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Étonnements 2012
Mouvoir, sémouvoir, même racine latine contenue dans moveo, je bouge donc je suis. Et bouger combien je
lai fait depuis septembre : Paris en permanence, puis, Nancy, Lille, Amiens,
Rennes, Langres, plusieurs fois, au coup par coup et dans le désordre,
Les profiteurs qui nous prédisent la fin du monde pour le 21 de ce
mois auraient mieux fait de choisir la date équilatérale du 12/12/12, voire la veille de
leur apocalypse, le 20/12/2012 et dont la symétrie est également jolie. Ceci dit, faire
beau nest pas dans lattitude de qui joue à faire peur aux autres. Au
contraire des oiseaux de mauvais augures, léquilibre des dates ma toujours
inspiré. Quelque chose dharmonieux sen dégage et cela doit bien en profiter
à lair du temps qui passe en ce jour précis. Le hasard a voulu que, justement,
cette mise à jour de Feuilles de route tombe à
cet instant idoine. Du coup, cest le moment pour moi de vérifier combien de fois
cette coïncidence sest produite depuis douze ans dexistence de mon site
Internet. Cest donc à chaque fois un écart de treize mois et un jour à retrancher
des années pour rester dans la symétrie. Ainsi le 11/11/11 aurait pu passer inaperçu si
Anne Savelli, avec qui
jai écrit Autour de Franck chez Publie.net, navait choisi une date
de parution extrêmement cartésienne : le 11/11/11 à 11h11. En revanche, en 2010,
aucune allusion au 10/10/10, jétais en plein dans la rentrée littéraire de Retour
aux mots sauvages et, la veille, javais participé aux rencontres du Monde
des livres, avec Nathalie Kuperman et Maylis de
Kerangal. Le 09/09/2009, pas de mise à jour non plus, même si les hasards du calendrier
mavaient révélé une autre symétrie proche du Onze septembre (Note
détonnement du 13/09/2009). Le
08/08/08, jétais en Sicile, doigts de pieds en éventail sur la plage, je ne
pensais pas à Feuilles de route. En été aussi, lannée précédente, je
préparais la parution de CV roman et si javais rédigé le mien quatre jours
auparavant (notes décriture du 04/07/2007),
le 07/07/07 mavait échappé. Il faut ainsi remonter six ans auparavant pour
quune mise à jour épouse parfaitement le 06/06/06, qualifié alors de date
mirifique (actualités du 06/06/2006). On y
apprend que je vais essayer dêtre plus régulier dans mes mises à jour (ça
sest amélioré, non ?) et quun livre était en gestation (1937 Paris
Guernica). En 2005, avec un jour davance, je racontais le destin de Marcelle
Bazar (Etonnement du 04/05/2005). Pour le
04/04/04, je revenais du Brésil et j'avais appris à mon retour le décès de quelqu'un
que j'estimais beaucoup (Etonnements du 31/03/2004).
En 2003, je relatais la disparition dun écrivain du coin, Albert Kritter,
malicieusement disparu le 03/03/03 (actualités du 16/03/2003).
A une encablure du 02/02/02, fin janvier, cest une note de lecture (du 30/01/2002) qui mimporte
beaucoup : Banlieue Sud Est de René Fallet, ce cher BSE, lu et relu
depuis mes vingt ans, au même titre que tous les René Fallet, prix populiste comme
moi ! Et enfin, au 01/01/01, cétait lannée nouvelle, j'avais eu un
rendez-vous avec mon éditeur qui mavait refusé un livre et jécrivais en
Étonnements : « 2001, nous y sommes. Et la furieuse et bizarre envie de ne
retenir que le 001, effacer deux mille ans. J'y vois encore une preuve de mon
indécrottable optimisme. L'homme à la mémoire courte. »
Jai eu
le prix Eugène Dabit du roman populiste : cest une grande, très grande joie ! Une
des raisons de mon immense plaisir date de trente quatre ans et remonte à lannée
de ma rencontre toute fictive avec René Fallet.
Les Petites Fugues ont cette magie de proposer des rencontres préparées
longtemps à lavance, avec une implication sans faille de ceux qui vous reçoivent.
Tout cela se fait dans votre ombre et éclate au grand jour au moment du
rendez-vous : lémoi, le trouble, le bouleversement vous saisit alors
délicieusement. Ce sentiment a été renforcé dune manière inattendue au lycée
Victor Hugo de Besançon. Jattendais avec impatience cette journée depuis
quun merveilleux message de bienvenue écrit par chacun des élèves et leur
professeur mavait été adressé. Laccueil dans la cour par quelques uns
dentre eux, les panneaux daffichages réalisés à partir de Retour aux mots sauvages et le jeu idéal des
saynètes écrites, tout sest parfaitement enchainé. Jai été ravi des
extraits choisis pour la mise en scène, lensemble donnant un aperçu complet et
très juste du livre, heureux également que le chapitre de la minute de silence ait été
intégré à cette pièce de théâtre. Par la suite, jai expliqué que ce livre
avait été pour moi une manière de me constituer un monument aux morts en hommage à
tous ceux qui avaient été les victimes de cette vague de drames dans mon entreprise. En
effet, quand quelquun disparaissait, outre la douleur de lentourage proche,
famille, amis, collègues, et qui perdaient à jamais sa présence, une autre absence
suivait : son nom, ses coordonnées, sa photo étaient immédiatement retirés de
lannuaire de lentreprise, enchaînant une insupportable mort sociale pour
ceux, qui comme moi, ne le connaissait pas mais se sentaient atteint par cette douleur
collective. « Son monument aux morts ne
comporte pas daigle glorieux, de coq vindicatif, de Jeanne darc au drapeau
dressé. Cest une simple feuille décrochée du carnet. Il a recopié à
lencre noire du stylo quatre couleurs les prénoms quil a rassemblés :
Armelle, Damien, Jean Paul, Michel, Nicolas, Stéphanie (Retour aux mots sauvages, p. 289) ». Bien
sûr, les prénoms sont réels.
Étrange de retrouver mes livres comme lots de tombola. Jouez et gagnez des livres : cest le titre de la loterie proposée par Radio France et le gagnant emportera la sélection complète des douze livres sélectionnés pour le prix Goncourt, avec Ils désertent bien sûr. Hasard ? le même jour je découvre sur le site Butinéo, site spécialisé dans les concours gratuits, quon peut gagner lun des dix livres de poche et, cette fois-ci, cest Retour aux mots sauvages qui est proposé. Ça ne me gène pas outre mesure : longtemps que jai compris quun livre nest jamais quune marchandise, mais de là à dire « comme une autre », jai une réticence, la même qui minvite à nommer demblée ce billet « lobjet du jeu », en loccurrence, presque moi comme objet, le « je du jeu » donc. Ce doit être un reste dego qui subsiste, alors que je me targue souvent de ne pas en avoir beaucoup, je suis conscient quon a tous une prétention décriture, un orgueil littéraire, sans cela on ne pourrait pas écrire. Et cest ce nerf précis qui réagit lorsque, à la manière dun bonimenteur de foire, on propose un de mes livres comme lot (de consolation). Et pourtant, pas de quoi fouetter un chat, le prix dun livre est nécessaire, calculé, englobé dans une économie globale à laquelle jadhère. A ce titre tous les moyens du marketing sont envisageables, alors pourquoi pas les jeux concours, tombolas et autres loteries ? Finalement, jai peu darguments à opposer, sauf cette maigre différence que le livre, finalement, nest pas un objet comme un autre. En revanche, grande joie de découvrir que je figure à la librairie Archambault de Québec, au prix de 32,95$, mais aussi mis gratuitement à disposition à la médiathèque de Beyrouth. (21/11/2012)
« Échine basse, il tavait fait signe de le suivre
avec un air de conspirateur, tavait montré dans le rayon des papiers peints tout un
assemblage de revêtements muraux en paille de Chine, tavait déroulé un
échantillon en te faisant larticle : les brins utilisés sont de première qualité
et noués à la main. Vous imaginez le travail ? Tenez, tâtez le papier (vous aviez
tâté). Incroyable, non ? Cest à la fois souple et solide. Seul inconvénient, les
teintures présentent des différences, cest infime mais on ne peut prendre ce
risque, nos clients ne comprendraient pas. » (Ils désertent, p. 207, 208). Étrange
coïncidence : le jour où on remet le prix Goncourt à Jérôme Ferrari, extirpé
pour loccasion dAbu-Dhabi, je replonge dans mon livre dune manière
originale et plus casanière : je refais du papier-peint. Et justement, je répare
quelques parties abîmées en paille de chine par les griffes du chat. Cela fait des
années que nous ne faisions plus attention à ces vieilles déchirures tant le décor
intérieur imprègne nos vies. De temps en temps, lidée nous traversait
lesprit, mais la bousculade de tout ce quil y a à faire finissait toujours
par repousser la bonne intention aux calendes grecques. Cette fois-ci, la décision est
prise : pour preuve le matériel est réuni, colle à papier peint, brosses, seau,
ciseaux, mètre et échantillons à remplacer, la cotte de travail est enfilée,
lindispensable radio est allumée. Comme dans
Ils désertent, il faut dérouler la paille de chine, repérer les différences et
faire en sorte que les bains de teinture puissent sharmoniser. Joie de retrouver les
gestes du bricolage et le vocabulaire qui suit comme la brosse à maroufler.
Jai souvent été surpris par des questions de journalistes qui me demandaient à
propos dIls désertent quelle pouvait bien
être les affinités que je pouvais avoir avec les papiers peints. Probablement que cela
tient à la joie qui dépasse la simple action de « refaire à neuf » le
décor de nos vies. Cette joie qui préside toujours à la pose du papier-peint est du
même ordre que celle qui accompagne la vision dun chevreuil dans un champ :
quelque chose de soudain, dincongru, mais dentier, de lumineux. On efface les
vieilles traces et les anciens chagrins collés à nos décors, on repart à zéro, le
chevreuil saute au dessus des sillons, aérien, plus rien ne nous atteint : embrassez l'espace, disait Dick Annegarn, il est propre l'espace/ maintenant qu'il est propre/ on
va y ranger/ des choses bien et belles/, de belles et bonnes choses
Fleurs de cimetières : ce sont ces tâches qui apparaissent sur
le dos des mains vieillies. On guette leur apparition, on sait bien à leur arrivée que
la bascule des ans a eu lieu. Par chance je nen ai pas encore, je ne sais pas
comment je réagirai à la première. Probablement que je ne men apercevrai pas. Une
main jeune à côté de la mienne, par comparaison, men avertira et je trouverai,
comme en ce moment, lexpression poétique, une respiration du temps en somme.
Lexpression mest revenue dans cette circonstance de Toussaint, et justement,
la respiration du temps, je ny pensais pas trop, plutôt dans lhalètement du
moment, tout ce que jai accumulé ces dernières semaines, pas le temps de souffler.
On se retrouve un jour dans un cimetière, cest Charleville, cétait
prévu : se fondre dans le personnage de lancêtre dIls désertent, je ne lavais pas fait depuis
la parution du livre. Je suis ainsi allé saluer Rimbaud comme il laurait fait,
lancêtre, et comme jai déjà souvent accompli ce rituel : passer le porche
tarabiscoté, la tombe est au début, à gauche, à côté de grands arbres et les deux
stèles dressées, blanches et jumelles : Vitalie, morte à dix-sept ans, Arthur à
trente-sept. Couché devant, leur grand-père, Jean Nicolas Cuif, Arthur avait quatre ans
à sa mort, et sa fille, mère aimante du poète, et qui lui survivra seize ans.
Cest
Rimbaud,
évidemment à Charleville et dans la situation même de « lancêtre »
dIls désertent. Je profite dun
passage éclair dans cette ville pour aller sur la tombe du poète en cette veille de
Toussaint. Déjà des chrysanthèmes déposés par avance, les jardiniers
saffairent, on ratisse les allées, on nettoie des tombes, demain, ce sera
laffluence des vivants au pays des morts. Rimbaud bien sûr et je sais aussi où
cette visite me mène : dabord à la boutique Au travailleur doù est issue la très belle
photo de couverture dIls désertent. Pour
y arriver, prenez la rue qui descend de la Place Ducale vers la Meuse et le musée
consacré au poète. Puis traversez à nouveau la place et remontez la rue piétonne,
voici la librairie Rimbaud,qui figure aussi dans le livre.
Avant même cette
rentrée littéraire riche en événements et sollicitations diverses, j'avais retenu sur
mon agenda la date du 21 octobre et ma seconde participation au semi-marathon de Reims.
Cette date me donnait un but, m'obligeait à un minimum de préparation physique et, dans
les aléas des mois bien remplis que je pressentais, c'était une manière de ne pas se
laisser déborder, d'aller me défouler baskets aux pieds entre deux rencontres. Je garde
un souvenir vivifiant des quinze bornes accomplies au petit matin dans le soleil de Nancy,
au milieu du week-end du Livre sur la place. En revanche, je n'ai pas réussi à
renouveler cette joie à la 25°heure du livre au Mans, la semaine dernière, il
pleuvait à seaux lorsque je suis sorti de l'hôtel avec ma tenue de coureur et j'ai
abandonné. Ainsi, malgré une préparation suffisante et quelques essais qui me
laissaient penser que je pourrais descendre légèrement sous les deux heures, les deux
dernières semaines ont été éprouvantes avec des déplacements fréquents et des
entrainements irréguliers. Mais c'est sans aucune appréhension et avec beaucoup de
plaisir que j'ai retrouvé mes collègues de l'équipe de mon entreprise, la plupart des
coureurs chevronnés que j'avais déjà côtoyés l'année précédente. Petite
différence par rapport à l'année passée : on m'a pressé de questions sur ma
sélection pour le prix Goncourt, la presse régionale ayant relayé cette aventure. C'est
donc avec eux que je me suis échauffé et que j'ai rejoint la ligne de départ en face de
la superbe cathédrale. Alignés avec les marathoniens, nous étions 4500 et, d'une
manière présomptueuse, j'avais rejoint le coin des champions. J'ai ainsi connu la joie
de me laisser dépasser par la plupart des coureurs pendant la moitié du parcours. Puis
les choses se sont équilibrées et je me suis contenté de surveiller que le témoin qui
portait le fanion des coureurs de semi-marathon en moins de deux heures restait dans mon
dos. Ma position trop avancée au départ m'a cependant trompé : si je suis bien arrivé
avant le porteur de fanion, le chronomètre avait cependant démarré plus tôt que pour
lui et j'ai dépassé de quelques secondes la barre fatidique des deux heures que je
m'étais fixée. Ainsi, deux heures pile et trente deux secondes que j'ai effectuées au
terme des
Jai
déjà probablement évoqué ce sujet dans de nombreux articles de Feuilles de route.
Cest dire combien ce rapport au temps mest important, non pas dans le sens
dune obsession, lidée de gagner en permanence du temps, par exemple, mais
dans létonnement permanent que provoque lélasticité du temps. On me demande
souvent comment je fais pour coordonner travail, écriture, déplacements, et à chaque
fois la question me désarçonne. Il mest impossible de distinguer les moments
décriture des autres instants, rencontres, conversations, heures de travail,
tâches ménagères, instants de rêverie, tout semmêle en une pelote inextricable.
Et le temps, justement, me paraît alors inépuisable. En cette période de déplacements
fréquents, je devrais pourtant en manquer, ne pas arriver à tout faire, mais bizarrement
jy arrive encore. Mieux : jai limpression quil reste encore
des instants de disponible. La veille, plusieurs rendez-vous de travail à Châlons et à
Reims, mails, rapports, jai rattrapé le retard de la semaine dernière et
aujourdhui je tape ces lignes de retour chez moi après la rencontre vivifiante de
Nancy pour le Goncourt des lycéens. Demain, toute la journée sera consacrée à une
réunion de travail à Valenciennes et après-demain, ce sera à nouveau une journée
dévolue aux lycéens à Lyon. La semaine dernière, jai même eu le temps en allant
à Marseille pour les mêmes raisons détoffer quelques paragraphes ma thèse de
doctorat que je voudrais remettre prochainement. Ce week-end, le Salon du livre du Mans ne
ma pas permis de continuer (à la place jai terminé Millefeuille de
Leslie Kaplan - en Notes de lecture cette semaine) mais jespère bien my
remettre encore un peu les prochains jours, avant le semi-marathon de Reims que jai
prévu de courir dimanche. Pendant ce temps, des lycéens qui ne lisaient pas
engloutissent les trois mille pages des onze livres de la sélection Goncourt. Pourquoi
dit-on toujours quon manque de temps ?
Voyage en
train dà peine deux heures, autant dire rien, juste le temps de décrire. A droite,
la vitre froide, son reflet, une traînée de paysage, bosquets de bas-côtés en
zébrures olive, champs de bouillie blonde et le ciel en couvercle de lumière opaline. Le
rideau vert, passé par le soleil, tape le carreau au rythme des trépidations. Le rythme
: insignifiant, une note continue, monotone, sourde, relevée par la claque soudaine d'un
tunnel, le croisement dun train salué d'un coup de klaxon. Devant, sur le dossier
gris du fauteuil, une tête aux cheveux bruns et fins dépasse, relevés en chignon par
une pince en plastique noire trop petite. En bas du siège, mon pied se balance au gré
des cahots, la jambe suspendue sur le genou. Le tissu noir du pantalon se prolonge par la
lumière de l'Ipad et de ces mots précis que j'écris. Il ny a personne sur
le siège à côté, jai posé mon sac à dos et ma veste par dessus. Le contrôleur
est déjà passé. Il avait un tatouage, un entrelacs de signes semblables à ceux que
lon voit à la télévision au bras des footballeurs. De l'autre cote de l'allée,
elle a essayé de dormir, s'est allongée, recroquevillée sur les deux sièges mais le
contrôleur la dérangée. Elle aussi, a regardé le tatouage extravagant.
Maintenant elle demeure assise, les yeux dans le vague. Devant elle, occupant quatre
sièges en vis-à-vis, un couple, la soixantaine, sest étalé avec ses bagages. Il
a des cheveux fournis comme ceux d'un jeune homme. Elle porte des lunettes démodées et
des mâchoires légèrement prognathes, sa coiffure est aplatie par l'appuie-tête, elle dort de temps en temps et
sa tête ballotte. Ils ont posés leurs bagages sur les sièges en face d'eux, un
pardessus beige recouvre un sac bleu sac bleu. Sur une seule assise, un panier de
transport danimaux, en plastique rose et beige, est soigneusement installé.
Derrière le grillage, un chat tricolore, écarquille les yeux et fixe ses maitres avec
obstination sans un miaulement. Voilà Dormans. Celle qui admirait le tatouage se lève,
ajuste son manteau et quitte le wagon. Sur le quai, par la fenêtre, on remarque le
goudron luisant et noir constellé de gouttes de pluie. On redémarre, on reprend de la
vitesse, des cahots. Il faut l'imaginer d'en haut, ce train, un trait de wagons posé
sur la tranchée des rails, au milieu du vert mouillé et de l'ocre des champs,
lensemble appuyé par le ciel bas, et nous tous, à lintérieur, embarqués,
invisibles. Plus tard, on s'arrête à nouveau. Cest Epernay et cest là que
descend le couple de retraités. Elle enfile le pardessus beige, saisit le sac bleu et
passe devant. Avec précaution, il porte le panier de transport, courbe un peu les
épaules et ses cheveux fournis lui lèchent le cou. Je sais quà cet instant
précis, je vais arrêter décrire cette rubrique détonnement. Chacun
sen va vers son destin de chat.
Une centaine
de mails perso, quasiment autant pour le travail, voici ce que jai posté en
septembre. Si beaucoup de messages se résument à quelques mots, un grand nombre
approche, voire dépasse, léquivalent dune page de livre. Admettons une
moyenne de 300 caractères par mail (soit le double dun message Twitter), on arrive à une correspondance
dune cinquantaine de pages en un mois. Si certains pensent quInternet et sa
messagerie ont tué la correspondance, je ne suis pas certain quon envoyait le quart
de telles missives au temps du courrier postal. Sil marrive dutiliser
encore la plume, celle-ci se réduit aux cartes postales de vacances (je mévertue
à garder cette manie, en hommage à celles de Georges Perec), aux petits mots joints à
des colis et à quelques condoléances attristées. La teneur des mails de boulot est
souvent sibylline : puisé au hasard « Bonjour
Pascal, peux-tu me dire qui a été retenu sur ce poste (33173)» ; « ça me parait bien : j'ai apporté quelques
modifs pour bien préciser à qui ça s'adresse. Qu'en penses-tu ? ». Côté
mails personnels, cest plus explicite, mais je me rends compte à postériori de la
difficulté de lier les deux vies : « Je
suis très touché de votre enthousiasme à propos d'"Ils désertent".
Malheureusement, je suis assez loin de Paris et très pris en ce moment » ;
« Bonjour Agnès. J'ai bien eu votre message et votre invitation. Je ne
connais pas la date que vous me proposez mais a priori, ce sera sans doute difficile pour
moi d'y participer ». En revanche, il est vrai quInternet à simplifié
les formules de politesse les « cordialement »
ou « cdt » employés pour le
travail, voisinent avec les « amicalement »
dévolus aux messages plus personnels. La simplicité et la gratuité du mail a sans doute
amplifié notre rapport à une écriture plus franche (décomplexée, dirait la droite) et
décuplé les possibilités de cette correspondance moderne. A linverse, il serait
exagéré dimaginer la lettre comme un genre obsolète et guindé, pétri de
formules de politesse à rallonges. Il suffit pour sen convaincre de lire par
exemple le journal de Paul Léautaud avec les invitations faites à son amante Marie
Dormoy, la vivacité des discours, lattente des réponses et les milles et une ruses
stratégiques de cette correspondance de cur. Par ailleurs, comment faisions-nous
avant lépoque des sms et des messages
électroniques ? Je dois probablement avoir conservé quelques lettres
dadolescence, quelques missives écrites par des marraines de service militaire.
Deux jours pour échanger des nouvelles, cétait lincompressible délai, une
durée qui paraît tellement aberrante de nos jours. Mais cette veille avait pour mérite
dalimenter un imaginaire, de créer un espace pour le rêve et la fiction.
Doù les romans épistolaires qui sont maintenant passés de mode. Leurs successeurs
modernes, qui croient renouveler le genre avec la messagerie électronique, ne peuvent
cependant prendre en compte cette dimension poétique. Le dernier roman épistolaire que
jai lu sintitule Les trois saisons de la
rage, de Victor Cohen-Hadria (notes de lecture du 04/05/2011), il est magnifique, mais
il est vrai que laction le situe en 1859.
D'abord, il y
a les animaux habituels, Griotte, chatte tricolore de quatorze ans à queue de raton
laveur, qui accuse parfois quelques rhumatismes en montant les escaliers, et le poisson
rouge auquel on n'a jamais donné de nom, probablement plus de dix ans qu'il tourne
inlassablement dans son bocal. Cette ménagerie première a été choisie, désirée même
: Griotte, en lot de consolation pour remplacer Pelote, précédente chatte à robe noire
d'avocat dont la disparition au bout de dix-sept ans nous avait laissé désemparé
; le poisson rouge, nommé poisson rouge, s'étant probablement substitué à un autre
congénère anonyme, enterré en grande pompe dans le jardin (jen ai fait une
nouvelle, cest dans Bestiaire domestique).
Le jardin justement, et c'est le début d'une extension du domaine de la ménagerie, avec
un chat miteux, débarqué par hasard au printemps, qui resta tapi pendant quelques jours
sous les thuyas avant qu'on s'en aperçoive et qu'on prenne en pitié ce matou noir et
blanc, doté de surcroit d'une patte folle qui le faisait se déplacer lentement en
claudiquant. Surnommé le chat roumain, en hommage à son allure bohême, nous nous sommes
résolus à le nourrir, en espérant que, la forme revenue, il irait rejoindre ses
maîtres égarés. Mais il a bien fallu se rendre à l'évidence, ce chat, qui ne se
laissait pas approcher, n'avait visiblement plus de foyer. Ainsi, avec l'arrivée des
beaux jours, nous nous sommes habitués à sa présence discrète, la plupart du temps
allongé sous un buisson et se dérangeant à peine lorsque la tondeuse à gazon passait
un peu près de lui. Les premiers temps, il quémandait sa pitance également chez les
voisins, mais les vacances ont désorganisé sa vie derrance. Au retour, il était
devenu totalement dépendant de nos allées et venues et, la chaleur aidant, une double
gamelle destinée à recevoir de leau et des croquettes sest avérée
indispensable. Le roumain est cependant resté indifférent à ces marques
dintérêt, la peur ne la pas quitté et cest toujours avec lair
craintif quil guette lapproche de sa nourriture. Il est dailleurs bien
le seul à manifester une telle prudence : quelques jours après lachat de la
gamelle, jai eu la surprise de constater quun merle venait picorer des
croquettes sous son nez ahuri, puis que le chat des voisins (qui, eux, ne nourrissent plus
léclopé) arrivait dare-dare pour terminer la platée. Bien souvent, quand je
rentre, je vois Gueule de four (surnom du chat des voisins qui a une curieuse face noire
totalement irrégulière, comme si un pétard lui avait éclaté sur la truffe ou
sil avait tenté de voler un poulet à lintérieur dune cuisinière),
nonchalamment installé dans les derniers feux du soleil, avec le roumain sous son buisson
et qui nose rien dire. Si jy rajoute Griotte qui vient leur tenir compagnie,
cet endroit de chats de gouttière prend des allures de resto du cur ou darche
de Noé. Il y a deux jours, quelle ne fut pas notre surprise de constater que la
ménagerie sagrandissait encore : cette fois-ci, dans le crépuscule installé,
penché sur la gamelle, cest un hérisson dodu qui se régalait à grands bruits. Il
a fini par retourner tranquillement dun air bonhomme sous la haie, juste à côté
du roumain qui la regardé passer avec bienveillance et générosité. Depuis, je
salue chaque matin en ouvrant les volets une girafe qui mange les géraniums du balcon,
tandis que ma femme contourne à grand peine léléphant qui stationne devant son
garage.
Bien sûr, en cette période
dintense activité, il faut composer, découper la tarte des occupations en parts
égales : ce nest pas pour faire genre, comme on dit, que je répète à
lenvi ma volonté de rester impliqué dans mon travail de la même manière que
dhabitude alors que où les sollicitations se précipitent pour cette rentrée
littéraire. Donc, les voyages se succèdent : Paris pour laprès-vente
éditorial, Lille pour une réunion de travail, Nancy pour le salon Le livre sur la
place, puis à nouveau Paris, Amiens le lendemain pour remplacer un collègue dans une
formation. Tout senchevêtre, entrecoupé de passages éclairs dans mon bureau à
Chalons ou Reims et dans létonnement darriver à me retrouver le soir à mon
domicile comme par magie. Imprévus (la voiture qui sort de révision et qui fonctionne
mal), organisations diverses (trouver une chambre à Lille ou à Amiens), je tente
vaguement de composer une cohérence à peu près saine à tout cela, par exemple garder
un moment pour soi, se retrouver dans le souffle de la course à pied après
lécartèlement des voyages. A Nancy, après lagréable soirée du samedi,
Immense joie
bien sûr à découvrir une nouvelle fois mon nom dans la liste des sélectionnés pour le
fameux prix. Et, comme en 2010, une des grandes satisfactions sera la manifestation du
Goncourt des lycéens qui y est associée. Rencontres, présentations, je vais parcourir
la France encore plus que je ne lai fait il y a deux ans, par goût et pour vivre
cette chance encore plus intensément. Ce nest pas une posture de ma part, je crois
que jaime avec passion aller au devant des autres du moment que lon puisse
relier ce que lon parle avec lécriture et les livres. Et les lycéens, dans
cette approche devenue parfois si étrange davoir à se préoccuper dun tas de
feuilles dun autre âge, sen étonnent, réfutent et disent sans ambages leurs
goûts pour la chose littéraire. Voici quelques exemples de leurs avis au sujet de Retour aux mots sauvages, deux ans auparavant :
« Cette histoire est très bien ficelée » ;
« Jai trouvé ce récit aussi
inintéressant quinutile » ; « Ce livre est vrai, vif et actuel » ; « a la fâcheuse tendance à répéter des phrases
entre parenthèses tout le long de son histoire» ; « Mots qui frappent, choquent, heurtent, ébranlent » ; « Aucun
fil directeur nest défini dans ce livre » ; « Un roman contemporain, puissant, qui réussit un tour
de force : nous faire ressentir des émotions sans les énoncer ouvertement. » ;
« a-t-il fait le bon choix ? Aurait-il du
nous écrire un livre bourré daction et de rebondissements ? ».
Jai la
chance dhabiter une petite ville de trente mille habitants où la lisière des bois
et des champs est toujours proche. Cette proximité présente bien des avantages, dont
ceux de pouvoir bénéficier des produits dune ferme voisine, crème fraiche, lait,
fromage blanc, et daccueillir à cet effet un oncle retraité qui soccupe
aimablement en assurant la tournée hebdomadaire pour le compte de lagriculteur.
Ainsi, à François Bon, qui se demandait dans son Autobiographie
des objets à qui pourrait bien encore servir un « anti-monte lait », je
pourrais lever le doigt, sauf que je nai pas le petit instrument magique et
quil marrive encore de faire déborder le liquide en le faisant bouillir. Je
pourrais épiloguer à linfini sur le plaisir quil y a à sentir sa chaleur et
son odeur lorsque que la traite vient juste davoir lieu, je pourrais aussi donner la
recette de grand-mère des gâteaux à la peau de lait, mais cela nous emmènerait loin et
là nest pas mon propos. Bref, mon pot au lait vidé dans la casserole et rendu à
mon oncle, nous buvons un café et discutons. Cette fois, il est pressé et appelle un de
ses amis de son portable et lui demande sil peut venir à la ferme discuter un peu
allemand avec deux routiers autrichiens dont le camion en panne est stationné là-bas.
Comme je lui rétorquais que cétait un drôle dendroit et quun garage
aurait été mieux approprié, il me répondit que le camion, doublé dune remorque,
transportait treize chevaux, magnifiques, paraît-il, et quon ne pouvait pas
décemment les laisser dans le véhicule. Cest ainsi que le camion sest
retrouvé dans cette ferme proche où le propriétaire est un fin connaisseur de la race
chevaline. Or, cette histoire, déjà peu commune, se complique. En effet, personne ne se
bouscule pour réparer le camion et la pièce en panne (une pompe) nétait même pas
encore commandée à lheure où mon oncle était venu. Les routiers, qui ont déjà
passé deux nuits hébergés à la ferme, trouvent le temps long malgré laccueil
honorable et les petits plats dans les grands dont ils sont probablement gratifiés. Quant
aux superbes chevaux, ils sont probablement ravis de ces vacances improvisées dans un
vert pâturage.
Vies
silencieuses, c'est ainsi que Alexandre Hollan (voir Note de
lecture du 03/11/2004) avait nommé une série de tableaux qui m'avait beaucoup ému,
des natures mortes, mais qui semblaient douées d'une immobilité ardente, de simples
silhouettes facilement reconnaissables, une casserole, une bouteille, leurs usages comme
extirpé d'un seul coup d'il de nos mémoires. Et sans doute qu'Autobiographie des
objets de François Bon participe de ce même surgissement. Dans la maison retrouvée
après les vacances, j'ai ressenti la même impression, comme une espèce de résistance
secrète de l'environnement familier envers le temps et l'absence, comme si chaque chose
avait su garder sa place dans l'agencement d'un puzzle complexe que je serais le seul à
connaître. Bien sûr, on repère de suite les différences : là, les agrumes que la
sècheresse épuise (à peine sorti de la voiture, on se rue vers l'arrosoir), mais, dans
l'ensemble, sans y penser les gestes familiers se refond, les volets qu'on ouvre, tout ce
que l'on déplace dans des habitudes inconscientes (le courrier et les lettres, posés
d'abord sur un meuble au rez-de-chaussée, ensuite sur une marche d'escalier, puis sur la
table de la cuisine avant d'être éparpillés dans différents endroits). Les gestes
donc, connus, déjà faits des milliers de fois, répétés de nouveaux sur les objets,
les choses, les machines, dans les minutes, les heures, les jours qui vont suivre. Et
qu'on ne s'en étonne même pas de ces petits arrangements avec nos équipements
ménagers. Le frigo a continué de fonctionner, quoi de plus normal, on fait une lessive,
rien de plus naturel, on allume la télévision, comme d'habitude, rien d'intéressant.
C'est un peu comme si les objets nous dirigeaient à travers leurs fonctions, faire du
froid, laver, distraire
Pour s'en préoccuper, il faut presque les traiter comme des
personnes, leurs donner un âge, les affubler d'une histoire : le micro ondes que mon fils
a récupéré est plus vieux que lui, nous l'avions choisi avec soin pour que les biberons
puissent y entrer directement. La machine à laver que nous avons remisée à côté de la
neuve attend d'un hublot narquois que la nouvelle acquise il y a un ans (parce qu'elle
était plus grande) lui cède à nouveau la place en cas de panne, elle a vingt-sept ans
et tourne toujours. J'ai changé moi-même la courroie du sèche linge, commandée via
Internet. Dernière réparation en date, le couteau électrique qu'un oncle m'avait offert
en cadeau de mariage. Quant à la télévision, outre le fait d'avaler avec constance les
nouvelles insipides depuis presque trente ans, elle a déjà servi d'écran à deux coupes
du monde devant cinquante spectateurs en délire au fond d'un verger. Choses donc, et
leurs vies silencieuses ou, du moins, discrètes : l'objet auquel je tiens le plus est le
moulin à café récupéré de ma grand-mère paternelle. Enfant, c'était à qui des
cousins aurait le privilège de se hisser sur la pointe des pieds pour tourner la
manivelle. Il sert quotidiennement et c'est peut-être le seul geste que je n'accomplis
jamais d'une façon machinale.
Chaque année, voici les rituels de lété.
Dhabitude, je ny prête pas trop attention mais cette année, dans la
transposition habituelle vers la maison de vacances, ils me sont apparus comme
nécessaires, indispensables, participant à une sorte de liturgie secrète et
silencieuse. Et peut-être même les ai-je attendus avec impatience : les dernières
semaines passaient avec une lenteur désespérante, lattente de la fameuse coupure
estivale en était presque douloureuse, bordée dennui. Finalement, les années ne
commencent pas au premier janvier mais à cette époque, fin juillet, début août, au
moment précis où je me retrouve dans le garage à charger la voiture de bagages pour
laisser derrière moi une année dun entassement dautres genres : soucis,
joies, heures de rires ou de rides. Dailleurs, jai pris lhabitude de
fournir lagenda qui maccompagne en permanence au boulot dune recharge
journalière septembre/septembre, comme un prof, et ce rythme scolaire me convient
beaucoup mieux. Les rituels de lété, donc, propices à casser le rythme habituel,
sont finalement quune manière de concrétiser les bonnes résolutions de la
rentrée à venir. On aimerait quils durent longtemps, quils glissent le plus
longtemps possible au plus profond de lautomne. Le soleil dabord est le
premier rituel : on débarque dans cette ville quon dit la plus chaude
dItalie et la cure de quarante degrés pendant trois semaines est un préalable pour
tenir le restant de lannée. Les autres rituels participent du repos, synonymes de
limmobilité pour nous qui sommes si souvent séparés, à droite et à gauche,
grands enfants et parents, on se retrouve un peu étonnés devant un jus dorange le
matin. Là aussi, cest un cérémonial précis dont je me charge : choisir une
belle orange dans le merveilleux verger qui entoure la maison, en extraire le jus et
partir tous ensemble, nos verres à la main, jusquà la petite pièce deau
ombragée dun chêne, pour voir si les poissons rouges sont réveillés. Après,
seulement, on peut envisager avec sérénité le monde qui va se profiler les mois
suivants.
« -
Un pas de plus, maître Hands, et je vous fais sauter la cervelle !... Les morts ne
mordent pas, vous savez bien, ajoutai-je avec un ricanement. Il s'arrêta aussitôt. Je
vis au jeu de sa physionomie qu'il essayait de réfléchir, mais l'opération était si
lente et laborieuse que, dans ma sécurité recouvrée, je poussai un éclat de rire.
Enfin, et non sans ravaler préalablement sa salive, il parla, le visage encore empreint
d'une extrême perplexité. Il dut, pour parler, ôter le poignard de sa bouche, mais il
ne fit pas d'autre mouvement. - Jim, dit-il, je vois que nous sommes mal partis, toi et
moi, et que nous devons conclure la paix. Je t'aurais eu, sans ce coup de roulis ; mais
moi je n'ai pas de chance, et je vois qu'il me faut mettre les pouces, ce qui est dur,
vois-tu, pour un maître marinier, à l'égard d'un blanc-bec comme toi, Jim. Je buvais
ses paroles en souriant, aussi vain qu'un coq sur un mur, quand, tout d'une haleine, il
ramena sa main droite par-dessus son épaule. Quelque
chose siffla en l'air comme une flèche ; je sentis un choc suivi d'une
douleur aiguë, et me trouvai cloué au mât par l'épaule. Dans l'excès de ma douleur et
dans la surprise du moment - je ne puis dire si ce fut de mon plein gré, et je suis en
tout cas certain que je ne visai pas - mes pistolets partirent tous les deux à la fois,
et tous les deux m'échappèrent des mains. Ils ne tombèrent pas seuls : avec un cri
étouffé, le quartier-maître lâcha les haubans et plongea dans l'eau la tête la
première. » Jai dû lire ce passage de Lîle au Trésor de Stevenson des centaines
de fois. Pas toujours dans cette traduction ou sous cette forme. Le mieux, cétait
chez les cousins, dans une édition moitié BD, moitié texte, je crois me souvenir,
peut-être contenue dans un de ces recueils du journal Pilote, probablement avant 1970. Dans ce mix entre
images et imagination, cette scène (ma préférée de tout le livre) me poursuivait à
chaque instant : Jim grimpé dans les haubans, un pistolet dans chaque main, le
poignard de maître Hands lancé à toute force, la douleur à lépaule... Et même
le livre refermé, cette séquence héroïque me poursuivait, je pouvais la rejouer à
loisir, il suffisait de fermer les yeux pour que sempilent les détails : les
craquements du navire, le cri de Jim, le tonnerre des coups de feu, leau qui claque
sous la chute de maître Hands. Jy ai sans doute rajouté des prolongements, Jim
redescendant du mat, la main crispée sur sa plaie, une infirmière surgie on ne sait
doù (mais jolie et de mon âge, dix ans donc) soccupant de panser le blessé,
bref, tout un romantisme de piraterie. Cétait lépoque des films
dAngélique avec Michèle Mercier, javais lu Les enfants du capitaine Grant
de Jules Verne et les romans-photos de Confidences
et Intimité que ma mère ramenait à la maison. Est-ce là que jai acquis
cette réputation davoir été un lecteur imperturbable ? Selon ma mère, je lisais
accroupi sous la table de la cuisine, selon ma tante (mère de mes cousins), je passais
des après-midis entiers à bouquiner. Jim ma ainsi poursuivi longtemps. Est-ce un
hasard si lun des personnages se nomme ainsi dans mon deuxième livre Composants ?
A son
arrivée, on sent quelquun de solide, chaleureux. La poignée de main franche, la
manière de se tenir sur les jambes, le sourire, le tutoiement demblée selon
lusage de la boîte. Comme dhabitude, jexplique mon rôle : pas là
pour juger, juste massurer des compétences, de la motivation. Donc, vous voulez
changer demploi ? Elle explique son parcours, le boulot, la rigueur quil
faut, toute cette expérience accumulée. Du plus, du positif. Tous ces termes techniques
quil a fallu apprendre, maintenant, oui, elle est reconnue, on fait appel à elle,
pour aider, expliquer. Depuis le temps. Mais bon, après toutes ces années, cest
normal, je suis la plus ancienne du service. Que du positif, dit-elle avec un grand
sourire. Ah, si quand même, vouloir partir parce quici, hein, on naura jamais
de promotion. Les promos, elle partent au siège du service, grande capitale régionale à
deux cents kilomètres de là, on le sait tous (jacquiesce). On ma bien dit
que je naurai eu aucune difficulté à obtenir une promo, il suffirait que je
déménage là-bas. Mais à 58 ans
Elle balaie lair dun revers de main,
large sourire, cheveux blancs coupés courts, une santé insolente. Cest pourquoi je
voudrais changer demploi. Oui mais le poste que tu vises, ce nest pas un
avancement (jinsiste). Je sais bien mais je me dis que je serai dans un service plus
grand dont le siège est ici. Tu penses que tu auras plus de chance pour une future
promotion ? Peut-être
Tu aurais aimé devenir cadre avant de quitter la
boîte ? Ah, oui, ça jaurais vraiment aimé. Son visage un instant immobile.
Mais bon, ce nest pas ça le plus important. Elle parle alors du nouveau service
quelle souhaiterait rejoindre. Elle y a passé une journée « de
découverte ». Le travail, cest quasiment le même que je fais déjà. Et il y
a une bonne ambiance vraiment. Et du boulot ! Ah, ça, ça me plait, il y a plein de
boulot. A nouveau le large sourire. Tu aimes quand il y a beaucoup de travail alors ?
Ah, ça oui, cest comme ça : moi, je tape dans la butte, dit-elle.
Presque rien, un après-midi chaud, soleil en vertical.
Au jardin ensauvagé, je cueille. Les groseilles à maquereaux semmêlent aux
framboises. Les grains menus roulent dans le seau. La rhubarbe étouffe. Torse nu, doigts
rougis, fruits trop murs, je cueille. Le soleil presse la tête, des oiseaux
sobstinent. Un murmure de sieste perce la ville, une voiture au loin, un klaxon. Je
cueille. Les tiges alourdies se courbent jusquà terre, les fruits glissent sous les
doigts, ségrènent en taches de sang, tombent dans le seau. Il faut faire
attention, poser les pas, éviter ici une fraise, là une barre de fer autrefois plantée
pour délimiter. Mais tout sest désuni. Les herbes sont folles, des buissons
raclent les branches, une cerise embrasse une framboise, une pomme caresse des perles
noires de cassis. Je cueille, doigts rougis, flancs striés dépines, un klaxon au
loin, cortège de mariage. Le seau est déjà plus lourd à déplacer. Il arrive par
lallée du jardin. Te voilà ? La route a été bonne ? Tu es passé à la
maison ? Cest un bon jour. Longtemps quil nétait pas venu.
Avec ce soleil on pourrait croire des vacances. Dautorité il pose sa casquette sur
ma tête. Nous évoquons le film que nous sommes allé voir chacun de notre côté.
Jai lu le livre aussi, jévoque ce qui change par rapport au récit, ce qui a
été oublié dans le film, les incohérences, mais après tout, ce nest pas le
même art, tout ne peut pas être fidèlement reproduit. Je parle, bavard presque, sans
cesser de cueillir. Tous les deux au milieu des flaques de soleil, dans la végétation au
fond du jardin. Jai quelques courses à faire, tu viens ? Je dis que je
préfère terminer. Perché sur un toit, un merle essaie déjà sa trille du soir. Au
retour, le seau pèse au bout du bras, le soleil redouble dardeur sur le trottoir.
Jai sa casquette sur la tête. Je suis bien.
Quelques réflexions juste après avoir passé deux
jours à Paris, et mêlé travail nourricier et occupations littéraires. Dabord,
remarquer quon dit toujours travail nourricier et que ce qui confine à
lécriture est une occupation. Du moins, cest lusage courant qui
détermine cette hiérarchie. Pas facile de modifier ce point de vue, y compris pour moi,
après 34 ans de travail ininterrompu, c'est-à-dire avoir un métier, tel quon me
la appris, tel que mes premiers pas dans un boulot me lont inculqué dès
seize ans : être rentré triomphalement un soir chez mes parents et avoir annoncé
que javais trouvé tout seul un job dété après avoir parcouru la ville en
tous sens. Oui, cétait dans la droite ligne familiale, travailler pour gagner de largent, pour sen
sortir, à lexemple de mon père et de ma mère que je nai jamais entendus se
plaindre une seule fois même quand les horaires et la besogne étaient pénibles, bref,
travailler comme une chance offerte. Alors probablement que les expressions travail,
métier, job ont une aura particulière. Et sans doute que je transmets cela à mes
enfants : les voilà pareillement engagés dans une telle indépendance. Longtemps,
en ce qui me concerne, il ny a eu de véritables activités que celles cernées par
des horaires certains, un calendrier, des collègues, un lieu, des contraintes. Et même
si la posture maintenant plus autonome de ma profession (chargé de recrutement, ça
sappelle dans le grand annuaire de lentreprise, et cest au quotidien,
prendre des rendez-vous, contacter des collègues, recevoir ici un commercial, là un
technicien) me permet de partir deux jours et dentremêler étroitement sa pratique
avec la vie littéraire, je me pose tout de même constamment la question absurde de
savoir si jen ai le droit. Pourtant, jamais je ne défaille, je tiens mon rang comme
on dit, voire souvent plus, parce que jai cette faculté de travailler très vite.
Lorsque jétais occupé il y a deux ans avec le lancement de RMS et sa
sélection pour le prix Goncourt, je mettais un point dhonneur à ne rien céder, à
ne rien déléguer, à être encore et toujours à 100% sur mon activité. Ce nest
pas de la vantardise, cest plutôt une sorte dobnubilation probablement
inutile : on ne men demande pas tant. Quest ce que jai encore à
prouver ? Je ne sais pas trop, et ma thèse en préparation sur la manière dont la
littérature contemporaine aborde le sujet du travail est quête de réponses,
probablement (cela aussi est-ce du travail, une manière de prouver aussi autre chose ?).
Dernièrement, jai discuté avec un écrivain que je tiens en grande estime mais qui
na jamais travaillé plus dune année en CDI. Il est évident que nous
navons pas le même rapport au travail. Pourtant, cest quelquun
dune conscience professionnelle rare et appréciée dans les tâches innombrables
quelle entreprend inlassablement. Le travail dailleurs dun auteur ou
dun artiste est souvent dévalué : soumis à aucune norme, inclassable,
incomparable, il est banni de la noblesse quon met dans le mot
« métier ». Dailleurs, beaucoup dauteurs, dartistes
refusent cette appellation, ce que personnellement je nai jamais compris, peut-être
parce que laura du mot « métier » est pour moi extrêmement
valorisante, pas du tout liée à ses fameuses normes qui enferment ceux qui sy
adonnent. Peu mimporte le cadre des trente-cinq heures ou lindéboulonnable
retraite à soixante ans, moi, travailler, ça me libère. Et jaffirme
quécrire est ainsi un métier, et sans doute lun des plus abrupts et
impitoyables quand à lobligation de résultats dont se targuent les théoriciens du
travail.
Je possède
depuis longtemps deux vestes légères, style « reporter », comme on dit, et
qui compte chacune dix poches.
La semaine
dernière, en écrivant ma rubrique étonnements à propos du mois de mai, mest
venue immédiatement à lesprit la chanson Paris mai
de Claude Nougaro. Jai toujours été sensible à la poésie de Nougaro, son sens
inné de la formule, des mots qui tapent juste et qui swinguent, quatre boules de cuir
tournent dans la lumière, le jazz et la java, son humour aussi : je suis saoul, soul,
sous ton balcon
Et Toulouse, forcément, qui sest imposé à moi lorsque jai
débarqué dans cette ville pour y travailler, Toulouse, too loose, un peu perdu comme on peut lêtre
lors dune première escapade loin de la famille, dans une chambre de bonne, rue
Armand Sylvestre, chez ce vieux toubib
rescapé de la première guerre et qui racontait les amputations à la scie sur le champ
de bataille à grands renforts de gestes envers le poulet du dimanche posé sur la table.
Ici même les mémés aiment la castagne, disait Nougaro, et cest vrai : reste
le souvenir dune lumière crue, affrontements directs entre lumière et soleil,
lombre de ma chambre, les âpres gitanes fumées par la fenêtre ouverte au-dessus
de la treille, le plein soleil des parcs où je tentais décrire ma première
histoire sur ce cahier acheté par hasard. Javais débarqué en plein été,
quelques jours avant mes vingt ans. Avec ma première paie, javais acheté un
appareil-photo, ombre et lumière, je my essayais aussi. Alors Nougaro, son nom de
fête foraine, était bienvenu, léglise Saint Sernin quillumine le soir, la
brique rose des minimes, tout une errance à travers la ville, il en reste quelques
clichés perdus dans des placards, pas la peine de les chercher, ma mémoire les garde
intacts : une vieille dame et son chien dos à dos sur un banc, une passante qui se
précipite dans la rue, quelques statues, des fleurs, les berges de
Mai finit,
juin arrive.
Vieilles
lunes du monde numérique. Déjà.
Langres suse, cest un texte écrit en
2005, commencé presque jour pour jour un 18 mai, sur ma ville natale et le passé
familial qui sy rattache. Or, sept ans après, jécris ceci dans une situation
étrange : je suis dans un train, ordinateur sur les genoux, et dans une direction
qui me rapproche chaque minute davantage de ce lieu. Le moment aussi est singulier :
à linstant précis où je tape ces mots, des proches savancent dans les
travées de léglise Saint-Martin (au moins deux dizaines dannées que je
ny suis allé) afin de rendre hommage à mon oncle, disparu lundi dernier et père
de mes cousins maintes fois cités dans Langres suse.
A
Entrez dans
la danse
Demain, dès l'aube, à l'heure
où blanchit la campagne, je partirai avec ma robe de chambre et mes sabots de jardin, une
rue à traverser, un trottoir à longer avant douvrir la grille de fer. Le temps
sera laiteux, il y aura des merles et toute une agitation impatiente. Je franchirai trois
mètres : sous les lilas qui embaument, le muguet se répand en tapis sombre. Il y
aura des brins fleuris, je le sais, je les ai repérés aujourdhui (voir en webcam).
Jen cueillerai quelques uns, agrémentés de feuilles vernissées. Je les poserai
sur le banc proche et je continuerai mon chemin dans les allées du jardin. De
lautre côté des fraisiers, au bout de la terre fraiche et retournée, une autre
place de fleurs sétale à labri de la clôture et des pivoines. Le soleil y
pénètre davantage, les tiges sont plus élancées et les corolles blanches sy
accrochent déjà comme de petits acrobates. Jen cueillerai bien plus et, accroupi
dans lherbe, je guetterai parmi les chants doiseaux le klaxon de la
boulangère. Je prendrai au passage le premier bouquet, fermerai derrière moi la grille
de fer, à nouveau mes pas sur le trottoir, la rue à traverser en surveillant au loin la
camionnette de la boulangère. Si jai le temps, jirai dabord dans la
cuisine arranger les bouquets dans un vase. Si la camionnette est là, je prendrai en
même temps, le pain et les croissants. Dans tous les cas, il y aura quelques brins pour
la boulangère, histoire de se souhaiter encore un an de bonheur. Après, selon
lhumeur et le temps, ce sera dabord un peu de course à pied avant de
contempler le bouquet dans lodeur du café du matin. Dehors, il y aura peu de bruit,
jour férié oblige. Nous prendrons soin de laisser la télévision fermée, un peu de
Mozart serait de circonstance. Midi sera vite arrivé. Laprès-midi aussi et le
temps de partir en train pour Paris. Jarriverai dans la capitale après les vastes
manifestations dont on nous promet un record cette année. Je vais dans un autre quartier
travailler à ma littérature qui ne connaît pas de dimanche, ni de jours fériés, pas
de vacances, ni de repos : cest ainsi que je défile sous sa bannière. La
rencontre prévue sera dure, je le sais, parfois les à-côtés de lécriture sont
difficiles et délicats. La nuit sera sans doute bien venue et bien avancée lorsque je
regagnerai lappartement. Restera avant de fermer les yeux, la pensée de quelques
brins de muguet dans un vase à deux cents kilomètres de là et lespérance
dun an de bonheur en plus.
Le graphique en forme de
camembert qui résume les élections dans ma ville est étonnant. Découpé en trois parts égales
(Sarkozy, 26,5%, Hollande, 26,5%, Le Pen, 26,2%). les autres candidats viennent à
peine perturber cette belle symétrie. On dirait un volant à trois branches comme ceux
qui équipaient les voitures sportives des années 60, à une époque où les radars
nexistaient pas, ni même les ceintures de sécurité. On pouvait tranquillement se
tuer contre un platane, lesquels dailleurs bordaient en quantité nos routes de
vacances en apportant une ombre bienfaisante, tandis que Charles Trenet chantait Nationale 7 .
Ah, la belle époque ! On savait vivre sans peur et mourir tout autant,
laventure était humaine, on fonçait dans le décor et Paul Guimard dans son roman Les
choses de la vie (magnifié au cinéma par Michel Piccoli et Romy Schneider) se
moquait des ultimes instants : « voici la mort avec sa gueule de raie ».
Maintenant, conduite assistée oblige, quon tourne à droite, quon vire à
gauche, il y a toujours dans le rétroviseur la mort avec sa gueule de raie et sa mèche
blonde qui lui pend sur lil.
La transformation en homme cheminée avait dû
commencer bien avant cette photographie en noir et blanc, probablement prise pendant
lété 1978, dans les premiers essais du Fujica ST605 N acquis avec la
première paie. Cliché qui montre uniquement un paquet
de Gitanes posé sur une table, parfaitement cadré, un peu surexposé peut-être. Et
cest revoir létui cartonné, beaucoup plus cossu que celui des Gauloises,
cest se souvenir du geste quil fallait faire pour froisser le papier alu
recouvrant les cigarettes, ensuite dégager lune delle, porter le bout filtre
entre les lèvres, sortir un briquet ou une boite dallumette, se cacher du vent,
actionner, frotter, létincelle, la flamme, approcher lextrémité du papier
sur lequel deux ou trois brins dun tabac foncé menaçaient de tomber, les laisser
sembraser, puis aspirer lâcre odeur et la fumée : naissance du feu,
homme des cavernes, homme cheminée. Bien avant 1978, donc. Probablement dans cette fin
dadolescence à crâneries et défis, en cachette des parents, au gré de clopes
chipées ici ou là, puis sans cachette, on gagne sa vie, on choisit : ce sera
Gitanes, bouts filtres. Quelques mois plus tard, Gauloises sans filtre, dotation
darmée, et combien ce tabac gris, rêche et piquant nétait supportable que
durant les nuits de garde pour éviter le sommeil. Très vite, pourtant, ce boulot de
barman dans ce petit casernement : le matin café pour tous, le midi pinard pour de
vieux adjudants, le soir bières pour les copains et toute la journée des clopes à
vendre. Ainsi, il avait migré vers les blondes américaines, Marlboro en paquets rouges
ou Peter Stuyvesant, Camel lorsquil ny avait rien de mieux. Les Benson &
Hedges viendraient plus tard, par imitation paternelle, en paquets dorés pour afficher la
réussite. Le service militaire et son temps suspendu séloignait, la vie projetait
en avant. Il y avait même cette voiture neuve, une R5 bleue, et cette fille pour laquelle
il fumait vitre ouverte en lattendant : la cigarette, elle navait jamais
aimé.
Titanic, ça fera cent ans la nuit du 14 au 15 avril
que le fameux paquebot a sombré. Étonnant comme ce désastre en rappelle un autre plus
proche, écroulement du World Trade Center, un certain 11 septembre. Les deux évènements
marquent lentrée dans un nouveau centenaire, le Titanic comme prémonition
dun monde où les progrès techniques montrent à la fois leurs limites et leur
capacité de destruction énorme, comme viendra le confirmer deux ans plus tard la
première guerre mondiale. Et le Onze septembre pour les mêmes raisons comme si la
mémoire humaine de pouvoir sen souvenir durablement était-elle plus limitée
encore.
" Nul ne le sait mieux que les hommes politiques. Dès qu'il y a
un appareil-photo à proximité, ils courent après le premier enfant qu'ils aperçoivent
pour le soulever dans leurs bras et l'embrasser sur la joue. Le kitsch est l'idéal
esthétique de tous les hommes politiques, de tous les mouvements politiques. [
]
Depuis l'époque de la Révolution française, une moitié de l'Europe s'intitule la
gauche et l'autre moitié a reçu l'appellation de droite. Il est pratiquement impossible
de définir l'une ou l'autre de ces notions par des principes quelconques sur lesquelles
elles s'appuieraient. Cela n'a rien de surprenant : les mouvements politiques ne reposent
pas sur des attitudes rationnelles mais sur des représentations, des images, des mots,
des archétypes dont l'ensemble constitue tel ou tel kitsch politique. "
Je nai jamais vraiment vécu dans cette ville, dans laquelle je
possède un appartement. Jy vais pourtant régulièrement : Paris y est tout
proche pour les diverses rencontres, manifestations et autres rendez-vous auxquels je suis
convié. La plupart du temps, je nai même pas le temps dy passer, parfois jarrive en coup de vent, souvent pour une
nuit écourtée à loccasion dun transfert en avion ou dune
correspondance ferroviaire. Les week-ends les plus prolongés ont été mis à
contribution pour laménager, le doter dune cuisine ou dun nouveau
parquet. Pour la première fois, je viens dy passer plusieurs jours en semaine.
Jai eu de la chance : après un week-end un peu gris et frais, le beau temps
sest installé. Jai eu ainsi loccasion de découvrir la ville, de sentir
comment elle sorganise. Ici, cest une banlieue plutôt chic, des épiceries
fines, des bouchers et des poissonniers à lancienne agrémentent un centre-ville
ramassé comme une place de village. Evidemment, le parc majestueux qui semble border les
rues de toutes parts y est pour beaucoup dans son agrément. Le beau temps et le plaisir
de courir dans un tel lieu, par ailleurs fort prisé par tous les joggers du coin,
ma poussé dehors deux matinées de suite. Laisser ses pas résonner sur les
trottoirs et dans les allées mest apparu comme le meilleur moyen dapprivoiser
la ville. Pour accéder au parc, je commence par une côte assez raide : les
premières foulées sont laborieuses. Tout en haut, une place marque le début du
centre-ville. En face, commence la rue piétonnière et mon premier étonnement. La
proximité de Paris pourrait laisser croire à une désertion en journée mais la ville
semble douée dune vie propre, même en semaine, et une foule presque dense occupe
lespace, traverse dun magasin à lautre, flâne, promène des
poussettes. Il faut louvoyer entre les promeneurs, traverser des placettes. Les terrasses
des cafés sont occupées, on vient y apprécier un soleil printanier. Et je remarque
combien cette ville paraît différente de celle dans laquelle je vis habituellement.
Lanimation semble plus grande, la moyenne dâge moins élevée, même si les
retraités sont forcément plus nombreux à battre le pavé en ce milieu de matinée. Ici,
à dix kilomètres de la cathédrale Notre Dame de Paris, le complexe provincial y est
absent. Ici, on oublie la diagonale du vide qui coupe
Les étudiants de Reims management school que je reçois ce jeudi
demandent parfois une année de césure, drôle demprunt à la littérature de la
part dune école de commerce. Année de césure, douze mois de repos des discours
marchands, appris le long détudes où la césure ne désigne pas une rupture de
versification mais une recherche dautre chose, dune autre expérience. Rimbaud
est loin, sauf si on le considère dans sa seconde vie de négociant et la césure
quil provoqua en quittant la poésie pour les comptoirs dAden et
laventure du Harar. Ici, ce sont quatre semaines de césure que je me suis
accordées pour Feuilles de route. Bien involontaires toutefois : une semaine
déchappatoire au sultanat dOman avant de reprendre le travail sur un rythme
trépidant (et Reims management school en a fait partie). Des semaines de soixante heures,
la fin des journées si vite arrivée que déjà il fallait penser à régler le réveil
pour des levers à laube. Dans les creux, il y a eu des réponses rapides, des
organisations à prévoir pour des manifestations à venir (voir en agenda) Dans les
creux, jy ai glissé le nouveau bouquin (avec Rimbaud dedans) et dont il est temps
de parler puisque jai corrigé les premières épreuves (voir en Note
décriture). Il ne me restait ainsi pas beaucoup de temps pour remplir Feuilles de
route ces dernières semaines, les bagages à peine posés ne sont pas tous déballés,
les sacs de couchage encore roulés, juste eu le temps de suspendre au mur une coiffe et
un kandjar omanais à côté du poignard traditionnel yéménite (et Rimbaud encore en
filigrane). Jai quand même réalisé un carnet de voyage pour ce périple, et
collé quelques photographies en Webcam. Tout ce quon pourrait raconter sest
ainsi fondu dans le tourbillon des jours : au retour des souvenirs du sultanat, il
faudrait pourtant ajouter les jonquilles échaudées par le gel et qui tardent à
souvrir, le jardin pitoyable que je traverse au petit matin ou tard le soir, les
regards jetés au hasard du réchauffement des jours (et vite, en profiter pour aller
courir, rythmes de punk ou de métal dans les oreilles, Anti-Flag ou Mon Dragon, il ny a pas que Neil Young dans la vie), bref, une
succession dinstants sans aucun repos, aucun souffle, juste un élan constant dont
la précipitation me satisfait comme si la vitesse appelait encore plus de
célérité : se sentir vivre dans la hâte, fuite en avant, impétuosité ou
bouillonnement, peu mimporte : je nai de toute façon pas le temps
dy réfléchir. Sauf à la césure, et à son étrange proximité avec la
littérature, seule capable de me faire freiner des quatre fers et regarder plus en
détails, ce que jai dailleurs fait patiemment en relisant les premières
épreuves du nouveau livre. Nouveau livre ! Expression délicate et bonheur à venir.
Paru en février 1972, Harvest,
album mythique de Neil Young fête ce mois-ci ses quarante ans. Jai dû le
découvrir un peu plus tard, peut-être dés 1973, dans cette époque délibérément pop
et anglophile où je reproduisais sur mon cahier de texte de classe de 3ème la
tête de Mick Jagger. Jachetais Best, Rock et Folk. Javais même crée un magazine
de musique pour le collège mais il na pas dépassé le premier numéro et sa
diffusion en un exemplaire manuscrit rendait son succès aléatoire. Je me souviens y
avoir écrit un article sur Brian Eno qui soccupait dun groupe encore
débutant à lépoque Roxy Music. Goats Head Soup des Stones venait de
paraître ; à la radio Angie voisinait
enfin avec Les gondoles à Venise de Sheila et
Ringo. Mon cousin - toujours le même qui sétonnerait bien des années plus tard de
mon statut décrivain (Et pourtant tu nétais pas une lumière
) -
écoutait en boucle les quarante-cinq tours de Patrick Juvet et de Mike Brant. Bref, en
ces années riches, Neil Young et la rythmique efficace de Heart of Gold apportait quelque chose de neuf
à la niaiserie de La musica et aux paroles de Qui saura dont les trois syllabes constituent
lessentiel de la chanson. Mais il ny avait pas que cela, il y avait la
pochette du trente-trois tours avec les photos, celle du bouton de porte en laiton qui
reflétait la silhouette de Neil Young sur fond de ranch, celle prise dans une grange avec
poussière et planches disjointes et qui montrait les musiciens en train de jouer, enfin
le titre Harvest, moisson donc, et merci aux
Beatles et autres de mavoir appris langlais plus efficacement quà
lécole. Harvest ainsi posé,
cétait chez moi, ma campagne profonde, ma province reculée, mes copains
décole, dont la plupart habitaient dans des fermes, hameaux perdus du Bassigny,
paysages immédiatement reconnaissables à ce quil me semblait entendre à travers la musique de Neil Young (Are you ready for the
country, because it's time to go). Pierre Bergounioux (dont je lis les Carnets de notes 2001-2011 en ce moment) raconte
avoir compris à 17 ans quil devait échapper à lemprise de sa région
déshéritée. Peut-être ai-je suivi au même âge le cheminement inverse, grâce à des
albums comme Harvest. Jai tenté de
comprendre ce qui me reliait à cette moisson en enfonçant un peu plus mes pieds dans le
sol natal, en parcourant, dabord en Mobylette, puis en moto, enfin en voiture,
nombre de chemins de terre. Par exemple, sortir le samedi soir, cétait aller dans
un de ces endroits improbables, salles de village, vieux bals montés, Smoke on the water grésillant sur des chaînes
stéréo pas prévues pour, ânonné dans un franglais par des groupes locaux (dont ferait
partie mon cousin, après sa période de variétés pour midinettes). Cétait se
tenir droit dans la musique sur des parquets de lattes brutes comme dans la grange de la
pochette Harvest, une bière dans une main et
vêtu de la même chemise à carreaux que Neil Young. Dans cette même époque dAvant Franck, entre quinze et vingt ans,
jachèterais lalbum Décade,
probablement début 78, jai oublié précisément quand mais je me souviens
parfaitement du voyage à Chaumont avec
Étranges moments défaits en ce début dannée. Défaits dans
le sens dun temps qui se délite, se détricote et sachève et parfois
brusquement. Dans lespace dune semaine, on
mannonce au téléphone la disparition dun proche ; le
lendemain un message minforme dun décès venu entacher les souhaits de bonne
année que je venais de formuler ; trois jours plus tard, une amie enterre sa
grand-mère dans la même ville où le hasard
la fait participer le lendemain à une rencontre littéraire. A chaque fois, oui, cette
impression que le temps se défait dun coup, comme sil fallait
sarrêter, respirer, encaisser ces nouvelles, résorber la tristesse.
Limpression de ces ralentissements est dautant plus forte que la vie en ce
moment est rapide et bousculée. Tâches au travail qui senchaînent, parfois à
peine le temps de sarrêter, de souffler,
Il y a donc eu un temps à Mobylette et un temps à moto. Pas si
différents que cela, hormis la vitesse. Cétait pouvoir séchapper de chez
soi, dans une période finalement longue, entre quatorze et dix-huit ans. Époque à
copains sur des engins pétaradants, avec en fleuron la dernière acquisition de mon
cousin - le même qui sétonnerait bien des années plus tard de mon statut
décrivain (Et pourtant tu nétais pas une lumière
) -, une
Flandria à vitesses, une italienne vive avec laquelle il entrerait en plein milieu de la
boulangerie de ma mère, un jour où elle ny était pas et où je travaillais à sa
place. Sans doute date de cette époque, ce goût pour la mécanique, le regard de
connaisseur sur la Motobécane 125 LT3, finalement plutôt réussie mais cétait une
française, ça faisait ringard à lépoque où les japonaises crevaient le marché.
Autant opter pour une de ces solides machines de lEst comme la rustique MZ et son
réservoir proéminent. On rêvait en voyant passer le fils de lindustriel sur une
Honda 350 four à quatre cylindres. On se marrait de voir le fils du docteur
tourner autour de la statue Diderot à fond sur un vieux Solex (lengin finirait
cramé à cause dun mélange de carburant trop inventif pour le faire aller plus
vite). On écoutait religieusement le bruit de battement de cur du monocylindre
500cm3 dune vieille BSA quun quidam avait remis sur pied. La mécanique,
cétait démonter des moteurs : la simplicité dune Mobylette, le
remplacement des bougies et la vidange sur la Honda 125 K3 que jeffectuais dans un
box du garage tous les 1500 kilomètres. La fois où le moteur avait serré et quil
avait fallu un réalésage des chemises des deux cylindres puis changer les segments des
pistons, vérifier que les soupapes et le vilebrequin navaient pas souffert du
blocage (merveilleux vocabulaire). Souvenir du bloc moteur démonté, déposé sur des
journaux sur le bureau de ma chambre pendant des semaines, mon père mavait aidé.
Mon père : souvenir de sa Terrot 125 des années cinquante, toute noire et imposante
avec ses deux sièges. Elle avait fini par disparaître du garage, je nai jamais su
sil lavait vendue ou si on lui avait fauché. La mécanique donc, apprise sur
le tas, en dehors des matières du lycée (on me reprochait cette dispersion), mais qui me
serait très utile deux ans plus tard, lorsquà un concours des Postes on me
demanderait bizarrement lors de lépreuve orale si je connaissais le principe de
fonctionnement dun moteur à explosion. Ça mavait sauvé la mise et là
encore, comme pour le boulot de la station-service, je garde une grande fierté de devoir
ce succès grâce à ce que javais appris tout seul, en marge des institutions. Dans
cette liberté sur deux roues, les trajets étaient souvent proches, le petit lac et sa
plage en été, des copines à visiter alors quon révisait pour le bac, le cinéma
aussi, par exemple Rêve de singe de Marco
Ferreri avec Marcello Mastroiani. Le souvenir qui y est associé cest den
avoir discuté au bord du lac une après-midi avec celle qui habitait dans un immeuble pas
loin de chez moi (son frère, un peu mêlé à la drogue, on disait dans le quartier, et
voir encore la chaine stéréo de lappartement, toute noire, de marque
Quartz) : ne pas oublier son destin tragique, elle sest tuée quelques années
plus tard, tombée dun camion sur une piste en Afrique lors dun voyage
humanitaire, elle était devenue infirmière. Finalement, chaque tour de roue déroule une
pelote de souvenirs, il ny a quà tirer sur une extrémité. Des virées
proches donc, et cest à cette époque que javais pris lhabitude
daller rendre visite à ma grand-mère, sa manière de maccueillir sur le
seuil de sa porte, avec son français toujours un peu hésitant, de me faire un café, de
me proposer un de ces gâteaux roulés avec de la confiture. Le temps a ainsi passé, la
moto qui dort dans mon garage a plus de vingt neuf mille kilomètres. Lorsque le moment du
permis voiture est venu, jai travaillé pour me le payer mais je nai pas
retrouvé la chance dun boulot en station service. Jai travaillé un été à
vendre du pain dans la boulangerie à la place ma mère, jai repeint une serre dans
la canicule de 1976 chez mon grand-père horticulteur. Mon permis date du 31 décembre de
cette même année, la date ne soublie pas, javais dix-huit ans et cent
cinquante deux jours. Le soir même, je partais réveillonner avec la Renault 4L de ma
frangine, je garde encore létrange sensation de me retrouver seul à bord
dune voiture pour la première fois. La moto a roulé encore un peu les années
suivantes lorsque je ne pouvais pas emprunter de véhicules à quatre roues. Grande frime
toutefois davoir emmené mes camarades de classes passer loral du bac à
Chaumont avec la Renault 12 TS de mon père. Retour moins glorieux : je lavais
loupé et javais roulé à cent quarante au retour dans un silence tendu et
contrarié. En revanche, cétait en moto que je métais rendu à la fête
retrouver ceux qui lavaient eu. Lannée suivante avait été plus
sereine : javais à peine travaillé au lycée, de toute façon, javais
le concours des Postes en poche grâce à la fameuse question sur le moteur à explosion.
La suite rejoint lorigine de lécriture : je débarque à Toulouse un
jour de juillet pour apprendre le métier des Postes. En attendant ma première paie, je
dépense les derniers sous des boulots de vacances des années précédentes. Par exemple,
jachète un cahier : jécris Martin
Martin en titre, ce sera mon premier roman. La moto pendant ce temps sest
endormie au garage, elle a suivi le déménagement de mes parents qui avaient fini par
faire construire une maison dans un village proche. Je lai récupérée un jour où
javais loué une camionnette pour reprendre les affaires qui me restaient. Les
années suivantes, elle a encore démarré une fois ou deux en rechargeant linusable
batterie dorigine, puis une pièce de lembrayage a fini par casser à force
dimmobilité. Jai trouvé récemment la pièce sur Internet. Il me reste à
renouer avec la mécanique si un jour jai un peu de temps, juste histoire de
retrouver la musique du bicylindre et que reviennent les paroles de la chanson de Maxime
le Forestier qui demeure associée à cette époque révolue : Ici les motards n'ont encore/Que des machines sages/Et
des blousons de laine/En Amérique sur Seine/Dans mon décor. Fin du road movie.
Comment ça sétait enchaîné après ce mois daoût passé à
bosser à la station reste flou : sans doute javais repris le lycée avec
lenthousiasme débordant de celui quon narrive pas vraiment à
intéresser aux études. Sans doute que les premiers jours de rentrée je les avais
passés à regarder par la fenêtre et à rêvasser à des scènes du mois
précédent : le patron, fort en gueule, vérifiant à son retour la recette que je
plaçais consciencieusement dans un coffre au sous-sol : Il manque de
largent ! (avant de sesclaffer en me donnant une bourrade). Revoir ce
type, un geignard, qui mavait extorqué cinquante francs pour nourrir sa famille, un
jour où jétais seul. A seize ans on se laisse facilement berner. En revanche, il y
avait eu cette petite frappe qui mavait cherché des noises dans un bal quelques
mois auparavant, et qui, sans ses copains, avait adopté profil bas un jour à la station.
La vie dennui avait ainsi repris, études molles mais largent gagné servait
au moins à passer le code. Lauto-école, qui me formerait également deux ans plus
tard pour le permis voiture, était située dans cette rue en pente dévalant vers le bas
au-delà des remparts et jouxtant vers le haut la place et la statue Diderot. Auto école
Pierre : lautocollant figure encore sur le réservoir de
En mettant en ligne cette photo de la Honda 125 K3 qui dort au fond de mon
garage, je repense à cette période lointaine, à tout ce qui avait abouti à ce que je
puisse imiter sur cet engin les chevaliers dEasy
rider. Dabord, ce qui avait précédé, cette classe de seconde et mes bulletins
récurrents (« peut mieux faire »), cette navigation entre ennui et
exaltation, joies et rires ou tristesses soudaines, une adolescence disent les adultes,
mais à lépoque je ne nommais rien, même plus savoir comment métait venue
cette idée de parcourir les quelques endroits où on serait susceptible de
membaucher pour lété, un job de vacances, mon premier boulot. Même plus me
souvenir comment on avait accueilli le gamin que jétais, pas encore seize ans,
juste me rappeler que javais fait le tour des stations services de la ville (à
lépoque, pompiste cétait ce qui rapportait le plus avec les pourboires)
jusquà trouver lune delle encastrée entre deux autres dans cette côte
de faubourg, point de passage pour tous les touristes qui descendaient du Nord de la
France pour aller se réchauffer dans le Sud à une époque où les autoroutes
nexistaient pas encore par ici. Revoir le type, un peu gras, fort en gueule, qui
mavait accueilli, mavait dit oui, sans presque réfléchir, peu de souvenirs
là encore de ce moment, mais en revanche, celui, tenace, qui mavait suivi
longtemps, avait déclenché quelque chose en moi : revenir chez moi et annoncer que
javais trouvé du boulot pour les vacances, tout seul, comme un grand, même pas
seize ans et capable de me débrouiller donc, une revanche aux « peut mieux
faire » délève moyen perdu dans lanonymat dun lycée de
province. Et cest à la date précise de mon anniversaire, seize ans, pile poil dans
la règlementation de lépoque, que javais pu commencé à travailler, papiers
remplis, mon immatriculation à la sécurité sociale datée de ces seize ans et zéro
jour. Le gérant de la station mavait testé : va balayer devant les pompes.
Jy allais. Va servir les clients. Jy allais. Retourne nettoyer. Jy
retournais. Quest-ce que tu fous, il y a des clients. Jy courais. Sa femme
mavait dit : Laisse tomber, cest un gueulard mais il nest pas
méchant. Jai sans doute commencé par deux ou trois jours à ce tarif.
Jarrivais à lheure chaque matin sur ma Mobylette, jenfilais la cotte
prêtée pour loccasion. Japprenais. Je me souviens quil avait monté sa
propre voiture sur le pont pour changer le pot déchappement (la station service
faisait atelier), une italienne, je crois, Alfa Roméo ou Lancia. Pendant quil
tapait à grand coup de marteau, je servais les touristes qui débarquaient en nombre : cétait le week-end du
chassé croisé. Est-ce à ce moment là quil mavait dit : Bon, on te
laisse la station, on part en vacances. A seize ans et zéro jour, pour deux ou trois
semaines, javais obtenu de tenir tout seul une station service, comptabilité et
approvisionnement en carburant inclus. Une confiance dont je suis encore fier.
Javais deux chiens pour garder la station avec moi, des dobermans, une mère et son
petit, quune voisine venait nourrir. Ils mavaient adopté de suite. Hormis le
temps passé à dormir à lombre de latelier ou sur le tarmac de la station,
leur grand jeu consistait à tourner autour des clients, renifler leurs mollets ou hisser
par surprise leurs pattes sur mes épaules au risque de me faire tomber. Pas trop le temps
de mennuyer, servir lessence, vérifier les niveaux dhuile ou
deau, apprendre les astuces : le réservoir dans le capot arrière des Simca
1000, sous la plaque minéralogique des Peugeot 404 ou sous le feu arrière des 403. La
fois aussi où javais servi une Jaguar et ses deux réservoirs, un dans chaque aile.
Cétait une époque à pourboires, même si le premier choc pétrolier avait fait
grimper les prix. En guise de bonus, un type du coin mavait même filé des
quetsches tout juste cueillies. Il y avait une chaine stéréo coincée sur une étagère
dans la station, et des après-midis dété entières passées
à écouter en boucle Sunny afternoon des Kinks.
Comment métait venue lidée de la moto ? Sans doute une vieille lubie
dans la suite logique de la Mobylette à quatorze ans et avant la voiture à dix-huit. Il
fallait juste le code pour conduire une cylindrée de 125 cm3 à lépoque,
cest peut-être encore comme cela maintenant, je ne sais pas, en tout cas, passer le
code à seize ans faisait comme une étape : les sous gagnés à la station
serviraient à cela. Ou peut-être que le vieil engin rouillé, à moitié démonté et
remisé à côté des vieux pneus et sur lequel je me juchais en tenant le guidon
mavait donné cette idée. Ou peut-être lenvie était venue lorsque ce groupe
de motards venus de Belgique ou dAllemagne sétait arrêté (je me souviens de
leurs machines, des Kreidler). Bref, ma Mobylette orange, même grand luxe et munie de clignotants et qui avait été
conditionnée à lobtention du Brevet deux ans auparavant, me paraissait
insuffisante.
La rue à ma gauche s'enroule au-dessus de chez moi, se transforme en un
pont qui enjambe un canal, des voies ferrées. Pour rejoindre l'autre rive, c'est un flot
de voiture toujours, la rue dans la rivière en direction du centre-ville. Rien à voir
avec de grandes métropoles. Deux voitures au feu rouge, on appelle cela un bouchon. Mais
pour aller à l'épicerie, on peut tourner avant, éviter la place et sa cohorte de feux
tricolores nouvellement refaits. C'est la modernité : avant, il n'y avait qu'un sens
giratoire, aujourd'hui il faut apprendre à être patient clame la municipalité qui
aimerait copier les embouteillages des grandes villes agitées, histoire d'oublier qu'ici
les usines ferment et que l'activité s'éloigne. Bref, seuls demeurent des retraités et
quelques oisifs que je retrouve à l'épicerie. C'est une superette de quartier, j'y ai
mes habitudes. Ce samedi par exemple, avec griffonnés sur un papier les besoins de la
semaine, la tartiflette de midi, le rôti de porc du dimanche et les restes à accommoder
en tomates farcies (ne pas oublier les boulettes du chat, la lessive et les sacs
poubelles). Je croise dans les rayons étroits les mêmes habitués, gens modestes à
cabas, mères de famille à chariot. Je bénis cette opportunité de quartier qui me tient
à distance des supermarchés de la périphérie, la consommation à outrance n'est pas
dans mes habitudes. Ici, dans ce petit centre commercial, il y a aussi Carole, ma
coiffeuse, toujours une pêche d'enfer, et qui m'encourage à l'occasion quand elle me
voit courir. Il y a aussi une médiathèque qui occupe tout l'étage. On y pense rarement
mais à chaque fois qu'on prend un paquet de pâtes dans un rayon à l'épicerie, un geste
similaire extirpe, un roman, un polar, un CD ou une bande dessinée juste au-dessus de la
tête. D'ailleurs, après les commissions, je passe souvent à la bibliothèque rendre un
livre, en emprunter un autre (je me souviens de la réflexion enthousiaste du
bibliothécaire me voyant emprunter l'un après l'autre les divers tomes du Journal
littéraire de Paul Léautaud : " ah, vous aimez ça ! " comme si j'avais pris
l'habitude de feuilleter sous le manteau quelques ouvrages licencieux
). Ce samedi,
donc, après l'achat de la tartiflette, du rôti et des tomates (sans avoir oublié les
boulettes du chat, la lessive et les sacs poubelles), je me suis retrouvé à la
bibliothèque où le même bibliothécaire, toujours aussi enthousiaste et pressé, m'a
enjoint d'aller écouter quelques auteurs du coin, invités pour l'occasion. J'y ai
retrouvé avec plaisir Pierre Lallier et surtout Armand Gautron, Monsieur Armand, pour les
aficionados de sa verve et de sa musique, voix grave tannée par le tabac et auteur des
polars de l'inspecteur Landrini. Instant magique donc, où comment passer des contingences
bassement matérielles (réalimenter le frigo) à d'autres plus intéressantes
(réalimenter la tête). Si Armand nous a lu en particulier une très belle nouvelle
détaillant justement la préparation d'un repas pour quelqu'un qui ne vient plus, la
surprise est venue d'un des participants (nous étions seulement deux hormis le personnel
de la bibliothèque) qui a insisté pour lire un extrait d'un livre qu'il a trouvé dans
une déchetterie, Le roman de Miraut, de Louis Pergaud, histoire du chien d'un
braconnier, paru en 1913, douze ans avant le similaire Raboliot de Maurice
Genevoix. Citant par ailleurs la dédicace de ce récit à Paul Léautaud, ce lecteur
improvisé démontrait combien la littérature (et par extension la culture) n'est
véritable (vérifiable) que dans son usage au quotidien, intégrée entre deux tâches
domestiques. C'est bien là qu'elle prend toute sa saveur : je songeais à cela lorsque
j'ai repris mon véhicule avec l'odeur du fromage à tartiflette qui embaumait tout
l'habitacle. Il était temps de songer au repas de midi.
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