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Étonnements 2011
Dépôt de bilan : forcément on pense crise, liquidation. Ici,
plus sereinement, dépôt du bilan de lannée, faire linventaire (invenire
: venir sur, en latin), donc consacrer quelques minutes pour se retourner,
suspendre du temps avant de prévoir lavenir et de conjecturer sur la conjoncture.
Bien sûr
Noël, comme chaque année. Vieille magie de Noël, nostalgie perpétuée, fête
dune enfance oubliée, improbable, magnifiée. Devenu vaste machin, anniversaire de
supermarchés, Tino Rossi et chants de circonstance jusquà lindigestion,
dindes, chapon, vins fins jusquà satiété, jouets étalés, yeux qui se perdent,
élans des bambins, bras tendus se fermant sur du rien, papiers cadeaux froissés,
nuds dorés dans la poubelle des lendemains. Fêtes, famille, tensions : qui
invite qui, qui est oublié, quels regrets ? Et pour ceux qui sont là, discussions
dans lexaltation du repas, léchauffement des alcools, tant de choses à se
dire dans la fatigue de fin dannée, les jours racornis, les précipitations de
dernière minute. La télé ? On oublie, sauf les isolés, ceux qui nauront
pour seule compagnie que les séries mièvres, les films tant usé et les éternelles
émissions où samusent entre eux des animateurs indéboulonnables. Et pourtant, on
recommence. Chaque année, on appréhende mais on sy colle ou on se défile dans un
voyage, on séchappe ailleurs. On sénerve, on sen étonne, on râle, on
voudrait janvier tout de suite, et plus loin même, après la semaine du blanc, après la
quinzaine de la galette des rois, on voudrait les jours qui rallongent, la surprise des
perce-neiges, la première primevère.
La
photographie a été prise pour un reportage sur le « Pompidou mobile ». Cette
exposition itinérante du Centre Pompidou fait actuellement halte dans
mon département. Linitiative est heureuse et cest loccasion pour les
classes, parfois dès la maternelle, de découvrir ce quon baptise
« art », « haute culture », tout une rhétorique, un classement
déformant dans lequel on sengouffre une fois adulte. La petite fille qui figure sur
la photo est encore très loin de cet âge de déraison. Elle porte une barrette dans ses
cheveux, elle tient sagement son cartable à la main. Sa voisine du même âge a posé ses
mains sur ses épaules, on devine un petit train décoliers dans lequel elle est la
première, faible locomotive hésitante, avançant avec précaution au milieu dun
espace qui lintimide. La photographie a saisi linstant précis où elle croise
du regard du tableau, du moins cest ce quon croit percevoir dans un pli
imperceptible du front, la fixité des yeux, une expression de crainte presque devant une
sensation éprouvée. Brutalement, le tableau lui parle, sadresse à elle. Pas
danthropomorphisme non, pourtant on jurerait à voir son expression que le tableau
véritablement la regarde et lui parle. Grands mots adultes, vieux poncifs sur lart,
la vie. Elle sen moque, elle est très loin de lâge de la connaissance et,
dans linstant précis du cliché, un camaïeu abstrait dorange et de bleu
sadresse à elle au-delà des mots quelle ne connaît pas encore, lui livre
tout dun coup une perception qui la dérange, elle et elle seule, déjà sur un
petit chemin bien tracé, son cartable à la main. Nul ne sait ce quelle en
retiendra. Les parents, la famille, linstitution dans leurs raccourcis prodigieux
espèrent quavec de telles visites elle deviendra plus tard une grande artiste
reconnue et célèbre ou bien ne le souhaite pas parce que lart na jamais
nourri personne ou bien ont déjà décidé un autre avenir pour elle ou bien ou bien ou
bien : mots encore. Mais là, on est dans le domaine de lindicible. Plus tard,
lorsquelle aura rejoint lâge des prisons saura-t-elle retrouver cette
sensation première ? Ces instants sont rares, nous le savons bien, parfois,
tellement coincés par la vie, nos certitudes installées, ils ne reviennent jamais.
Jai la chance de retrouver, de convoquer parfois cette sensation de
lindicible, un tableau qui me parle avec dautres moyens que des mots mais que
je mempresse de traduire dans cette langue verbale, on ne se refait pas : pour
moi, tout est littérature et vice-versa. Lorsque quun tableau me parle ainsi,
massène brutalement ses quatre vérités, je le transforme inévitablement en une
curieuse estimation, une déformation décrivain qui mesure et soupèse :
combien pour raconter la sensation éprouvée ? Cent cinquante ? Deux cent
pages ? Je me souviens dune telle sensation lors dune exposition sur
Matisse et Picasso : les « Italiennes » que chacun avait peintes se sont
transformées quelques mois plus tard en un roman Paysage et portrait en pied de poule, cent
quatre-vingt deux pages. Aucune logique à chercher entre la peinture aperçue et le roman
qui a suivi, juste savoir que cest exactement à ce moment, parce que le fond du
tableau semblait déborder de manière incongrue sur lépaule de lItalienne de
Matisse, que tout sest enchaîné, déchaîné plutôt, loin de lâge des
prisons.
Je nétais jamais allé au Portugal et ce colloque mêlant
littérature et travail à Porto ma fourni une excellente occasion en y ajoutant
même quelques jours de vacances, histoire dallonger le périple vers Lisbonne.
Larrivée au centre-ville depuis laéroport de Porto est devenue un périple
sans histoire, même pour les néophytes que nous sommes, adoubés dun véhicule de
location, mais qui ont pris la précaution dapporter un GPS portatif. Quand on pense
quon débarque dans le pays des grandes découvertes maritimes avec une telle
boussole moderne, une part daventure semble irrémédiablement perdue. Mais
cest sans compter la circulation particulièrement dense dun samedi soir où
la simple recherche dun parking au milieu dun dédale de sens uniques
redevient une équipée qui vous donne limpression dêtre tout de même Vasco
de Gama lorsque vous parvenez à fouler les premiers pavés des trottoirs de la ville
comme un rivage enfin abordé. Harnaché de vos bagages comme un conquistador, vous
pénétrez dans le hall de lhôtel. Page de pub : le grand hôtel de Paris, tel
que son nom ne lindique pas, est un modèle dart de vivre à la portugaise.
Propreté méticuleuse, décor baroque et attention permanente mais discrète du
personnel, létablissement existe depuis
134 ans et lanniversaire tombant le lendemain de notre arrivée, un concert de
musique traditionnel était organisé dans le hall. Lintendance assurée, nous avons
pu nous lancer à la découverte de la ville. Premières impressions, ça monte et ça
descend, la ville est construite de part et dautre du fleuve Douro et les maisons se
sont accrochées au fil des siècles sur les berges pentues. Rive Nord, cest la
vieille ville, ses églises baroques, ses rues tortueuses, tout lhéritage dun
habitat modeste qui demeure encore. Les laborieuses populations de ce cap traversent
fréquemment le fleuve vers lautre rive, le Sud, donc, qui offre remises,
entrepôts, docks divers et variés pour accueillir les marchandises exotiques que
locéan proche apporte ou les produits agricoles que lintérieur des terres
fournit avec notamment le fameux vin de Porto. Relier les deux rives de la ville a été
de tout temps lobsession des habitants et deux ponts métalliques ont vu le jour,
notamment le pont Luis 1er, construit dans les années 1880 par un disciple de
Gustave Eiffel et qui possède deux tabliers, le plus bas réservé à la circulation
automobile et le plus haut aux piétons et au Métro. Il faut ainsi prendre le temps de
flâner dans les multiples ruelles pour percevoir combien la vie est rythmée par cet
éternel balancement dactivité. Ici, on renseigne toujours le voyageur avec une
extrême gentillesse mais on comprend aussi très vite que le tourisme ne constitue
quun affairement parmi dautres.
Jai un
faible pour les jeux de mots, laids de préférence : cest mon côté trublion
rabelaisien, un rien pieds nickelés. Prenons les contrepèteries, par ailleurs fort
prisées par lauteur de Gargantua (Beaumont le Vicomte, cest de lui). Je place
cet art de décaler les sons au sommet des amusements langagiers. La gymnastique que les
sonorités imposent est souvent assez ardue. Aussi, lorsque vous vous fendez dune
telle antistrophe au hasard dune conversation, celle-ci passe le plus souvent
inaperçue des témoins de votre parole. Mais le plaisir de ces bons mots réside
justement dans cet incognito. Laissons de côté le trop facile « choix dans la
date », dont tout le monde à appris à se méfier, oublions les « salut
Patrick ! » ou « salut Fred ! » si naturels lorsquun
collègue de bureau se nomme ainsi. Dautres, moins usitées, moins décelables, sont
pour autant suffisamment faciles à caser pour ne pas se priver du petit plaisir solitaire
quils procurent. A qui sépanche auprès de moi à propos dune
connaissance commune qui est un vilain rapporteur, je ne manque jamais une occasion de
compatir et de conclure que « la délation, cest fou ». A qui
sénerve au téléphone de ne pas être comprendre son interlocuteur, la répartie
« il a une panne de micro ? » remplacera plus sûrement lévident
« il te brouille lécoute ?» ce qui vous permettra de prendre en
considération avec plus dinnocence lagacement provoqué. Je suis bien
évidemment confus si mon entrain gêne parfois mais jaime ajouter à ce petit jeu
la traque des piges et autres amusements : on ne compte plus les éditoriaux qui
évoquent « limportant poids de
Ça y est,
jai franchi le pas. Jy pensais depuis longtemps et les articles de François
Bon (Choisir,
acheter une liseuse) plus la parution qui sannonçait dAutour de Franck,
avec Anne Savelli,
ont fini par hâter la démarche : me voici possesseur dun Ipad 2. Jai
donc opté pour une tablette plutôt quune liseuse. Je voulais quelque chose qui
puisse être beaucoup plus polyvalent quun « simple » appareil à lire
des textes numériques même si cest bien cette fonctionnalité qui
mintéresse au premier plan. Donc,
jai déballé lappareil et là, surprise : juste après la mise sous
tension, le machin mannonce quil a reconnu ma Livebox, je navigue déjà sur
le web au bout de trente secondes de prise en main. Deuxième étape : acquérir de
quoi de quoi remplir les étagères de lapplication Ibooks : pour cela, rien de
mieux que le catalogue très complet de Publie.net.
Via Itunes, avec quelques manipulations, me voici possesseur en premier de Autour de
Franck, bien entendu, mais aussi de Rimbaud, Maupassant, Proust, Edgar Allan Poe, plus
Emaz, Serena, Christophe Grossi, Joachim Séné, Pierre Ménard et autres auteurs
contemporains dont je suis depuis longtemps les tribulations. Troisième étape :
jai un week-end de prévu avec des amis le lendemain (voir Briare en Webcam) et jai envie de leur montrer la centaine de
photographies que javais prises à notre dernière rencontre, lannée
précédente. Là encore, via Itunes, lopération se déroule en quelques clics de
souris. Quatrième étape : je vais errer sur Apple Store où je télécharge
quelques applications gratuites : les indispensables horaires de la SNCF, un guide
ditinéraires pour rejoindre facilement le lieu prévu pour le week-end, la météo
pour savoir sil y fera beau temps et un jeu de mots fléchés en cousinage de
Georges Perec. Toute cette initialisation pour moi qui ne suis quun informaticien du
dimanche ma occupé une heure et sans énervement. Maintenant je peux enfin utiliser
cet Ipad et lire. Premiers émois, donc. Le format e-pub est très agréable et permet de
faire oublier le support de lécran. On se fait très vite à lhabitude de
tourner les pages dune pression de pouce. Au début, la luminosité me gène un peu,
mais après quelques essais (baisser la luminosité, colorer les pages en sépia) me
voilà dans le livre avec autant de facilité que dans un recueil Pléiade. Encore faut-il
pouvoir « entrer » dans le livre. Jai lhabitude de lire souvent
dans mon lit mais là, dés que je me tourne sur le côté, la bascule automatique de la
page me joue des tours. Damned ! Je navais pas pensé à cela. Et à ma myopie
aussi puisquil y a belle lurette que je retire mes lunettes pour lire, or, avec un
écran, laccommodation des lignes est plus aléatoire. Allez, soyons honnête, cette
difficulté me chagrine une demi-heure, je trouve mes repères, je choisis sur
létagère le Va-t'en va-t'en cest
mieux pour tout le monde, de Christophe Grossi, que je relate aussi en note de lecture cette semaine et quelle meilleure preuve
puis-je apporter que celle-ci pour témoigner de la facilité avec laquelle on passe de la
lecture classique à la lecture numérique ?
François Bon nous a gratifiés dun texte très intéressant de
Marguerite Duras (il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture).
Ce texte ma ému notamment parce que Marguerite Duras nous relate une lecture de Guerre et paix en version Pléiade, et la question
nest pas de savoir ce quelle a retenu du livre de Tolstoï mais bien de
relater limportance que lacte de cette lecture prenait, à savoir pour elle,
la permission de pouvoir continuer à emprunter dautres livres, ce quelle
nomme une trahison de la lecture parce que cette
injonction lui a occulté la beauté du livre (Cest
comme si javais perçu ce jour-là et pour toujours quun livre était contenu
dans deux couches superposées décriture, le couche lisible que javais lue ce
jour de voyage et lautre à laquelle on navait pas accès.).
Assigné à
résidence, de nos jours, lauteur. Sinon comment vivre selon la vieille expression
« de sa plume » ? Or, rien na changé depuis le XIX° siècle. Les
contrats dédition, jadis défendus par George Sand et Balzac ne sont pas adaptés
au monde moderne et les droits dauteur ne nourrissent que de trop rares
privilégiés. Donc, pour qui voue sa vie à lécriture, c'est-à-dire pour qui
décide de ne pas mêler dautre vie laborieuse au risque de fabriquer « une
littérature fatiguée » (pour reprendre lexpression de Michel Ragon à propos
de la littérature prolétarienne et des ouvriers qui se collaient à leurs romans après
leur journée de travail), pas dautre échappatoire que dembrasser les
institutions, de participer à la vie de la cité à travers des résidences : à
savoir, vous prenez un auteur publié, vous le placez en médiathèque, en association
culturelle, dans un substrat territorial subventionné, lequel écrivain, moyennant une
(maigre) rémunération, assurera lanimation nécessaire auprès dun public de
citoyens dans lespoir dun prochain vote favorable de léquipe municipale
ou régionale, laffichage en bilan positif dune « cultural touch » pour les mêmes raisons,
tout en lui permettant décrire pendant ce laps de temps. Pour ma part, jai
choisi la facilité : continuer la voie du labeur salarié qui me nourrissait déjà
depuis vingt-deux ans lors de ma première parution il y a onze ans. Question de fierté
aussi : ne pas laisser luvre dépendre dun holding détat,
dun hold-up (la bourse - de création ou la vie). Vieux fond anarchiste à la
Brassens mais voilà bien linjonction qui est faite à lauteur assigné à
résidence : écris ! ordonne le doigt institutionnel, gentiment bien sûr car
tous les acteurs de la chaîne du livre, comme on dit, sont charmants, gentils, éduqués,
enthousiastes, convaincus de la nécessité de la culture, du manque de moyens, du
« vivement que ça change » (mais la culture nest pas plus
lapanage et la priorité de la gauche que de la droite). Nempêche que
lauteur, ainsi assigné à résidence, doit jongler entre les termes de son contrat,
participer à la vie de qui lemploie (médiathèque, association
etc.) et
avancer sa propre écriture en parallèle, de manière à ce quà la fin du temps
imparti, chacun puisse revendiquer la réussite de cette expérience, lauteur
heureux de son écriture (la médiathèque, lassociation gardera un regard attentif
à ses futures publications), linstitution contente de son choix (lauteur,
dun il tendre, sintéressera aux projets des futurs résidents). Plus
facile à dire quà faire cependant : ne pas glisser tout le bras dans
lengrenage au point de broyer le stylo et plus avoir de temps pour lécriture,
ni passer comme un fantôme en rasant les murs pour senfermer dans un refuge
créatif solitaire. Pas question non plus davoir une panne dinspiration, des
états dâme, une angoisse de la page blanche, on a misé sur un oiseau
décrivain et non pas un oisif décrits vains. Faire bonne figure est ainsi
obligatoire, quoi faire dun romantique tourmenté, dun poète maudit ?
Lauteur daujourdhui est forcément dynamique, adorable, spirituel,
intelligent, rapide, efficace, aimable et facile à vivre. Sil sinquiète
lorsquil voit sapprocher les dernières semaines et que toutes les pistes qui
soffraient à lui pour continuer ailleurs se réduisent, cest normal :
lécrivain est un être hypersensible. Et imprévoyant aussi, cest bien connu,
lauteur est impayable (au sens propre
) : ah ! ah ! CDD, Cest
Déjà Demain ?
Bien sûr, le
livre de Lydie Salvayre consacré à Jimi Hendrix a réveillé en moi pas mal de
souvenirs, plutôt proches dailleurs, situés dans la pièce à côté de mon
bureau, généralement recluse dans la pénombre. Non quon y pénètre jamais,
plusieurs fois par semaine, par exemple, on peut y entendre du violon et même en ce
moment des variations qui me ravissent sur une Folia
(de Corelli, je crois) qui constitue un des mes thèmes musicaux préférés.
Souvenirs donc dy avoir entreposé plusieurs guitares et de ne les jouer que trop
rarement. En entrebâillant la porte, on peut dailleurs apercevoir la PRS Singlecut
finition Tobacco Sunburst à deux micros humbuckers que je me suis offert il y a cinq ans,
made in Corée, mais dune finition parfaite et dune prise en main très
facile. Je la relie à un ampli à lampes, un Fender Hot Rod Deluxe que je ne peux pousser
quun tout petit peu si je ne veux pas craindre de descendre les vitres et de
fissurer les murs. Bien sûr, Hendrix est venu très tôt dans cet apprentissage
électrique, via Hey Joe, qui a le mérite de dérouler un
thème facile et particulièrement inventif sur lequel on peut broder. Et pour pouvoir
broder sur des accords, ce qui nest jamais facile lorsquon est seul à jouer,
lachat dun looper a suivi avec boite à rythmes intégrée. Autre
particularité intéressante de lappareil : on peut enregistrer un morceau et
en ralentir la cadence sans changer la tonalité, ce qui est particulièrement utile
lorsquon se frotte à répéter un morceau de Smetana
au violon (mais là, comme pour la Folia, ce nest pas moi qui joue et
encore moins qui déchiffre les séries de quadruples croches ou autres doubles cordes qui
noircissent des partitions injouables). Bref, jen reste au feeling et à Hendrix, il
y a de quoi faire, avec de multiples démultiplications comme celles de Popa Chubby que
jai eu la chance de voir en concert et qui est sans doute un de ceux qui restitue le mieux
lesprit musical de Jimi. Et cest sans doute dans cette disposition que
jai acquis sur un coup de tête une Fender Stratocaster doccasion aperçue
dans la vitrine dun magasin de musique de ma ville, une vraie « made in
USA » de 1989. Bon daccord, Woodstock était déjà terminé depuis vingt ans
quand elle a été fabriquée mais elle est du même modèle que celle quutilisa
Jimi Hendrix dans ce concert, notamment pour The
Star Spangled Banner si cher à Lydie Salvayre, avec la touche du manche en érable
comme on le voit sur la vidéo (lagilité des doigts dessus, cest une autre
paire
de manches). Autre différence : la sienne était blanche et la mienne
est bleue mais parlons technique : la Stratocaster possède trois microphones à
simple bobinage, cest ce qui lui donne à la fois cet aspect cristallin sur les
notes aigues mais aussi cette raucité sur les cordes graves lorsquon utilise une
pédale à effets. On a parfois limpression que plusieurs guitares différentes
jouent selon la manière dont les mains se déplacent sur le manche et cest là
quentrent en jeu linventivité des guitaristes : pour Hendrix, Lydie
Salvayre a raison, on peut parler de génie. Pour continuer dans la technique, les micros
humbuckers comme ceux des Gibson possèdent un double bobinage, le son est plus homogène,
plus feutré dans les graves : cest ce que je constate avec la PRS que
jutilise plus souvent dailleurs que la Fender. Mais toute cette prose ma
donné envie : ce soir, je sors la guitare à Jimi
Encore de la course à pied, et cela naurait vraiment plus rien
détonnant dans cette rubrique, si le fait pourtant courant (dans tous les sens du
terme) de mettre de mettre un pied devant lautre me surprenait toujours. Je me suis
ainsi mis en tête de terminer cette saison bondissante par un « semi » comme
disent les habitués, soit la moitié de la distance mythique qui sépare Athènes de
Marathon. En réalité, jai eu lopportunité de rejoindre léquipe de
mon entreprise qui se constitue chaque année à loccasion du marathon de Reims et
jai eu le choix entre une course de dix kilomètres, un semi ou la distance
complète. Mourir dépuisement comme Phidippidès le messager athénien ne
mintéressant pas encore, et comme j'avais déjà accompli deux épreuves de dix
kilomètres, jai opté pour la distance intermédiaire, vingt et un kilomètres plus
cent mètres pour être pile poil à la moitié du marathon. Cétait la première
fois que je prenais le départ dune compétition aussi grande, à la fois par la
distance et le nombre de participants, plus de douze mille coureurs, dont deux mille huit
cents inscrits pour lépreuve qui me concernait. Jai terminé deux mille deux
cent soixante et onzième (écrit en lettres, on mesure mieux leffort
), mais
en réalisant lexploit daméliorer de quatre secondes le nouveau record du
monde du Kenyan Patrick Makau, établi à Berlin trois semaines auparavant ! (suis-je
obligé de dire quil a accompli son exploit sur une distance double de la
mienne ?). Bref, ce fut un bon moment de deux heures, trois minutes et trente-quatre
secondes, un peu pénible entre les douzième et dix-huitième kilomètres ou quelques
faux plats montants vous usent les mollets, sans compter la dernière côte, dite des
Essilards, un petit raidillon qui agrémente les cinq cents derniers mètres. Jai
passé ainsi la ligne darrivée, jambes sciées, en ayant toutefois accéléré dans
les derniers moments. La Dame
dans l'auto avec des lunettes et un fusil, c'est Danielle Lang dans le roman policier
de Sébastien Japrisot, paru en 1966, interprétée par Samantha Eggar dans la version
cinématographique qui a suivi en 1970. C'était aussi celle que j'apercevais dans une
décapotable qui roulait devant moi, passagère aux boucles blondes, et comme je ne voyais
que sa chevelure agitée par le vent, à moitié cachée par l'appui-tête, impossible de
savoir si elle portait des lunettes, encore moins si elle tenait un fusil. L'époque ? C'était
l'automne, un automne où il faisait beau, une saison qui n'existe que dans le Nord de
l'Amérique (la musique de cette histoire est de Joe Dassin, merci de bien vouloir
faire chabadabada pendant la lecture). Là-bas on l'appelle l'été indien
mais c'était tout simplement le nôtre (à la dame et à moi). Impossible de savoir
si, avec ta robe longue, tu ressemblais à une aquarelle de Marie Laurencin. Je
suivais donc la dame en écoutant Radio Nostalgie, dans cette sorte de léthargie
que provoque simultanément Joe Dassin, les longues lignes droites désertes à 110km/h
qui traversent la diagonale du vide en direction du Nord et l'utilisation du régulateur
de vitesse qui permet de s'affranchir de poser les pieds sur les pédales (à la place
vous pouvez scander avec les orteils le rythme des chabadabada). De ce fait, la
décapotable rouge (tout cabriolet qui se respecte est de couleur vermillon) se
rapprochait insensiblement, la vitesse du régulateur devait être très légèrement
supérieure à cette voiture qui me précédait. Bien sûr, si les boucles blondes
voletant au vent m'avaient attiré en premier le regard (voiture rouge, boucles blondes et
sans doute des jambes interminables), en me rapprochant de la sorte, je fus intrigué par
la position quasi immobile du conducteur, dont je ne voyais, dépassant de l'appui-tête
qu'une sorte de cagoule de cuir qui semblait lui enserrer le visage. On voit de ces
trucs
Remarquez, je suis habitué, dans ces grandes routes désertes qui remontent
vers les pays du Nord, il n'est pas rare de croiser ou de doubler de ces originaux qui se
déplacent tête à l'air dans des roadsters antiques, Morgan ou autres Lotus,
munis parfois de couvre-chefs invraisemblables qui vont de la casquette à visière
passée par le soleil, au foulard de grand-mère à motifs Cachemire, du chapeau de paille
avec cerises en plastiques aux casques demi-bol à tête de mort. Born to be wild
comme le chantait Steppenwolf en 1968 (également sur Radio Nostalgie) mais
revenons à Joe Dassin. Et je me souviens, oui je me souviens très bien de ce que je
t'ai dit ce matin-là, il y a un an, un siècle, une éternité... (chabadabada).
Je t'ai dit, donc, chère dame dans l'auto, comment fais-tu, toi dont les bouclettes
volettent hardiment dans le vent de l'été indien, comment fais-tu pour supporter un tel
énergumène enserré dans son casque en cuir à la manière des pilotes d'avions anciens
? J'imaginais déjà un vieil original à moustache grise et à poil roux dont le seul
charme, me semblait-il, était de posséder ce magnifique cabriolet rouge vif avec lequel
il avait su te séduire si l'on en juge par ta manière de dodeliner de la tête (ma
parole, elle chante ?) mais de là à devenir ridicule en portant une cagoule d'aviateur,
il y avait un gouffre de mauvais goût. Bref, résolu a en avoir le cur net, j'ai
débranché le régulateur, j'ai appuyé sur le champignon (Born to be wild, le
retour) et j'ai entrepris de dépasser la décapotable. Et quelle ne fut pas ma surprise
de m'apercevoir qu'en lieu et place d'un septuagénaire à moustache, encapuchonné de
cuir, c'était un étui de violoncelle, solidement attaché part la ceinture de sécurité
sur le siège non pas conducteur mais passager d'une voiture anglaise. La conductrice, à
droite donc, chantait à tue-tête dans son auto (Born to be wild ?). Elle avait
bien des lunettes noires, mais toujours pas de fusil. Je lui ai fais un petit signe
qu'elle a ignoré et nous nous sommes séparés à jamais. Aujourd'hui je suis très
loin de ce matin d'automne, mais c'est comme si j'y étais. Je pense à toi, où es-tu,
que fais-tu, est-ce que j'existe encore pour toi... chabadabada.
A quatre serrés dans une église et le curé qui déraille, déclare
les deux en robe et les deux en costume mariés tous ensemble. La photo de groupe (trois
familles) dans la limite du soleil couchant, le repas, sans plan de table, où dun
coup de poker chacun se place au mieux. La date choisie (passage à lheure
dautomne) pour danser une heure de plus (souvenir d'un beau temps exceptionnel,
souvenir aussi quon aimerait effacer davoir failli y passer tous
les quatre un jour de brouillard en allant à Paris pour les robes de mariée quelques
mois auparavant). A quatre, donc, et tout ce qui a suivi, voyage à Rome, le dôme de
Florence qui nous donnait le vertige. Tout ce qui a suivi, si semblable, jusquaux
enfants, deux chacun, fille puis garçon pareillement, trois mois puis quinze jours
décart. Et les jours qui se sont allongés sans quon sen aperçoive,
joies et peines distribués à parts égales, les enfants (cousins, cousines) devenus
grands, les kilomètres qui nous ont séparés. Sen remettre à la chance pour se
revoir, se retrouver quasi à la bonne date, tous les quatre, pareillement mariés
ensemble, vingt-cinq ans après (champagne !) et fêter ce qui est devenu
dargent.
Deux ans que je navais pas mis les pieds à la fameuse fête de
nos humanités. On le sait, jaime ce rendez-vous, côtoyer la foule dense,
samuser à regarder qui vous croise, répondre à qui vous tutoie, tout cela
dégal à égal, un grand rendez-vous régulier pour sentir comment se porte autrui.
Lédition 2011 néchappe pas à la tradition. Les allées noires de monde, les
noms évocateurs, avenue Pablo Picasso ou Lucie Aubrac, les stands des fédérations, les
slogans « place au peuple », « lutte des classes »,
lambiance bon enfant, lodeur de merguez et le Village du livre où je retrouve
Monsieur le Comte Philippe Annocque, auteur des Hublots, et compagnon de Mélico, Cécile Beauvoir, auteur du très beau recueil de nouvelles Ce
vieil air de blues (note de lecture du 13/04/2011). Bref, on discute, on déguste du
chasselas (merci Cécile) Martine Sonnet
nous rejoint, puis Françoise
Ascal, que je n'avais pas encore rencontré à Remue.net, et tout cela forme un
compagnonnage important à mes yeux. Ces impressions retrouvées au bout de deux ans me
manquaient finalement. Je ne serai resté que le temps dun après-midi, même pas
assisté au concert de John Baez le soir, mais limportant était dêtre là
pour moi, bref, dhumer lhumain et daimer lhuma.
« Jécris ces
lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement après les faits inqualifiables
qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende. On a fait le silence autour
de son assassinat; on la inhumé en cachette et seule sa veuve a été autorisée à
accompagner son cadavre immortel. La version des agresseurs est quils lont
découvert inanimé, avec des traces visibles de suicide. La version publiée à
létranger est différente. Aussitôt après lattaque aérienne, les tanks
beaucoup de tanks sont entrés en action, pour combattre un seul homme : le
président de
Il y a dix ans, jécrivais ceci dans Feuilles de route, au
lendemain de la tragédie (en Étonnements,
publié le 19/09/2001) : « Mercredi 12 septembre, éprouvant le besoin de
marcher en forêt, retrouver le calme après les images de New York. Respirer. Le calme ?
Partout dans la forêt, ce qui rappelle la tempête dil y a deux ans : arbres en
tous sens, obliques, couchés, la terre remuée en mottes gigantesques par les
déracinements, les chemins habituels coupés, lacérés par les troncs, les branches.
Dautres chemins aussi, impraticables, creusés par les passages des engins de
débardages. Tas de bois partout. Il y a eu déjà tellement de travail accompli mais la
tâche est immense et il faudra sans doute plusieurs décennies pour effacer les traces.
Ailleurs, au sortir du bois, on simagine que tout cela est terminé : on ne le voit
plus à la télé. Je ne peux mempêcher de penser au chaos des deux tours
écroulées, combien de temps pour quelles restent au premier plan de
lactualité, pour en réparer les traces. Je sens déjà vos objections, le drame de
cette tempête oubliée, des forets dévastées sont sans commune mesure avec les milliers
de victimes de New York et Washington. Pourtant, à quatre-vingts kilomètres de ma
promenade, ce sont des bois semblables, ceux de Verdun. Les habitants, les habitués de
ces lieux savent que cents fois plus de victimes de la grande guerre dorment encore dans
les ornières, sous les racines, les vestiges de tranchées La forêt a repoussé bien
sûr mais elle garde les traces pour encore de nombreuses générations à venir. Pas un
bûcheron du coin qui nait laissé un jour une chaîne de tronçonneuse sur un
éclat dobus planqué dans un tronc. New York et Verdun suffisent, pas la peine de
rajouter dautres traces indélébiles en Afghanistan ou ailleurs... ».
« Il
y a ceux qui trainent des pieds, prêt à répondre dune manière désabusée
quon serait bien resté là-bas. Ceux qui rapportent des calissons dAix, du
chocolat suisse ou du chouchen de Bretagne. Ceux qui exhibent leur bronzage. Ceux qui sont
intarissables sur le petit restaurant de fruit de mer tellement typique quon a
trouvé. Ceux qui reviennent crevé. Ceux qui miment le dépassement de la caravane qui a
basculé sur lautoroute juste devant, la peur quon a eu. Ceux qui snobent les
autres en rapportant les brochures de lhôtel quatre étoiles tout confort, le plus
beau de Ouarzazate, précisent-ils. Ceux qui sassoient sans rien dire et qui
attendent quon les interroge. Ceux qui découragent davance les questions par
leur blancheur de peau. Ceux qui ont envoyés une carte postale représentant des doigts
de pieds en éventail sur une plage avec en commentaire : on se la coule douce à
Saint-Malo. Ceux qui reviennent en forme avec les chaussures de montagne encore aux pieds.
Ceux qui ont visité leur famille dans le Gers. Ceux qui ont profité des vacances pour
construire un garage, un mur de clôture, un appentis. Ceux qui sont restés. Ceux qui
partiront en hiver. Ceux qui nont rien fait. Ceux qui ont tout vu. Ceux qui
grognent. Ceux qui rient. Ceux qui réapparaissent un mardi pour ne pas faire comme tout
le monde. » Retour aux mots sauvages,
p. 107-108.
1er août : cest mon anniversaire
aujourdhui ! Jai dépassé lâge quavait Sarkozy à la
présidentielle mais je nai pas la même ambition, hormis celle dêtre heureux
et jy arrive plutôt bien (et en plus je fais vachement plus jeune). Nous avons
retrouvé avec joie la petite maison de Sicile perdue au milieu des orangers. Rien
dautre à penser que lécriture, la lecture (oloé, où lire où écrire,
comme dirait Anne, mais ici bien sûr !). Et le repos, le bonheur familial pour nous
tous en tant normal si dispersés, réunis ici. Bruits des conversations, oiseaux, brise
dans les arbres, terrasses, ombre et soleil, le jardin merveilleux, le bassin aux poissons
rouges. Mais cest aussi penser beaucoup à celui qui se languit à
lhôpital : courage pour lui
Hier jai commencé le pavé de Pavese
(1600 pages en Quarto Gallimard). Litalien de Turin simpose ici, bien besoin
de vacances lui aussi.
La mémoire
est une affaire étrange et la mienne en particulier. Jai souvent considéré que
javais peu de mémoire si je me réfère à mon incapacité à me souvenir du
moindre extrait de texte. Bien entendu, je suis comme tout le monde et, à force de
répétition, quelques fables de La Fontaine, quelques extraits scolaires ont fini par
rentrer dans mon crâne, les « nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort
nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.(« topor », comme il fallait
dire) » Mais est-ce de Racine ? de Corneille ? Cela je lai
oublié. Si je me targue de connaître les deux premières strophes du Bateau Ivre de Rimbaud, cette faible fierté ne
mapporte pas grand-chose au final. Il est vrai quon retient aisément ce
quon aime et je suis à peu près capable de situer un grand nombre dauteurs
à partir du XIX°, Rimbaud qui a trois ans lorsque paraissent les Fleurs du mal de Baudelaire en 1857. La naissance
de Maurice Genevoix un an avant quArthur décède en 1891, son Goncourt pour Raboliot en 1925, six ans après celui de Proust et
trois ans après son décès. Voyage au bout de la
nuit paraît en 1932, André Malraux écrit La
condition humaine un an plus tard. Nathalie Sarraute sessaye à lécriture
juste au début de la guerre en même temps que Marguerite Duras mais les Tropismes de lune seront édités cinq ans
plus tôt que La Vie tranquille de
lautre parue en 1944. Saint John Perse reçoit le prix Nobel en 1960, Samuel Beckett
en 1969 et Claude Simon en 1985. Voilà, je viens de vérifier les dates et je ne me suis
que très peu trompé. Finalement, ma mémoire fonctionne ainsi par comparaison, et
surtout par date, ou plutôt par chiffre. Force est de constater que jai un rapport
particulier avec les chiffres. Un proche me demandait récemment le numéro de téléphone
dun taxi, je lai retenu immédiatement et je suis encore capable de le redire
plus de trois semaines après, sans aucune hésitation alors quil ne mest
daucune utilité. Idem pour le numéro dun garagiste dans lequel je
navais pas mis les pieds depuis quinze ans : au moment de lappeler, le
numéro mest revenu de façon instantanée. Mais tout cela fonctionne sans logique
apparente. Par exemple, je ne me souviens jamais du numéro dun correspondant que
jappelle quasiment tous les jours et la plaque minéralogique de ma voiture actuelle
méchappe toujours, alors que le numéro de la Renault 12 TS bleu nuit acquise en
1973 par mes parents me revient instantanément en mémoire : 923 GY 52 et aussi que
le compte tour marquait exactement 3200 tours/minute pour 90 km/h. Sans oublier cette date
qui me poursuit depuis une enfance plus lointaine encore : la bataille de Crécy en
1346. Pourquoi ?
Il est
rentré chez lui après six semaines ou un peu plus dun mois, cela dépend comment
on compte ou comment passe le temps. Pour lui, ce fut sans doute quarante et un jours avec
des heures plus ou moins longues, en fonction des visites, des soins infirmiers, de la
rééducation, bref, une vie dhôpital banale, dîner à dix huit heures et quoi
faire après en attendant la nuit. Déjà il avait eu des sorties autorisées, comme on
dit, trois samedis de suite. Pour le dernier en date, il avait montré fièrement comment
il marchait tout seul avec ces pas hésitants des jeunes enfants et les pieds qui
traînent. Par coïncidence, cétait aussi le jour où les oisillons, qui avaient
élu domicile sur notre balcon, avaient choisi eux aussi de senvoler sans aide.
Mais, il souhaitait rentrer chez lui dans sa maison mal commode, aux escaliers escarpés.
A se raccrocher à cette idée, bien sûr on progresse plus vite : déambulateur,
puis canne tripode, puis plus de canne du tout ou juste un bâton de marche pour
saider. Mais il est fragile encore, on le sait : interdiction de gravir seul
les marches, pire, de vouloir les descendre. Et restent quelques difficultés, demeurer
debout sans sappuyer, marcher dans la rue est encore impossible. Alors il faut
garder à proximité tout laréopage des aides, le festival de cannes,
déambulateurs et autres poignées pour pouvoir se lever dun lit, enjamber une
baignoire, des gestes quotidiens quil ne remarquait même pas auparavant. Le
fauteuil roulant demeure proche, dans le garage, mais il a vite retrouvé lagilité
nécessaire pour les pièces habituelles, la cuisine, la salle à manger, le salon à
lordinateur. Sa voix, devenue un peu plus lasse et fatiguée, sest déjà
raffermie, mais attention à ne pas faire le fanfaron, on le connaît et lexaltation
du retour ne doit pas conduire aux imprudences. Par la fenêtre, il y a le jardin
quil ne peut encore que regarder. On raconte ce qui pousse à sa place : les
tomates qui rougissent et quon consomme déjà, les courgettes blanches qui tardent
à grossir et des haricots qui sont bons à cueillir. Il faudra tondre aussi. Et il y a
tout le ménage en retard mais mieux valait lui rendre visite plutôt que de
soccuper dune maison vide. Le premier matin, par habitude, il a versé dans un
bol le lait de la bouteille entamée six semaines auparavant et restée dans le frigo. Je
dis aussi que jai oublié darroser les plantes dintérieur (mais elles
nont pas souffert, comme sauvegardées par cette parenthèse). En revanche la
poubelle de salle de bain sur laquelle il sétait écroulé lors de sa chute a été
jetée, le parquet nettoyé, les habits lavés et repassés. Il faudra penser aussi à
acheter du bois pour doubler la rampe descalier
par sécurité. Ce sont des paroles domestiques, des détails insignifiants du
quotidien et qui sévaporent vite dans le cadre familier, alors quà
lhôpital, le moindre mot avait un goût dexil. En repartant, je me suis
demandé si lhorloge avait été remise en marche.
Encore parler
de trajets, de boulot et tout cela dans cette rubrique Étonnements parce que cela confine
à lébahissement devant une telle vie, ahurissement de la route, vaste
enchaînement des jours, et comment dans laccélération de ce début dété,
il reste si peu de place ou on place si peu de reste alors que le moment nest
nullement propice à tant dactions du travail nourricier parce que la vie bouscule,
famille à soccuper, deux maisons et deux jardins à entretenir, en comptant celle
dun proche hospitalisé, sans compter celle que je loue et que je viens juste de
raccorder au gaz avec les travaux qui ont enfoncé le portail, valse des jours donc, le
pneu crevé à la sortie du garage, multitudes de tâches, lessives, y compris celle du
proche hospitalisé et les visites chaque jour ou presque. Et par-dessus le travail qui
saccélère : je nai pas eu le loisir de revenir à mon bureau chalonnais
depuis la mi-juin, tellement les déplacements sont fréquents, Paris, Lille, Reims,
Troyes, Chaumont, Saint-Omer. Et la réflexion
quon pourrait se faire, oui, cest cela la condition du cadre, comme on
pourrait en débattre dans une de ces émissions à sociologues pénétrés, psychiatres
convaincus et autres spécialistes. On ânonnerait la condition du cadre, horaires
impossibles, besoin dappartenance à lentreprise, subtilité des intérêts de
chacun. Soit. Témoignons. Voici un travail de cadre, le mien. Non pas un de ces emplois
à forte responsabilité, pas de management, pas de business, pas de termes anglais pour
décrire ce que je fais, juste un emploi de spécialiste du recrutement, courir de droite
à gauche, rencontrer ceux qui désirent bâtir leur vie ailleurs, changer demploi,
avoir une promotion. Cest dailleurs à cela quon reconnaît un
cadre : il ne sait pas encadrer son emploi sans lutilisation de périphrases
oiseuses et longues. Concrètement, cest presque pire. Il faudrait borner une
semaine pour rendre compte du travail. Choisissons la semaine précédente, typique
dun travail de cadre et qui donnerait du grain à moudre aux sociologues,
psychiatres, spécialistes de tous poils. Lundi, trois entretiens à Troyes (marrant
ça
). Dabord ça commence mal de borner la semaine, parce que le lundi a
commencé en fait le dimanche soir quand je me suis aperçu que je navais pas
imprimé tous les CV des collègues que je devais rencontrer.). Le lundi, donc, fut la
journée la moins chargée : jétais de retour chez moi à 18h, après être
parti à 8h. Le mardi, ah ! Voilà qui est intéressant pour les sociologues,
psychiatres et spécialistes dans leur étude de la condition du cadre : je participe
à un séminaire de ma direction, destiné à remotiver les troupes, expliquer la
stratégie. Après avoir travaillé avec un collègue le matin à Lille (départ à 6h30),
nous voici gaiment parti à Saint-Omer. Le séminaire se déroule ainsi : on explique
les résultats du semestre, on se retrouve ensemble au restaurant (retour minuit et demi)
et le lendemain, place aux objectifs à venir pour le semestre suivant avant deux heures
de détente laprès-midi, et cest ainsi que je me retrouve à photographier
une chapelle incongrue (voir en webcam). Retour à 21h pour retravailler le lendemain dès
7h30 (zut jai encore oublié dimprimer les CV) afin daller à Chaumont,
puis Troyes pour quatre entretiens et un repas sur le pouce avalé sur lautoroute.
Retour 19h. Vendredi, journée à la maison, mais pas de repos pour autant, un entretien
par téléphone, sans compter les comptes rendus, rapports, fichiers Excel à servir et
coups de fils divers, cela me mène jusquà 18h sur le bureau même qui me sert à
écrire, mais là, point dinspiration à coucher sur le papier, que du concret, du
lourd, du boulot. Voilà, quand je disais quun travail de cadre est difficilement
racontable. Au point de vue horaires, le propre du cadre de nêtre assujetti à
aucune heure supplémentaire, à lui de se débrouiller pour tout faire rentrer dans les
35 heures : bon, là, cest loupé et à lheure où je publierai cette
rubrique la semaine suivante, les trente cinq heures auront été atteintes en trois
jours. On pourrait tenter de cerner autrement le travail du cadre. Essayons par activité.
Pour une semaine classique, ça donnerait : 10 entretiens = 15h,
Trente mille
kilomètres, cest exactement le kilométrage que jai fait avec ma voiture en
un an, modèle Laguna, moteur DTI et carte grise émise le 30 juin 2010. Lordinateur
de bord indique une consommation moyenne de 6,4 litres pour 100 km. Jaurai donc usé
les réserves planétaires dénergies fossiles de près de deux mille litres de
gasoil et pollué lenvironnement par émission de CO2. En ces temps où on ne cesse
de nous rabâcher notre culpabilité vis-à-vis de la planète, il est de bon ton que je
me repente. Jaurais pu, il est vrai, utiliser les transports en commun. Si, à
chaque fois que je me suis rendu à Paris, je les ai utilisés, force est de constater
quils sont réduits à peau de chagrin en province. Dans notre pays champion de la
centralisation étatique, point de salut simple pour qui veut se rendre de province à
province. Pour aller à Saint-Etienne (voir en Note décriture), cétait au
minimum une heure et demie de plus par la SNCF, avec le summum de la technologie TGV, tout
simplement parce que le passage par les gares parisiennes était obligatoire ou les
correspondances mal organisées. Bref, en comptant avec les horaires, cest environ
six à huit heures que jaurais perdues dans les différents temps de trajets et
dattente. Se déplacer par le train simplement dun clocher à un autre prend
maintenant des allures de périple telle que la
Prose du Transsibérien chère à Blaise Cendrars fait pâle figure à côté :
pour aller réveillonner à Beaune en partant de Charleville (Charlestown comme disait
Rimbaud), il a fallu à mon fils pas moins de dix heures de trajet (je précise en
horaires normaux et sans retard) alors quen voiture, cinq heures de route
suffisaient. Ainsi par lassitude devant la complexité, nous navons pas le choix de
polluer un peu plus individuellement, tout en admirant les champs déoliennes qui
bordent joyeusement les autoroutes. Enfin, tout cela, cest pour les trajets de
loisirs, si toutefois jinclus dans les loisirs les vingt mille kilomètres qui me
sont nécessaires chaque années pour me rendre à mon travail. Il y a aussi
lutilisation de divers véhicules dentreprise pour parcourir en tous sens la
Picardie, le Nord et la Champagne : au bas mot, il faut ajouter quinze mille
kilomètres, soit au total bien largement au-delà de la circonférence de la terre ou
léquivalent du tour du monde de Jules
Verne chaque année. A raison dune moyenne de soixante-quinze kilomètres heures,
cela fait à peu près six cents heures, soit vingt-cinq jours passés sur la route et si
jy ajoute les transports ferroviaires, je dois approcher dix pour cent de ma vie en
déplacement. Drôle de penser dailleurs que dans notre monde virtuel où, en
théorie, Internet et le numérique abolit les distances, il faille se raccrocher à la
réalité géographique tangible du déplacement. Mais voir, de visu, est irremplaçable, cest le veni, vidi, vici de Jules César, cest la
raison dêtre du roman aussi, de confronter la réalité aux fictions que nous
portons dans nos têtes.
Lundi
autoroute (tôt) formation droit du travail collègues conversations sms (une très bonne
nouvelle) repas à la cantine appels téléphoniques (elle dit quil va bien) hôtel
à Lille repas au Buffalo mise à jour de Feuilles de route coups de fils (la
féliciter) L'insoutenable légèreté de l'être roman de Milan Kundera à la
télé mardi deuxième journée de formation repas à la cantine mails autoroute fatigue
station service à Saint-Quentin voiture à récupérer retour maison repas sur le pouce
publier Feuilles de route mercredi travail qui saccumule entretiens à
mener treize CV à lire haricots verts et steak haché couru sept kilomètres quatrième
épisode de Mélico parti à
Bar-le-Duc (il est faible cest inquiétant, dit linfirmière) boulot à la
maison fichier Excel appels téléphoniques laissé messages (celle qui sexcuse de
rappeler à vingt heures) terminé Les Manuscrits de guerre de Julien Gracq jeudi
deux réunions blablabla coups de fil mails à
répondre marché le long du canal suite des entretiens fichier à remplir CV à relire
appels téléphoniques laissé messages (celle qui rappelle quand on roule) écrit la
suite de Mélico travail le soir (fichier Excel) coup de fil reçu à 23 heures vendredi
le fichier les choix la réunion reçu un livre au courrier un mail à midi pour me
féliciter du boulot de ce matin (le fichier les choix la réunion) envoyé Mélico appels
téléphoniques préparé un rendez-vous à Paris avec l'éditeur parti à Bar-le-Duc (il
a bon moral) retour aller à la gare (elle rentre) commander une pizza Bones à
la télé samedi commissions cerises et framboises à cueillir repas steaks courgettes
écrit un peu Bar-le-Duc le soir (emmené une parente) puis Châlons pour un anniversaire
rentré à deux heures du matin dimanche couru douze kilomètres préparé un clafoutis
mangé dehors épluché les fruits gardé les noyaux (neuf kilos de framboises et de
cerises au congélateur) Bar-le-Duc le soir (il est assis dans un fauteuil) pâtes à la
crème lundi aller à la gare (elle repart) ramener des croissants préparer des tomates
farcies écrit toute la journée (cette impression de bonheur) Bar-le-Duc le soir (il
marche au déambulateur) arroser les géraniums dîner sur le pouce la nuit douter de
lécriture mardi Châlons écrire cela pour Feuilles de route : des riens.
Cest
écrit ainsi en guise de résumé dune émission de télé :
« Aujourdhui, posséder son propre potager est devenu le symbole dun
retour à la nature. Derrière cette nouvelle mode se cachent une réhabilitation de la
détente et un engouement pour les produits naturels. Ces jardins ne cherchent pas
uniquement « à faire joli », lintérêt est surtout de pouvoir
consommer ses propres tomates ou carottes, des légumes qui ont le goût de ceux
dantan. Le concept du potager citadin fait de plus en plus dadeptes ».
Le genre de phrases creuses. On pourrait remplacer potager citadin par nimporte
quoi, clé à molette, tire-bouchon. Les mots symbole,
réhabilitation, concept sont autant de vers dans les fruits du potager. Si je
nadhère pas à cet élan bobo, à cette transposition moderne du mythe du bon
sauvage cher à Rousseau, ce nest pas par désintérêt manifeste ou philosophique.
Cest parce que lutilisation des ces mots actuels même animés des meilleures
intentions sont réducteurs si naïfs, tellement policés, édictés pour ne jamais
déplaire, lisses et sans histoire. Et justement lhistoire : je suis dun
coin de France et dune génération où la terre est encore si proche, tellement peu
à létat de concept. Cest se baisser jusquà elle, travailler sans
relâche, parfois souffrir. Jean Robinet, écrivain paysan, na jamais utilisé le
mot concept pour lui rendre hommage. De même, le hasard a voulu que mes derniers jours
soient remplis de cueillettes, cerises, framboises et par limpossibilité dun
proche de le faire (et combien on lui souhaite un bon rétablissement). Tout arrive en
même temps avec trois semaines davance dans ce jardin qui existe depuis plusieurs
générations, il y a même quelques vignes réchappées de lépoque du phylloxera.
Alors pas le temps de chercher « une réhabilitation de la détente »,
cest déplier les échelles quil faut faire pour les cinq ou six cerisiers,
cueillir les plus mûres, parer au plus presser, senfiler dans les framboises, torse
nu et chapeau de paille, arroser les courgettes, ramasser les dernières fraises. Est-ce
quil faut dépresser les haricots ? attacher les tomates ? Un arbre croule
sous les pêches de vignes, il faudrait létayer pour éviter que les branches ne
cassent. En passant on cueille quelques groseilles : dans une semaine, elles seront
à point et ce sera encore du travail, des heures à ramasser. Les gestes reviennent, ce
quil faut faire, ce que mes grands parents mont appris, des choses maintenant
inutiles, la manière dont on trace des sillons avec des sabots. Se rappeler par exemple
que cest ma grand-mère qui ma appris à me servir dune faux et elle, de
qui lavait-elle appris ? Dans quel coin dune Bosnie davant
guerre ? Alors seulement, avec le soleil au dessus et les gestes qui cueillent,
seulement viennent les mots, affleurent les souvenirs, mais toujours pas le moindre
concept.
Puisqu'on a
si peu de courage et pas d'inspiration (voir en note d'écriture), autant profiter du beau
temps qui persiste. C'est une année exceptionnelle. Je cours en tee-shirt depuis
mi-février et pour ces derniers jours de mai le thermomètre a affiché jusqu'à
30°. La tonnelle est installée pour sa dernière saison : la toile est cuite par la lune
et se déchire dés qu'on essaie de la tendre, les montants de bois, pourtant repeints il
y a peu, se craquellent et s'épluchent . Le gazon, d'ordinaire dru et vert, laisse passer
les tiges maigres que l'on voit d'habitude en août. Il y a des orchidées (voir en
webcam), de la même manière qu'il y a eu une bonne récolte de morilles cette année. La
dernière fois, je me souviens, c'était l'année de Tchernobyl et cette année, c'est
Fukushima : aucun rapport. Bref, tant de choses à faire et à voir pour retarder le
moment de s'installer devant la page blanche ou plutôt l'écran déspérement noir de
l'ordinateur : si peu de courage et pas d'inspiration. Du courage, les autres en ont pour
moi : par exemple François Larcelet, le libraire de L'attente-l'oubli dans ma
ville fête les vingt ans de son officine. Le programme qui s'étalait de mercredi à
dimanche était magnifique : place à tous, écrivains, musiciens, plasticiens, tous
ensemble réunis dans le dynamisme inébranlable qui anime ce lieu. Il faut bien en
convenir : il y a vingt ans lorsque cette librairie s'est ouverte, on imaginait juste un
commerce de plus à l'échelle d'une petite ville. On ignorait ce qui allait suivre, les
projets de l'association l'Entretenir
qui y seraient associés (voir note d'étonnements du
04/09/2002), la participation active de la librairie aux grandes manifestations
régionales, le salon du livre pour la jeunesse de Troyes, le festival animalier de
Montier-en-Der. Les lieux aussi, jamais figés, un espace exposition à l'étage, un bar
ouvert à l'arrière boutique au milieu des livres. Et bien avant d'être publié, le lieu
était déjà incontournable pour y choisir mes livres : les enfants avaient l'habitude de
s'installer à l'étage au rayon jeunesse, je restais en bas et je sais encore maintenant
précisément où me diriger les yeux fermés, choisir à coup sûr un étonnement, un
coup de cur. Combien de découvertes, déjà ! Au bout de vingt ans, ce que cette
librairie m'a apporté est important, mais à l'échelle d'une ville, c'est inestimable.
La librairie recouvre aussi mes dix années de publication; Je suis toujours venu
présenter chaque livre à un public de famille, de voisins, d'amis. Cela compte. Aussi,
j'étais très fier et enthousiaste lorsque François m'a proposé de participer aux
réjouissances de cet anniversaire. Cette librairie c'est L'attente mais pas l'oubli
pour détourner le titre de Maurice Blanchot. Et vous en connaissez beaucoup des lieux qui
permettent de s'asseoir au bar, de déambuler parmi les rayons et de discuter livres,
même le dimanche matin ?
Jean
Robinet : nous navions pas pu nous rendre à son enterrement lannée
précédente et lidée est née ainsi, nous qui le visitions parfois dans son grand
âge, celle de nous retrouver dans les coins bucoliques dans lesquels il avait posé sa
ferme, éparpillé ses écrits. Nous ? Quelques écrivains plus ou moins constants,
quelques passionnés de littérature et de livres rarement réunis mais toujours heureux
de se retrouver. Une lance lidée, lautre la reprend, la transmet à un
troisième et le hasard nous retrouve à Langres : Gil, Jérôme, Dominique et moi. Gil fourmille
dactivités comme dhabitude, Jérôme est devenu suisse jusque dans son accent
et Dominique, qui fût mon premier éditeur, garde un il avisé sur la maison
quil a cédé voici deux ans et demi. Il nous reçoit chez lui, demeure adossée aux
remparts de ma ville natale, dans le quartier denfance que je connais si bien.
Étrange impression pour moi de me retrouver ici : « se laisser glisser dans la
pente qui viendrait inévitablement cogner contre la muraille des remparts au bout de
quelques circonvolutions de rue », avais-je écrit dans Langres suse, voici
six ans déjà. En prolongement de ce texte dailleurs, joffre à Dominique un
exemplaire du très bel ouvrage collectif Éloge des cent papiers, initié par Marie-Rose Garniéri,
distribué le 23 avril dernier, et qui proposait à des auteurs de plancher sur un terme
du lexique de limprimerie. Javais choisi « grouillot » et
« hausse-mioche », lié aux apprentis typographes, et brodé un texte dans
lequel figure limprimerie familiale de Dominique. Bonne occasion pour le mettre en ligne.
Alors voilà,
jai couru : cest ainsi que javais intitulé lors une mise à jour
un an auparavant (précisément celle du 02/06/2010), les rubriques Étonnements et Notes
décriture (cette dernière reprise dans le Making of(f) de
RMS). Tout cela pour dire combien mon dernier livre est pétri de cette attitude qui
consiste à lever pieds et mains en cadence et à les projeter devant soi. Longue
introduction cahotante pour dire que jai renouvelé laffaire cette
année : oui, jai recouru encore, la même course de dix kilomètres dans ma
ville, sauf que les comparses familiaux qui mavaient accompagnés lan passé
mont lâchement abandonnés (le rouge de honte envahira leur front quand ils liront
ces pages
). Finalement, même si les lièvres qui auraient dû me donner la cadence
avaient fait faux bond, le résultat a été similaire à lannée précédente,
vingt secondes de moins même. Courir au milieu de quatre cents participants est
forcément étrange quand on a pour habitude dallonger les foulées sur un chemin de
halage désert avec quelques canards comme seuls spectateurs (ou récemment, un héron qui
maccompagnait en volant à rase motte le long de la berge). Là, lambiance est
différente. Arrivé sur place, on épingle un numéro sur son maillot (le 253), et, comme
tout le monde vous regarde, on essaie par mimétisme de suivre quelques coureurs qui
sentraînent, histoire davoir les muscles chauds au moment du départ. Le
départ consiste à entasser quatre cent coureurs dans la largeur dune rue, tous
reculés derrière une ligne, chacun essayant bien entendu dêtre le plus proche
possible de la bande peinte en blanc qui barre la chaussée. Ajoutons à cela le soleil
déclinant de vingt heures allumé comme un projecteur droit dans les yeux. On entend un
vague bruit ressemblant à un pétard, quelques têtes sébrouent devant alors
quon na même pas encore commencé à piétiner puis, miracle, ça se dégage
et on avance. Autre miracle : personne ne tombe parce quavec quatre cents paire
dyeux mi-clos dans léblouissement, lhécatombe aurait été grandiose.
Les premiers mètres sont toujours chaotiques : il y a ceux qui ne veulent pas partir
trop vite mais qui empêchent ceux qui les suivent de passer, ceux qui commencent à
zigzaguer, hésitant sur la bonne partie de la chaussée à occuper, ceux qui éternuent,
ceux qui sarrêtent brutalement, ceux qui accélèrent en vous décochant un coup de
semelle dans le tibia au passage. Je choisis de doubler par la droite en frôlant les
barrières qui nous encadrent quelques uns qui hésitent sur les options ci-dessus à
prendre, et, galvanisé par mon maigre exploit, je me glisse derrière quelques coureurs
décidés à accélérer. Déjà, la place de la mairie arrive, le temps de dépasser les
haut-parleurs du podium qui crèvent les tympans sur une musique de surfeur et
lavenue béante souvre pour la vague humaine. A cet instant, le troupeau est
encore compact. Je continue à suivre les cadors qui me précèdent et tout à mon effort,
je ne maperçois pas que je dépasse la librairie Lattente loubli (qui va fêter ses
vingt ans dans quinze jours, beaux moments en perspectives). Le souffle tient, les jambes
aussi, quelquun annonce « déjà un kilomètre », je vise plutôt le
haut de lavenue, là où il faudra tourner à droite : ne pas se tromper, il
suffit de suivre le flot. Les premières rues plus tranquilles nous éloignent des
encouragements et des cris des spectateurs, on entend à présent le martellement des pas,
des souffles de locomotives grimpent le long des façades. Cest à peu près à ce
moment là que je réalise que je suis parti un peu vite, rien de bien défini, juste une
sensation qui pénètre dans le cerveau, et je commence à vouloir expirer plus fort, à
modifier la longueur des foulées. Mieux vaut tenter de saccrocher à quelquun
qui possède un rythme similaire à soi mais ce nest pas facile : ce grand
gaillard juste devant fait un pas quand jen fais deux, celui qui est à mes côtés
respire à contretemps et ça me gêne. Sur la gauche, une petite sportive avec un maillot
marqué Marathon dans le dos avance à un bonnes foulées mais juste quand je crois avoir
calqué mon rythme sur le sien, elle accélère franchement : jétais déjà à fond
et elle commençait juste à séchauffer. Avant la fin du premier tour, je suis
couvert de sueur et je dois tenir mes lunettes à la main pour éviter quelles ne
glissent. La ligne darrivée marque la fin de la première boucle, déjà trois
kilomètres et demi, je regarde le temps intermédiaire sur lénorme chronomètre,
jai limpression davoir été lent. Il me faudrait accélérer mais les
efforts fournis pendant le démarrage mont plombé les jambes, je prends le parti de
garder la cadence et de juste tenter ne pas me laisser distancer par les coureurs qui me
précèdent. Vers les deux tiers du deuxième tour, ceux qui vont finir dans le peloton de
tête me dépassent avec une facilité déconcertante : pas un geste de trop,
foulées longues comme des sauts de gazelles. La compétition à laquelle je participe est
qualificative aux championnats de France, le nombre de licenciés représente la majorité
des coureurs et les premiers sont forcément des champions. Loin de cette agitation de
vitesse, je me concentre sur ma course, je boucle le deuxième tour, quasi sept
kilomètres de fait, il en reste encore trois. Un regard au chronomètre et jestime
à la louche un temps final qui devrait proche de celui que javais réalisé
lannée précédente. Et
dailleurs, comme lannée passée, je me trompe (par deux fois !) de rue
avant que les cris des spectateurs me fassent revenir en arrière sur le bon chemin. Voici
une poignée de précieuses secondes perdues bêtement. A deux kilomètres de la fin, un
souffle nouveau me semble revenir dune façon étonnante et je tente
daccélérer. Cest grisant : au moment où beaucoup flanchent, je me paye
le luxe den doubler quelques uns. Jai maintenant en ligne de mire un
cinquantenaire en bermuda (c'est-à-dire un type du même âge que moi
), je le
double à la corde dans le virage qui précède la dernière ligne droite, un redoutable
faux plat, mais le vétéran ne sen laisse pas compter et revient au coude à coude.
Seulement, jai démarré trop tôt et une soudaine nausée me fait ralentir
brutalement quelques dizaines de mètre avant larrivée, provoquant dailleurs
son étonnement darriver à me distancer si rapidement sur la fin. Au final, trois
cents coureurs sont devant moi si jen crois le classement. Jai du mal à
savoir ce que ça représente, je nai pas lesprit de compétition et ce
morcellement des corps me paraît artificiel. Jai eu au contraire limpression
pendant tout le trajet davoir été une sorte dorgane dune grande hydre
monstrueuse à quatre cents têtes qui sest répandue le temps dun crépuscule
dans ma ville.
Le travail
est encore et toujours un sujet détonnements. Par exemple, les lieux :
jai un bureau à Châlons au quatrième étage sous les toits avec les mêmes
pigeons que dans Bestiaire domestique ; jai un autre bureau à Amiens,
cette fois au rez-de-chaussée avec mon nom est sur la porte ; je partage aussi un
vaste espace à Reims au troisième étage et on accède au bâtiment avec un badge en
passant devant un gardien. Jai la clé du bureau de Châlons mais pas celle
dAmiens, ni celle de Reims. Pour Amiens, la pièce reste ouverte. Elle sert aussi de
salle de café le matin avec sa table ronde au centre et si jarrive à dix heures
les occupants me servent une tasse avant de séclipser discrètement. A Reims, si
les occupants sont absents, la clef est cachée dans les toilettes. Il me faut
cinquante-cinq minutes et soixante-dix kilomètres pour rejoindre le bureau de Châlons,
une heure et quart et cent kilomètres pour Reims mais deux heures trois quart et deux
cent quatre vingts kilomètres pour aller à Amiens. Pour Lille, plus précisément
Villeneuve dAscq, il faut compter trois cents kilomètres et trois heures, souvent
plus à cause des encombrements de lautoroute A1. A Lille, je nai pas de
bureau mais la plupart de mes collègues travaillent là-bas. Je passe donc dune
pièce à lautre, saluant lun et lautre, déposant mon ordinateur sur un
coin de table. En arrivant à Lille après la léthargie du trajet, jai toujours
limpression dêtre celui quon nattend pas, et cest sans
doute vrai : la capitale régionale est suffisante, ceux qui y travaillent bougent
peu, ce sont les autres qui viennent, on les regarde avec lincompréhension de celui
qui demeure dans ses habitudes, la tasse de thé sur le bureau, à côté de la photo de famille quittée à
huit-heure moins le quart et que lon retrouvera à six heures et demie le soir,
parfois même la chance de revenir manger le midi avec ses enfants, bref, une
incompréhension devant celui qui sest levé à cinq heures, reviendra le soir à
vingt et une heure après six heures de trajet. Pour autant cette vie de nomade me plaît,
elle procure un détachement qui rend acceptable les crispations du quotidien :
cest à moi cette fois de regarder avec incompréhension celui qui sagite, me
fait part de ses relations difficiles avec tel collègue ou tel directeur, me narre
quelques anecdotes que la promiscuité des bureaux exacerbe. En échange, que puis-je
offrir comme conversation ? Lémission de France Culture écoutée en
arrivant ? Le bonheur davoir vu une troupe de chevreuil dans un champ ?
Lidée dun bouquin ou dun texte auquel jaurai eu tout le loisir de
réfléchir les mains sur le volant ? Impression que la vie glisse sur moi comme les
kilomètres avalés. Je sors de mon véhicule intact, comme si les heures passées dans le
véhicule ne donnaient pas de prise au temps, comme si lespace traversé, les routes
fendues du nord au sud mavaient forgé une force nouvelle. Le travail - mon travail révèle alors une
autre dimension, celle dune projection de vitesse, une abstraction théâtrale
presque et la révélation par le bitume de la comédie des hommes.
Le Cap-Vert,
le nom fait rêver. Il a pour moi un goût particulier depuis Aventures au Cap-Vert (voir en Notes
décriture) et javais limpression de déjà connaître Praia en
atterrissant là-bas. La capitale a des allures de préfecture de province, cest une
ville déchange et de marchés. La circulation semble se concentrer là-bas tant
elle paraît disséminée et rare une fois franchies les limites de la cité même si,
Santiago, lîle de la capitale, est la plus active de larchipel. Rapidement le
goudron fait place aux routes pavées qui sont bien entretenues. On rejoint des paysages
désertiques puis on senfonce dans une vallée qui rejoint la côte : voici
Cidade Velha (la vieille ville en portugais), berceau de la plus vieille colonie, occupée
par les portugais dès 1460 quarante ans avant que Christophe Colomb ne vienne à son tour
y faire escale en partant vers ses derniers voyages en Amérique. Cidade Vehla, également
nommée Ribera grande, est surmontée dun fort et possèdes les vestiges dune
église, premiers témoins de loccupation portugaise. Sur la place, une colonne
datant de la même époque aurait servi à accrocher les premiers esclaves noirs qui
seront ensuite destinés au nouveau continent dAmérique et qui sont également à
lorigine de la population du Cap-Vert. Ribera Grande senfonce dans les terres
par un vaste lit de rivière bordée de cultures de canne à sucre, banane, papaye,
patates douces, ignames et plus spectaculairement par dénormes baobabs habités de
martins pêcheurs. Si Santiago au nom magique fait rêver, évitez tant que possible
lîle de Sal, sorte dusine à hôtels, à moins que vous soyez un rat de plage
car lîle est aussi plate et salée quune limande. Préférez Santo-Antao pour
les balades, les vallées verdoyantes, le cratère de Cova, la douceur et la gentillesse
dune population agricole, le régal de poissons toujours frais.
Linfrastructure touristique de cette île sauvage est sommaire et cest tant
mieux, le confort se goûte à lextérieur, sur des chemins de pierre auprès de
paysages à couper le souffle. Pour y venir, il faut atterrir dabord dans
lîle de Sao Vincente, lun des trois aéroports du Cap-Vert, et prendre un
bateau à Mindelo pour une heure de traversée. Mindelo est également la ville natale et
de résidence de Césaria Evora qui a popularisé les magnifiques chants de ces îles,
létat intraduisible de mélancolie heureuse de la saudade que Fernando Pessoa est
peut-être le mieux placé pour évoquer : « Rien ne mattache à rien.
/Jai envie de cinquante choses en même temps. /Avec une angoisse de faim charnelle
/ Jaspire à un je ne sais quoi / De façon bien définie à
lindéfini. »
Le travail
est inracontable on le sait sauf pour la poignée décrivains qui sy collent
depuis quelques années. La plupart cumulent lactivité décriture avec les
missions dun travail qui na souvent rien à voir avec les préoccupations de
la littérature. Pour autant cest justement parce que ces mondes sont étanches
quil convient de les faire se rejoindre parfois. Par exemple comment expliquer avec
des mots la bousculade qui traverse en ce moment mes journées de travail ? Et
comment lécriture simmisce comme dhabitude dans les temps morts,
chambres dhôtels, train, trajets, passage éclairs à la maison, lentre deux
tâches des jours à cadences infernales, ajoutées du ménage, des lessives, des repas et
autres réjouissances domestiques et printanières. Par exemple, peu importe à
lherbe que ces jours soient remplis comme des baudruches, elle pousse sans vergogne
et il a fallu sortir la tondeuse de sa léthargie, la faire pétarader : au total,
encore trois heures occupées à cela, en dehors de toute écriture, et en plus du travail
nourricier bien accaparant : soixante à soixante-dix heures bien tapées la semaine
dernière par exemple. Mais ce nest pas comme cela tout le temps. Certaines semaines
sont plus normales, plus proches des fameuses trente-cinq heures. La nature du métier de
conseiller en recrutement que jexerce donne ce rythme et ces brutales
accélérations. On me confie en effet des emplois à combler dans ma grande entreprise et
la vingtaine qui sest accumulée ces dernières semaines laissaient augurer une
certaine agitation au moment où ces offres demplois parviendraient à
échéance : entretiens des candidats qui se déclarent souvent au dernier moment,
retour à faire auprès des employeurs, participations à diverses réunions de suivi, de
coordination, dexplication de projets de réorganisation, ateliers de
formation
etc. Bref, la semaine dernière, en vrac : lundi Châlons-en-Champagne
le matin et programmation dentretiens, Chaumont laprès midi pour rencontrer
un candidat, retour à Saint-Dizier en passant par la maison et le bureau commun à
lécriture et au boulot, y travailler encore à rédiger les comptes-rendus des
candidatures de Reims et Troyes de la semaine passée : terminé à dix heures du
soir pour repartir le lendemain à Charleville Mézières, cinq entretiens encore,
terminé à 18h sans compter les deux heures de trajets pour revenir. Mercredi réunion de
travail à Saint-Quentin, encore quasi
La place des
jonquilles dans le jardin est souvent oubliée dune année sur lautre. On se
rappelle plus facilement des perce-neiges, mais les jonquilles semblent apparaître à
chaque fois à des endroits différents, ou peut-être se souvient-on moins des endroits
aléatoires où lon a planté les bulbes au retour des promenades dans les bois. Car
ce sont elles les plus précoces, elles sinsèrent juste après la floraison des
perce-neiges et celles des narcisses. Les narcisses portent bien leur noms, hautaines et
flamboyantes, leur floraison de crème passe cependant très vite. Et les petites
jonquilles des bois, apparues ça et là, taches jaunes sur la pelouse, résistent plus
longtemps, jusquà se perdre dans la débauche de couleurs que les primevères ne
tardent pas à tapisser à leurs pieds. Bien sûr, cest le printemps! Et cette
année, le temps est clément, voir chaud depuis une semaine, on passe les après-midis en
tee-shirt, on voit les premières robes d'été dans la rue. Il faisait encore 22° dans
le soir déclinant lorsque j'ai pris les photos des primevères : allez les voir en Webcam. Elles poussent sur toute la pelouse, devenue
vieille et moussue. Le restant de la saison, la pelouse est râpée, rien à voir avec un
gazon anglais et les jardiniers chevronnés me prodiguent bien des conseils pour retourner
la terre et semer une herbe nouvelle. Oui, mais faisant cela, plus de primevères et je
préfère mille fois bénéficier de cet instant éphémère des premiers beaux jours. Je
ne sais par quel miracle elles me gratifient dautant de couleurs, du blanc au
violet, du rouge au jaune en passant par des roses et des oranges. Les violettes blanches
et mauves tentent timidement des les rattraper et, pour saisir le spectacle, il faut
placer lobjectif de lappareil photo à raz-de terre : le jardin ne
devient alors quune étendue de fleurs. Dès avril, lherbe entre les fleurs
montera en graine et il faudra tondre à regret les primevères. Jai profité
également de lappareil photo pour immortaliser le
premier bouquet de lannée destiné à agrémenter le balcon et sa petite table
ronde. Les jonquilles ont été ramassées le dimanche précédent dans les bois. Elles poussaient drues et en gerbes
serrées dans une clairière, il na fallu quune paires de minutes pour les
cueillir. Cest dailleurs en coupant leur tige quil arrive que lon
déterre aussi un bulbe : on lenterre en revenant au milieu de la pelouse et on
finit par oublier lendroit, jusquà lannée prochaine. Me
souviendrais-je de celui que je viens de planter près de la racine dun
peuplier ? Ce bouquet serré me fait penser à la fête des jonquilles de Gérardmer.
Souvenir dy être allé gamin, avec les chars tressés de fleurs jaunes. La
prochaine édition aura lieu les 16 et 17 avril prochains et ce nest organisé que tous les
deux ans. Egalement le même jour dans les bois, pas loin d'où j'ai pris le cliché
dune branche munie de chatons presque transparents sous la lumière, une biche
indolente a traversé le chemin, s'est chauffée sous un rayon en nous regardant nous
approcher sans crainte, avant tout de même de disparaître d'un bond. Tout cela se cache
derrière les photos de quelques fleurs et dun printemps recommencé. Ça peut
paraître banal, sans intérêt, cest pour moi important, il y a des vies derrière,
un sens, un bonheur. Et le chat peut à nouveau rêver au soleil avec les primevères dans
son dos.
Fabrique à nuls, face de navet, facho notoire, faconde nanar,
fanfaron nobiliaire, fardeau négationniste, farouche nanti, fatal naevus, fauve
nécrophage, fécondité nullipare, fêlure néfaste, fervent nazi, fesses nues, feu
nourricier, fibrome nécrosé, ficèle à nouilles, fielleux nuisible, fier nabab, figure
narquoise, filandreux neurone, fistule nodulaire, flamme nostalgique, flasque noceur,
flatulence naturelle, fleur néphrétique, flottement niais, flûte notariale, folle
narine, fonds néritiques, fonction nougat, football natatoire, formol nuptial, forte
nuque, fosse nasale, foule naïve, fourbi nébuleux, fourré naphtaline, foutriquet naze,
fraction négligeable, franquiste nerveux, frappe au napalm, fréquentes nausées, fripon
nocif, frileux nigaud, frivolité de napperon, froc de nabot, frustration nauséeuse,
fuite nocturne, funeste nombril, fu(h)reur névrotique, fusion nucléaire, futur de
nains : cinquante deux occurrences, une par semaine, de quoi tenir jusquaux
élections de 2012.
Trois
pensées pour le Japon :
Bien-sûr,
voici lactualité de nos si proches orients pour paraphraser un titre de Philippe
Claudel. Encore voulait-il désigner ce grand Est qui nous réunit mais pour les contrées
dont je veux parler et dont je me sens tout aussi proche, il faut traverser quelques pays,
quelques mers et quelques déserts, bref, faire comme Rimbaud : glisser indéfiniment
vers lEst et le Sud. Dailleurs, en glissant vers lEst, cétait
Bruxelles il y a peu, et, en passant par les Ardennes, je sentais les semelles de vent du
poète : tout cela est déjà en notes décriture et en webcam. Là nest pas
le sujet, lautre orient qui mattire est plus lointain. Ce nest pas celui
qui sagite sous le joug dun colonel, mais cest celui de Rimbaud,
également gagné par la contagion dun peu plus de liberté. Comme lui, je suis
allé au Yémen (Webcam du 09/01/2008 et carnet
de voyage) pas loin dAden et du grand hôtel de lUnivers où fut prise la
dernière photo connue du sieur Rimbaud devenu négociant (Étonnements
du 22/09/2010 ).En effet, ces dernières années, jaurai écumé tout un orient
donc, Égypte, Jordanie, Iran, Syrie, rien à voir avec les trajets épiques du XIXème,
ces pays sont à quelques heures davion. Jaurais même dû me trouver à Sanaa
en ce moment précis pour aller visiter Socotra qui dépend du Yémen, cétait
justement lescale de deux ou trois jours avant de rejoindre cette île. Les visas
difficiles à obtenir et les mises en garde bien avant les événements avaient fini par
user la belle idée de revoir ce pays farouche mais si hospitalier. Sanaa et le Yémen, je
le vois donc à la télévision : manifestations, visages tendus, foule et je cherche
derrière ces premiers plans, les places connues, les maisons si belles de la capitale. Me
reviennent en mémoire lhôtel et le hasard qui nous avait attribué la plus belle
chambre, tout en haut des sept étages à marches de pierre, combien avait-il fallu
souffler pour monter les bagages, en plus la capitale est à plus de deux mille mètres
daltitude, ça coupe les jambes mais une fois en haut, la vue magnifique sur la
capitale, les appels du muezzin au cur des milles et une nuits, un bonheur,
vraiment. Bonheur qui se jauge aussi
lorsquon descend dans la rue, à côtoyer les marchands ouverts en permanence, les
sourires des hommes et les ombres curieuses des femmes. Le Yémen est propice aux
rencontres, tel vieil homme vendant de vieux couteaux traditionnels, tel groupe
denfants rieurs voulant être photographié, telle invitation à suivre dans des
ruelles étroites, qui pour une cérémonie ou une fête, qui pour le plaisir de montrer
une échoppe ou une maison. Dans de tels pays peu habitués aux égards et aux visites, le
touriste suscite une curiosité spontanée. Et cest dégal à égal que
lon se regarde, même reconnaissance mutuelle lun en face de lautre.
Cest ainsi que les rapports humains me plaisent. A voir maintenant les
manifestations de Sanaa, je retrouve instantanément la fierté des habitants qui
sexprime, dailleurs commune à tous les peuples dorients, avec le
pragmatisme pour qui dehors est centre de toute vie sociale, excès et débordements
compris. Le monde appartient à la rue, les rues forment un monde mélangé et rien ne
distingue la tête dun puissant de celle dun quidam moyen. Cest pourquoi
la rue, à linverse de toute organisation, à toujours inquiété tous les pouvoirs.
Pas seulement dans cette actualité dorient, en France aussi, il suffit de se
souvenir de la hargne avec laquelle ce gouvernement tente deffacer Mai 68, les
railleries incessantes dès quil y a des manifestations. La France est un pays
ingouvernable, répète-t-on à lenvi. Personnellement, je trouve cela plutôt sain.
En revanche, minquiètent les vieux réflexes colonialistes qui resurgissent, prompt
à donner des leçons et des jugements péremptoires, la vieille peur de létranger,
les hordes de sans-papiers qui vont déferler, mais en même temps lappât du gain
que lon pourrait faire sans vergogne sur le dos de ces orients que lon
méprise.
Je les ai
entendues à deux heures et demie du matin, dans la nuit noire, au moment où je rentrais
ma voiture au garage (ce nest pas parce que lon vit en province que les
soirées sont toujours vides et mornes). A deux heures et demie du matin dans lhiver
finissant (presque le titre dun livre de Marguerite Duras), jai reconnu de
suite lespèce de feulement sorti du jabot, le cou allongé dans la position du vol
comme une trompette, ces cris qui résonnent quelque part au dessus des maigres lumières
de la ville dans lair froid des nuages et de la brume. Mais lheure était
inhabituelle. Dhabitude, je naperçois les grues cendrées que le matin, en me
rendant au travail, leurs troupes en forme de V passent à basse altitude pour aller
séchouer dans les champs avoisinants et se repaître des maïs et des blés coupés
et dailleurs je les retrouve à la tombée de la nuit, ombres hautes et couleur
dardoise plantées dans les sillons. Cest ainsi de lautomne au printemps
en raison du lac immense situé à une quinzaine de kilomètres et qui accueille ces
oiseaux, à mi chemin de leur trajet migratoire entre les pays nordiques et le sud de
lEspagne. Certaines choisissent de rester dans cette région tranquille et
rechignent à poursuivre le voyage vers le sud. Elles passent lhiver ici. Mais cette
nuit-là, comme il était étrange de les écouter se guider dans lobscurité. Le
matin, je les ai entendues de nouveau plusieurs fois et jai pu apercevoir dans le
ciel leurs nuées ordonnées et mouvantes, volant très haut, sinterpellant de
groupes en groupes. Celles que japerçois viennent dEspagne, la migration en
sens inverse a ainsi commencé, elle vont rejoindre la Suède. Les associations locales
qui sen occupent estiment jusquà soixante-dix mille oiseaux dans les
journées les plus chargées. Elles cueillent au passage celles qui sétaient
installées ici pour lhiver. Bientôt le lac sera à nouveau disponible pour les
touristes dété. Dehors, les rosiers poussent leurs bourgeons, les premières
primevères écartent les feuilles tombées, les perce-neige défleurissent déjà et les
narcisses sont en boutons. Il est temps daller vider les jardinières des plantes
gelées, de ratisser, de gratter, de nettoyer les stigmates des mauvais jours. Les merles
sautillent devant la mangeoire vide, il nest plus temps de les nourrir. La
tourterelle se perche à nouveau sur la branche habituelle. Le chat redemande à sortir.
Précisément,
ça sappelle « détection et accompagnement des personnels en situation
dexclusion interne du fait dun désajustement professionnel ».
Cest un document de travail entre lentreprise et son comité
dentreprise. Jusque là, tout est normal : chaque évolution qui concerne
lactivité au boulot doit être présentée au comité dentreprise. Ce qui
choque, ce sont les mots. Pas exclusion, ni même exclusion interne, cest du
rabâché, hélas, on ne fait même plus attention à la cohorte dexclus de tous
poils. La nouvelle expression qui blesse, cest « désajustement
professionnel ». Bien-sûr, ce nest pas neutre. On connaît le mot ajusteur,
la noblesse de lactivité, tout ce qui existait autrefois, qui existe encore mais
quon sefforce de cacher sous des appellations alambiquées, des euphémismes
pour redorer un métier quon imagine à tort terni, mais il ne lest que dans
la tête de ceux qui ont admis la désindustrialisation comme une fatalité. Donc,
bienvenue aux opérateurs de fabrication, aux techniciens de maintenance, aux agents de
production, au vocabulaire et aux compétences interchangeables Exit lajusteur-monteur, outilleur, mécanicien
et tout son savoir-faire, dispositions de moteurs, de turbines, élaborations de machines
datelier, installation de ponts roulants, assemblages de trains dengrenage,
lodeur de fer, de graisse, la parfaite mécanique. Tout cela rayé et des
générations avec. Maintenant, cest coup de bambou : désajustement
professionnel. Il sagit à lévidence de désavouer purement et simplement ce
qui a été, dériger en postulat la déliquescence, denfoncer le clou en
précisant bien que le désajustement est strictement professionnel, de nier en quelque
sorte les répercussions personnelles que ce type de situation induit, abattement,
dépression, suicides (on en connaît
). Car la signification du désajustement
professionnel se comprend dans le contexte de la réflexion quon propose au comité
dentreprise et aux organisations professionnelles : cest le constat de
linemployabilité de certains salariés sauf que, dans la manière dont est
rédigée la phrase, on a limpression que lentreprise ne se sent nullement
responsable. On est ici, en plein dans le cynisme de la langue dentreprise que je ne
cesse de dénoncer, quelque chose dimpersonnel, un vague procès dintention.
Qui sen soucie ? Mais quand on essaie de conjuguer cette langue distraite qui a
oublié de nommer ceux qui sont concernés, la responsabilité pleine et entière de
lentreprise apparaît au grand jour : est désajusté professionnellement,
celui qui revient de longue maladie et a qui lentreprise est incapable de proposer
un emploi adapté ; est désajusté professionnellement, celle à qui on ne propose
plus aucune formation parce que lentreprise la trouve trop vieille (enfin, là,
cest le langage inavoué de lentreprise dans le dos de la salariée ; de
face, on lui dit que sa trop grande expérience la dispense de la formation
supplémentaire quelle a demandée
). Nest nullement désajusté
lancien PDG, responsable dune vague de drames et dun jeu de mots vaseux,
dont on ne dira jamais assez quil a été maintenu en catimini du grand public à la
présidence du conseil dadministration. Le plus grave nest pas que cette
expression, digne dun patronat de XIX°, le désajustement professionnel, soit
édictée, le plus grave cest que le comité dentreprise, dans sa volonté
légitime de communiquer à lensemble du personnel, relaye cette information du
genre « en ce moment nous avons entamé une réflexion sur le désajustement
professionnel avec la direction ». Par un tour de passe-passe, lexpression
devient celle des représentants du personnel, la direction réussit lexploit à la
fois de faire cautionner par eux labsence de responsabilité quelle a placé
dans ces termes et de diffuser massivement par quelquun dautre
lexpression quelle a inventée. Trop fort ! Nous avons tous la
responsabilité des mots que nous employons. Ici, nous savons très bien ce qui est placé
dedans pire encore, sous prétexte de soccuper des exclus, on invente un
complexe dont la responsabilité devient individuelle, celle du travailleur uniquement, et
cela simplement dans son libellé : le désajustement professionnel, vous avez
marché dedans, il fallait faire attention
La semaine
dernière, dans cette même rubrique, jai imaginé une sorte de jeu-concours
« pour de rire », comme disent les enfants, dérives sur les Exercices de style de Queneau à propos dune
anecdote plaisante. Tout cela a été relayé via Twitter par Anne Savelli dans la
contrainte liée à ce réseau qui impose un maximum de 140 caractères (espaces compris),
de la manière suivante :
Partie de rugby improvisée dans mon grand Est, comme quoi le Sud-ouest ne possède pas lexclusivité de ce sport : « Un gendarme en civil, entendant les cris d'un antiquaire de Nancy à qui on venait de dérober une pièce Art Nouveau, a réussi à rattraper l'auteur du larcin. Malheureusement en arrêtant le suspect, le gendarme a brisé lobjet volé, un vase signé Émile Gallé, en plaquant le voleur au sol. » (Source ArtClair). Amis internautes, participez à notre grand jeu concours : en sinspirant de Raymond Queneau et de ses Exercices de style, construisez votre propre version de cette histoire. Premier lot : un fragment de pâte de verre richement coloré ; deuxième lot : un éclat de cristal translucide ; troisième lot : létiquette du prix du vase brisé ( 1380 euros). En
alexandrins : Hésitant : Histoire
drôle : A la
manière dune chaîne stupide à la con :
Du lundi 27
septembre au vendredi premier octobre dernier, j'ai été l'invité du journal l'Humanité : belle contrainte (écrire un
article chaque jour) et grande fierté. Un souvenir : pendant deux jours j'ai acheté
-pour me lire- l'Huma dans un bureau de tabac à Cachan ou j'étais en déplacement.
On trouvera les textes ici : lundi 27, mardi 28, mercredi 29, jeudi 30
et vendredi 1° octobre.
Samedi,
cétait lanniversaire
de la galaxie Remue.net. Vraiment je voudrais dire combien ça a compté pour moi dy
être. Merci à tous pour ce partage. Je voulais écrire quelque chose de personnel mais
je me suis souvenu dÉloge de la vie dangereuse, de Blaise Cendrars (à qui
jai emprunté le titre de Feuilles de route)
et ce titre ma paru très approprié. Et aussi cet extrait prémonitoire du
numérique qui me semble correspondre parfaitement au souffle qui dure depuis dix
ans :
Au total
jaurai couru
Traditionnellement,
cest la semaine du blanc à chaque début dannée, entendez lopération
marketing qui inonde les boites aux lettres de brochures pour des peignoirs à prix imbattables, des couettes en faux duvet,
des oreillers en vrai synthétique, des draps multicolores, illusions publicitaires
auxquelles jai toujours eu du mal à accrocher. Pour moi la semaine du blanc a eu
lieu aux derniers jours de lannée, notamment un périple la veille de Noël aux
confins des Ardennes, villes de Revin, Fumay, Vireux-Molhain, toute cette partie où la
Meuse rejoint la Belgique en sattardant en volutes dans la pointe de Givet, cette
excroissance incongrue de la frontière du Nord-est. Du blanc, donc, et épais, pas moins
de cinquante centimètres de neige entassés entre les flots tumultueux de la rivière et
les collines dardoises bleues. Javais cependant pris quelques précautions
(pelle à neige dans la voiture) et surtout je ne métais aventuré que sur les
petites routes, négligeant autoroutes et voies rapides qui sont les premières à pâtir
dun camion en travers, obligeant les automobilistes derrière à une immobilisation
pour de longues heures. Tranquillisé par la possibilité de pouvoir faire demi-tour quand
je le désirais, jai parcouru les grandes lignes droites des plateaux venteux que je
connais bien : la ferme de Navarin et son monument imposant où Blaise Cendrars
perdit son bras, plus loin, Attigny, « pays doù lon arrive
jamais » cher à André Dhôtel et aussi la proximité de Roche où Rimbaud écrivit
Une saison en enfer. Enfer blanc, donc, routes
glissantes, heureusement désertes, jai fini par atteindre Charleville, ne me suis
pas arrêté, une fois nest pas coutume, pour saluer le poète au cimetière et
jai continué ma route jusquà la grande glissade sinueuse des Mazures qui
permet de rejoindre la Meuse. Il y avait plus de circulation dans cette vallée encaissée
où les routes se pressent dans les bois, il y avait surtout énormément de neige et les
habitants des villages erraient la pelle à la main en regardant où ils pouvaient bien
encore entasser les dizaines de centimètres supplémentaires tombée dans nuit. Des tas
impressionnants sadossaient déjà aux murs des maisons, semblaient libérer ici une
sortie de garage pour encombrer ça et là des passages réservés aux piétons. Des haies
sécroulaient sous des matelas de flocons, des escaliers déversaient des avalanches
de couettes blanches et des oreillers glacés. Le vent avait obstrué des portails
jusquen haut des vantaux. Dans limpossibilité de savoir où se trouvaient
trottoirs et chaussées, piétons, voitures et camions se retrouvaient ensemble dans la
traversée de ces bourgs : vu une grand-mère traînant une poussette à marché
comme un traineau, vu un homme sauter par-dessus une barrière de sécurité et
senfoncer jusquà mi-cuisse pour éviter un semi-remorque, vu des véhicules
patiner, vu des toits de camionnettes surmontés de congères, vu des automobilistes
prévoyants munis de chaînes comme dans les stations de sport dhiver. Je me suis
retrouvé en difficulté à lassaut dune colline et jai dû faire marche
arrière puis à nouveau marche avant aidé par un passant, tout cela avant
datteindre enfin le but de mon voyage. En repartant, nous avons lentement enroulé
le chemin de laller, nous avons doublé le train qui de toute façon serait
immobilisé plus loin dans lhécatombe de retards et dannulations ferroviaires
qui avait motivé mon départ en voiture, nous avons rejoint à nouveau Roche, Attigny,
Navarin, nous avons pu revenir à temps pour passer Noël ensemble, ce qui nétait
pas gagné au départ et cétait cela limportant. |