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Notes d'écriture 2009
 

Le premier décembre, dans cette même rubrique j’évoquais la reprise fébrile de la petite fabrique de mots. Je suis un habitué de ces départs foudroyants. Finalement, au bout de quinze jours, ça a l’air de tenir le coup : à peu près l’équivalent de quatre-vingts pages de roman (puisque c’en est un). Ceci dit, l’écriture dans ce laps de temps finalement très court n’avance pas forcément d’un pas tranquille et régulier. Quelques insomnies récurrentes me font penser la nuit à ce texte qui s’élabore et je résiste finalement peu à sortir du lit pour rejoindre mon bureau et tenter de faire avancer l’écriture dans la nuit ou le petit matin. Je me suis ainsi levé à trois heures il y a peu, et ce week-end largement avant l’aube. Si je résiste à la tentation de me lever, j’élabore alors dans la quiétude des draps, mille phrases, ajouts, débuts de chapitres, réflexions différentes pour ce texte. Ainsi, il y a quelques jours (ou plutôt quelques nuits), j’ai pesé le pour et le contre entre deux versions différentes de ce roman, toutes deux déjà élaborées et qui semblait se tenir pareillement. L’une utilisait un «on » pour représenter le narrateur et l’autre un « il ». Le «on », pronom caméléon, était bien tentant car il verse le lecteur de suite dans une identification floue, une empathie avec le narrateur représenté par ce «on ». C’est par exemple le pronom qui domine dans Composants, mais si, dans mon deuxième roman, il avait une disposition d’universel, ici, pour le texte en cours, le « on » porte d’emblée la marque d’un « je », semblable à la manière dont Leslie Kaplan l’utilise dans L’Excès-l’usine. Ce qui me plaisait dans ce « on », c’était sa force d’évocation et son originalité. Mais en même temps, le parti pris de le substituer aussi manifestement au narrateur restreignait évidemment le point de vue, l’ensemble de ce qui est raconté ne pouvant être perçu que par ce filtre : ainsi, comme avec le « je », les points de vue, les descriptions mais aussi la langue étaient forcément ceux du narrateur que j’avais imaginé. Or, la suite de mon texte propose une extension, me semble-t-il, et ce procédé du « on » restreint au narrateur serait vite apparu comme un écueil pour développer d’autres perceptions. Je suis ainsi revenu au « il », plus classique mais qui, d’emblée est plus compréhensible pour le lecteur et qui présente l’avantage de le poser en témoin du principal personnage (qui perd son statut de narrateur). La position du lecteur est ainsi radicalement changée. Autant dans la version avec le pronom « on », il se faisait complice du narrateur, il épousait d’une façon plus ardente ses pensées, autant avec celle du « il », devient-il une sorte d’identité volatile, une sorte d’esprit sain qui vole au dessus des scènes présentées, qui observe l’ensemble, se penche parfois par-dessus l’épaule du personnage pour voir ce qu’il fait. Cette position est moins attachante, plus aérienne et il me faudra sans doute trouver quelques subterfuges pour que le narrateur représenté par « il » puisse être relié de façon plus ardente au lecteur. L’utilisation d’autres pronom (le « tu », simulant un dialogue par exemple, le « on » accédant à l’universel) représentent quelques pistes, de même que l’insertion des dialogues directement au milieu de phrases descriptives. En fait, c’est la distance du lecteur avec le personnage qui doit varier : de temps en temps, il doit pouvoir prendre de la hauteur mais il doit aussi être capable de le marquer à la culotte. J’ai donc opté pour le « il », plus facile et ce choix m’a permis d’avancer plus encore dans ce texte. Voici donc à quoi j’occupe mes insomnies dans le ravissement de la nuit.
(17/12/2009)

 

Le premier prix du roman d’entreprise destiné à récompenser « une œuvre dont l’action se déroule principalement dans un cadre professionnel et/ou qui raconte le vécu d’individus au travail » a été décerné par le ministre du Travail, Xavier Darcos lundi 7 décembre à Delphine de Vigan pour Les Heures souterraines.
Si le roman Les Heures souterraines avait rejoint dès septembre la liste déjà longue des ouvrages que je recense pour mes recherches sur la littérature du travail, j’avais appris la création de ce prix par hasard en consultant le site des prix littéraires à propos du prix 30 Millions d’amis pour lequel j’étais sélectionné (voir en étonnements). Autant celui qui concerne les animaux domestiques semblait être une institution tranquille, autant ce prix du roman d’entreprise, premier du nom, a-t-il connu quelques avatars dignes d’une jungle sauvage.
Il est vrai que c’est le type même de la fausse bonne idée dont le parcours est semé d’embûches. L’idée en soi, n’est d’ailleurs pas si nouvelle. Le prix populiste fondé en 1930 récompensait une œuvre qui préférait « les milieux populaires comme décors à condition qu'il s'en dégage une authentique humanité » et comme on sait qu’il n’y a que le petit peuple qui travaille, l’amalgame était vite fait entre l’écriture sociale et la littérature prolétarienne. Jean-Paul Sartre, lauréat en 1940, Louis Guilloux en 1942 et René Fallet avec Banlieue Sud-est en 1947, plus récemment Olivier Adam pour A l’abri de rien en 2007 (note de lecture il y a tout juste un an, du 05/12/2008) témoignent de l’éclectisme du sujet. Le prix Roger Vaillant, quant à lui, apparu en 1990 et dont la renaissance est difficile, est plus centré sur le monde du travail. Citons Maxime Vivas qui a obtenu ce prix en 1997 pour son roman Paris-Brune qui décrit l’univers d’un centre de tri postal (note de lecture du 23/05/2001).
Pour en revenir à cette première édition du prix du roman d’entreprise, allions-nous parler de littérature ou de travail à travers le roman et l’entreprise ? La liste des jurés constitués de médecins, sociologues, syndicalistes, psychiatres, spécialistes en santé du travail donnait hélas au départ une coloration particulière : c’est bien de souffrance au travail dont il serait question. Signalons que ce prix a été créé par un organisme de formation et de conseil pour le bien-être au travail, Place de la Médiation, et le cabinet d'expertise Technologia… qui a envoyé le fameux questionnaire sur le stress aux employés de France Télécom. La souffrance au travail est donc un marché juteux et c’est un Xavier Darkos faussement étonné qui enfonce le clou à la remise du prix : « C'est une image de l'entreprise extrêmement dure, d'un monde hostile, qui broie, qui casse. », ignorant sans doute, dans ce constat, la responsabilité du gouvernement dans lequel il s’active. Et c’est bien là le gros hic de cette première édition : la présence du ministre constitue sans doute la principale embûche à cette initiative. L’un des lauréats, Gérard Mordillat (Les vivants et les morts, note de lecture du 01/11/2005 mais c’est pour Notre part des ténèbres qu’il était nominé) avait déclaré qu’il refuserait le prix remis par un homme représentant un gouvernement «qui s’enorgueillit d’avoir un ministère du racisme et de la xénophobie».
Et la littérature dans tout cela ? Très peu présente : le règlement du concours citait juste que les ouvrages seraient sélectionnés « en fonction des qualités littéraires de leurs auteurs ». Hormis la confusion entre l’auteur et le livre (il me semble pourtant que c’est à l’intérieur des pages qu’on jauge la littérature), un seul des jurés sur quinze représentait celle-ci et encore, seulement en tant que « membre de la Maison des écrivains et de la littérature », qui, comme chacun sait, est une condition suffisante pour apprécier la qualité littéraire en question. Restait la présence du ministre du travail pour envoyer au pilori ce qu’il aurait pu en rester. Si Frédéric Mitterrand avait pris cette place, encore on aurait compris le vague relais avec le mot culture, mais avec un tel parrainage, le prix du roman d’entreprise semble prendre un départ bien difficile…
(09/12/2009)

 

Bon, c’est parti : le moteur s’est mis en marche, la petite fabrique de mots a commencé sa production. Étrange moment : je devais remettre un texte inédit pour une revue italienne (pour une fois que je vais être traduit…) et je me demandais bien comment faire : produire une nouvelle de dix mille signes (la distance qu’on me proposait) n’est pas chose aisée dans cette période de fin d’année où tout semble se bousculer. C’était pourtant la meilleure solution. Les départs précipités, les ébauches incomplètes qui ont jalonné mes derniers mois ne m’inspiraient guère et les autres textes mieux finis me semblaient assez éloignés de ce que je cherchais. Et d’ailleurs qu’est-ce que je cherchais au juste ? Je n’en avais pas la moindre idée, jusqu’à ce que je tombe sur un de ces départs vite abandonnés, un fichier nommé avec justesse « fragment », enregistré le 17 juin dernier et qui proposait une paire de pages suffisamment élaborées pour pouvoir les reprendre, les fouiller et les améliorer. Et puis, ce qui m’apparaissait comme une nouvelle bien close, s’est imposé avec une évidente clarté comme le début de quelque chose. Quelle sensation ! Moi qui avançait dans une sorte de brouillard fébrile côté écriture depuis quelque mois, je sentais bien poindre quelque chose sans arriver à le concrétiser : pour preuve, pas moins de huit esquisses, inspirations diverses depuis ce texte du mois de juin, tous abandonnés, petits morceaux épars. Donc, j’ai continué et en cinq jours c’est à peu près l’équivalent d’une trentaine de pages qui se sont élaborées, comme quoi l’écriture arrive toujours à s’immiscer dans le moindre interstice de nos vies quand on en éprouve le besoin. J’ai eu la chance de bénéficier de quelques longues heures de libres la semaine dernière dans la paix de mon bureau et, oui, c’est bien de sensations qu’il s’agit, l’écriture et son saisissement, comment les mots fabriquent un monde, une cohérence, un sens évident à ce que l’on ressentait d’une manière plus abstraite. J’ai eu ce sentiment, que j’aime beaucoup, d’aller vers des images, la perception de quelque chose de figuratif, une représentation que construit l’agencement des mots. De retrouver une manière, une « patte », quelque chose de connu. Je prie pour que cette exaltation soit durable et conduise à quelque chose. Et puis, comme dit une amie « je te connais : deux heures un quart sans écrire et tu culpabilises. ». Elle a raison : je fonctionne comme cela, peut-être pour la belle impression que provoque la récompense de l’écriture.
(01/12/2009)
 

J’ai participé à deux salons du livre, deux week-end de suite. Deux salons locaux de ma Haute-Marne natale, si petite, faible en importance économique et en nombre d’habitants. Les deux ont pourtant acquis au fil des années une renommée nationale, voire internationale. Le premier avait lieu à Chaumont, traditionnellement dédié aux pays qui bordent la Méditerranée, il avait pour thème de sa septième édition, L’Afrique et ses déserts. J’y intervenais pour mes carnets de voyages, Yemen et Iran, pas trop africains, mais de vrais déserts à commencer par les touristes qui n’y vont guère. D’un côté, j’étais ravi de ce statut d’écrivain voyageur, je suis tout de même moins casanier que Paul Léautaud, 23 excursions à l’étranger depuis qu’existe Feuilles de route. Mais la plus grande surprise est venue des participants eux-mêmes, venus de tous les pays d’Afrique et qui ont avec humour battu en brèche les vieilles idées colonialistes qui subsistent encore et même dans les préjugés les plus progressistes. Débats suivis, deux jours d’une intense activité autour d’une librairie parfaitement fournie (j’y avait tous mes livres représentés, c’est dire…). Côté intermède musicaux, multiculturalisme encore, l’excellent guitariste Paul Lechenet « Mansour », bourguignon roux à peau claire chante et compose en Wolof sénégalais, accompagné de Baboulay Sissoko, virtuose de la kora, harpe africaine : une ambiance qui dégénérait à chaque intermède en véritables petits concerts, bœuf avec un autre conteur du Burkina muni d’un djembe, le public en redemandait. Le week-end suivant ne fut pas moins coloré : 13ème festival de la photographie animalière à Montier-en-Der, des dizaines de milliers de visiteurs et là aussi ma présence se justifiait à la librairie grâce à Bestiaire domestique, bien dans l’optique de ces instantanés animaliers.
Mais finalement, ce que j’ai le plus apprécié c’est de renouer avec un discours, non pas commercial pour écouler mes piles de livres, mais du moins savoir les évoquer quand on me le demande. Et comment mieux mesurer la façon dont on n’en parle sinon que lorsqu’un parfait inconnu, séduit par votre discours vous demande une dédicace, que dis-je vous arrache un exemplaire, persuadé que vous serez le Goncourt de demain. Je plaisante mais il est vrai que je n’arrive jamais à évoquer mon écriture, sinon par quelques grognements emberlificotés propres à refroidir le plus décidé des lecteurs. Mais il y a aussi les autres surprises étonnantes, ces quelques lecteurs qui vous aperçoivent et qui affirment avoir lu tous vos livres en vous les citant de mémoire et sans faute. Cela fait plaisir. Bien sûr, le coté régional de l’étape joue à plein : certains suivent dans l’unique journal départemental mes pérégrinations littéraires au hasard des articles qui signalent une nouvelle parution. Mais à Chaumont, j’ai également dédicacé des ouvrages qui étaient tombés dans l’oubli, La Réserve ou Paysage et portrait en pied de poule et cela fait du bien de se sentir revivre à travers ces publications comme autant d’organes constitutif de l’identité, des jambes longtemps ankylosées et qui se remettent à fonctionner, un souffle qui reprend.
(25/11/2009)
 

La dernière note de lecture de Paul Léautaud figure dans son Journal au dernier jour de sa dernière année de vie complète, 1955. Elle n’est cependant pas datée. C’est un formidable résumé de sa pensée, une sorte de testament littéraire.
« Je n’ai pas de dictionnaire, je n’ai jamais besoin de chercher un mot, les faiseurs de beau style, les précieux, les maniérés, les gens qui avalent leur canne pour écrire me font pitié. Un Flaubert, véritable ébéniste littéraire, qui astiquait pour que cela brille partout. Le résultat : la médiocrité et l’ennui. Je ne sais plus qui, récemment, dans la Table Ronde, après une lecture de Madame Bovary, l’a déclarée « assommante ». Il a fallu que je me retienne pour lui écrire combien il me faisait plaisir. Flaubert parlait de ce qu’il écrivait, idem Mirbeau, et d’autres encore. Cela tourne à la déclamation. Valéry, l’Oronte de notre temps, a dit un jour : « Quand il pleut, dites : il pleut. A quoi peut suffire un employé. » Moi, je dis : « vive l’employé. »
Il y faut néanmoins, au moins des qualités de ton, de sensibilité, d’une certaine personnalité. La grande marque, c’est d’écrire en rapport complet avec l’homme qu’on est et que cela éclate. Des gens comme Romain Rolland, comme Guéhenno, comme Schlumberger, que je me suis laissé aller à essayer de lire, ne sont pas des écrivains : c’est du travail de bureau, et un bavardage ! et un talent pour ennuyer ! et un manque de sens critique pour eux-mêmes ! Ce sont des gens qui ne doivent pas rire souvent. On me citais justement il y a trois jours un mot d’André Gide sur Guéhenno : « il parle du cœur comme d’autres parlent du nez. »
Et puis je n’aime pas les écrivains à tendance peuple. Cela va pour moi jusqu’à l’écoeurement.
Je lisais aussi, tout récemment, dans la Gazette des lettres, qui a ouvert une enquête auprès de certains écrivains pour savoir s’il sont content de la façon dont on s’est occupés d’eux dans les histoires de la littérature actuelle, la réponse de Francis de Miomandre, disant qu’il a publié plus de vingt volumes dont personne n’a parlé. Avouez qu’il faut une dose de vanité, ou d’ingénuité, pour révéler cela soi-même.
C’est aussi lui qui me disait un jour au Mercure, comme je parlais de Rouveyre : « Allez donc lui dire d’abord d’apprendre à écrire. » Je lui ai fait cette réponse : « Apprendre à écrire ? Mais il écrit cent fois mieux, et de la façon cent fois plus intéressante que les gens qui écrivent « bien ». Il écrit à sa ressemblance. »
C’est un mot de Sainte-Beuve : « Un membre de l’Académie écrit comme on doit écrire. Un homme d’esprit écrit comme il écrit . »
Je n’ai jamais écrit par obligation. Je tiens la littérature alimentaire pour méprisable. C’est pourquoi toute ma vie j’ai été employé. Pour assurer ma liberté et n’écrire que lorsque j’y avait plaisir.
Je suis au reste arrivé à cette opinion que la littérature, comme tous les arts, sont des fariboles, qu’il n’y a rien d’admirable. Le mot admiration me fait pouffer. Il arrive qu’on intéresse, qu’on distraye, qu’on plaise, rien de plus. Je ne suis pas plus porté à l’admiration qu’au respect . On peut dire : tant pis pour moi. Je m’en fiche.
Les gens qui se poussent du col pour ce qu’ils écrivent, qui sont heureux des compliments, des honneurs, me font pitié. En réalité, on n’est guère responsable de ce qu’on écrit, ni d’avoir du talent ou de ne pas en avoir. On est bâti, fabriqué ainsi. Quant à ceux qui ont le souci de la postérité, je les tiens pour des sots (et j’emploie un mot poli). Je me demande ce que peut faire à Racine, dans sa poussière, d’être considéré comme le premier tragique français (je vous ferai remarqué que j’emploie le mot : considéré, car pour moi il ne m’intéresse pas, tous ses falbalas, tous ses ornements ôtant la vérité). Non, ce mot : postérité me fait éclater de rire. Une seule chose compte : ce dont on peut jouir ou souffrir quand on est vivant. Quand on est parti, ce qui se passe, qu’est-ce que cela peut vous faire ?
Je sais me mettre à ma place. Je n’ai rien d’extraordinaire. Ce que j’ai écrit sont presque des lieux communs. Nous sommes à une telle époque de manque de culture que cela paraît remarquable. Je me plais cependant comme je suis. Je n’envie le talent d’aucun autre. On m’offrirait de changer, je dirais non. J’ai eu grand plaisir, le seul qui ait vraiment compté pour moi, à écrire mes petites affaires. Je trouve que c’est beaucoup, vraiment beaucoup. Je me trouve même favorisé, quand je pense à ceux qui ont sué pour écrire ce qu’ils croient être des chefs-d’œuvre.
J’ai encore un mot à ajouter. J’ai écrit, et j’y tiens, car je crois cela vrai : en toutes choses, ce qu’on appelle la perfection est sans intérêt. La perfection n’a pas de personnalité. En littérature, la perfection est toujours plus ou moins de la fabrication, et facilement reconnaissable. C’est surtout en littérature que j’ai horreur du mot art. ».
(13/11/2009)

 

Quelques aphorismes de Léautaud sur le style et les écrivains :
"Encore une expérience qui me confirme ceci : que je ne réussis pas les choses trop longues _ qu’il est dangereux pour moi d’amasser des notes pour m’en servir un jour au l’autre, que je n’écris tout à fait bien ce que j’ai à dire qu’en écrivant aussitôt que l’idée me vient, le sujet, en en faisant au moins le brouillon tout de suite, et en entier, profitant de l’excitation, en écrivant d’abord tout, tout d’un trait."
"Il faut écrire avec le feu, et pour écrire avec le feu, il ne faut pas que ce que l’on écrit soit une besogne il faut l’écrire dès que l’idée vous en vient dans la chaleur, l’excitation, la vivacité d’esprit, le plaisir enfin que produit, chez l’écrivain, l’idée de telles ou telles pages."
"Je l’écris avec conviction, avec plaisir : c’est la dernière qualité d’un livre que d’être bien écrit."
"Chez France [Anatole], c’est de la littérature. Toute personne qui sait ce que c’est que d’écrire sentira ce qu’il fait, ce qu’il y a qui fait que c’est de la littérature. La phrase a passé dans le moule littéraire. Chez Stendhal, c’est le sentiment exprimé tout nu, spontanément, tel qu’il vient d’être éprouvé."
"Savoir écrire bien en écrivant mal, c'est-à-dire sans recherche, ça à l’air d’une plaisanterie… Être arrivé à pouvoir écrire comme Flaubert, ce qui, du reste, est à la portée de tout le monde, il n’y faut que de la patience et alors faire le chemin en arrière, désapprendre en quelque sorte."
"Valéry disait : « quand il pleut, dites, il pleut. A quoi suffit un employé. ». « Vive l’employé. »."
(23/10/2009)
 

La Quinzaine littéraire fête son numéro 1000. Faites le calcul : deux numéros par mois, ça fait depuis la fin des années soixante qu’elle existe. Autour d’elle et de Maurice Nadeau, son fondateur toujours actif, une petite équipe de passionnés se réunit, des fidèles qui vérifient à chaque numéro que le temps n’a aucune prise sur la chose écrite : des mots toujours, et rendre compte de cette actualité, s’étonner de voir comment elle évolue, mais surtout lire et sans la moindre compromission, c’est la règle. Pour ce numéro 1000, sans sacrifier aux comptes-rendus littéraires, la Quinzaine a eu la bonne idée de demander à chacun de ces collaborateurs un article, forcément passionné où « ils disent pourquoi elle leur est chère » comme c’est indiqué sur la couverture.
Je suis abonné depuis quelques années, très peu en fait, mais je le renouvelle toujours avec un plaisir impatient pour la joie de recevoir tous les quinze jours dans ma boite aux lettres ce format de quotidien au papier rêche, à la pagination austère et aux rares couleurs passées. C’est aussi cela son charme. Bien entendu, j’en ai répandu un peu partout dans la maison, sur des chaises, des étagères, des rebords de fenêtres, au pied du lit, et, quand je m’attelle à leur rangement, cela me prend un temps infini : il y a toujours un titre qui m’attire, un article que je relis. Les numéros ainsi archivés sont enfilés dans un pouf marocain couleur mandarine en cuir de chameau acheté à Fez (voyage effectué du 25 mars au 3 avril 2006, voir en Webcam). Je n’ai pas trouvé de meilleur endroit et l’assise du siège devient à force très rigide grâce à ce rembourrage culturel.
Donc, presque en plein milieu de ce numéro 1000, à la vingtième page de ce numéro qui en compte 48, Norbert Czarny, collaborateur régulier depuis 1985, a rédigé un hommage intitulé « l’intime, l’universel » (sorte de pendant inverse à « L’excès l’usine » de Leslie Kaplan ?) dans lequel il exprime son attachement. Et, presque en plein milieu de cet article, contre la reliure et à mi-chemin des deux agrafes qui maintienne ce numéro 1000, on trouve cet extrait :
« S’appliquer pour promouvoir une certaine idée de la prose en France ne me semble pas un vain effort, n’en déplaise aux Cassandre et autres pleureuses qui annoncent la mort de la littérature française avec autant de fatuité que de témérité. J’ai eu la chance de lire – au hasard – Daewoo de François Bon, Equatoria de Patrick Deville, Un soir au club de Christian Gailly, mais aussi Tanguy Viel, Maryline Desbiolles, Jean Rolin, Philippe Forest, Thierry Beinstingel, Hervé Guibert, Laurent Mauvignier. J’arrête là : vingt autres noms suivent.
Quoi de commun entre tous ? D’abord l’idée que le roman n’est pas un genre congelé dans les grosses armoires de quelques éditeurs paresseux, mais une forme mouvante inventive (tiens, Queneau !), une forme qui amène à explorer le monde en commençant par le tiroir de la cuisine ou les pensées incertaines d’un homme dans sa quarantaine (tiens, Christian Oster !), une forme qui déchire le voile des apparences, et nous touche. Une forme aussi imprévisible que la phrase sur laquelle elle se construit. »
Il n’y a rien a ajouter, sauf une grande fierté. Et en plus, la couverture de ce numéro 1000 a été réalisée par Jacques Monory : mais comment ont-ils su que c’est un de mes peintres préférés ?
(14/10/2009)
 

L’article de l’Huma a eu aussi comme conséquence un appel bien sympathique de mon éditrice. Et la question sous-jacente de savoir si j’avais une écriture en cours. Réponse : rien de précis même si je sens l’écriture qui me titille. J’ai bien commencé au moins dix bouts de récits depuis dix mois, tous abandonnés aussitôt, sauf un laissé en plan au trois quart, un vrai roman. Mais le caractère fictionnel de l’écriture me gène. Je sens qu’il faut qu’il y ait en ce moment une base de vécu solide. Que l’écriture transcende que ce qui est raconté. Qu’elle devienne au sens propre extraordinaire, sortie de l’ordinaire des jours. Tout cela me semble aller vers une authenticité qui me convient. Et c’est ce que j’ai pratiqué le plus souvent jusqu’à présent. Cette réalité de l’écriture, sa formalisation en pages piétine, elle ne se résume que dans cette vague intention et je connais trop la réalité de l’expression : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Attendre, ne pas être pressé, ne pas brûler les étapes. L’important est que l’écriture ne me sorte jamais de l’esprit. Côté bousculade, il faut dire que mes recherches universitaires ont pas mal accaparé le temps de l’écriture (ce n’est pas fini, il me reste un mémoire à rendre vers novembre). Les mises à jour de Feuilles de route m'occupent aussi, mais ce ressac de toile web est important car il constitue un socle d’écriture et de réflexions, comme celles que je tente de développer ici.
Neuf ans après mes premiers livres, une sorte de vague structure semble s’être dessinée, des centres d’intérêt plutôt, l’écriture du travail avec Central, Composants, CV Roman, les racines provinciales avec La Réserve, Paysage et portrait en pied de poule ou Bestiaire Domestique, l’attrait de la réalité historique pour l’isolé 1937 Paris-Guernica. Mais ce n’est qu’un angle de vision. René Fallet avait classé ses romans en deux catégories, les gais et fanfarons dans la veine Beaujolais et les mélancoliques ou amoureux dans la veine Whisky. De la même manière, disons que la veine du bonheur c’est Bestiaire Domestique et que j’aurais bien envie de continuer là dedans en homme heureux que je suis, dans une série similaire de nouvelles fédérées par un thème bien précis, peut-être la musique. On verra si ça tient à l'usage. Disons aussi que je n’en ai pas terminé avec l’écriture du travail, je le sens. Qu’est-ce qui sortira de toutes ces pensées, il est trop tôt pour le dire. Je sens pourtant au bout de mes doigts le fantôme encore invisible d’un petit carré de feuilles en train de se construire.
(30/09/2009)
 

Suivre à la trace Paul Léautaud est une chose facile en apparence : soixante ans d’un journal souvent suivi quotidiennement donnent l’illusion de l’accompagner jusque dans les moindres recoins de sa vie et de sa pensée. De plus, les entretiens radiophoniques qu’il a délivrés sous l’habileté amicale de Robert Mallet au début des années 1950 apportent un écho sonore à cette abondance de plume. Comment ne pas relier son rire haut perché, sarcastique et amusé avec les moqueries littéraires ou les épisodes polissons qu’il se plaisait à raconter dans ses écrits ? En réalité, cette profusion révèle beaucoup plus la personnalité complexe de cet écrivain. Elle éclate en contradictions, en une multitude de personnages à la fois sympathiques ou irritants. L’employé du Mercure de France, le travailleur acharné est sans doute celui qui parcourt le plus son œuvre : tout pour la littérature. Entré par la petite porte au sein de la prestigieuse revue, il a côtoyé le monde des lettres dans sa liberté de modeste secrétaire, pas ambitieux pour deux sous mais devenu au fil des années un personnage incontournable. Et c’est cette franchise de ton et de parole qui forme un autre personnage, tout aussi sympathique : il dit ce qu’il pense, il brocarde, ne fait jamais de ronds de jambe, c’est un esprit libre. Le solitaire compose un troisième personnage. Délaissé par sa mère et son père, il a dû gagner se débrouiller très tôt pour gagner sa vie, célibataire endurci, il n’a enrichi son existence qu’à travers ses rencontres au Mercure ou à l’occasion de son insatiable curiosité. Écrivain, incapable d’imagination, il puise dans les événements de sa vie pour décrire parfois férocement ce qu’il voit, entend, ressent, au mépris des conventions : la rencontre avec sa mère à Calais et c’est Le Petit ami, la mort de son père dans In Memoriam est un modèle d'observation, ses aphorismes dans Amours montrent son refus de tout sentimentalisme. Original, son indifférence de toute convention lui a souvent joué des tours. Toujours habillé de bric et de broc, il s’est fait un jour refoulé dans une manifestation littéraire, on l’avait pris pour un clochard avec son cabas et ses charentaises. Mais il a d’autres aspects moins sympathiques. Misogyne et convaincu de l’infériorité des femmes (ces « créatures » comme il disait), cela ne l’a pas empêché d’avoir toujours été bien entouré de l'amitié de femmes célèbres comme Marguerite Moreno, Colette, Marie Laurencin ou Fernande Olivier, qui fût la maîtresse de Picasso. Antisémite moins virulent que Céline, il trouve que les lois contre les juifs vont trop loin dès le début de l'occupation. Préoccupé beaucoup plus du sort des animaux que des hommes, il a recueilli des centaines de chiens et de chats à son domicile. Habitant d’une maison sans ménage, parmi "des berceaux de toile d'araignées" selon le témoignage de Robert Mallet, il a du passer pour un personnage peu ragoûtant. Casanier, il a horreur de la nature et des voyages, malgré quelques escapades à Pornic accompagné de son amour du moment, surnommé « le fléau » ! On peut ajouter à cette série le personnage qui vit hors du temps, écrit à la plume d’oie, s’éclaire à la bougie, refuse la moindre évolution de la langue française, le lecteur passionné de Stendhal. Revêtu de tous ces rôles, il fait le lien entre un siècle qui a vu s’installer le prestige de la littérature française, la modernité et les soubresauts guerriers de la première moitié du XX° siècle. C’est finalement rien qu’une vie d’homme avec ses courages et ses lâchetés qui est exposée dans son journal et dans ses entretiens. Tous ses personnages rassemblés donnent l’impression d’un type qui fut heureux. Et c’est peut-être cette image du bonheur que nous recherchons avec Paul Léautaud, au-delà de tous les rôles qu’on lui donne, au-delà de tous les artifices.
(18/09/2009)
 

Je reviens sur Flaubert et sur ma note d’écriture de la semaine dernière. Je ne voudrais pas que ce que j’ai écrit soit compris comme une galéjade gratuite, une manière de faire l’intéressant à vilipender ce qui est généralement admis comme une œuvre. En d’autres temps, on aurait dit «choquer le bourgeois », ce que, par ailleurs, je serais bien en mal de faire, puisque force est de constater que ma vie, mes sentiments relèvent du registre «petit-bourgeois » – autre expression qui connut son heure de gloire aux alentours de soixante-huit – et tombée dans la désuétude de la gauche bien pensante.
Bref, là n’est pas le propos, mais celui de revenir sur L’Éducation sentimentale ou sur Le Rouge et le noir, dont la lecture obligatoire a empoisonné mon adolescence. Il aurait donc fallu que je sois sensible à cette prose, en quelque sorte ignorant des préoccupations à mille lieues de cette préciosité. Ignorer donc à quatorze, quinze ou seize ans, nos stupides ricanements de garçons et les gloussements des filles à l’évocation de « Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux ». Vêtus de jeans effrangés – c’était la mode - nos premiers émois étaient tellement différents de ceux de Frédéric regardant sa dulcinée. Mobylettes à la sortie (j’en avais une orange avec clignotants), bousculades et rires, tout était prétexte à oublier les heures sages et longues où Julien Sorel se demandait pour la millième fois entre deux chandeliers tremblants et dans la torpeur d’une sonate au piano s’il allait saisir la main de Madame de Rênal. Il aurait fallu être un esprit bien tortueux, bien en dehors de son époque (je me souviens d’un camarade de classe à pantalon tergal, cheveux ras et béret), à l’écart du monde, donc, pour apprécier cette éducation sentimentale que nous ne demandions pourtant qu’à apprendre. Floués par le titre, les quatrièmes de couverture aguichantes, trompés par les professeurs - qui savaient pertinemment que nous nous ennuierions – nous avons suivi le jeu d’une institution et de quelques barbes blanches, peut-être persuadées que nous finirions par encenser la quintessence du roman français (et nous aurions été à leur place - certains d’entre nous y sont d’ailleurs - nous aurions fait de même). Dès lors, comment ignorer qu’à part une très petite partie touchée par la grâce, nous nous soyons réfugiés dans les préoccupations bruyantes de nos âges. Bien sûr, que nous ressentions aussi pour une brune ou une blonde à visage d’ange le même émoi que Frédéric, mais la brune ou la blonde était en pantalon, s’essayait à fumer des cigarettes au café, se répandait à bruits nombreux entre les Rolling Stones et le crépitement du flipper. Et l’année passait si vite : il aurait fallu plus de temps. L’Éducation sentimentale avait duré un trimestre et c’était suffisant sans doute d’après les consignes de l’éducation nationale. Notre éducation tout azimuth, donc, avait laissé se succéder les devoirs et les petites amies en moins de temps qu’il en avait fallu pour que Julien Sorel se décide enfin à saisir la main de Madame de Rênal. Frédéric et la robe de mousseline à petits pois seraient de même bien vite oubliés. Bientôt, il ne subsisterait que l’ennui des heures perdues, le titres des livres et des jugements péremptoires : L’Éducation sentimentale, Le Rouge et le noir, qu’est-ce que c’était rasoir ! Il aurait fallu reprendre un peu plus tard, à l’âge adulte, quand la frénésie était un peu moins grande mais souvent la torpeur ressentie autrefois empêcherait la relecture. Pour autant , faut-il ignorer Flaubert au collège ? Stendhal au lycée ? Non, bien sûr, il faut laisser ouvert l’accès à ce Panthéon littéraire, savoir a minima retrouver dans nos mémoires les titres et pour le reste s’en remettre au hasard qui fait bien les choses. Un jour, je relirai peut-être avec délices les aventures de Frédéric. Et si je redécouvre Le Rouge et le noir, Julien Sorel, dont Julien Gracq avait choisi le prénom, me semblera sans doute moins gourd.
Le hasard donc. Pour moi, à l’époque du collège (en quatrième ?), il prit la forme d’une matinée de fin juin. Nous n’allions plus guère en cours, c’était permis. Un professeur de français, hurluberlu que nous estimions peu, dépressif et souvent alcoolisé, a sorti un livre de son cartable : je vais vous faire la lecture, a-t-il dit de sa voix hésitante. Les trois-quarts de la classe sont sortis en rigolant, trop contents de cette aubaine et je ne sais toujours pas pourquoi je suis resté jusqu’au bout de la lecture qui a duré deux heures. D’un ton atone, il avait commencé ainsi : « Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. ».
(11/09/2009)


J’ai eu récemment une discussion très intéressante sur Flaubert, Stendhal et autres classiques du siècle d’or du roman. Comme je rapportais l’opinion de Paul Léautaud qui estimait plus Stendhal que Flaubert, mon correspondant m’a opposé l’auteur de Madame Bovary comme un styliste hors pair, jugement définitivement admis par tous : on ne s’attaque pas a un tel élément du patrimoine des lettres françaises. En réalité, Stendhal ou Flaubert m’indiffèrent de manière égale, voire provoquent en moi une franche hostilité : Stendhal, responsable de mon ennui de lycéen à la lecture des aventures timorées de Julien Sorel et Flaubert, parce qu’il est l’archétype de l’écrivain inattaquable. Réaction sans doute excessive et peu argumentée, je le reconnais : j’avais la même pour Proust et j’ai appris à apprécier un peu plus le bougre depuis. Flaubert m’a récemment encore plus enquiquiné : sommé de répondre à un examen oral lors d’une épreuve de Master, j’ai écopé d’un extrait de L’Éducation sentimentale. Résultat, ma note, on ne peut plus médiocre (alors que sans me vanter, je suis plutôt un adepte des mentions aux examens), montre la hauteur du supplice qu’on m’a imposé. C’était avant l’été, je n’y avais plus repensé, mais, du coup, sommé très justement par mon correspondant d’expliquer, preuve à l’appui, ma piètre opinion sur Flaubert, que je trouve « convenu » et « balourd », selon mes propres mots, j’ai retrouvé cet extrait de L’Éducation sentimentale qui m’a si peu réussi.
Voici donc la prose de Flaubert :
" Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites. Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux. " Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. " Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit : "Je vous remercie, monsieur."
Leurs yeux se rencontrèrent.
"
Et voici l’argumentation que j’ai défendue.
On ne peut bien entendu rien reprocher au style. Mais il me semble qu'on peut reprocher au romancier d'amener une situation courue d'avance (donc convenue) : on sait, dés la mise en place de l'apparition, ce que va raconter narrateur. L'excès de détails rend le contenu balourd, me semble-t-il : attention, je ne dis pas qu'il n'existe aucune possibilité pour le lecteur de laisser voguer son imagination. Et c'est justement cette possibilité qui me gêne. Le lecteur est conduit à penser comme l'explique le narrateur, il est guidé dans les interstices qui ne sont pas décrits, on le conduit au fil d'une pensée logique et irréprochable, on le prend pour un gros naïf. Si Flaubert a été décrit comme un Maître du détail, on peut penser à Claude Simon et à ses descriptions extraordinaires. Cependant, il faut lire une description de Claude Simon (par exemple le début de L'Acacia) pour sentir l'enfermement dans lequel il place le lecteur. C'est l'inverse de Flaubert : le lecteur n'est pas ménagé dans la facilité. Son plaisir, il le prend dans le manque d'air. C’est cela qui me convient. En temps que lecteur, je ne veux pas être baladé, je n'aime pas cela qu'on vienne me tirer par la manche tous les trois mots pour me dire, vous avez vu comme c'est joli ce que j'écris là. Claude Simon ne l’a jamais fait : la situation qu’il apporte est extraordinaire par elle-même et fabrique sa propre force quand Flaubert se contente d’un aplat descriptif.
Je reconnais que l'usure du temps a favorisé les impressions de déjà vu qui se sont succédées depuis Flaubert et les auteurs du XIX° siècle, le style passé simple, l'utilisation forcenée des adjectifs (et pourtant dieu sait si j'en utilise aussi), les innombrables recopiages de ce romantisme éculé donnent forcément un goût de série Arlequin dans l'expression finale "Leurs yeux se rencontrèrent." Mais au-delà des situations dignes de romans pour midinettes, le style même me semble imparfait. Prenons l’exemple "Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux". Tout me gène dans cette phrase, la scansion des adjectifs, le choix bancal du verbe "se répandait", l’assurance finale et sans appel de l’affirmation. C’est sans doute difficile à expliquer mais je ne pourrais jamais écrire une telle phrase sans rigoler, sans avoir l’impression d’être un imposteur, de prendre le lecteur pour un gogo, bref, de lui manquer de respect. Je trouve cette phrase de mauvais goût, comme un petit taureau en plastique marqué souvenir d’Espagne et posé sur la télévision, c’est ainsi. Peut-être aurais-je écrit quelque chose d'impersonnel en deux ou dix pages pour traduire cette vision que dépeint Flaubert, je ne sais pas trop comment, peut-être une histoire de tissu que le soleil rendait presque indéfini, une sorte d'impossibilité lumineuse de deviner le moindre détail dans la trame, un éblouissement tel qu'on ne sache si le ravissement tenait à l'apparition où simplement au moment dans une sorte de hors temps, enfin, bref, un truc où je laisserais planer une incertitude visuelle, où je ne tenterais pas de donner un jugement définitif au lecteur. Si je veux être affirmatif, je le fais de la façon suivante comme les premières lignes de Bestiaire domestique : « Il y a l’escalier de fer qui descend de la cuisine. Il y a les remontées claquantes des marches pour reprendre un bout de pain, une barre de chocolat. Il y a la cour sèche de l’été, les vieilles flaques transformées en poussière. Il y a la grand-mère paraissant sur le seuil, les conciliabules entre cousins, les vantardises avec les voisines. Il y a les cochons. » Évidemment que c’est réfléchi, la manière de débuter par la litanie des « Il y a » mais j’ai l’impression de ne pas brusquer le lecteur ainsi, de ne rien lui imposer dans cette manière impersonnelle de débuter mon récit, et pourtant, je place mon paysage descriptif comme cela, par petites touches, de façon précise et certaine. C’est à rapprocher de Pierre Michon débutant son Rimbaud le fils par cette incertitude : « On dit que Vitalie Cuif, mère de Rimbaud ». Bref, toute la différence d’appréciation se résume ainsi entre le roman type XIX° siècle et le Nouveau roman. Du coup, j’ai envie de relire L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute pour l’impression qui m’en reste et qui pourrait se résumer par : un écrivain ne peut plus convoquer le lecteur qui s’est enfilé bouche bée toutes les fadaises romantiques en feignant de l’ignorer. Les traces que m’ont laissées dés le collège Stendhal et Flaubert, je ne suis certainement pas le seul à les avoir éprouvés et pourquoi cette opinion serait-elle haïssable ? Pour moi, la scène inaugurale de L’Éducation sentimentale évoque une de ces vignettes des romans photos "Confidences" et "Intimité », ancêtres illustrés des histoires à l'eau de rose d'Arlequin que Flaubert a initié et que lisait ma mère les lundis en faisant la lessive dans la cuisine. Bref, cette odeur de lessive est immanquablement associée à cet extrait. Je traîne sans doute des tonnes d'histoires personnelles et de frustrations inconscientes pour ne pas arriver à encenser Flaubert mais nous avons tous des réticences. Ainsi, le style « balourd » et « convenu » que je lui prête est en grand rapport avec l’odeur de lessive d’une époque où la machine à laver était un produit de luxe, au milieu des années soixante et où la voix d’Édith Piaf rebondissait sur les parois de zinc du bac à lessive chauffé sur une cuisinière à bois. Et moi au milieu de tout cela. Bien entendu que, du haut de mes sept ou huit ans, je trouvais ce style de romans photos convenu et balourd. A savoir comment j’ai transféré cela quelques années plus tard sur mes lectures de collèges et sur Flaubert, je n'ai pas la moindre idée du cheminement. Finalement, le grand drame de Flaubert – et il n’y peut rien – c’est d’avoir laissé s’entasser 150 ans de lecture derrière lui, bref, une usure inimaginable dans l’encensement figé dans lequel on le tient ; usure à laquelle je rajoute ma petite vie minuscule comme dirait Pierre Michon. Et mon argumentation même si elle ne se défend pas aussi bien que celle de la doxa universitaire ne parviendra pas à exprimer autre chose que cette répulsion d’un temps qui n’avançait pas aussi vite que je l’aurais voulu.
(04/09/2009)
 

J’ai laissé tomber depuis un bout de temps déjà (2004 ?) l’Association des écrivains de Haute-Marne dont j’étais secrétaire puis, en dernier, vice président. Non par désintérêt, j’ai toujours ma carte de membre adhérent, mais par désir de passer à autre chose. Notons que cette docte association compte très peu d’écrivains à compte d’éditeur. Le plus prestigieux d’entre eux est Jean Robinet, d’ailleurs membre fondateur mais, à bientôt 97 ans, gardé par trois nounous qu’on nomme auxiliaires de vie, il a forcément laissé tombé toutes ces activités. D’autres se sont distingués par des publications universitaires, historiques, certains ont connu leur heure de gloire par la publication de poèmes, mais force est de constater que cette association n’a d’autre raison d'être que de représenter quelques passionnés de lecture, coincés dans notre maigre coin de province. Rendons hommage, malgré tout, au dynamisme de certains de ses membres, désireux de donner un peu de vie régulière à cette assemblée. Par exemple, l'organisation ou la participation à quelques salons du livre. Je n'ai pas d'aversion pour ce genre de manifestation, il m'est indifférent de m'asseoir derrière une table devant une pile de mes livres en attendant le chaland. Les foires qui mêlent livres, produits gastronomiques et artisanat me sont encore plus sympathiques car elles tendent à faire tomber la chose écrite son piédestal. Je me souviens avoir vanté à la criée mes livres dans un marché de légumes parmi d'autres bonimenteurs de légumes. Bref, tout ce qui est populaire me ravit (et c'est pourquoi je serai encore au Village du livre de la fête de l'Huma dans quinze jours) et tout ce qui est guindé me barbe, genre ronds de jambes entre auteurs, de préférence célèbres, bons mots et autres intellectualismes de pacotille. Pour en revenir à notre association, elle participe depuis deux ans au salon du livre Méditerranées de Chaumont, dont ce sera la septième édition en novembre prochain. J’ai accepté d’y aller, histoire de m’impliquer un peu plus dans cette vie locale, mais, comme son nom l’indique, Méditerranées présente une littérature très exotique pour les paisibles vaches laitières de nos prés embrumés. J’ai donc vaguement émis l’idée que je pourrais évoquer mes carnets de voyages qui ont tout de même franchement glissé vers le Moyen-Orient depuis quelques années. Mais enfin, une présentation spécifique devant avoir lieu sur ce thème, il y a matière à ouvrir une belle discussion sur les différences entre le Yémen, l’Iran, le Maroc, l’Égypte ou la Tunisie, voire pourquoi pas Naples, Venise, la Sicile. Finalement, en reprenant mes Feuilles de route qui sont les supports essentiels de ces carnets de voyages essaimés dans les rubriques, je me suis aperçu qu’il y avait matière à extirper pas mal de choses du « touriste de base » que je revendique fièrement. Premier étonnement : j'ai fait le compte, depuis qu’existe ce site, en neuf ans donc, c’est vingt-trois voyages que j’aurais effectué hors des frontières métropolitaines. A suivre …
(26/08/2009)
 

"C'est une impression que j'ai quelquefois que les Goncourt ont dû avoir, à écrire leurs livres, plus de plaisir que nous les nôtres. Ces descriptions de quartiers, d'intérieurs, de costumes, ces notations de couleurs, de langage, d'habitudes, les types particuliers d'hommes et de femmes qu'ils ont peints, leur sens extrême de tout ce qui compose la beauté, le charme, l'attrait d'une femme dans les plus menus détails physiques, toute la fantaisie et la curiosité de l'un et tout le savoir de l'autre. Les livres d'aujourd'hui, à côté des leurs, ont un air de besognes de bureau"
Journal de Paul Léautaud, le 6 janvier 1900.
(31/07/2009)
 

Petit point sur les affaires littéraires en cours : ça ne va pas me mener loin. Le manque de temps m’a contraint ces dernières semaines à une inactivité d’écriture. Vie de VRP pendant quinze jours sur les routes de Picardie (j’ai fait des photos, on en reparlera) mais c’était plutôt une bonne chose ce surcroît d’activité, je commençais à m’ennuyer au boulot. Et puis tout ce qui débarque en juin et qu’on n’avait pas anticipé, la fin des études, déménager de Dijon l’un des enfants, réaménager la cuisine de l’appartement de Paris, tout cela entrecoupé des dernières mises au point universitaires de ma propre vie estudiantine, mélangé avec les milliers de tâches habituelles et ménagères dans la maison principale, jardinages et autres et même une panne de voiture un jour férié, histoire de compliquer la mise. Tout ça prend du temps. Bref, on se retrouve un mois plus tard après la dernière mise à jour en se disant que non, vraiment l’écriture n’a pas beaucoup avancé. Quelques touches sans importance, quelques raccords ici et là mais pas le frémissement d’un grande œuvre à venir... Tant pis. Plus j’y pense et moins je ne me sens l’âme d’un écrivain professionnel, Musso et Levy sont à mille lieues, même si la couverture de Bestiaire domestique les évoque vaguement. D’ailleurs ce Bestiaire aura eu très peu de presse : un peu au plan local car je suis le régional de l’étape comme on dit en ces jours de Tour de France qui étaient chers à René Fallet mais presque rien au niveau national, hormis Le Magazine des livres qui me place dans les cinq livres à lire absolument cet été ! Ce dont je suis évidemment très fier : comment, vous n’avez pas encore votre exemplaire pour la plage ? Pas professionnel pour deux sous. Je pensais d’ailleurs à Beckett : je dois avoir le même volume de vente qu’il avait avant Godot, cinq cent exemplaires pour ces premiers livres, mais lui était un vrai pro : c’était sa vie et la mienne est sans doute plus partagée, pas forcément dilettante mais plus fractionnée. Ce qui me laisse augurer de la suite de mon parcours littéraire, un approfondissement, un sillon patient au gré de mes obsessions, lubies et autres libertés. Finalement, c’est un beau programme, sérieux et opiniâtre.
(19/07/2009)
 

En hommage à Jean Robinet à qui j’ai rendu visite il y a huit jours au seuil de ses quatre-vingt seize ans « et demi » (m’a-t-il fait remarquer), voici un extrait de sa dernière chronique, parue dimanche dernier :
« - Mais vous êtes écrivain, me dit-on quelquefois.
Oui, je rédige ces chroniques et j’écris, mais qu’est-ce que cela signifie ? Je revendique cet état, je suis un paysan qui écrit, c’est tout.
Un auteur connu, qui a travaillé la terre, m’a dit un jour que s’avouer paysan portait préjudice à l’œuvre. Pour ma part, je n’ai jamais renié mes origines ni mon état par souci de carrière littéraire, ni pour toute autre raison. Je n’ai d’ailleurs pas l’impression que cela m’ait jamais fait tort. Et si, auprès des pédants, le fait d’avoir labouré, semé, moissonné, pansé le bétail me diminuait, je ne vois pas là beaucoup d’importance. En aucun cas, ça ne saurait m’affliger."
(26/06/2009)


Suite de l’écriture calme plat que j’évoquais, il y a quinze jours : rien de plus, hormis une petite nouvelle que j’ai écrit bizarrement sur injonction de mon attachée de presse. Enfin, injonction est un bien grand mot, disons qu’au téléphone, à la question « et vous, où en êtes-vous ? », je me suis sentis bafouilleur, un peu honteux de n’avoir rien produit depuis longtemps. Bref, le lendemain, en quelques heures, j’ai bâti une petite nouvelle, rien que pour sentir à nouveau l’encre couler dans mes veines, appréhender le souffle des mots posés en petites foulées. Tout comme la sociologie est un sport de combat, dixit Bourdieu, la littérature est un exercice d’endurance. La tentation est tout de suite de se demander vers où on va, vers quel livre, tout comme dans le Marathon, on tente d’estimer dès le premier kilomètre quelle performance on fera au bout de quarante-deux. Si je continue à comparer l’écriture et la course à pied, ma lenteur est telle en course à pied que ma seule joie est de percevoir dans les bons jours comment ma mécanique fonctionne avec la régularité d’un diesel increvable, du moins est-ce la sensation physique que j’éprouve. C’est cette perception que je tiens à garder dans l’écriture, peut-être l’idée de la simple maîtrise, en tout cas, il faut éloigner l’idée de la performance finale, est-ce que ça donnera un livre, par exemple.
(17/06/2009)
 

En ce moment, l’écriture c’est calme plat. Non qu’il n’y ait rien, où plutôt, si, il n’y aurait pas grand-chose dans la définition classique d’aligner une suite de signes, hormis deux articles de commandes (dont je suis très fier tout de même), quelques aboutissements de réflexions universitaires et des empilements de Feuilles de route. Bref, cette tranquillité active, c’est tout de même suffisamment de matière tout de même pour que cette suite de signes, paragraphes, pages, ressemble à quelque chose de conséquent et d’aliénant pour ma propre écriture. Je suis donc dans cette phase bien connue ou de vagues idées remuent quelques vaguelettes, un calme plat, l’eau d’un lac qu’un vent faiblard agite en rides effrontées. Trois projets donc, forcément tombés à l’eau, c'est-à-dire traînant par-dessus bord comme une bourriche accrochée à une barque et contenant trois maigres alevins dont un ou deux sera rejeté sans autre état d’âme que celui de les voir s’éloigner sur l’onde, ventre en l’air. Il devrait quand même rester quelque chose, une odeur d’écaille persistante sur les mains, une sensation qui préfigurera le livre nouveau, dans un ou deux ans. C’est cela qui m’intéresse pour l’instant : comment distinguer dans cette incertitude, la chose concrète qui naîtra, tas de feuilles réunies en briquette ou fichier immatériel d'e-book puisque telle est la tendance, peu importe pourvu que ce soit ce petit miracle de la lecture capable de fabriquer du temps. Bref, on perd d’abord du temps à élaborer en rêveries la chose confuse d’un livre, on la réalise en signes alphabétiques, toute une saison de pêche qui ne sera plus qu’un souvenir au moment ou toi, lecteur futur, prendra ce livre d’avenir entre tes doigts pour restituer à nouveau ce temps, jeter en l’air les minutes de ta lecture sans que je n’en sache rien, ni le moment, ni les circonstances (et c’est en cela que l’écriture tient du miracle). Mais ce n’est pas ce que je voulais aborder : je voulais sentir dans ce qui n’est encore qu’une incertitude quels sont les moteurs qui forcent les doigts à taper sur le clavier, à prolonger ces pensées confuses. Fragments du bonheur : l’expression vient de suite et me semble résumer ce que j’entrevois depuis Bestiaire domestique. Animaux comme prétextes, au sens propre comme au figuré, de quelque chose de plus global, la vie détails dans le décor, comme dirait Philippe Annocque ou l’écrivain comme intermittent du désastre, selon François Bon. En réalité, cette proximité entre l’existence, destinée, chance, bonne fortune ou hasard, fatalité et providence me semble résumée, aimantée en bonheur, dans toutes ses déclinaisons possibles, ravissement à la Marguerite Duras, enchantement de Merlin, paradis de Dante, extase, béatitude, délices. Quel que soit l'enjeu, je veux être un homme heureux, chantait William Sheller. Je crois être doué pour le bonheur. Loin de moi pourtant un contentement béat, idéal, pétri de bons sentiments, donneur de leçon, mais le bonheur comme force égoïste, énervante, sans aucun rapport d’ailleurs avec les évènements, même tristes, on a tous notre lot de décès, séparations brutales, plutôt donc une succession de flashs photographiques, des tropismes aurait dit Nathalie Sarraute. Je me souviens avoir été surpris lors de l’interview d’un écrivain : il en résultait que l’écriture d’un auteur qui n’avait pas suffisamment souffert ne pouvait être que peu digne d’intérêt et inutile. Petitesse, pauvreté et platitude du bonheur. Prétention vaine : je revendique cette banalité, cette modestie..
(05/06/2009)
 

Il y a cette histoire avec mon entreprise qui défraie l’actualité : un client s’est vu attribué un mot de passe raciste pour son abonnement Internet suite à quelques déboires téléphoniques avec sa hotline. Sans préjuger de ce qui c’est passé, ça me rappelle une anecdote qui m’a directement concerné, il y a quelques années. Je dirigeais alors un service qui s’occupait, entre autres, des nouveaux abonnés. Lors de la parution à l’annuaire, un client a eu la surprise de constater une mention qui concernait la relation un peu sèche qu’il avait eue avec notre service. Sans toutefois être injurieuse, la mention devait préciser sous son adresse et son numéro de téléphone, un truc du genre « client difficile ». Vous imaginez sa réaction à la lecture de l’annuaire ! En réalité, la personne qui s’était occupé de lui avait simplement voulu laisser une trace dans son dossier informatique pour prévenir d’autres interlocuteurs futurs qu’il valait mieux prendre des gants et le temps de bien lui expliquer. L’attitude plutôt professionnelle et non diffamatoire de notre employée a été reconnue et l’histoire s’est arrêtée là. En revanche, ce qu’il y a d’intéressant, c’est de savoir comment cette information avait pu être intégrée dans l’annuaire. En réalité, un robot informatique venait régulièrement puiser dans les bases de données des nouveaux clients pour agglomérer les données d’adresses et numéro de téléphone indispensables. La mention en question avait été par erreur placée dans un champ informatique de complément d’adresse, généralement inutilisé mais soumis au traitement de notre robot.
Si j’évoque cette anecdote c’est parce que le communiqué officiel de mon entreprise laisse entendre que toutes les mesures ont été prises pour que cet incident ne se reproduise plus, d’une manière technique s’entend… On imagine que les traitements automatisés seront passés au crible. Priorité à la machine, donc et c’est justement pour cela que j’inclus cette réflexion en Notes d’écriture et non en Étonnements. Car c’est bien d’écriture qu’il s’agit, une écriture machinale (au sens propre), automatique, qui s’affranchit de la présence de l’homme, une totale anti-littérature, ou un totalitarisme littéraire en quelque sorte… Et on voit bien jusqu’où peuvent aller les dérives de cette écriture sans contrôle : à la négation du comportement humain. Plutôt que de s’inquiéter des dérives racistes et de prendre des mesures préventives il est devenu plus facile et sans doute plus efficace de trouver un correctif technique de façon à ce qu’une telle bévue ne se reproduise plus. En extrapolant, on pourrait imaginer des romans complets écrits sans contrôle, générés automatiquement par des robots, s’affranchissant de toute intervention humaine. Faites que ce jour n’arrive jamais.
(29/05/2009)
 

En réalité bien souvent un texte manque de nervosité par un excès de précautions oratoires, un sujet mal maîtrisé, la peur de raconter des âneries. Savoir distinguer pourquoi un écrit avance lentement, nous rebute, ne semble mou, est déjà la première réflexion à entreprendre. (Ne pas craindre de fouiller dans sa psychologie profonde, sa petite enfance, défaire des nœuds). On pourrait penser que ces précautions concernent plus un texte de type journalistique, universitaire plutôt qu’un texte littéraire où l’élan est porté par la langue même. En gros, dans un texte littéraire on surfe sur les vagues, nez au vent, grisé par les éléments (les mots) tandis que le texte journalistique ou universitaire vogue avec la lenteur d’un cargo. Ce n’est qu’en partie vrai parce que nous nous sentons plus libre avec un texte de notre propre invention. Toutefois, à partir droit devant, voile gonflée, on risque de ne pas être suivi, donc de devenir incompréhensible, c’est pourquoi, il me semble que ces quelques trucs pour rendre plus nerveux un texte, ces conseils (osons le mot) de vérification s’appliquent à toute composition.
Les réflexions évoquées ci-dessous sont issus de la correction d’un texte universitaire.
Principes de base :
- regrouper des paragraphes : un paragraphe = la progression d’une idée.- examiner chaque alinéa et se demander si on ne peut pas regrouper l’idée avec celle du dessus.- faire des phrases courtes.
En pratique :
- supprimer les collections d’adjectifs et n’en garder qu’un, voire aucun
- supprimer au maximum les adverbes
- préférer le singulier au pluriel (exemple, dire « le retentissement sur la vie quotidienne » plutôt que « les impacts dans la vie quotidienne »).
- éviter la globalisation que provoquent les sujets « nous » et « on » qui laissent un flou et des opinions générales
- éviter les redondances. Chaque texte présente un tic de langage. Par exemple, dans un texte récemment achevé, le mot « particularité » et tous ses dérivés « particulièrement »…etc.
- alléger les tournures : par exemple plutôt que d’écrire « c’est ainsi que se présente l’auteur », préférer « ainsi se présente l’auteur ».
- éviter les lapalissades du genre « Les actions décrites deviennent impersonnelles dans un mouvement abstrait » alors que l’expression « Les actions décrites deviennent impersonnelles » est suffisamment compréhensible.
- se poser la question à chaque « et » de la simplicité de la formule. Par exemple, la phrase « Ces emprunts à la langue professionnelle sont limités et ne constituent pas généralement l’objet principal du livre. » gagne à être réduite par « Ces emprunts à la langue professionnelle, limités, ne constituent pas l’objet principal du livre.». Autre exemple «mener une réflexion de fond et percevoir les antagonismes » : la première partie de la phrase est à supprimer : on se doute bien que c’est parce qu’on a mené une réflexion de fond qu’on a perçu les antagonismes.
- traquer les incohérences de sens. Exemple « l’adhésion large » : est-ce qu’une adhésion peut-être large, à contrario étroite ?
-éviter les lourdeurs qui commence par il faut, on constate… ; exemple : « Il faut constater que la langue d’entreprise ne se réduit plus à l’utilisation de termes techniques » gagne a être remplacé par « la langue d’entreprise ne se réduit plus à l’utilisation de termes techniques ».
- attention aux négations tarabiscotées. La locution « aujourd’hui plus personne ne parle plus de… » peut-elle être remplacée par « tout le monde parle de… » ?
- Éviter les phrases introductives qui se terminent par deux points et qui n’introduisent pas grand-chose. Exemple : « Un autre phénomène actuel de la langue professionnelle est lié à la perte du sens individuel des mots : dans les entreprises de production qui prévalaient jusqu’alors… » peut avantageusement démarrer directement par « dans les entreprises de production qui prévalaient jusqu’alors… »
- éviter la répétition des compléments de mots. Exemple : « Cette absurdité du fonctionnement d'un signifiant » est tout aussi compréhensible avec « Cette absurdité d'un signifiant »
- repérer les phrases qui se rebouclent elles-mêmes ce qui n’ajoute rien. « L’universalité de cette langue est bien sûr présente à travers les anglicismes qui renforcent l’incompréhension globale dont elle est porteuse ». Il convient bien sûr de supprimer le « dont elle est porteuse »…
- simplifier : exemple « l’action de reprendre » s’appelle… « la reprise » ! de même que l’expression «à la littérarité moins avérée » peut être remplacé par « moins littéraire » … une « une certaine distance » est plus simplement « une distance »… etc. « un dialecte étranger dans lequel on peine à pénétrer » est « un dialecte impénétrable »…
- préférer « remarquable » à « intéressant ». En effet, remarquable conduit à la remarque qui suit et qui n’implique que son auteur, tandis qu’intéressant implique plus lourdement le lecteur obliger d’éprouver « un intérêt » pour ce qu’exprime l’auteur, ce qui n’est pas forcément le cas…
(22/05/2009)


Ça se passe à Chiraz. C’est un bloc de pierre à peine ouvragé en haut de quelques marches. Mais il y a foule : des passants posent un doigt sur la surface, effleurent la rugosité de la dalle. Sérieux, pénétrés, ils murmurent quelques mots, prière, sourate, ou poème. Ce sont de rares hommes solitaires, quelques couples discrets, des classes entières de jeunes filles qui tournoient en riant. Au dessus du bloc de pierre, on a bâti un toit circulaire soutenu par quelques colonnes comme un kiosque à musique. Autour de l’édifice, il y a une suite de jardins et partout des fleurs : des massifs de roses embaument et quand il n’y a plus de place on entasse des pots sur le bord des allées, au coin des marches de pierres. Lorsque les visiteurs ont fini leur hommage sous le mausolée, ils s’égayent dans le parc, s’assoient sur un banc ou s’arrêtent pour déguster une glace à la rose : douceur de vivre.
Douceur de vivre mais pour un mort : ici, c’est Khwajeh Chams ad-Din Mohammad Hafez qui est ainsi honoré. Celui qui fut un des plus fameux poètes persans a vécu au XIV° siècle et deux cents ans avant Ronsard célébrait les plaisirs de la vie dans ses ghazals. La traduction est ici inopérante : on en saisit le sens mais il faut toute la langue farsi pour en apprécier la musique. Le culte dont jouit Hafez aujourd’hui est certes bienvenu pour la République islamique : son nom même signifie une personne capable de réciter par cœur l’intégralité du Coran. Mais il est adulé pour d’autres préceptes moins austères où le vin et l’amour prennent une place prépondérante. Ainsi : Ses longs cheveux étaient dans le désordre, son visage était chaud et couvert de/ rosée, ses lèvres souriaient, son col de chemise tombait légèrement à part / elle chantait une poésie d'amour, elle avait un gobelet de vin à sa disposition et elle était légèrement hors de contrôle/ ses beaux yeux étaient belliqueux et ses lèvres exprimaient des regrets / Elle est venue la nuit passée à minuit à mon chevet et s'est assise / Elle approcha sa tête à mon oreille et avec une voix douce elle m'a dit :/ Ah, mon amoureux fidèle, êtes vous somnolent ?
Fleurs du bien à la Baudelaire, on sait étonnamment ici adorer publiquement ce libertinage. Imagine-t-on réciter par classes entières au cimetière du Montparnasse, un doigt effleurant sa tombe : « Agile et noble, avec sa jambe de statue /Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, /Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,/La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. »
(17/05/2009)
 

Petit point sur mon parcours universitaire. Déjà pas mal d’années que je m’y suis collé à tout reprendre depuis le début dans un cursus de Lettres Modernes. Auparavant, je n’avais jamais eu l’occasion de dépasser mon baccalauréat scientifique. J’avais travaillé de suite. Le bac C s’était révélé bien utile cependant car il avait fini par me mener au gré de concours professionnels dans des domaines électroniques assez spécialisés à l’heure où l’informatique commençait à peine à poindre son nez. Tout cela pour dire que je n’étais pas préparé le moins du monde à l’écriture à part une soif de lecture cultivée depuis l’adolescence. La veine de l’apprenti-sorcier des lettres m’avait propulsé chez Fayard en 2000 : du coup, on me demandait mon avis, j’intervenais parfois dans des facultés avec la trouille de dire quelques énormités. Je me contentais d’un compagnonnage connu, Claude Simon, Beckett, Duras : il y a pire… Ma culture générale était cependant trouée comme un vieux linge : il fallait y remédier. Celui qui a eu la chance de dépasser le baccalauréat dans la continuité de sa jeunesse ne peut pas connaître le complexe de celui qui s’est arrêté d’un coup : quelque chose manque, on se sent bête, inculte. La décision était prise. On en trouve des traces en Notes d’écriture le 20/10/2004, j’avais consigné : « me suis inscrit en Licence Lettres modernes, sans doute pas assez occupé », je restais dubitatif quant à ma volonté et ma possibilité d’aller au terme (et quel terme ?). Quatre ans et demi plus tard, j’arrive à bac+5, je vais présenter les épreuves de Master deuxième année le mois prochain. Je suis arrivé à tout boucler pour juin tout en continuant à bosser à plein temps et à publier mon bestiaire : grande fierté.
A regarder le chemin parcouru, ça n’a pas été facile de tout concilier : s’arracher les cheveux aux premiers devoirs, bosser vite, avoir de la méthode, laisser pas mal de choses de côté, maison, jardin, bricolage, s’enfermer quand les oiseaux chantent ou quand on est fatigué. J’ai beaucoup appris, c’est indéniable. J’ai pas mal réussi et même si je n‘en tire pas une grande gloire, je me sens désormais beaucoup plus à l’aise dans le milieu universitaire. C’était le but initial et celui aussi de ne pas vouloir faire les choses à moitié, question d’authenticité. Ne pas se sentir un imposteur dans le monde des Lettres. Je sais cette réaction prétentieuse, sans doute stupide aussi. Aller au bout me permettait d’avoir voix au chapitre, sortir peut-être de la condition provinciale, fils d’ouvrier et tout ce qu’on peut imaginer comme inepties sociologiques, pourtant vraies.
Au bout du compte, je pensais m’arrêter à la Licence et j’ai continué deux ans de plus. On m’offre la possibilité de faire un doctorat, je vais réfléchir mais trois ans encore juste pour le plaisir ce serait idéal si l’université me fiche la paix. Je n’attends rien de tout cela, aucune gloriole, hormis fouiller encore et encore. La recherche est un domaine passionnant à condition qu’elle soit libre et qu’elle puisse aller tout azimut (en cela je ne peux qu’être d’accord avec les revendications légitimes des universitaires). Cependant les premiers ennemis de la recherche sont les universitaires eux-mêmes. L’académisme dont ils font preuve parfois est confondant. Je viens d’en faire les frais d’ailleurs : ayant participé à une journée d’étude, on m’a demandé quatre fois de revoir le texte de la présentation que j’avais faite : pas assez dans le moule, trop approximatif «je souffre d’un manque de métadiscours précis », tel est le diagnostic qu’on a relevé. Heureusement, je soigne cette maladie avec opiniâtreté et conscience mais aussi avec du recul : un monde me sépare de ceux qui accumulent publications universitaires dans un but carriériste et moi qui le fait juste pour le fun. Mais devinez qui est le plus heureux ?
(17/04/2009)


Extrait d’une chronique d’Alexandre Vialatte : « Pourquoi tant d’écrivains renoncent-ils à écrire des romans ». (in La Porte de Bath Rabbim) :
« […] Mais j’exagère. Et premièrement parce que l’homme n’est pas ce que j’ai dit : il est sautillant, primesautier, curieux comme un insecte rare, inattendu dans ses moindres réflexes et coiffé d’un petit chapeau mou. (Ce que je reproche à la plupart des romanciers c’est de nous faire oublier la chose.) Il possède une âme immortelle. Il l’habille d’un pardessus gris. Il la piétine et la jette à la poubelle. Il fait mille choses qu’un veau ne se permettrait jamais. (Peut-être le rat ; ou la vipère ; mais tout cela nous mènerait trop loin.). J’exagère, deuxièmement parce que précisément Le Père Goriot, Le Cousin Pons ou Eugénie Grandet, ne paraissent jamais zoologiques. Ni Proust, ni aucun des chefs d’œuvre. Et c’est précisément pourquoi ce sont des chefs d’œuvre. Ils inventent la réalité. Ils copient un modèle qui n’existe nulle part. Ce que je disais ne valait que du tout-venant. Et on comprend fort aisément qu’un fabricant de tout-venant cesse un jour de produire. Mais on imagine facilement qu’un homme n’ait plus besoin d’écrire, qu’il lui suffise pour son plaisir de se raconter ses romans : on se raconte en dix minutes un roman de six cent cinquante pages. C’est ce que fait à peu près tout le monde. Tout le monde est romancier (au talent d’écrire près). Tout le monde à dans son fond tout un lot de personnages, de caractères et de situations qu’il se raconte toute la journée : le méchant voisin, la belle caissière, l’oncle d’Amérique. Il y a des gens obsédés à tel point par leur petit guignol intérieur qu’ils traversent en ahuris la vie réelle, bien moins intéressante pour eux. Qu’est-ce qu’un romancier de vocation ! Il va au mariage de sa fille en pleurant sur une héroïne qu’il est en train d’enterrer dans sa tête ! A quoi bon écrire une histoire dont il a tiré tout le plaisir ? C’est gâcher le temps que de s’en raconter d’autres !
Et d’ailleurs qu’en resterait-il ? Une impression. Qui peut tenir dans un comprimé : une chanson, une fable, un poème. Une petit poème d’Apollinaire. En quatre vers. Que me reste-t-il du Poussière, le roman de Rosamond Lehmann, que j’ai lu il y a très longtemps, et bien aimé ? Une nostalgie, un petit goût de cendre, l’impression que le bonheur est là, derrière le mur d’un jardin fermé. Tout cela tiendrait dans le refrain d’une chanson. Et c’est pourquoi le vieux Mac Orlan ne fait plus autre chose. Chardonne fait des bulles de savon : des choses courtes, irisées, argentées, aériennes, le plus beau de ce qu’il ait écrit. Colette faisait une pluie de pétales, s’éparpillait en articles divers, en descriptions de pythons, de fleurs, que sais-je ? en portrait de Landru et recettes de loup au fenouil. Elle y mettait le meilleur d’elle-même. Carco écrivait des souvenirs. A quoi bon entourer tout ça d’un excipient, d’une histoire arbitraire, de ce qu’on appelle un roman bien fait ? Le meilleur est dans le filigrane, le subconscient (le magma confus, la nébuleuse d’où sort une œuvre). Certains le déballent à l’état brut, sans kapok et sans emballage : Audiberti dans Dimanche m’attend, Gaston Bonheur dans Le Vase de Soissons et La République nous appelle où il se contente de faire le guide dans le musée de sa sensibilité d’enfant, et Fellini (au cinéma !). Son 8 et demi, sa Juliette des esprits sont-ils autre chose que le catalogue de son paysage intérieur, un recensement de ses obsessions profondes ? Les paresseux n’attendent pas d’avoir produit : ils se débarrassent sur-le-champ, dans l’ironie, la parodie d’eux-mêmes.
Inversement, cent romans peuvent tenir dans le couplet d’une simple chanson, comme les pétales dans un bouton de rose : il n’y a qu’à le laisser s’ouvrir. Personnellement j’ai gribouillé une vingtaine de romans plus ou moins terminés (Les Complaintes des Enfants Frivoles) à partir d’une simple chanson ; mais elle contenait en quelques lignes un microcosme : une barque, un bal, un glas et une ceinture dorée ; le carnaval, la mort : toute la vie. Il m’eût suffi de l’avoir écrite pour m’épargner de bien pénible travaux.
Le sage Mac Orlan a raison : il faut finir par des chansons.
Et le plus agréable est encore qu’un autre les écrive à votre place. L’épilogue des Nuits de Cabiria (le film de Fellini), avec ses personnages qui s’éloignent de nous, au bord d’un fleuve, en chantant, dans les bois, un peu Watteau, fin et commencement de fête m’a soulagé bien certainement d’un pesant roman de cinq cents pages.
Tout est nuit, fleuve et ceinture d’or, gondole, trépas et chanteurs éphémères.
Et c’est ainsi qu’Allah est grand. »
(10/04/2009)
 

Calme plat ou plutôt rides sur l’eau et sur mon front. L’époque est à la concentration. Au sortir de l’hiver et qui fut long cette année, pas le temps pour l’instant de regarder pousser les fleurs. A peine aperçoit-on les jonquilles qui défleurissent, les narcisses à l’apogée, les primevères au tapis et les feuilles qui pointent. Rosiers taillés à la volée. Penser à appeler quelqu’un pour couper la haie, pas le courage. L’écriture est pareille, rapide, retenue, les idées pointent sous la terre, on en connaît les bulbes roses mais pas le temps de remettre tout cela en potée. Ce sera pour plus tard. Ce qui empêche ? Stupide acharnement du master de Lettres modernes, on termine cette année. Pas de retard non, ce serait même mieux que l’année précédente : tout devrait être terminé en juin, six mois passés dans la proximité du travail et des études entremêlées, sans compter la fin de Bestiaire domestique, manuscrit, correction, programmation, sortie, promotion. C’est drôle tout cela en six mois compressés, sans compter tout ce qu’on a oublié dans la mouvance des jours, un autre Master en Ressources humaines issu du boulot (décidément je vais avoir un de ces CV roman…), et la petite famille, oui, ça va bien merci. Tous ces rôles donc, costumes enfilés à la suite comme dans une vaste cabine d’essayage, chemise d’écrivain, veste du mariage, cravate du boulot, pull-over étudiant, jean familial, toque de cuisinier, bleu de chauffe pour la mécanique, foulard pour le ménage, santiags pour la guitare électrique, pantoufles pour mettre à jour Feuilles de route, les gants de caoutchouc pour tailler les rosiers. Je me suis rajouté une autre panoplie, pantalon de journaliste pour le compte d’une revue régionale culturelle, ça sera pour bientôt. Pourquoi tous ces rôles ? L’expression, je m’éclate. Je suis partout, totalitaire presque. Quelqu’un m’a dit (une prof de théâtre) : mais tu as peur de la solitude ou quoi ? Deux secondes pour y réfléchir, puis reprendre ce devoir d’anglais dans lequel j’écris “Moreover, these documents are meaningful because they were made by non-white Americans : Ralph Ellison was black, like Barack Obama, and Diego Rivera was Mexican. There is a new dimension in multiculturalism…” Plus que deux jours pour le finir et je m’attaque à dix pages sur le rire de Beckett. Bourreau de travail, me couper la tête en tranches de guillotine, totalitarisme et éclatement de la personnalité : il faudra que je prenne le temps pour réfléchir à çà, ça me fera un costume de plus à enfiler. L’universitaire qui me suit m’a dit, tu devrais songer à un doctorat de Lettres modernes. On verra, on verra… C’est quoi qu’il faut mettre à la soutenance, une robe, une tiare ? Il faudra que je pense à l’habit vert de l’Académie aussi. J’écris cela en robe de chambre, il est 6h du matin.
(03/04/2009)
 

Voici l’extrait d’une interview d’Eric Chevillard (l’Autofictif auteur « du hérisson » - note de lecture du 17/04/2002) qui tombe à pic puisque dans ma note de lecture de cette semaine je cite les deux auteurs figurant dans la question de l’interviewer :
En période de rentrée littéraire. De Beigbeder à Angot, le « rien » est omniprésent. Alors que chez vous je trouve énormément de vie, de matière littéraire. C’est le style qui différencie le « livre sur rien » du livre vide ?
« Un livre vide est affreusement plein : de vent (l’air du temps), de considérations vaines, de bavardages complaisants et oiseux, de détails sans intérêt, et surtout de mots dont aucun n’est pertinent. Livres vides, c’est-à-dire surchargés tout comme le sont les croûtes en peinture. Aucun rapport, donc, avec le livre sur rien qui est le ciel enclos, la chair faite verbe. Le livre sur rien, ce serait le grand déménagement du monde hors de ses greniers et de ses caves. Sur le trottoir, les encombrants, tout ce qui pèse et depuis toujours nous plombe, on s’en va, on laisse tout, on existera dans la langue, dans le livre sur rien, fait de mots justes et si bien articulés que rien précisément dans les phrases qui le constituent ne grippe ni ne grince. On approchait ce bonheur dans l’eau, dans l’air, dans la musique, mais ce n’était pas ça encore, trop de limbes, tandis que livre sur rien réjouit l’intelligence, elle se trouve là enfin dans son élément... »
« Surchargés comme sont les croûtes en peinture » : cela m’évoque la peinture de Georges Bouche, dont la majorité des œuvres sont exposées au Musée d’Art Moderne de Troyes (notes de lecture et d’écriture du 04/05/2005) mais le mouvement est ici réfléchi, pas vide, surchargés d’un trop plein qui confine à la vacuité de l’esprit humain : « l’homme est faible, vain : il faut qu’il affronte le jugement des autres hommes quitte à en gémir », disait ce peintre et cela rejoint avec justesse «le livre vide affreusement plein ».
Juste pour le plaisir et comme il est question d’Eric Chevillard dans sa pratique d’écriture, citons sa proximité avec Claude Simon :
Eric Chevillard : " Quelle expérience de conscience c’est d’ordonner le monde à sa guise durablement en le nommant. Nous en détenons les composants, les matières premières, les éléments, précipités dans les mots qui les désignent et de la sorte manipulables facilement. Il revient à l’écrivain de varier les combinaisons. S’il ne le fait pas, qui s’en chargera ? ". (« Du Hérisson)
Claude Simon : « J’ai d’ailleurs souvent dit que mon travail me fait penser au titre du premier cours par lequel on attaque maths’ sup’ que j’ai un peu pratiqué dans ma jeunesse et qui s’intitule : « Arrangements, Permutations, Combinaisons ». (lettre à Jean Dubuffet).
(27/03/2009)


"Je me souviens qu’un jour j’essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu’il avait de se dire utile. Je m’aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l’amusement passager de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d’être oubliés. Quelques-uns uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l’avenir se chargera de définir. Un tout petit nombre, et j’en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine et humaine, de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume exercé par le plus indigne sur tant d’esprit d’élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque m’aurait certainement laissé de l’autre côté du fleuve. Et j’y restai."
Cette note sur la condition de la littérature est tellement contemporaine qu’elle date de 1863 : on l’a doit à Eugène Fromentin et elle est incluse dans le chapitre XVI de Dominique (voir également en note de lecture).
(21/03/2009)
 

Il y a un élément qui revient toujours avec ce que je dis du nouveau livre : je dis qu’il s’agit du septième. J’insiste, je mets toujours en avant cette comptabilité puérile. C’était le cas à la rencontre-lecture dans la librairie de ma ville, la semaine dernière. Et c’est ce qui ressort d’ailleurs dans le bien nommé « compte rendu » du journal, deux jours plus tard. Du contenu du livre, on en saura rien, juste qu’il s’agit du septième. En réalité, peu importe le nombre exact (voir note d’écriture du 19/12/2009) pourvu qu’il soit suffisant. Deux livres en neuf ans de publication, ça m’aurait paru peu, pourtant j’en connais pour qui ce nombre réduit s’apparenterait à de l’élégance. Mais j’ai la grâce d’un notaire de province, l’embarras caissier d’un rond de cuir de la Poste (que j’ai été), la faconde du boucher de mon quartier : ça vous fera sept livres, je vous mets un os avec ? Ce chiffre, donc, me satisfait : il ne fait pas fainéant ni dilettante du monde des lettres, il ne fait pas suspect comme le ferait deux ou trois livres par an, sans doute bâclés dans la frénésie d’écriture. C’est un nombre qui me paraît juste et qui me rassure : j’ajoute d’ailleurs que presque tous sont publiés chez mon éditeur national donc parisien. C’est un complexe de campagnard sans doute issu de ce département oublié dans lequel je suis né et où je vis, une sorte d’héritage immatériel qui nous force à considérer celui qui vient de la ville avec déférence, comme un peu supérieur à soi. Je n’y peux rien, j’ai été élevé dans cette porosité mérovingienne, vallées, bois, peu de richesses et ceux qui n’y sont pas natifs ne font que passer. Reviennent alors souvent les expressions du coin et l’accent mélangé des invasions du grand Est, Bourgogne, Franche Comté, Lorraine, Champagne, Picardie : la manière de mettre un article devant les prénoms, les mots décaniller, chanlatte, godin, la lumière restée « clairer » toute la nuit, bref ce que les « piots » et les « piotes » apprennent « jusqu’à pû soif ». Je « cause pas parisien » comme on dit aussi. Mais je revendique ces sept livres, la caution de mon éditeur à la capitale, bref, tout ce qui prend une importance démesurée ici. J’habite un pays de silence, faibles habitants depuis toujours, peu droit à la parole, ni voix au chapitre. C’est sans doute pour cette raison que mon insistance est si grande. Il faut d’abord que je puisse me convaincre moi-même, crier à la face de mes pairs, famille, amis, cette fierté d’une reconnaissance de sept livres. Eux s’en moquent sans doute, ne perçoivent peut-être pas autant que moi le poids de cet héritage. La reproduction sociale est avant tout géographique et on bouge peu par ici. Sept livres, ça pose son homme, ça a de l’importance en province, ça veut dire qu’il a fallu se rendre sept fois à la capitale, laisser son troupeau de vaches aux portes du périph, discuter « le bout de gras » comme on dit aussi, pour finalement être adoubé du titre archaïque de chevalier des lettres, sept fois remis en cause, sept fois obtenu de nouveau, grande fierté de sept remises en selle. Cet orgueil de boxeur est sans doute inutile et puéril, une réticence vaine à l’heure où la géographie du numérique se moque bien des clôtures des prés ou de la fontaine de la place Saint Michel. Mais ce qui est ancré en moi, c’est bien ce qui s’est instillé depuis des dizaines de générations d’histoires familiales : trouver un endroit, bâtir une maison, vivre en paix et pour cela, choisir un métier, convaincre le châtelain du coin, graisser la patte aux hobereaux du canton, régler l’octroi de la ville, bref, toujours demander la permission. Cette allégeance est un réflexe archaïque dont je ne peux me passer, un besoin de sécurité. Rappeler le nombre de mes livres, c’est le contraire d’une vantardise.
(13/03/2009)

 

“Write in English, British, or American” nous a dit récemment le Gardian dans son article Don't get depressed: a writer's guide to surviving the recession. Ben oui, la crise est partout. Avons-nous encore les moyens d’être édité en français ? Plus généralement, avons-nous les moyens d’entretenir notre langue nationale dont on ne cesse de décréter son appauvrissement ? Dictées dans les facs, obligation d’expliquer à nos chérubins que le mot trublion ne désigne pas un jeu vidéo, que archétype n’est pas une insulte ou que « mes sentiments distingués» ne vous oblige pas à rester le petit doigt en l’air mais n’est qu’une formule de politesse qui connut son heure de gloire au temps révolu des lettres. Bref, plutôt que réagir, peut-être vaut-il mieux vendre notre langue au plus offrant avant d’être obligé de la donner au chat dans sa gamelle et gratuitement. C’est peut-être le moment de s’en débarrasser. D’ailleurs, les mêmes chérubins qui s’offusquent devant le pervers pédophile qui prononce tribulation avec un air lubrique, sont les mêmes qui ne jurent que par les films obligatoirement en VO et nous obligent à nous esclaffer devant la série Friends en anglais et ses répliques mâchonnées sans sous-titre dont nous n’arrivons pas à deviner l’ombre d’un mot, pardon, d’un word. Allez donc, vendons tout ! D’ailleurs, moi qui suit fier d’avoir à rendre une étude in English sur Invisible man de Ralph Ellison confronté au discours d’Obama dans sa version us d’origine, oui, je suis partant pour qu’on arrête de me parler français, à la seule condition que le vocabulaire total dont je puisse disposer tienne dans la chanson d’Aznavour : you are for me, for me formidable… Pour preuve de ma bonne volonté, quelques notes de lectures d’écrivains anglo-saxons (et pas des moindres), récupérées sur l’excellent The Paris Review.

INTERVIEWER
What technique do you use to arrive at your standard?
FAULKNER
Let the writer take up surgery or bricklaying if he is interested in technique. There is no mechanical way to get the writing done, no shortcut. The young writer would be a fool to follow a theory. Teach yourself by your own mistakes; people learn only by error. The good artist believes that nobody is good enough to give him advice. He has supreme vanity. No matter how much he admires the old writer, he wants to beat him

INTERVIEWER
Is emotional stability necessary to write well? You told me once that you could only write well when you were in love. Could you expound on that a bit more?
HEMINGWAY
What a question. But full marks for trying. You can write any time people will leave you alone and not interrupt you. Or rather you can if you will be ruthless enough about it. But the best writing is certainly when you are in love. If it is all the same to you I would rather not expound on that.

INTERVIEWER
Do you think a reader unacquainted with [African-American] folklore can properly understand your work?
ELLISON
Yes, I think so. It’s like jazz; there’s no inherent problem which prohibits understanding but the assumptions brought to it. We don’t all dig Shakespeare uniformly, or even “Little Red Riding Hood.” The understanding of art depends finally upon one’s willingness to extend one’s humanity and one’s knowledge of human life. I noticed, incidentally, that the Germans, having no special caste assumptions concerning American Negroes, dealt with my work simply as a novel. I think the Americans will come to view it that way in twenty years—if it’s around that long.

INTERVIEWER
What about creativeness in general?
HUXLEY
Yes, what about it? Why is it that in most children education seems to destroy the creative urge? Why do so many boys and girls leave school with blunted perceptions and a closed mind? A majority of young people seem to develop mental arteriosclerosis forty years before they get the physical kind. Another question: why do some people remain open and elastic into extreme old age, whereas others become rigid and unproductive before they’re fifty? It’s a problem in biochemistry and adult education.

INTERVIEWER
What else ?
BEINSTINGEL
Don’t forget : buy Domestic bestiary
(06/03/2009)
 

« Jdv, roman, travail en cours, manuscrit numérique de 66 pages à la date d’aujourd’hui », ai-je écrit dans cette même rubrique il y a deux semaines. Ça laissait entendre un parcours régulier et il l’a été pendant un mois et demi. Mais depuis une dizaine de jours, le machin n’avance plus guère : j’ai écrit deux pages de plus et je me suis arrêté cinq jours après avoir écrit la phrase ci-dessus. Je ne sais pas si je reprendrai ce texte qui est assurément un écrit que je ne destine pas à être publié. D’un côté, j’aime bien terminer ce qui est en cours surtout dans un pareil exemple où je sens que cette histoire est au trois quarts entamée. Je sais exactement ce qui va arriver à mon narrateur jusqu’à la fin de l’intrigue et c’est comme raconter un rêve, on éprouve le besoin de le faire entièrement, on se sent frustré si un réveil inopiné à écourté un songe qui vous a marqué. J’ai l’impression de laisser le narrateur que j’avais inventé en plan, il perd de sa chair, il devient sans avenir alors qu’il avait commencé à m’échapper comme un voisin, une connaissance dont je raconte l’histoire. Écrire est vraiment drôle : on invente un personnage et on finit par croire qu’il existe vraiment. Dans ce cas précis, je sais exactement qui il est, quelle est son apparence physique, où il habite, je connais les lieux qu’il traverse, les amis qu’il côtoie, je suis lui. C’est vraiment une attitude de romancier que j’endosse, dans le sens traditionnel : j’ai créé un personnage et il me tient : Madame Bovary c’est moi (quoique dans ce dernier cas, il faudra que je fasse une note d’écriture spécifique tellement il y a à dire sur les écrivains qui invente un narrateur de l’autre sexe et pourquoi). Bref, mon narrateur est au repos pour une durée indéterminée. Ce peut-être pour toujours comme d’ici à la fin de la journée je peux l’avoir fait à nouveau bouger sur quelques pages, poursuite d’un petit film intérieur, succession de touches lecture-stop, arrêt-pause sur le magnétoscope intérieur des idées imaginaires. Je ne peux pas savoir à l’avance, écrire c’est coup de tête et compagnie, c’est ce qui fait le charme de la chose, de même que le carcan des théories, mort du roman, haro sur les fictions traditionnelles est fait pour être constamment transgressé : on écrit dans un large spectre de plume, un éventail de cliquetis de clavier qui va de l’expérimentation la plus folle et dérangeante à la ringardise la plus convenue d’une littérature arlequin. Mais en ces jours précis j’ai besoin de temps pour avancer dans mes recherches universitaires, c’est pas un narrateur mais bien moi qui serai évalué à la fin de l’année. C’est très scolaire et anti romantique comme attitude : j’abandonne le rêve et la fiction pour le pragmatisme de la réalité. Ce qui met encore plus en abyme la question de la fiction et du réel, la question du narrateur avec qui on veut jouer et soi-même qui vit avec un seul cœur dans un seul corps. Finalement un écrivain est vraiment un schizophrène et l’écriture est la matière qui renouvelle constamment sa drôle de maladie.
(06/02/2009)
 

Quelques réflexions, suite à la liste chronologique de mes manuscrits et publications que j’ai évoquée la semaine dernière : en fait, il ne s’agissait que du recensement des versions papier qui sont dans mon bureau. J’ai déjà effectué pareil inventaire et j’ai même monté au grenier un carton de ces manuscrits le 25/09/2004, carton qui accusait le poids de 29,4 kg si j’en crois le reportage photographique en Webcam. Il s’agissait de doublons, de manuscrits intermédiaires imprimés en cours de travail et j’avais pris soin de conserver au moins un exemplaire de ces moments d’écriture toujours à portée de main. C’est ce reliquat que j’ai entrepris d’énumérer il y a huit jours. Au total, cela fait 24 manuscrits achevés et l’ensemble représente à peu près 3000 pages entassées dans mon bureau, soit un équivalent de vingt volumes d’œuvres complètes dans le même format que ma vieille édition -hélas incomplète- d’A la recherche du temps perdu, Gallimard, 1949, collection in-8, qui compte en totalité 18 volumes. Ça pourrait faire aussi trois volumes de Pléiade, si je m’offrais en plus la rédaction de ma propre biographie à l’égal de Saint John Perse. Mais il conviendrait alors de ne rien trier, garder le médiocre et le beau, la lie et le nectar, si toutefois on peut hiérarchiser de la sorte l’écriture et sa qualité. Je me souviens de ma relative déception en découvrant que l’œuvre complète de Claude Simon en Pléiade, élaborée de son vivant avec sa collaboration, ne comptait qu’un seul volume et écartait Histoire, L’Acacia ou Leçon de choses, mais gardait La chevelure de Bérénice qui me paraît de moindre importance, comme quoi l’avis de l’auteur et du lecteur sont parfois antagonistes sur l’appréciation globale d’une œuvre.
Mais revenons à ma liste chronologique. Si les treize dernières années, je ne me suis jamais arrêté plus de trois mois sans un nouveau projet mené à terme avec ou sans parution, j’ai aussi réuni dans les trous d’emploi du temps des morceaux, des bouts et des débuts dans tous les coins. Il m’est difficile de comptabiliser tout cela. Feuilles griffonnées, pages dactylographiées et surtout tout ce qui se tapit dans les mémoires de la demi-douzaine d’ordinateurs que j’ai utilisés, les clés USB disséminées un peu partout. Minuscules petits fichiers textes englués dans les 22 versions numériques de CV roman, les 13 pour Paysage et portrait en pied de poule ou les 6 pour 1937 Paris Guernica, même si la mémoire numérique est capable de les garder à l’infini, ils semblent paradoxalement voués à l’oubli.
L’étape suivante de ce travail d’inventaire pourrait consister à retrouver les versions numériques des textes les plus aboutis à commencer par ceux dans les 24 manuscrits qui demeurent non publiés. Ce n’est pas gagné, certains fichiers sont sur des disquettes, élaborées à l’époque sur mon premier ordinateur Thomson acquis il y a vingt ans, autant dit la préhistoire des premiers Personal Computer.
Un autre enseignement de cet inventaire, mais je le savais déjà : je suis profondément attiré par la fiction, un romancier donc. Que cela m'étonne montre bien les réticences que je possède confusément à endosser pleinement ce rôle. Savoir pourquoi ces réticences ne m'intéresse pas tant que cela : c'est peut-être cette tension en moi qui constitue un de mes moteurs d'écriture. Les dévoiler, ce serait rompre l'élastique.
(30/01/2009)
 

Liste des manuscrits et publications personnelles, par ordre chronologique :
- Juillet 1978 – mars 1991: Martin Martin, roman, manuscrit de 190 pages, non paru.
- Été 1991 : Jours d’été, heures jetées, sonnets traditionnels pour inconditionnel, manuscrit de 47 pages, non paru.
- Mars Juin 1996 : Aventures au Cap Vert, roman, manuscrit de120 pages, non paru.
- Août-novembre1996 : Monsieur Noël, roman, manuscrit de134 pages, non paru.
- Noël 1996 : Le père Noël qui voulait maigrir, conte illustré pour enfants, en 4 exemplaires spiralés.
- Janvier mai 1997 : La Réserve, roman, manuscrit de 160 pages, paru en avril 2000, Guéniot, 213 p.
- Août 1997 – février 1998 : Rouge Ferrari, rose fleur, roman, manuscrit de 202 pages, non paru.
- Mars – août 1998 : Piano muet, roman, manuscrit de 113 pages, non paru.
- Décembre 1998 – février 1999 : Roller, roman, manuscrit de 27 pages (typographie serrée) , non paru.
- Mai 1999 – avril 2000 : Central, roman, manuscrit de 151 pages, paru en septembre 2000, Fayard, 250 p.
- Mai - novembre 2000 : Trottoirs et potagers, roman, manuscrit de 115 pages, refusé en décembre 2000.
- Avril 2001 : Un dernier soir, nouvelle, pas de trace de manuscrit, paru chez Inventaire-invention, version numérique (20 p.).
- Mai – octobre 2001 : Composants, roman, manuscrit de 151 pages, paru chez Fayard en septembre 2002, 225 p.
- Octobre 2001 : Vers Aubervilliers, nouvelle, pas de trace de manuscrit, Inventaire-invention, version numérique et papier 39 p.
- Mars - novembre 2002 : 52 écrivains de Haute-Marne (travail collectif en codirection ), manuscrit de 169 pages, Guéniot, 192 p.
- Janvier- octobre 2003 : Paysage et portrait en pied-de-poule, roman, manuscrit de 118 pages, paru en janvier 2004, Fayard, 182 p.
- Mars 2003 : Ne meurs pas, dormeur du val, pièce radiophonique pour France Culture, manuscrit de 48 pages, jamais jouée.
- Sept 2003 : Un employé modèle, pièce radiophonique pour France Culture, synoptique de 13 pages, jamais jouée.
- Janvier- avril 2004 : Appliqués à la vie moderne, roman, manuscrit de 68 pages, refusé en septembre 2005.
- Juil 2004 – fév 2007 : CV roman, manuscrit de 197 p. (20ème et avant-avant dernière version), paru en septembre 2007, Fayard, 352 p.
- Avr – août 2006 : 1937 Paris-Guernica, (reprise d’Appliqués à la vie moderne), manusc. de 108 p, paru mars 2007, Maren Sell, 156 p
- Janvier – décembre 2007 : Hendrix vieillit bien, roman, manuscrit de142 pages, refusé en janvier 2008.
- février – décembre 2008 : Bestiaire domestique, nouvelles, manuscrit de 83 pages, programmation chez Fayard pour mars 2009, 190 p.
- Décembre 2008 à ? : Jdv, roman, travail en cours, manuscrit numérique de 66 pages à la date d’aujourd’hui.
(23/01/2009)
 

Le 5 décembre dernier, je notais dans cette même rubrique (maintenant en archives 2008) que j’avais commencé un nouveau texte avec 40 pages écrites en 1 semaine. Un mois plus tard, le machin au nom de code Jdv compte à peu près 130 pages. J’en suis sans doute au deux tiers et, à ce rythme, le premier jet pourrait être terminé d’ici quelques semaines. Je suis toujours surpris de cette protubérance d’inspiration qui pousse à intervalle régulier, sans crier gare, sans s’annoncer outre mesure. Choses irraisonnées, quasi maladives mais sans douleur, plaisir fantaisiste au contraire, une addiction à l’écriture, scories peut-être d’une imagination trop fertile. Faut-il se soigner pour autant ? Non, je ne le pense pas, plutôt tenter d’ordonner tout ceci. J’ai en projet de dresser la liste de tous ces textes inaboutis (en ce sens qu’il ne sont pas proposés à la publication, considérés comme textes transitoires ou qu’ils auront été refusés) et les sauvegarder d’une façon numérique plus efficace.
Car Jdv fait partie de ces projets inaboutis : pas sûr que je le propose à ma maison d’édition. D’ailleurs j’ai déjà d’autres projets qui fourmillent… L’ensemble manque de cohérence avec la ligne éditoriale dans laquelle on semble me pousser. Cette cohésion d’ensemble ne me dérange pas du reste. Éditer est un travail commun et je me vois mal perturber « l’image » que l’on me colle avec une autre publication qui serait encore différente des précédentes. Ça fait un peu dispersé, touche à tout, peu crédible. Amélie Nothomb publie un livre par an, mais l’ensemble est lié, reconnaissable. Pas sûr qu’avec le dernier paru CV roman, Bestiaire domestique qui s’annonce, Jdv qui se termine ou le précédent à l’humour de pied nickelés qui m’avait été refusé, je puisse arriver à conserver une unique harmonie derrière mon nom d’auteur. J’aurais l’impression d’esquisser un visage à la Francis Bacon. Déjà qu’à l’occasion de la réunion des représentants, mon éditrice a laissé entendre deux fois à propos de Bestiaire domestique que je changeais de style (avant de se raviser à chaque fois car l’argumentaire que j’avais fourni explicitait en quoi ce recueil de nouvelles s’insérait dans une certaine continuité). Déjà qu’à la parution de Paysage et portrait en pied de poule, un critique avait trouvé que je faisais un « virage à 180° »… Pour les éditeurs traditionnels, trouver chez un auteur une certaine constance de style est importante. Elle se décline sans doute plus largement chez les éditeurs séculaires : pérennité, marque de fabrique, héritage... On n’imagine pas Gallimard renoncer à ses fameuses couvertures jaunes à écriture rouge, changer d’avis et de politique éditoriale quant à des collections qui existent depuis longtemps et qui ont de fidèles lecteurs. Le risque commercial est trop grand. Soit, on peut le comprendre sans jouer les artistes purs, froissés devant un refus. Parallèlement, on peut avoir envie de changer ou de faire vivre la veine eau minérale et eau pétillante que j’évoquais le 4 janvier dernier.
Mais on peut aussi, pourquoi pas, faire cohabiter deux auteurs en soi. La schizophrénie habituelle entre le métier alimentaire et celui d’écrivain nous prédispose suffisamment à cela, alors pourquoi ne pas rajouter un troisième personnage ? J’ai donc choisi cette voie et je me suis trouvé un pseudonyme pour répertorier tous les écrits qui n’entrent pas dans ma « ligne éditoriale ». Beaucoup font cela, généralement dans le roman policier ou fantastique, le roman de gare, pour éviter la trop grande collision avec les personnages qu’ils jouent ailleurs. Tout cela ne préjuge pas de la suite donnée à ces autres écrits déjà réalisés ou ceux à venir. Pas sûr que je les proposerai pour autant sous mon nom propre ou qu’il seront publiés sous ce pseudo. Mais choisir un nouveau nom pour soi, c’est déjà presque une nouvelle aventure qui commence : on reste dans l’imaginaire qui est tout de même notre domaine de prédilection.
(18/01/2009)
 

Notes d’écriture expéditive car la tendance est à la rapidité. C’est ce que déclare mon éditrice ce mercredi 7 janvier : de toute ma carrière, je n’ai jamais publié un livre aussi vite... En effet : manuscrit terminé le mercredi 26 novembre et envoyé par mail le jour même, message (enthousiaste !) reçu lundi 8 décembre, acceptation définitive jeudi 11, argumentaire pour les représentants élaboré le vendredi 12, réception et retour pour signature des contrats la semaine suivante, proposition et choix des mises en page le 18 décembre, proposition et choix de la couverture (magnifique !) le 6 janvier, participation à la réunion des représentants mercredi 7 pour préparer la parution en mars. Je suis ressorti également le même jour avec les premières épreuves, donc exactement 42 jours après avoir fini ce manuscrit agencé en 41 nouvelles.
Retour des premières épreuves corrigées dans huit jours. L’enfant se présente bien, ce n'est pas un prématuré malgré sa précipitation, il est dodu à souhait, pèse 190 pages, ce sera un petit trapu, format 120 x 185. A suivre...
(09/01/2009)
 

Je viens de relire le manuscrit que j'avais proposé un an auparavant à mon éditeur.
Petit aparté : le mot manuscrit  nous paraît souvent impropre. S'il désigne cet entre-deux entre le brouillon en cours et la publication, ce qui est le cas dans celui que j'ai relu, il garde néanmoins une allure d'ancien régime et de plume d'oie, bien obsolète à l'heure de l'informatique. On utilise parfois "tapuscrit". Mais là encore, on imagine plus volontiers une réalisation à la machine à écrire, tout aussi passée de mode. Faut-il pour autant inventer un autre terme, genre "numériscrit" pour désigner ce qu'on propose à l'éditeur sous forme d'un fichier joint à un e-mail ? J'y rechigne pour ma part, même si je trouve assez seyant et imagé le mot que je viens d'inventer, je préfère garder "manuscrit", car, au-delà de l'outil, c'est la main qu'il prolonge dans son étymologie et c'est bien la réalité millénaire qui se profile derrière la tablette de cire du scribe, la plume d'oie de Diderot, le stylo de Proust, la machine à écrire de Faulkner, l'ordinateur de tous maintenant : se "colter" mains nues avec les mots, les agencer en phrases et porter les paragraphes comme des parpaings pour agencer la maisonnée d'un livre.
Donc, je disais avoir relu ce fameux manuscrit remis un an auparavant à mon éditeur (Notes d'écritures du 20/01/2008 et du 19/12/2007, maintenant en Archives) En réalité, pas si fameux que cela, au sens mémorable du terme puisque j'en avais oublié jusqu'au titre. Je ne me souviens pas d'ailleurs avoir évoqué ce titre dans Feuilles de route et je ne le dirai pas davantage puisque ce manuscrit n'a pas poussé son existence au delà de celle contenue dans mes tiroirs informatiques (je ne l'ai peut-être jamais édité sous format papier, il faudra que je vérifie...). Je l'avais commencé il y a deux ans exactement, le 4 janvier 2007 et terminé le 10 décembre 2007. Il pèse assez lourd et aurait constitué un livre assez dense, pas loin de 300 pages. En le relisant, je me suis souvenu de sa gaieté : finalement pas si mal que cela, le bougre. Il fait sans doute partie de la veine Beaujolais comme aurait dit René Fallet qui partageait son écriture en deux styles, la veine Beaujolais, aux péripéties rigolotes, et la veine Whisky avec sa nostalgie d'amours abandonnés. Seulement, cet aspect marrant ne correspond pas à ce que je propose habituellement : on m'a répondu : "trop pied nickelés". Il est vrai que l'humour chez moi n'est pas très fin, plutôt genre potache. Soit. Donc je suis passé à autre chose au point d'en oublier jusqu'au titre. Mais en le relisant, je retrouve intact ma flopée de personnages, leurs farces, ces intrigues minces et joyeuses. Pas sûr qu'il était si décalé que cela pour une édition. J'avais autrefois publié La Réserve et c'est du même acabit. Ce bouquin régional avait connu son petit succès et on continue d'en réclamer la suite dans mon entourage, comme quoi la décision d'un éditeur n'arrive pas toujours à cerner les retombées d'un livre sur un lectorat. Passons. Il n'est pas exclu que je re-propose ce manuscrit dans l'avenir. Pourquoi pas avec un pseudo, si c'est une question de l'image que l'on se fait de l'auteur. René Fallet a eu cette chance, celle de pouvoir faire cohabiter deux styles. Cela ne l'a pas toujours servi : ceux qui se cantonnent à aimer la galéjade de La soupe aux choux, n'apprécient guère la tristesse de L'Angevine. Mais ce choix péremptoire n'est pas le problème de l'auteur, c'est celui du lecteur, donc de l'éditeur qui rogne parfois les ailes bleues de l'inspiration de leurs écrivains, fut-elle à l'antipode de ce qu'on croit connaître d'eux. Je revendique donc, tout comme René Fallet, le droit à avoir aussi ma veine Beaujolais cohabitant avec celle du Whisky. Mais
" C’estois un temps fort calamiteux et misérable ", comme le disait un calviniste de Millau, cité en épigraphe d'un roman de Maurice Genevoix  La Motte rouge, je les remplace donc, rigueur et répression oblige, par la veine de l'eau plate et celle de l'eau pétillante.
(04/01/2009)