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Notes d'écriture 2013
Que F devienne fruit : cest ainsi que je
terminais ma dernière note décriture, il y a quatre semaines. Depuis je nai
pas chômé. Dabord, ce rendez-vous avec mon éditrice et lheureux constat de
se sentir tous deux sur la même longueur donde, de parler dun texte comme
dun enfant impétueux, un peu trop bouillonnant quil faudrait tempérer,
vouloir le rendre attachant, enthousiaste. La reprise du premier jet de F, que javais ainsi soumis, a continué sans
temps mort, sans réflexion, dans linstant. Le texte na pas eu le temps de
reposer au fond de lordinateur. Jai pris le travail à bras le corps.
Jai tout débâti, le patchwork est répandu par terre, il faut reconstruire
lhabit, refaire les assemblages, reprendre les coutures, les rendre invisibles. Pour
rendre compte du travail entrepris, il faudrait imaginer un costume, il ne sagit pas
que de déplacer un bouton comme dans les Exercices
de style de Raymond Queneau. Il faut retailler les poches, modifier le col, raccourcir
les manches, ajouter une pince dans le dos, coudre une martingale, permuter les boutons et
même, cest plus profond, ça tient du remaniement du tissu, du motif, de
lapparence, la doublure à changer, presque tout quoi. Jaccomplis ce travail
avec joie, enthousiasme même, je ne me savais pas si doué en tricotage et autres travaux
daiguilles. Il y avait, paraît-il, des tailleurs chez mes aïeux paternels. Reste
létonnement de ce travail sans relâche, quatorze mois que jai commencé ce
bouquin, aucune lassitude, au contraire, une obsession, je vis avec, je my plonge,
je rame parfois, mais javance. Javance, et ce sentiment sera celui au premier
jour de lannée.
Voilà, F comme fin, F
comme fini. F, fameux nom, code secret de
(peut-être) mon dixième livre. Jai mis un point dhonneur à terminer le
premier jet, comme on dit, avant le 11/11, date à jamais égale, retournable et
emblématique, date symbolique aussi puisque cest exactement à cette date, que
jen ai parlé pour la première fois à qui de droit, il y a un an, à Brive, au
milieu de la nuit, sur fond sautillant et musical de boîte de nuit, avec Harlan Coben
derrière moi en géant vert sous les sunlights. Et que je lui ai aussi donné à lire (à
qui de droit et pas à Harlan Coben) un vague début lors dune autre date
retournable un mois plus tard, le 12/12, sur la route dAnnecy, cette fois-ci en
plein jour et plus au calme (nous nous sommes aussi revus un vendredi 13, il ny a
pas longtemps). Finalement, lécriture nest jamais quune question de
symboles, de coups du sort, de dates retournables, de moments propices, nuits et jours,
clair-obscur, ombre et lumière, tarots, magie et superstition, on dirait la vie
non ?
Cest
mon fils qui travaille à Bruxelles qui me la raconté : il a vu une dame dans
le métro belge qui lisait Ils désertent. Bien
sûr, nous en avons plaisanté. Il était partagé par la furieuse envie
dinterrompre cette dame et lui signifier que lui aussi avait beaucoup apprécié ce
livre. Le SMS dithyrambique quil mavait envoyé après sa lecture est une de
mes grandes fiertés. Son avis compte beaucoup pour moi, cest un liseur discret,
avec des goûts sûrs (en ce moment Lovecraft). Bien sûr, il nest pas intervenu
auprès de cette lectrice : qui laurait fait ? Peut-être moi, finalement.
Ça a toujours été un vieux rêve de voir quelquun qui lirait un de mes livres
dans le Métro, cest peut-être un fantasme décrivain répandu, je ne sais
pas. Toujours est-il que je me vois bien intervenir devant un inconnu médusé, voire
même de sortir ma carte didentité pour attester que je ne suis pas fou, voire
faire une dédicace du genre « à un lecteur inconnu, station Les halles
etc. ». Ou alors, le suivre, savoir où il descend, ce quil va faire, où il
travaille
Jai toujours eu du mal à imaginer qui pouvait lire mes livres. Et
même, le petit lectorat engrangé après laventure de deux Goncourt successifs me
laisse toujours perplexe. Il me manque un maillon entre le moment où jécris une
histoire qui me semble pouvoir nintéresser que moi et le moment où cette histoire
se réduit à un petit paquet de feuilles proposé aux lecteurs. Ce nest pas de la
fausse modestie, plutôt une incapacité à me projeter en tant que lecteur. Tiens
dailleurs voilà une question pour schizophrène que tout écrivain devrait se
poser : si jétais lecteur, est-ce que jachèterais un de mes livres(et
lequel ?). Pas sûr
Toujours est-il quil mest déjà arrivé
doutrepasser mon rôle décrivain dans le même genre dhistoire et je
dois dire quà chaque fois, ça na pas été une réussite.
Jai
commencé à mintéresser à luvre de Claude Simon au tout début des
années 2000. Je ne sais pas par quels chemins jy suis parvenu. Probablement que
François Bon, dans son site Internet dalors,
my avait emmené (peut-être cet hommage, dit en
1999 au banquet de Lagrasse ?). Probablement que le site de Christine Génin me
la fait découvrir encore plus. Commence alors cet espèce de compagnonnage en
parallèle. Claude Simon est encore vivant, grand
âge, nous voici, comme disait
Saint-John-Perse. Mais il écrit toujours : Le
Jardin des Plantes est paru en 1997, suffisamment charpenté et important pour tenir
plusieurs années, non pas un résumé autobiographique, ou des mémoires comme on a pu le
lire lors de sa parution, mais plutôt une extension, une prolongation fidèle à la
manière dont il a abordé toute sa vie le continent de littérature : défricher,
déchiffrer, aller au plus profond de soi et de sa perception pour raconter le monde tel
quon la perçu. A cette époque (et encore maintenant), ce nest pas cet
aspect qui ma étonné chez Claude Simon, mais plutôt la matière, comment il
tournait et retournait ses mots. Lorsque jai écrit Composants (Fayard, 2002), je me souviens
exactement de la place que représentait Claude Simon dans mon écriture. Pas question
dimitation mais de lélan que pouvait me donner ses phrases. Je ne lai
pas évoqué
alors, mais cest vraiment le goût, linfluence (oui, on peut parler
dinfluence) qui me reste de cette époque. En recherchant des traces sur Feuilles de route, je sais que jai chroniqué
La bataille de Pharsalle (Note de lecture du 27/06/2001), emmené Histoire pour le lire en vacances en
2001(cétait Venise, cette année-là), mais avant, cétait, dès sa parution,
le merveilleux Tramway (Note de lecture du 15/04/2001) et La route des Flandres, un mois plus tôt.
Jétais effectivement, en plein dans lécriture de Composants, à cette époque. Tramway, donc, cet « impalpable et protecteur brouillard de la
mémoire » comme le dit lauteur dans la dernière phrase du livre et
compagnonnage en parallèle puisque je le lis un mois à peine après sa parution (je me
souviens lavoir acheté dans « ma »
librairie). En parallèle donc, ces quêtes qui se poursuivent, son écriture si jeune, si
étonnée répond forcément à la mienne. Lorsquil disparaît en juillet 2005, je nen fais quune brève allusion
quatre jours plus tard en actualités de F de R, je rédige alors Langres suse exclusivement, cest une nécessité , un
chemin parallèle, bien sûr. Depuis, cest la même sensation : non, je ne
recoupe pas nos chemins à intervalles réguliers, lécriture de Claude Simon est
là, juste à côté, nous avançons de concert.
Jai
limpression davoir la tête dans le guidon en ce moment. Jécris, je ne
fais même que cela, pas moins de dix pages la semaine dernière, cinquante en un mois,
avec le boulot qui a repris et des activités personnelles qui se sont rajoutées et que
je ne soupçonnais pas si denses. Par moment, jai limpression déteindre
le feu, de passer dune action à lautre sans autre choix que de faire diminuer
le petit tas de choses toutes plus urgentes les unes que les autres et qui se rajoutent. La tête dans le guidon, de la même manière qu'on
s'enroule autour du corps un étrange hélicon pour en sortir des sons laborieux de tuba.
La tête hors de l'eau donc, la tête dans le guidon, mais pas vraiment celui dune
bicyclette de curé dans une déambulation de campagne, ni celui dun vélo de course
au Galibier, plutôt une succession de petites reines dun jour, un tricycle
succédant à une patinette, suivi dun VTT, limportant étant de changer de
monture sans réfléchir, un jour à Lille, lautre à Paris, le suivant à Amiens ou
Reims et écrire, écrire, écrire dans cette obsession un peu mécanique. Parfois je
marrête : cest Anne qui minvite à lire, comme ici, et, comme à chaque
fois, cest merveilleux, vent dans les arbres, trottoirs ensoleillés, lhiver
est encore loin.
En cette
période de vendanges et de récolte dautomne, ce sont Anne Savelli et le
printemps de Cerise qui maccueilleront ce vendredi 20 septembre à 19h30. En
résidence depuis plusieurs mois dans le centre socio culturel du 46 rue Montorgueil, Anne
a déjà un beau palmarès dactivités et dinvitations diverses dans ce
lieu : pour mémoire, par exemple, le surprenant Pecha Kucha (voir en rubrique Etonnements du 27/03/2013). Cette fois encore,
nous croiserons nos lectures, comme nous lavions déjà fait il y a déjà 2 ans à
Montreuil, souvenir inoubliable pour moi. Depuis ce moment, il me semble que toute
lécriture que jai entreprise, a versé dans un registre beaucoup plus
auditif. Cette influence, je la dois à Anne, qui mépate toujours par ses lectures
(voir là avec le guitariste Jean-Marc Montera ou ici, pour Médiapart), en ce quelles apportent de limpidité à
son écriture fragmentaire : souffle et renouveau de la littérature. En choisissant
les extraits que nous allions lire, nous avons été surpris de la manière dont ils se
répondaient, semblaient semboîter et former quelque chose de dynamique et
dhomogène. Cest le cas notamment de textes inédits, encore en cours
délaboration pour tous les deux. Lire un texte qui na jamais été montré
est un enjeu forcément important, un dévoilement et il est certain que nous allons
guetter nos (vos) réactions !
Jours brulants, on aurait pu traduire ainsi le recueil de mémoire de
James Walter, intitulé Burning days. Cest lui qui le dit dans une interview. Mais
traduire cest faire des choix et James regrettait qu'un seul sens de son
autobiographie ait été conservé sous le titre de Une
vie à bruler. Car cest bien de jours brulants quil sagit, du
quotidien, de la manière de remettre en jeu chaque matin et combien le nez dans le
guidon, on sen rend rarement compte. James Salter sait de quoi il parle, et ça va
bien au-delà de sa vie de tête brûlée, pilote de chasse des premiers avions à
réaction si délicats à la manuvre, à lépoque de la guerre de Corée et
des véritables duels entre F86 américains et MIG russes. Son autobiographie est en deux
parties, à limage de sa vie, scindée entre le renoncement de sa carrière
militaire pour embrasser la vie non moins aventureuse décrivain. Pourtant dans ce
livre de souvenirs, il ne faut pas sarrêter aux inévitables clichés du beau
pilote ou du scénariste dun Hollywood de pacotille. Des noms jalonnent
obligatoirement cette vie, Kerouac, avec qui il était à lécole, Nabokov, Irvin
Shaw, Robert Phelps
Limportant reste cette succession de jours brûlants. Dans
ce quon imagine une vie bien remplie, pouvoir constater à la toute fin
« Santé, bonne. Espoirs, passables. » est une victoire. On le sait, mettons
que le danger, ce serait foncer sans se préoccuper de rien, nous le faisons tous. Une
nuit on se réveille en sueur, le mal de dos qui persiste, cauchemars, autant de signe
pour se méfier, faire gaffe, rien n'est jamais vraiment fini, ni les jours tristes, ni
les gais bien sûr auxquels on aspire, bref, tous sont des jours brulants, et
lécriture qui les jalonne est une braise : mettons que le danger
permettons, admettons, le nous de limpératif présent est une extension abrupte de
ce jeu, de notre incandescence, un direct du droit sans lequel lécriture perdrait
toute saveur. Ce livre sur sa vie se termine ainsi « Mon bras autour delle.
Sensation de courage. Grand désir de continuer à vivre. » Peut-on rêver
mieux ?
On connaît
la célèbre réponse de Samuel Beckett à une interview sur la question-bateau
« Pourquoi écrivez-vous » : « Bon quà ça », répondit-il,
dun frêle esquif .
Le
ravissement, bien sûr on pense à Lol V Stein, de Marguerite Duras, ravissement au sens
de rapt, quelque chose qui vous prend, vous déplace. Le déplacement ici, dans ce lieu
connu de lîle italienne était attendu. Encore fallait-il que ce quon
espérait puisse arriver, cest-à-dire continuer notoirement le texte en cours.
Notoirement il a continué, tant mieux. Il faut dire que lambiance là-bas préside
à cette concentration, cette paix : oloé innombrables,
bancs de pierre pour la lecture, terrasse et coins dombres, abris sous les orangers,
les citronniers, lolivier, le grand chêne. Oloé
pour lécriture sur la petite table carrée, terrasse de la cuisine, et cette
impression de fraîcheur alors que la température dépasse 35°. Bref, voilà, F a
avancé : ravissement. Pas dangélisme cependant, la satisfaction que cela
avance est une chose, le doute qui taraude obligatoirement lécriture constitue son
complément obligatoire. Etonnement, tout de même, de voir combien le texte envisagé au
départ a tenu le cap, distance prévue, agencement, trame
Etonnement parce
quil sest passé tellement dévènements inattendus, la vie quoi...
Peut-être que cette constance est finalement une manière de résister, de tenir. Je me
souviens de lannonce que javais faite en novembre de lannée passée à
son sujet, la première fois que jen parlais, ce dévoilement à qui de droit au bon
milieu de la nuit, dans un lieu étonnant où, linstant davant, Harlan Coben
déployait son mètre quatre-vingt-dix juste derrière moi. Jai été fidèle, je
pense, à ce que jenvisageais alors (ne pas croire pour autant que ce livre est
plan-plan, surprise pour moi de tous les instants). Le texte maintenant a basculé vers la
fin, a entamé lultime glissade. Je sais
que je le terminerai.
Voilà :
une demi-année passée. Six mois quon sentait confusément durs et qui auront tenu
leurs promesses dâpreté. Pour autant, au moment de basculer vers lautre
moitié de lannée, ça a tenu, on est là, toujours, un peu bousculé mais assez en
forme, au final. Ça a tenu. Dabord F, le
texte en cours, dont lobligation semblait si paralysante en début dannée,
avance, a bien avancé, correctement et sans retard. Sans quoi, lannée, me
semble-t-il, aurait été irrémédiablement perdue. Sans qui, au-delà des moments
difficiles, combien dheures sont apparues étrangement belles et légères, des
voyages et des trains pris avec allégresse, des rendez-vous de quais de gare, des repas
improvisés. Toutes ces vies décrivain à raconter plus tard dans un nouveau tome
de Lagarde et Michard : rions
ensemble ! Tout un monde sans quoi le train de nos vies aurait été plus
inconfortable. Sans quoi, sans qui : merci infiniment. Alors, glissons sans crainte
vers cette deuxième moitié dan, lété à passer, un automne et
lhiver : comment se nichera lécriture, avec quoi, avec qui ?
Le 13/04/2005, jécrivais ceci en Etonnements : « Une
errance inattendue mayant emmené au hasard des routes de
La nuit
remue, 7ème édition (déjà) indique : « plusieurs heures de
lectures publiques pour découvrir des auteurs amis : à chaque fois une fête ».
Une fête : jy suis allé avec cette envie forte et chevillée au corps qui vous
prend parfois lorsquon réalise ce qui compte pour soi. Ce qui compte : remue.net en maison bleue (ceux qui vivent
là ont jeté la clé) mais sans vieille rengaine, sans nostalgie aucune, juste le plaisir
neuf de retrouver ceux qui comptent depuis des années, Philippe Rahmy, Yun Sun Limet, Chantal et Dominique, Guénaël et Sébastien. Bien sûr, Anne et Joachim, et, avec eux, on est dans le
quotidien ou presque, pour preuve lincroyable feuilleton en 13 épisodes du Journal de la lutte de Dita Kepler, un par
jour, suivi avec attente et attention sur Remue.net encore. Ainsi la nuit remue, en plein
jour, en permanence. Il y a bien longtemps quon a dépassé les temps pionniers du
web, dans lesquels sinscrivait encore notre étonnement devant la porosité entre
virtuel et réel : plaisir de se rencontrer aux premières AG de lassociation.
Dans ces dinosaures davant blog, Facebook et Twitter, je sais lapparence que
jai : stégosaure ombrageux ou diplodocus étourdi, en tout cas du genre
herbivore à manger mes Feuilles de route dont
laspect fossile dans les progrès du Web étonne.
Mais cest seulement un choix esthétique, et, en tout cas, jy suis moi,
dans le web, jusquau cou, et combien je partage la conviction que la création de la
littérature ne se joue plus seulement dans les livres. Jamais je noppose
lodeur des pages et le miroir des liseuses, bien longtemps que je passe de lun
à lautre avec un égal bonheur (Voir Lotus
Seven de Christine Jeanney
en Notes de lecture, cette semaine). Même si, en apparence, je poursuis une
« uvre de papier », personne nest en mesure dimaginer
limportance que représente pour moi, dans la créativité journalière, tout ce que
je glane dans les mondes numériques, et pas seulement les contenus, mais les formes, les
usages et les rebonds multiples. Remue.net est une étoile importante de ma galaxie :
la téléportation en chair et en os pour cette 7° nuit remue métait vitale.
Cest
quelques minutes à peine avant de lire la communication que jai prévue en tant que
doctorant (manuvrer la langue, écrire le travail, nommer la littérature) que
je reçois ce SMS : cest non pour lembauche. Etrange mise en abyme pour
moi qui minterroge sur les rapports que nous entretenons entre travail et
littérature. Mise en abîme aussi, dans le synonyme de la chute ou du gouffre, car on
sait combien ceux à qui on dit non pour lembauche, chancellent, et nous avec, par
rebond et par affection. Etrange donc de devoir parler encore sous le choc de ce message,
de commencer par cette première partie où jexpose la manuvre de langue de la
part des entreprises : ici, aucune manuvre, cest non pour
lembauche. Clair et net, brutal. Dans ces conditions, il faut alors écrire le
travail et restituer avec la même sauvagerie nos échanges : non pour
lembauche, la part de rêve qui sen va, ce quil faudra remettre à plus
tard, la lassitude qui parfois vous envahit, alors quil faut continuer, continuer,
chercher encore. Il ny a pas de sujet du travail, finalement, il ny a que la
vie qui parfois vous étripe, où vous octroie de ces étranges coups du sort, mise en
abyme, en abîme, au moment où on sapprête, en tant que doctorant, de poser une
réflexion bien menée, suivant les canons universitaires, plan en trois parties :
manuvrer la langue, écrire le travail, nommer la littérature. Nommer quoi ?
Pour moi, à linstant où je minstalle devant le micro, la littérature se
résume à : cest non pour lembauche.
On en a
jamais fini de Rimbaud : cest un point qui rassemble, une étoile que lon
guette dans le ciel et qui nous ouvre aux galaxies dà côté. Voici la grande ourse
et son allure de casserole à manche, la ceinture dOrion et son alignement
parfait : on voyage. Rimbaud donc, existe en trois époques avec les restes
archéologiques qui y sont associés. Première époque, il a vingt ans, il quitte la
poésie et nous voilà sans frère. Ses restes : quelques textes, les souvenirs émus
de Verlaine et comme unique trace voulue par lui, Une
saison en enfer, prix dépoque un franc et devenu inestimable. A la deuxième
époque, il a trente-sept ans, il quitte la vie terrestre. Ce quil laisse derrière
lui : une jambe à Marseille, une malle de voyage au musée de Charleville et un
stock de lettres disséminé partout sur son ennui. Troisième époque : il na
plus dâge, légende, légende, légende. On guette son empreinte, on cherche les
stigmates des dieux, on tente de rassembler les trois époques. Quelque chose nous gêne :
sa tête de poète magnifiée par Carjat se saccorde pas avec ses jambes de marcheur
au Harar ou ses bras trop grands couvert de coton rude à Aden. Lassemblage ne prend
pas, le vin tourne. On cherche (je cherche) des nouvelles post-Rimbaud, je vais voir du
côté de Ménélik (en note de lecture), je respire la campagne de Roche, je discute avec
ses voisins de cimetière, jécris des livres qui parle sans cesse de lui.
« Mon cher monsieur Ilg, dit Rimbaud en 1891, Jespère que vous aurez liquidé
jusquau dernier Thalaris et au comptant toutes mes marchandises, jattends
anxieusement le règlement de tout cela pour pouvoir modifier ma situation
ici. » : on est très sérieux quand on a trente-sept ans. Dix ans après la
vie terrestre de Rimbaud, Hugues Le Roux rencontre Alfred Ilg. Lhomme est maintenant
conseiller de lempereur et principal concessionnaire de
Wanda :
dans la première scène du film, on la voit, habillée tout en blanc, arpenter les
chemins noirs de charbon qui forment son quotidien pour aller rejoindre le tribunal et y
divorcer. A ses torts, elle le sait : elle ne soccupe ni de ses enfants, ni de
son mari. La suite : comment elle rencontre un faible malfrat, comment par peur
dêtre seule ou abandonnée, elle sy accroche. La fin, on sen
doute : sera tragique. Les prises de vue : on est dedans, en face, au dessus,
mais toujours en plein dans lhistoire. Penser que ce film est le premier (hélas le
dernier) dans lequel une réalisatrice, une scénariste et une actrice forment un seul
corps : admiration. Ce film date de 1970. Je lai vu hier pour la première
fois.
Cette visite
à Clermont-Ferrand était organisée depuis longtemps. Javais déjà dû repousser
la date prévue pour recevoir le même jour le prix Eugène Dabit à lHôtel du Nord
à Paris. Cest donc avec impatience que jai pu rejoindre quelques mois plus
tard une ville que je connaissais déjà bien pour y être allé plusieurs fois ( par exemple le 01/02/2006
) ou au lycée de Chamalières avec Cécile Beauvoir (voir note de lecture du 13/04/2011 ). Là, cétait pour
rencontrer deux classes, en continuité du Goncourt des lycéens, ajouté en fin de
journée dune rencontre à
Jai
reçu très récemment le prix Jean Amila-Meckert à loccasion du salon du livre
dArras, Colères du présent, qui se tient
traditionnellement le premier mai. Grande fierté pour moi et à plusieurs titres. le
premier tient dabord à lauteur qui a donné le nom de ce prix. Jean
Amila-Meckert a croisé par hasard plusieurs fois mon parcours. Pour ma première
participation, deux ans auparavant à ce même salon dArras à loccasion de la
sortie de Retour aux mots sauvages, cet auteur
nétait déjà pas un inconnu. Lors dune journée universitaire à Lille, deux
mois auparavant, javais rencontré Pierre Gauyat qui avait eu la bonté de me faire
parvenir sa thèse sur Jean Amila-Meckert, document ô combien précieux pour qui
travaille à mettre en forme un projet de même ampleur. Jai eu la chance de
retrouver Pierre Gauyat à loccasion dun débat cette année sur cet auteur de
prédilection, mais également de côtoyer, Laurent Meckert, fils de lécrivain. Ces
échanges amicaux pendant les deux jours que jai passé à Arras ont été très
agréables, avec le décor du beffroi et de la grand place, sur fond de bière Chti. Placé sous le patronage dun
auteur qui fût si impliqué dans son temps, ce salon du livre était évidemment voué à
être une réussite, surtout si le beau temps se mêle de la partie, comme ce fût le cas
(il ny avait que le Nord épargné par la météo). Stands extérieurs et terrasses
de café bondées, cétait lendroit où il fallait être pour fêter le 1°
mai et le muguet. Merci à tous les organisateurs pour ces chaleureuses journées, au
soutien actif du Conseil général du Pas-de-Calais et à la présence amicale de Wilfried
N'sondé.
Comment
nommer le nouveau livre ? A chaque fois que jai entamé un nouveau texte,
jai eu envie de le nommer rapidement, sans savoir même si cette inspiration irait
au bout, simplement pour pouvoir le retrouver à travers les pages de Feuilles de route.
Je ne lai pas encore fait, où si peu. Il y a bien une vague mention dun texte
au nom de F en archives, dans le résumé de lannée 2012, laconique : Nov
: début de l'écriture de F. Voilà, appelons-le ainsi, cette sixième lettre de
lalphabet sera son nom de code, comme ID a présidé à Ils désertent.
Ce nest pas une habitude systématique : RMS nétait pas le nom de
code de Retour aux mots sauvages, dailleurs le titre a été trouvé
tardivement, après la rédaction du texte. Ici, cest différent, le titre
sest imposé à moi, quasi en même temps que lidée, limpulsion
décrire, je crois dailleurs quil maide à le réaliser. Pour
autant, nallez pas vous livrer à des suppositions, le nom de code est suffisamment
abscons, jaurais dailleurs pu le nommer par la dixième lettre de
lalphabet (« J »), puisque si la publication va à son terme, ce
sera mon dixième livre. Mais rien ne presse, reste à lécrire. Un point
davancement : environ 100 pages de rédigées, des chapitres très courts et
lidée dun livre qui approcherait (dépasserait ?) 300 pages. Cest
drôle, je nai pas changé dun iota cette idée première dun livre qui
serait ainsi, à la fois long et morcelé, éclaté entre différents personnages (au
moins cinq), un vrai roman, avec une vraie histoire (drôle de dire vrai pour ce qui
nest que de la fiction), mais en même temps, quelque chose qui sancre
profondément dans la réalité. Pas envie du tout que limagination (la mienne)
prenne le pouvoir, il me faut des faits, comme souvent, pour avoir le courage de fabriquer
des personnages tant soit un peu réels. Fuir la facilité, honnir la complaisance, tous
les pièges que posent clairement la fiction. Revenir au langage, lorigine de tout.
Dit comme cela, cest beau, reste à le faire, avec le danger de passer à côté,
mais cela est inhérent à chaque livre. Jai peu parlé jusquà présent de ce
texte qui sélabore, quelques allusions à sa complexité en note décriture
le 13/02/2013, et la dernière note de 2012, celle du 21 décembre lui était consacrée,
comme sil fallait passer le flambeau à une année que je présentais plus
mouvementée. Le premier souvenir auquel je reste attaché, cest de lavoir
évoqué à mon éditrice pour la première fois un soir à une heure du matin, dans un
lieu improbable et dansant après une manifestation littéraire où javais
présenté Ils désertent. Cétait pour moi majeur que cette suite
décriture puisse démarrer, sinscrire en plein milieu de cette vie
littéraire, en jonction parfaite.
[
] Est-ce que je peux te donner un conseil ? Bien
sûr. Ne tapitoie pas sur ton sort. Cest ce que font les imbéciles. Je
men souviendrai. [
] Et je me
rappelai soudain que Nagasawa mavait conseillé de ne pas mapitoyer sur
moi-même : « Sapitoyer sur soi-même, cest ce que font les
imbéciles. » Oh là là, Nagasawa, tu es vraiment admirable, pensais-je. Puis je
soupirai et me mis debout.
Décès de
Ronald : jai reçu ce mail terrible de la part de sa famille. Jétais encore
à bord de lavion qui me ramenait de lîle Maurice, nous venions
datterrir à Orly et, en attendant de débarquer, je chargeais les messages qui
sétaient accumulés depuis une semaine. Sur le coup, je nai presque pas fait
attention en voyant le nom de Klapka dans le défilement des intitulés, jai pensé
à lhabituelle et régulière Lettre de la Magdeleine.
Lorsquon
ma proposé de participer à la rédaction désormais traditionnelle du Libé des écrivains, jai été ravi. Le
métier de journaliste fait partie des mythologies qui rejoignent notre écriture. Réagir
sur sujet, en un nombre de signes déterminés davance nous est parfois
(souvent ?) proposé, et rédiger la mise à jour de Feuilles de route sapparente forcément à
composer un hebdomadaire. Javais le choix entre écrire un article à lavance
ou venir me mêler à léquipe de Libération.
Je prends les deux, mon Capitaine !
Bien sûr, jaurais bien aimé obtenir le prix des libraires. Le
sort en a décidé autrement et cest Yannick Grannec avec son beau titre La déesse des petites victoires qui la
obtenu. Dans ce dernier carré, nous nétions plus que trois en lice avec Fabrice
Humbert (Avant la chute), mais le
suspense a été tellement lissé dans le temps, que létonnement de me voir passer
les sélections successives, sétait mué en une attente sereine. En effet, entre la
première sélection à lautomne et le résultat final, cest la moitié
dune année qui vient de défiler. Les sollicitations qui ont suivi la sortie des
livres se sont estompées et déjà se profilent dautres écritures, dautres
projets. Idem, jimagine pour les libraires : les fêtes de Noël, une rentrée
littéraire de plus en janvier et combien de centaines de kilos de livres manipulés
depuis. Ceci dit, le prix des libraires est véritablement leur prix. Il existe depuis
1955 et quand on regarde la liste des gagnants, jaurais bien aimé rejoindre Muriel
Barbery, honorée pour L'Élégance du hérisson en
2007 ou Victor Cohen Hadria en 2011 pour Les Trois Saisons de la rage.
Ce texte,
dAnne Savelli, que jai honteusement détourné, sintitule être
lue.
Je passe à
Charleville toujours en coup de vent, on dirait Rimbaud. Cest généralement pour
rencontrer des salariés de mon entreprise, et je repars vite mais jai toujours un
moment pour aller au cimetière voir le poète, comme le VRP dIls désertent. Mardi dernier, je me suis organisé
plus efficacement et jai enfin pu déjeuner avec Alain. Cest un ancien
collègue, expatrié dans une administration de la ville : bon job, beau cadre de
travail, il ne regrette pas. Alain est probablement mon tout premier lecteur des Ardennes,
toujours prompt à collectionner mes livres et à suivre mes Feuilles de route (Bonjour Alain !). Il est
peintre « également », c'est-à-dire à parts égales, dans cette étrange
alchimie qui nous satisfait de ne pas avoir à choisir entre travail et
créativité : bien des points communs entre nous, que nous évoquerons longuement au
restaurant. Je suis reparti de Charleville avec une toile. Déjà, CV roman
lavait inspiré, il y a quelques années : premier CV de lhomme des
cavernes avec mammouth intégré, des couleurs vives et beaucoup dhumour, comme le
hasard de son nom, Delatour, phonétiquement identique au célèbre artiste du XVII°
siècle, émule de Caravage. Couleurs et humour, idem pour le Rimbaud quil
moffre, mais attention, pas question de naïveté : sa figure patibulaire est
un mix entre la photographie adulée de Carjat et les dernières quon a retrouvées
de lui à Aden, visage émacié et dur. Cest la tête quil aurait pu avoir,
sil avait vécu plus longtemps, débarquant dAfrique, revenant ici
sinstaller et se marier, comme il lavait écrit à sa mère : un type
ayant laissé ses rêves là-bas, traînant son ennui dans les Ardennes.
Charleville-Mézières est une ville rude, on y encense le poète mais il y a toujours un
détail qui cloche, qui vous rappelle au pragmatisme de lendroit : quune
fresque soit peinte sur le mur de la résidence Rimbaud (propriété privée, défense
dentrer) avec le poème Sensation, elle y intègre larrivée du gaz sur
la façade (voir en Webcam). Et impossible de photographier la tombe de Rimbaud sans voir
limmeuble derrière. Et les seuls authentiques T-shirts à son effigie (sur la
couverture dIls désertent) sont disponibles à la boutique Au travailleur,
cottes de mécanicien, blouses de cuisinier et autres articles de boulot. Cest sans
doute pour cela que jaime cette ville : pas de crédulité envers la poésie,
aucune concession sur la vie, sauf celle à perpétuité du destin fabriqué dun
poète. Cest pourquoi ce tableau me plait. En revenant chez moi, il a trouvé une
place de choix dans mon bureau, mais cest étrange comme il y change
latmosphère, jai limpression quil me surveille, le grand méchant
Rimbaud, quil me regarde avec son air dur : « Pas facile
lécriture, hein ? » ricane-t-il. Et cest tant mieux. Le tableau
est maintenant à côté de mes propres souvenirs du Yémen ou de Syrie. Lorsque jai
évoqué le grand méchant Rimbaud à Alain, il ma répondu : Appelle-le
Rimbaud lAfricain ! Il a raison, cest ainsi quil faut le voir, avec
en arrière-plan le dépaysement des couleurs, ses rêves et nos mots.
La fête du livre de Bron est un toujours un évènement. Jy étais
déjà venu en 2008, en compagnie de François Bon (on en trouve des traces ici chez lui, et, dans mes Notes décriture, le 22/02/2008). Jy suis donc revenu cette
année le week-end dernier et jai retrouvé avec un immense plaisir le noyau dur de
lorganisation Brigitte Giraud, Yann Nicol, mais aussi Laëtitia Voreppe, les
libraires et les équipes historiques du Matricule et de Télérama qui sassocient
traditionnellement à lévènement. Le lieu habituel et magique de
lhippodrome, en pleine réfection, avait été remplacé par limmensité du
site du Service de santé des armées, ambiance plus militaire, donc, mais tout aussi
chaleureuse. Cette année, jai participé à une rencontre animée par Michel
Abescat avec Thierry Hesse (voir note de lecture du 07/11/2012) que javais déjà vu pour lémission Les mots de minuit en novembre dernier. Il est
aussi de tradition de proposer aux auteurs de réfléchir à une question qui sera
proposée à débat public, généralement, plutôt du genre « bibliothèque
idéale » mais cette année, innovation : il fallait choisir un titre de
chanson et expliquer pourquoi. Bien sûr, jai été jaloux devant le choix de
Thierry Hesse (Sympathy for the devil des Stones) - comment ai-je pu laisser
échappé ce titre ! - mais je me suis fié à mon idée première :
lenvie dévoquer François Béranger. Et quelle ne fut pas ma surprise de
mapercevoir que nous avions été deux à choisir cet artiste disparu il y a
quelques années et un peu oublié. Antoine Choplin (La nuit tombée, éditions de La fosse aux ours)
avait opté pour Le monde bouge, et moi, pour Tranche de vie. Nous nous sommes retrouvés ainsi
tous les deux pour évoquer devant Thierry Guichard nos choix respectifs.
« Jhabite
pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie
secrète. », disait Baudelaire. Ma maladie (pas très secrète) est lécriture
et mes constructions sont fragiles. En ce moment, jai trois chantiers : ce
site, un livre en préparation et une thèse.
Dans les jours incertains qui sannoncent, heureusement, il y a des
avancées et lune delles, non des moindres, concerne une possible adaptation
cinématographique dIls désertent.
Jai ainsi récemment rencontré la réalisatrice et la productrice. Moment important
que cette première visite, on découvre mutuellement ce qui nous relie autour du livre.
Je ne garde pas un souvenir très précis de ce qui sest dit, plutôt des instants,
une ambiance, le moment précis du basculement où lon réalise : ça y est, on
y est, il va falloir le faire ce film. Une joie presque enfantine et commune, se frapper
dans les mains, top là, cest parti ! Des photos pour se souvenir de notre
rencontre, les sourires, ce qui prend corps et combien pour le cinéma cette expression
est adéquate. Autres mots aussi, « limpatience bienveillante » que je
décris, qui me submerge. Avant cela, il y a tout ce que nous avons échangé, son
extrême gentillesse et le souci de lautre, des autres (ce que javais perçu
auparavant dans une uvre déjà conséquente), sa manière de noter dans un carnet,
de faire des croquis, la fierté que je ressens aussi, ce que jai voulu exprimer et
combien importe avant tout pour moi la liberté dadaptation. Adaptation, le mot est
réducteur, bien en deçà du bonheur dimaginer quun petit tas de feuilles
puisse déboucher sur une autre forme dart, tellement plus exigeante, aléatoire,
collective, avec la pugnacité qui accompagne de tels projets. Bref, un moment de grâce
que cette rencontre. Un beau signe : nous avions évoqué des acteurs, des
interprètes possibles et lun des artistes que nous avions cités était attablé un
peu plus loin lorsque nous sommes ressortis du café. Ils désertent déjà commence son cinéma !
Étrangement, plusieurs lectures récentes
mont apporté quelques idées sur la représentation du luxe selon les écrivains.
Bien sûr, Internet regorge de citations sur ce sujet. Japprécie le pragmatisme de
Gainsbourg et le sens du mot parvenu (« Pour
moi, le luxe, c'est perdre la notion de l'argent. J'y suis parvenu »), la
fraîcheur de Simone de Beauvoir dans Mémoires
d'une jeune fille rangée (« Le privilège
de l'enfance pour qui la beauté, le luxe, le bonheur sont des choses qui se mangent »),
le fatalisme de Georges Bataille (« De tous les luxes concevables, la mort, sous sa forme
fatale et inexorable, est certainement le plus coûteux »). « Ah, l'inutilité totale, degré suprême du
luxe... », clamait Barjavel, dans Journal
d'un homme simple. Pour lécrivain qui vit ainsi reclus entre son clavier
dordinateur, papier et crayons, la vision du luxe est une projection forcément
équivoque. Les plus terre à terre projettent leurs envies probablement sur des outils
utiles à la profession et hors de prix : stylo-plumes de grandes marques,
ordinateurs et gadgets informatiques dernier-cris. Les plus contemplatifs se contentent de
rêver aux châteaux en Espagne que leurs droits dauteur mirifiques leur permettront
dacquérir. Mais, que voulez-vous, Françoise Sagan et sa Jaguar à vingt ans sont
passés par là et le mythe du romancier à succès, qui dépense sans compter, a la vie
dure. Dautant quil existe toujours des livres pour faire croire à ces
réussites obligatoires. Ainsi La vérité sur l'affaire Harry Québert, de
Joël Dicker, raconte les aventures dun écrivain forcément riche. Clichés,
poncifs. Ça existe bien sûr, et jen connais, mais la vérité est plus du côté
de ceux qui rament lorsquils ont choisi de se vouer uniquement aux lettres. Et le
luxe nest pas forcément contenu dans largent. Avoir un endroit à soi,
trouver un oloé (où lire où
écrire) comme dirait Anne. Le vrai luxe est aussi ce choix exclusif de lécriture.
Et peut-être est-ce dans le même esprit que Patrick Deville expose sa conception du luxe
à travers Alexandre Yersin, découvreur du vaccin de la peste, dans Peste & choléra : « Yersin aime lordre et le luxe, parce que le luxe,
cest le calme.». On voit bien ce qui importe avant tout pour lécriture,
comme pour tout travail de recherche dailleurs. Avec plus de chair, Annie Ernaux
dresse un bilan de lévolution de sa vision du luxe dans Passion simple : « Quand jétais enfant, le luxe cétait pour
moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de mer. Plus tard,
jai cru que cétait de mener une vie dintellectuel. Il me semble
maintenant que cest aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme.
». Dans La place, qui raconte la condition
modeste de sa famille, elle insiste sur son incapacité à imaginer le luxe : « Tout le temps que jai écrit, je corrigeais
des devoirs, je fournissais des modèles de dissertation parce que je suis payée pour
cela. Ce jeu des idées me causait la même impression que le luxe, sentiment dirréalité, envie de pleurer.
».Ce balancement entre la recherche dune telle lumière et limplication
prosaïque quelle nécessite résume bien lenjeu de la littérature : « Là tout n'est qu'ordre et beauté, - Luxe, calme et
volupté. », disait Baudelaire.
Je navais pas eu vraiment conscience davoir abordé un virage
dans mon écriture. Lorsquon a le nez dans le guidon et les mains dans le cambouis,
pour reprendre un très beau titre dAntoine Emaz, on ne se rend pas toujours compte
de la sinuosité du parcours. Le tournant a eu lieu vers 2004, probablement au moment de
lécriture de CV roman. Dailleurs CV roman demeure pour moi un livre complexe, pour
ne pas dire compliqué. Je ne le renie pas le moins du monde, il a son intérêt, je peux
même le trouver génial lorsque mon optimisme est au maxi, ce qui marrive souvent.
Mais je ny peux rien, reste en moi la difficulté que jai eu à
lécrire, 21 versions dune écriture étalée sur un an et demi, avec la
sensation de faire du sur place. Je me braquais. Et pourtant javançais. Mieux, je
braquais tout court, jobliquais, je virais. Dabord, CV roman, mon CV,
mon roman, le genre du roman inclus dans le titre et probablement que cette dénomination,
somme toute bien réfléchie, a été le pivot de mon écriture. Jai la sensation
quil y a eu un avant et un après. Avant, léchappatoire vers les grands
maîtres, Claude Simon notamment, le refus dun romanesque sans contrainte, une ère
du soupçon chevillée au corps. Après, la même admiration pour Sarraute, Simon rejoint
par Faulkner et beaucoup dautres mais justement désirés dans leur capacité
romanesque, et je nai probablement pas cessé de glisser en sortie de virage vers
une écriture dinvention plus libérée, moins sujette à lartifice. Bien
sûr, comme à chaque tournant, la vie accumule les chausses trappes, les nids de poule
qui secouent les suspensions et les changements qui narrivent jamais seuls.
Résultats, six mois déboussolés. Et puis comme par magie, tout rentre dans lordre
avec une facilité surprenante, nouveaux sourires, la vie, les livres toujours et
lair de nouveaux visages au milieu du S de ce virage. Situé maintenant à mi chemin
entre le début de mon écriture et aujourdhui, jen réalise la courbure, la
profondeur, le risque de chute aussi. En moto, on dit quil faut se pencher pour
tourner. Adolescent, jai aimé cette sensation, avec parfois quelques frayeurs
(souvenir davoir dérapé en Mobylette à la sortie de lhôpital de Langres
où jétais allé rendre visite une copine qui avait eu un accident de
deux-roues
). Cétait lépoque où sorganisaient des courses de
côtes auxquelles jassistais en spectateur. Les béquilles des gros cubes envoyaient
des gerbes détincelles, des genoux gainés de cuir râpaient lasphalte, on
entendait le miaulement des moteurs poussés hors des tours, ça sentait lhuile
chaude. Jaimais. Je raconte cela parce que je crains dêtre à nouveau à un
tournant. Rien de précis, juste la trouille de ne pas arriver à faire tout ce à quoi je
me suis engagé. Se mettre la pression, comme on dit. Il faut juste que je naie pas
peur de me pencher suffisamment et ça passera.
Les fins dannée se suivent et se ressemblent rarement.
Lannée précédente, par hasard sur les terres de Julien Gracq, je lisais Antoine Emaz. Cette année, cest Mont de
Marsan et jai lu Serge Bramly (Orchidée fixe
en note de lecture cette semaine). Trois ans avant, cétait la neige (Webcam du 06/01/2010),
mais janvier, cette année, commence doux et pluvieux. Bizarrement pourtant, dans la
léthargie des fêtes, on ne sait plus trop ce qui a changé, ce qui sest rajouté.
Tandis que jécris, une pierre venue de Colmar et offerte en étrennes regarde le
fatras sur mon bureau de son il de tigre. Pourtant, cest le même désordre,
la même pile de mes livres à gauche, augmentée dIls désertent et de son bandeau rouge Prix Eugène Dabit 2012. Devant, les mêmes
polycopiés me rappellent que je ne suis toujours pas venu à bout de ma thèse de
doctorat. A droite, les encriers, les porte-courriers encombrés, les deux bouchons de
champagne marqués CV et les stylos du tiroir composent le paysage auquel je tiens. Au
milieu, caché derrière lécran lumineux qui inscrit ces lignes, des fichiers
attendent : le traitement de texte dun nouveau livre (nom de code F),
le tableur de mes courses à pied. Ma vie en 2013 sera à cette image : continuer la
thèse, terminer le texte en cours, ne pas
oublier daller courir. Simple non ? Lil de tigre y veillera. |