
un combat quils savent pourtant perdu davance, avec leurs petites armes de
guerre : jet à haute pression, Crésyl, désinfectant pour les truies, désinfectant pour
les plaies, vermifuges, vaccin contre la grippe, vaccin contre la parvovirose, vaccin
contre le syndrome dysgénésique et respiratoire porcin, vaccin contre le circovirus,
injections de fer, injections dantibiotiques, injections de vitamines, injections de
minéraux, injections dhormones de croissance, administration de compléments
alimentaires, tout cela pour pallier leurs carences et leurs déficiences volontairement
crées par la main de lhomme. »
Cette longue phrase hallucinatoire avec ses répétitions produit un effet de peur que
lauteur tente de rendre rationnelle en citant une liste de traitements et de termes
techniques, souvent inconnus du public. Ce langage exotique provoque ainsi une mysophobie
irrationnelle. Elle est aussi anachronique puisque laction se passe en 1981, alors
que la prise de conscience des problèmes de lélevage est très récente. Dans ce
roman, bêtes et gens sont placés sur le même plan, aucun personnage ne semble éprouver
de sentiments humains. Par exemple, au début de lhistoire, une femme accouche et
sera désormais appelée « la génitrice », sans quaucune relation entre la mère
et sa fille ne soit évoquée.
Cette caricature misérabiliste du monde agricole pose la question de la crédibilité
dune fiction sur le travail. Ce roman a rencontré un grand succès et une grande
majorité des critiques est positive et souligne son réalisme apparent : le quotidien La
Libre Belgique du 7 novembre 2016 précise que ce livre est « aussi réaliste
quhallucinant ». Lorsquon compare deux extraits aux thèmes proches,
lun de Règne animal et lautre issu de La Rente Gabrielle de
Jean Robinet, qui a exploité une ferme pendant plus de cinquante années, on constate un
décalage de représentation :
Ainsi, Règne animal :
« Il dérobe au hasard quelques-uns des corps de porcelets qui nont su
échapper aux mouvements de la mère convulsée par les douleurs de la gésine ; ceux trop
malingres pour combattre et obtenir une tétine, ceux parfois difformes et inaptes à la
survie que les pères attrapent indifféremment par les pattes arrières, lèvent
au-dessus de leurs têtes puis fracassent contre les barreaux des enclos ou à même le
sol, laissant sur le ciment de longues trainées dun rouge éclatant, frappent
encore par acquit de conscience, fendant les crânes fragiles et certains porcelets
explosent littéralement sous la puissance des coups assenés. »
Ainsi La Rente Gabrielle :
« Rien nest plus joli quune portée de petits cochons qui, tout
roses, sucent gloutonnement les mamelles de leur mère. La truie offre voluptueusement son
pis, pousse des gémissements et des soupirs, doucement grogne daise et de bonheur.
Je connais des éleveurs qui, les jours de pluie, passent de longs moments à admirer ces
jeunots ; qui, pour jouer, les prennent dans leurs bras, quelquefois leur mettent une
faveur au cou et font mine de les apporter à la cuisine ; histoire de taquiner leurs
épouses
Ah ! ces cris de la fermière ! Mais peut-être est-ce aussi bien que la
généralité des gens ne sattache point aux gorets : il y aurait trop de chagrin le
jour du sacrifice
»
Labsurdité de la sauvagerie gratuite du premier extrait ainsi que labsence de
signification rendent le récit peu crédible, tandis que le second peut être considéré
comme un peu trop idéaliste. Le texte de Jean Robinet est issu dun ensemble de
chroniques concernant le travail agricole. Publié en 1994, il constitue un des derniers
témoignages complets et historiques sur cette activité, mêlant à la fois des souvenirs
liés au travail des chevaux, à larrivée de la mécanisation dans les champs et à
la diversité de lélevage moderne. Toutefois, Jean Robinet a toujours écarté
lélevage intensif dénoncé par Del Amo, mais il faut surtout souligner le
décalage historique entre une représentation du passé et la perception actuelle de ce
domaine. Les agriculteurs, en tant quauteurs, sont redevenus invisibles dans le
champ littéraire : Jean-Baptiste Del Amo nest dailleurs pas issu du monde
agricole. Le folklore des romans de terroir ou des fictions telles que le roman de Del Amo
donnent des représentations tronquées ou partisanes de cette activité, la laissant
éternellement dans une arriération conjoncturelle et culturelle. Dans le cas du travail
agricole, lenjeu de cette perte didentité est symboliquement important : le
lien nest plus fait entre le passé agricole et lhéritage enraciné et
millénaire de la langue qui lui est directement lié. Avec cette perte, une grande partie
de la langue française constituée depuis son origine risque de ne plus être usitée.
Finalement, le monde a peu changé depuis Pierre Bourdieu, qui constatait en 1977 à
propos du monde agricole : « Les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées
».
(texte extrait de ma thèse de doctorat, La représentation du travail dans les récits
français depuis la fin des Trente Glorieuses, p. 236 à 238)
(11/04/2022)
Lâme au diable N°1, revue de littérature et
autres curiosités
Il existe des ardennais infidèles, ou du moins inconstants dans leurs choix
géographiques. Le plus célèbre dentre eux, Rimbaud, a arpenté lAfrique.
André Dhôtel (voir note précédente) sest dirigé vers la capitale. Stéphane
Balcerowiak, après avoir piloté de main de maître Les Amis de lArdenne, vient
de rejoindre la Bretagne où il lance une nouvelle revue Lâme au diable.
Le premier numéro vient tout juste de paraître : 210 pages, mise en page
magnifique, collaboration dartistes, peintres, photographes. Tout un travail
déquipe sest constitué. Le fil rouge est bien entendu cette terre bretonne
où voisinent légendes, mystères et diableries. Seize écrivains ont apporté leurs
contributions à ce premier numéro. Jy figure avec un texte intitulé Timor
mortis. Et jai découvert avec intérêt et passion les autres auteurs que je ne
connaissais pas, hormis la rémoise Gisèle Bienne. Tout est beau, étrange, intriguant,
différent. Cest une réussite et une belle aventure qui commence, car il y aura
dautres numéros, nen doutons pas, dautres « âmes » à
découvrir, dautres « diables », des « attentats
surnaturels », des « plaisantins immatériels », comme le dit avec
justesse Stéphane Balcerowiak dans son avant-propos.
(20/03/2022)
André Dhôtel,
histoire dun fonctionnaire, de Christine Dupouy, éditions Aden.
Retour à la bibliothèque de ma ville : au moins deux ans que je navais plus
emprunté de livres, une époque davant la pandémie. Jai donc acquis cette
biographie de Dhôtel, et je ne me souvenais plus que je lavais déjà emprunté en
2018,quatre ans presque, jen avais fait une note
détonnements le 11/5/2018. Époque tranquille : je faisais de la course à
pied à outrance, 20 km de Bruxelles avant denchaîner sur un marathon un mois plus
tard (ce serait mes derniers feux). Époque tranquille : j'allais m'atteler à Yougoslave,
je pensais déjà à recueillir les témoignages de mon père ; jignorais sa mort à
la parution du livre deux ans plus tard ; j'ignorais les difficultés familiales qui
s'enchaineraient ; j'ignorais les dispositions à prendre en urgence qui suivraient.
Revenons à ma note de 2018 : André Dhôtel avait rédigé en 1984 Histoire d'un
fonctionnaire, pas vraiment un roman du travail qui aurait pu figurer dans ma thèse,
plutôt tout son contraire d'ailleurs : l'auteur avait choisi l'enseignement pour les
vacances et Florent, le héros de son roman, fait tout pour se fondre dans la
contemplation et la méditation, bref, tout ce qui est à l'opposé d'une véritable
charge de labeur. Avec son galurin et sa mise démodée, le professeur Dhôtel, en
retraite au moment où parait ce roman (il a 84 ans), avait cependant dû ressembler à
son personnage. Un prof donc, comme l'avait été Julien Gracq, mais à la mise semblable
à Paul Léautaud, tandis que Julien Gracq, toujours élégant poussait la précision
parait-il à terminer le dernier mot de ses cours en même temps que la cloche, Dhôtel
aimait les cancres et affirmait que " la paresse, c'est la vie la plus haute qui soit
". De la même manière, sa conception de l'écriture était en harmonie : "
Ecrivant le matin (pas tous les matins, bien sûr, je ne suis pas fonctionnaire, mais
enfin régulièrement) j'ai choisi en définitive mon lit comme lieu de travail. Cela ne
fait pas trop sérieux. Et puis si par hasard je tombe en panne
eh bien ! Je suis en
bonne posture pour ne rien faire ". De la même manière que René Fallet, il se
classait lui-même parmi les écrivains mineurs : " Un écrivain important a des
obligations. Il faut qu'il reste à un niveau supérieur, alors que moi j'aime écrire un
peu n'importe quoi, n'importe comment. Alors il vaut mieux être dans un rang secondaire
où tout le monde vous fiche la paix ". Eternel distrait, il parait qu'il arriva en
retard à son propre mariage : il attendait qu'on vienne le chercher dans sa
garçonnière
Lors de ses obsèques, des témoins racontent qu'une quinzaine
commerciale avait lieu au même moment et la sortie du convoi funéraire fût saluée par
les propos de l'animateur au microphone : " Et que la fête continue ! ". Dans
ces conditions, on conçoit que cet homme qui attirait sur lui nombre de situations
cocasses exigeait de sa part le minimum d'efforts à faire. On connaît André Dhôtel
surtout par la parution de son roman qui remporta le prix Femina en 1955 Le pays où on
n'arrive jamais. Paradoxalement, ce livre était un malentendu pour lui, on le comparait
avec Le Grand Meaulnes qu'il n'aimait pas et ce récit d'adolescents et
d'apprentissage semblait pour lui effacer le reste de son inspiration, beaucoup plus mure
et aboutie. Philosophe de formation, tendance Diogène, mais catholique et pratiquant,
entrainé par sa femme Suzanne, André Dhôtel n'a cessé de cultiver les paradoxes en
apparence. Homme de revues, ami de Paulhan, il aimait Rimbaud parce qu'il le comprenait en
tant qu'ardennais : il était né à quelques kilomètres de Roche et avait fréquenté la
famille du poète. En fait, c'était surtout un auteur libre qui a traversé la vie à la
manière d'un Jacques Tati des Lettres.
Peu de choses à rajouter à cette note, sinon les « fils spirituels » de
Dhôtel qui figurent dans cette biographie: le poète belge Jean-Claude Pirotte,
disparu en 2014, lécrivain breton Jean-Pierre Abraham, disparu en 2003,
lauteur natif dAlger Patrice Reumaux, toujours de ce monde. Lauteure de
cette biographie, plus travail duniversitaire que véritable biographie
dailleurs, est Christine Dupouy. Elle enseigne la poésie contemporaine à
luniversité François Rabelais à Tours et dirige actuellement une thèse sur
Antoine Emaz.
(11/05/2018)
Journal de 5 à 7, de
René Fallet, éditions de lÉquateur.
Ça manquait. Les Carnets de jeunesse, dont les trois tomes ont été publiés dans
les années 90, racontaient la vie dun écrivain en devenir. Commencés
lannée de la publication de Banlieue Sud-Est, en 1947, alors que le petit
René avait tout juste dix-neuf ans, ils se poursuivent jusquen 1950, trois tomes
donc, et 800 pages, ça en dit long sur le diariste, lecteur passionné par ailleurs du Journal
littéraire de Paul Léautaud.
Bien-sûr, jai pensé fortement à lui lorsque jai ainsi commencé FdR en
2000 au moment de la publication de mes premiers romans, tout comme lui, sauf que mon
journal avait pris une forme numérique qui sied mieux à lépoque. A ce moment,
javais déjà lu dès leur parution les trois Carnets de jeunesse et
probablement encore avant la belle biographie insolite de Jean-Paul Liégeois, Splendeurs
et Misères de René Fallet. Seulement voilà, je navais plus dix-neuf ans comme
lui à lépoque de son premier carnet, et mes premiers galops littéraires à vingt
ans étaient restés dans lombre, chaussés de pantoufles, mariage, progéniture,
bonheur. Mais la lecture des Carnets a été salutaire, jai repris
lécriture au petit trot. Le reste à suivi.
Manquait donc pour satisfaire ma curiosité, une suite à ces Carnets : voici
ainsi le Journal de 5 à 7, qui couvre la période de 1962 à lannée de sa
mort, 1983. On trouve au début à peine quelques éclats des années 50. Il est probable
que René na jamais interrompu son journal, il manque donc quelques années :
espérons que ces pages seront également publiées si elles existent.
1962-1983, ce sont vingt années de vie avec Agathe, à Paris et à Jaligny
essentiellement, avec Brassens comme ami fidèle.
Dautres personnages traversent ces pages, des célébrités, Aznavour à
lépoque du film Paris au mois daoût, Mitterrand dans les derniers
mois, les copains éternels, Voltaire Dauchy, son frère Tarin, son neveu Gérard, et bien
des femmes qui égaillent sa vie, le laissant pantelant sur le carreau lorsque la passion
se meurt. Tant mieux, à chaque fois, un livre naît de ces chagrins d'amour.
Ainsi se dessine au fil des pages une vie libre, libertaire, avec ce quelle peut
comporter dégoïsme, dégocentrisme, mais aussi de joies, de dérision et de
lucidité.
Les dernières années sont plus sombres, marquées par les ennuis de santé pour René
qui ne ménage pas son corps. Les amis peu à peu quittent le navire des copains
dabord, Hardellet, mais surtout Georges. « Oui vieux, jarrive. », dit René.
Et il tient parole.
(01/03/2022)
Paul Verlaine de Stefan Zweig, Le livre de poche.
On connaît mal le jeune Stefan Zweig, épris de poésie à 20 ans. On préfère disserter
sur son spectaculaire suicide au Brésil à 60 ans. Mais, à laube du XXème
siècle, lécrivain viennois, enchâssé dans lempire austro-hongrois,
sest découvert une passion pour Paul Verlaine. Dès 1901, il traduit des poèmes du
poète, désireux de faire découvrir leur richesse aux germaniques. En 1904, il termine
ainsi tout naturellement une étude, publiée lannée suivante et dédiée à Emile
Verhaeren, quil admire également. Il sest beaucoup documenté et à même
effectué un pèlerinage à Paris sur les lieux même que le poète fréquentait six ans
auparavant. Stefan Zweig a également la finesse de battre en brèche limage bohème
qui reste accrochée aux basques de Verlaine.
Lhagiographie est explicite dès le début du texte : Les uvres des
grands artistes sont de muets témoignages des vérités éternelles. Belle phrase qui
donne le ton du livre. Mais en même temps, il connaît les défauts du poète
« faible et fuyant », à mille lieues de la « faculté turbulente et
héroïque des grands poètes allemands ». Car ce qui fait lintérêt de cette
étude est de replacer la poésie française au sein dune Europe en devenir (avec
ses caractéristiques propres à chaque peuple, et qui conduiront plus tard aux conflits
quon connaît).
(22/02/2022)
La Panthère des
neiges, film de Vincent Munier, Marie Amiguet.
La Panthère des neiges, livre de Sylvain Tesson.
Je connais Vincent Munier depuis longtemps. Plutôt par procuration dailleurs. Ma
fille intervient régulièrement sur son stand au Festival animalier de Montier en Der où il présente ses merveilleux
livres de photographies. Marine, une amie de ma fille, dirige en effet les éditions Kobalaan quil a créées.
Je possède plusieurs de ces précieux ouvrages (juste derrière moi, dans la
bibliothèque de mon bureau) et cest un régal de les parcourir (Solitudes et
La nuit du cerf, note de lecture du
26/11/2014).
La Panthère des neiges est le fruit dun travail entre le photographe
animalier et lécrivain Sylvain Tesson. Conçu juste avant la pandémie, il y a
dabord eu le livre-reportage de Sylvain Tesson qui remporta le prix Renaudot en
2019, et désormais le film réalisé par Vincent Munier et Marie Amiguet, propose un
merveilleux moment de cinéma. On ressort de la salle complètement dépaysé par cette
quête presque silencieuse dune invisible panthère des neiges, mythifiée, et qui
finira par devenir réelle. Mais cest à la fois lidée que les animaux nous
observent bien avant nous qui est dérangeante. Ainsi, quelle ne fut pas la surprise de
Vincent Munier, en développant un cliché qui mettait en scène un faucon,
dapercevoir juste derrière et quasi-invisible la belle panthère qui navait
cessé de le regarder.
Jai eu loccasion de diner récemment chez un écrivain avec qui je partage une vive admiration pour Maurice
Genevoix. Il venait de voir le film et a souligné très justement que Maurice Genevoix
aurait probablement écrit une suite magnifique à ses Bestiaires.
(18/01/2022)
Le camion,
Marguerite Duras, Pléiade, Tome III, p. 265 à 336.
Ce quil y a de bien avec les éditions de la Pléiade, cest que les
écrits, même peu connus, bénéficient dune abondante recension. Cest le cas
pour Le camion, suivi dun vaste entretien avec Michelle Porte. Le camion
est un film paru en 1977, censé mettre en image une femme prise en stop par un routier
(incarné par Gérard Depardieu). Marguerite Duras est à cette époque dans une
improvisation constante du cinéma, assez dans le style revendicatif qui prévalait alors,
dans une sorte de liberté anarchique qui a marqué les dernières années du
« nouveau roman ».
Le camion est ainsi le scénario dun film dune heure et quart (ici dans son
intégralité), qui par ailleurs aurait pu être aussi une pièce de théâtre (ça
la été en 2017), si ce nétait les scènes dextérieur aussi longues
quun film coréen, qui donnent par ailleurs tout leur attrait au film à travers les
premières zones industrielles (ah, lindication Mammouth
). Marguerite Duras
lit le scénario devant Gérard Depardieu, dans une sorte de mise en abyme foutraque.
Duras à alors 63 ans (tiens, cest mon âge) et Depardieu na pas encore trente
ans.
En toile de fond du scénario, la différence politique entre cet ouvrier routier et
lauto-stoppeuse, dont on devine quelle nest pas du même monde, voire
dune autre planète. Le discours politique devient alors prédominant, bien dans les
préoccupations de lépoque où le mot « classe » représentait encore une
réalité. Ça, cest pour le fond contestataire, ancré dans les années
davant la gauche au pouvoir. Au final, pas la moindre cabine de camion, juste des
vues de routes, avec la musique décalée (et très belle) des variations sur Diabelli de
Beethoven. Le film paraît forcément daté. A lépoque on a dû le trouver génial,
maintenant, il paraîtrait trop abstrait. Il se laisse regarder sans déplaisir, on peut
même lui trouver du charme, un soir dhiver, alors que la pendule marque les
secondes dans le bureau où jécris ces lignes.
(08/01/2022)
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