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Notes de lecture 2016

 

Arthur Rimbaud, l’anarchiste inachevé, de Patrick Schindler, Éditions du Monde libertaire.
Patrick Schindler tire un lourd passé : secrétaire de la fédération anarchiste, anticapitaliste, antireligieux, antifasciste, antiautoritaire, antiraciste, antirévisionniste antisexiste, antihomophobe, ce militant anti-tout devait forcément croiser un jour la route d’Arthur Rimbaud. Il avait le choix, au pire, d’arborer une indifférence dédaigneuse envers le poète adulé et institutionnalisé, au mieux, de déclarer un intérêt curieux pour cet anarchiste en herbe. Il a choisi la deuxième solution et c’est tant mieux. Tant mieux, parce que ce n’est pas comme il l’annonce « encore un livre sur Rimbaud », mais une véritable réflexion sur la vocation libertaire d’Arthur, finalement assez peu fouillée. La commune de Paris bien sûr requiert toute son attention et presque la moitié du livre lui ai consacrée. Rimbaud a-t-il participé à la commune de Paris ? On peut voir dans les poèmes de cette époque bien des allusions, on sent que l’auteur aimerait bien pencher pour l’image romantique d’un Rimbaud engagé mais il y a si peu de certitudes. En revanche, ce que Patrick Schindler nomme « la fuite du tout », c’est-à-dire l’essence même d’un idéal libertaire, conduira le poète convaincu de l’implication collective contre toute autorité à un homme devenu individualiste et ombrageux, l’Afrique devenant sa dernière quête d’indépendance, et, paradoxalement, sa dernière prison, coincé entre les fusils, les casseroles, le café qu’il avait choisi de vendre. L’analyse de Patrick Schindler est fine et argumentée. Le rôle de la « mother » est bien perçu, mais l’auteur force le trait en ce qui concerne Isabelle, la sœur d’Arthur. Je ne suis pas certain qu’il faille l’accuser d’un rôle réellement néfaste envers son frère. Certes, il y a eu des falsifications pour rendre sa vie plus « politiquement correcte », mais dans l’ambiance provinciale de fin de siècle, c’était inévitable. Et puis ses artifices n’ont pas tenu longtemps, elle a elle-même jeté bien des pistes pour qu’on y prête attention. Et le plus important sans doute : sans Isabelle et son mari Paterne Berrichon, Rimbaud ne serait jamais sorti de l’anonymat, il serait probablement resté dans un oubli semblable à la plupart des poètes « vilains bonhommes » qui l’accompagnent sur la tableau de Fantin-Latour. C’est drôle finalement : l’anarchie véritable se moque bien de la postérité en général, mais pourtant elle ne cesse de glorifier ses partisans.
(19/12/2016)

 

Poétique du récit, R. Barthes, W. Kayser, W.C. Booth, Ph. Hamon, Points Seuil.
La Poétique du roman, Vincent Jouve, Armand Colin.
On dit que la poétique, universitaire s’entend, a vécu. Ou plutôt qu’elle a été si souvent traitée aux belles heures du structuralisme, qu’elle en a perdu toute saveur, elle devenue un lieu clos, un fruit mur un peu ridé à force d’avoir été retourné sous toutes les coutures, teint de pèche fané, elle n’attire plus les jeunes chercheurs. Et puis, à force d’avoir été complétée, contredite, consommée, la poétique est devenu un piège assez facile : il y aura toujours une théorie inverse que vous aurez omise d’expliciter, une subtilité de raisonnement qui vous a échappé. Bref, c’est idéal pour se prendre les pieds dans le tapis et réduire un argumentaire qu’on croyait pourtant solide à peu de choses. En plus, s’attacher uniquement à décortiquer la charpente, la composition interne d’un texte est un jeu incomplet et stérile pour qui veut comprendre la littérature. Mais qu’est-ce que la poétique ? Ces deux livres répondent parfaitement à la question. Le premier (Poétique du récit) est un recueil de textes composés par quatre auteurs importants. Le premier a intervenir dans ce petit livre est Roland Barthes dans une Introduction à l’analyse structurale des récits, petite bible pour qui souhaite se jeter dans un bain de poétique. Ces bases acquises, délectables grâce à la prose nerveuse et sans ambages de Barthes, vous pouvez continuer avec W. Kayser et W.C. Booth, deux théoriciens qui prennent de la hauteur : « qui raconte le roman ? » insinue Kayser, comment l’auteur bâtit son narrateur, quelles relations entretient-il avec lui ? Et Booth de relativiser en affirmant que tout cela est affaire de point de vue et de distance, suivant qui on est (auteur ? critique ? linguiste ?) où on se place (ou plutôt est-on à la bonne place en tant que auteur, critique ou linguiste pour juger d’une œuvre. Philippe Hamon, qunt à lui, tente de mettre tout le monde d’accord en élaborant « un statut sémiologique » des personnages dans les récits, en cela que suivant les genres (roman, théâtre, épopée…) les personnages ne remplissent pas les mêmes fonctions. Tout cela pourrait paraître brumeux, si vous n’aviez pas lu auparavant La Poétique du roman de Vincent Jouve, paru en 2001 et destiné à un usage plus estudiantin et pédagogique puisqu’il s’agit « d’initier le lecteur à la poétique du roman. Le terme de poétique est entendu ici dans son acception la plus générale d’étude des procédés internes de l’œuvre littéraire ». Vincent Jouve explicite peu sa restriction au roman, sinon qu’il ratisse large puisqu’il « reste le genre le plus étudié ». Et puis le titre (à mon avis plus correct) de Poétique du récit  était déjà pris par le petit recueil précédent qui date de 1977. Qu’apprend-on avec Vincent Jouve ? A peu près tout : à analyser des extraits de romans, (la dernière partie propose des commentaires de textes), à balayer tout ce qui s’étudie dans un roman, paratextes chers à Gérard Genette, contrat de lecture, corps, cœur et discours du roman, le réel, la parodie, la place du lecteur. Le discours est clair et servi en fin de chapitre par quelques lectures indispensables « pour en savoir plus ».
(12/12/2016)

 

Les évènements, de Jean Rolin, P.O.L.
Comme à chaque fois que je lis un livre de Jean Rolin, je suis allé voir la vidéo traditionnelle de présentation sur le site P.O.L. Et comme pour ses précédents ouvrages, Ormuz (note de lecture du 07/05/2014),  ou Le ravissement de Britney Spears (note de lecture du 11/01/2012), son monologue me « ravit », voire ici m'esbaudit grandement. D’abord il y a le côté amateur de l’enregistrement avec caméra mal fixée, bruits de zoom, raccords mal faits (ah, la fenêtre entrouverte qui l’instant d’avant était fermée) ou encore chutes d’objets, sonneries de portable (vers la 1ère mn) et surtout, ici, un Jean Rolin, imperturbable devant ces « évènements », vous expliquant devant la caméra branlante pendant 22 minutes comment il a écrit son livre, à l’image exacte de son narrateur, qui semble regarder la guerre s’échiner dans nos contrées avec un flegme au mieux, une indifférence au pire. J’ai longtemps hésité à la lecture de ce livre entre une histoire écrite par un écrivain qui n’y croyait pas, une intrigue fumeuse et fumiste où il ne se passe rien, hormis quelques changements de saisons à peine perceptibles, apparition de coquelicots, vol d’une bergeronnette, remarqués par un narrateur qui a l’air de se foutre complètement du désastre qu’a laissé une guerre encore en cours, hébergements dans des maisons abandonnées, emprunts de vivre, parcours hasardeux sur des routes défoncées et balisées de check-point. L’équipée se résume à la recherche hypothétique d’un jeune homme combattant dans une faction, fils d’une amante de passage, contredite par une autre rencontre tout aussi maigre, recherche qui d’ailleurs n’aboutira pas. L’histoire s’arrête là, vous laisse en plan. Et puis, en écoutant Jean Rolin raconter son récit avec la même nonchalance, j’ai pensé que c’était lui qui avait raison : son livre est raconté comme si la guerre, insérée dans nos lieux habituels, se nourrissait d’habitude, ne choquait rien, ni personne, et que, probablement, ce serait le seul moyen de la décrire si par malheur celle-ci arrivait chez nous. En sommes-nous loin ? Moins d’un mois après avoir fait cette présentation sur le site P.O.L., donc, juste quelques jours après la parution de Les évènements, c’était Charlie.
(05/11/2016)


Poétique
d’Aristote, Gallimard.
Naïvement, j’ai cru pendant des années que Poétique d’Aristote était un recueil de poésie. Ce genre de confusion doit arriver fréquemment à qui s’intéresse à un sujet sans en détenir toutes les clefs. Ça a été mon cas, ça l’est sans doute encore, mais beaucoup moins depuis que j’ai accompli tardivement quelques études de lettres. Et puis je m’intéresse à la poétique, qui est même une partie de la thèse que je prépare, je me dois donc de connaître quelques vieilles bases de la philosophie grecque, notamment sur la dialectique. Pour faire court, on oppose souvent Platon et Aristote sur ce sujet. Platon estime que les réponses apportées aux questions que l’on se pose permettent d’approcher la vérité, notamment en décomposant chaque notion étudiée, cette rigueur apportant d’autres interrogations et ainsi d’autres réponses. Aristote, qui fut son élève, est plus mesuré : il objecte que cette rigueur est subjective, liée à ce que l’on cherche à prouver. En cela, il oppose rhétorique et poétique (on y arrive…) : la rhétorique sert l’argumentation, on pourrait la comparer à un discours politique qui cherche à convaincre par sa logique, à persuader par la force de ses idées et par l’éloquence de son orateur. La poétique joue sur l’auditoire également, mais par d’autres ressorts, l’émotion, l’élévation de l’âme (catharsis), l’adhésion par l’imitation du réel que propose l’art (mimesis). Voilà ce qu’il me semble avoir compris, tout en sachant que ces concepts ont été développés chez Platon et Aristote et inlassablement repris depuis deux millénaires comme base et architecture de toute expression, pensée, orale ou écrite. La Poétique d’Aristote est donc un écrit sur l’art, du moins sur les formes qu’il prenait dans le monde antique, tragédie, comédie (les fameux masques de théâtre), drame ou récit, poème tragique ou poème épique, poïesis, en leurs notions grecques. Ainsi, l’idéal serait de lire la théorie de la poétique d’Aristote en sa langue, mais le grec ancien n’est guère plus couru, il paraît même qu’il est fortement menacé dans notre éducation nationale (tandis que le grec moderne est menacé, lui, par l’économie européenne  – petit aparté). Et puis il faut faire confiance à tous les prédécesseurs qui se sont penchés sur ce texte pour en restituer toute sa rigueur. Rendons d’ailleurs hommage, dans l’édition Gallimard que je possède, à Philippe Beck qui nous explique dans une préface de 70 pages ce qu’est la poétique, vue par Aristote. Le texte qui suit, donc celui d’Aristote, ne compte que 60 pages. Il y a fort à parier que, le temps aidant, on se contente de lire uniquement la préface, suffisamment éclairée et moderne, et que l’on se contente de grappiller çà et là quelques paragraphes d’Aristote. Je n’échappe pas à la règle bien sûr. Cependant, le texte même d’Aristote (du moins sa traduction en français contemporain) est assez beau et édifiant, même s’il ne peut se passer d’une remise historique dans le contexte antique (d’où l’intérêt des préfaces). Citons quelques vérités d’Aristote : « Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès l’enfance […] Tous les hommes prennent plaisir aux imitations » ; « Le risible est un défaut et une laideur sans douleur ni dommage ; ainsi par exemple le masque comique est laid et difforme sans expression de douleur » ; « Ce n’est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l’œuvre propre du poète, mais bien de raconter ce qui pourrait arriver » ; « Aussi la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire, car la poésie raconte plutôt le général, l’histoire, le particulier » ; « Il y a dans toute tragédie, une partie qui est nœud et une partie qui est dénouement » ; « Il faut préférer l’impossible qui est vraisemblable au possible qui est incroyable ». Ces aphorismes demeurent terriblement d’actualité vingt-trois siècles après avoir été rédigés par Aristote. Et c’est pourquoi la poétique, en tant que méthode et manière de discourir sur l’art écrit (définition que je préfère à une « science de la littérature ») demeure un sujet immense, une mer digne des aventures d’Ulysse dans laquelle bien des spécialistes (Gérard Genette, Roland Barthes, Philippe Hamon…) ont été ou continuent à être ballotés au gré de radeaux maintenant déstructurés.
(28/11/2016)



Kinderzimmer, de Valentine Goby, Actes-Sud.
C’est d’abord une histoire vraie : au camp de Ravensbrück, vers la fin de la seconde guerre mondiale, alors que la débâcle se profile, les femmes enceintes et leurs enfants à naître vont connaître un sort en apparence plus enviable que la mort : elles iront rejoindre la Kinderzimmer à la naissance de leur enfant. Mais comment survivre, allaiter un nourrisson alors que l’absence de nourriture, le typhus, le froid et l’inconfort font des ravages parmi les plus valides ? Valentine Goby invente le personnage de Mila, arrivée enceinte de trois mois au camp et qui tentera par tous les moyens de protéger son enfant. Cette lutte permanente est décrite sans pathos, dans un récit où l’immédiat est le seul horizon de survie. La mort permanente, mais aussi l’espoir de cette guerre qui se termine, avec ses rumeurs les plus fortes (Hitler est-il mort ?) constituent l’assise historique de ce récit. Après l’horreur c’est le retour à la vie, ça se termine bien pour Mila et son fils, mais comment raconter aux proches qui ne l’attendaient déjà plus et qui la voient débarquer, de surcroit avec un petit ? « Ils disent qu’ils ont eu peur pour elle. Ou plus exactement : tu nous as fait peur. En fait ils ont peur d’elle. ». Et on comprend pourquoi seul un roman peut exprimer notre histoire indicible.
(21/11/2016)

 

La cheffe, roman d’une cuisinière, de Marie NDiaye, Gallimard.
Je l’ai vu dans la librairie Au Connetable (il en reste une trace audio ici) et j’ai acheté derechef La cheffe. M’a plu d’emblée le titre : roman d’une cuisinière. Moi qui écris sur « les représentations du travail dans la fiction littéraire de langue française », titre de la thèse que j’espère grandement soutenir l’année prochaine, un tel livre ne pouvait que m’intriguer. En plus, je venais de lire Chemin de tables de Maylis de Kerangal (voir même rubrique au 10/10/2016). Peut-être y avait-il matière à réflexion (et il y a, même si je rajoute bien tardivement ces 2 livres à mon corpus). Tout d’abord, les points communs ne manquent pas entre les livres de Marie NDiaye et Maylis de Kerangal. La structure narrative fait également intervenir un témoin qui va raconter l’histoire, une amie de Mauro (on suppose) pour Chemin de tables et un cuisinier, amoureux transi qui a vécu dans l’ombre pour La cheffe. Car les deux personnages principaux, cuisinier et cuisinière donc, pour chacun des livres, ne se racontent pas eux-mêmes, sont des taiseux, comme si l’alchimie de la cuisine, pourtant très riche en vocables, ne pouvait passer la barrière de la bouche. Intéressant : on fait ingérer aux autres, mais soit même on ne refoule rien, on pourrait élaborer toute une psychanalyse de comptoir. Mais éloignons nous du divan et mettons-nous à table. De table, il en est très peu question chez Marie NDiaye, peu de point de vue des cuisines (ce qui n’est pas le cas de Maylis de Kerangal), ça manque de liant, de sauce. Seuls nous emportent quelques plats fétiches que la cheffe a élaborés dans des séances initiatiques chez d’anciens employeurs, les Clapeau, racontées au prix de phrases souvent alambiquées. Au début, et à cause des affèteries de ces subordonnées qui allongent et alourdissent les phrases,  la progression du livre m’a paru longue comme un jour sans pain, ce qui est bien le comble. Pour éviter l’abandon j’ai résolu ce problème en lisant la fin, puis en remontant l’histoire de refaire les nœuds du rôti et d’en apprendre plus sur ce personnage versé d’une admiration sans faille pour la cheffe et qui sert de narrateur. Curieusement, de cette manière m’est apparue vraiment le roman et son intrigue : plus on s’éloigne de la cuisine, plus l’histoire prend corps, la cuisinière ne devient qu’un prétexte et Marie NDiaye aurait pu tout aussi bien écrire Le chauffagiste, histoire d’un plombier ou La bonne, histoire d’une femme de ménage, le métier sert bizarrement de prétexte. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai : l’aura de la cuisine, vu de la France, est immense (ça a grandement contribué au succès de Une gourmandise de Muriel Barbery). On peut seulement regretter que Marie NDiaye ne se soit pas beaucoup préoccupée de montrer le fonctionnement réel d’une cuisinière de métier, coincée entre son service à faire tourner, ses employés, mitrons et apprentis, l’organisation, les coups de feu. Le récit y aurait gagné en force. Ici, tout semble glisser autour de la personnalité insaisissable de La cheffe. On se demande d’ailleurs comment elle a réussi, coincée dans le train-train solitaire de son modeste restaurant La bonne heure ; c’est peu crédible, une réussite ne se bâtit pas tout seul. Finalement cette histoire est à l’inverse des émissions de téléréalité Top Chef et autres qui fleurissent sur nos écrans, c’est vraiment une fiction et peut-être simplement le retour à la littérature qui prévaut. Dans ce cas, l’ambition est noble.
(14/11/2016)

 

Géographie intérieure, Pierre Jourde, Grasset.
En fait, Pierre Jourde s’est imposé face à Julien Gracq dont je prévoyais une note, en réponse à celle d’écriture publiée ce jour. Mais j’avais déjà traité des deux tomes de la Pléiade (Note de lecture du 04/01/2012). Et puis je n’avais pas encore chroniqué ce livre de Pierre Jourde, lu en même temps que François Begaudeau, dernièrement cité dans cette même rubrique. Enfin, le pamphlet demeuré célèbre de Pierre Jourde  La littérature sans estomac, et qui répondait à La littérature à l’estomac de Julien Gracq a fourni un autre argument pour ce compagnonnage de mise à jour. Tiens d’ailleurs, ça me donne une idée pour une prochaine note (de lecture ou d’écriture), relire ces livres de Jourde et Gracq et les comparer (la littérature s’essouffle particulièrement cette année, un petit coup de fouet ne serait pas superflu). En attendant, il s’agit de la Géographie intérieure, de Pierre Jourde, rédigé sous la forme d’un alphabet, méthode dont l’auteur cite en épigraphe une citation intéressante d’Yves Bonnefoy : « Les abécédaires sont un pont jeté entre la réalité du monde, une réalité déjà travaillée par le langage et l’emploi que l’on peut faire de celui-ci qui peut être libre, et même gratuite. Un grand péril en puissance. Et c’est de ce point de vue aussi que ces humbles livres sont des incitations à la poésie, demandant de résister à cet arbitraire. » L’arbitraire donc proposé par Jourde est pleinement joué, on trouvera Alvin Lee, guitariste de Ten Years After que l’auteur se souvient avoir vu joué au début des seventies, et d’autres originalités comme Zoé Porphyrogénete, impératrice de Constantinople, qu’il n’a jamais rencontré. Exemples un peu courts pour s’approprier un dictionnaire amoureux mais Pierre Jourde excelle dans d’autres lettres B comme Boxe, C comme Critique, S comme Style, et verse même dans l’autodéfinition pour lui-même ou l’émotion lorsqu’il évoque son fils disparu Kid Atlaas. Bref, le jeu de l’abécédaire est joué à la perfection, c'est-à-dire dans le choix assumé justement de la liberté : "ce désir de liberté chez moi attire l'amitié", dit-il, justement au mot choisi L comme liberté. Et c'est aussi une certaine amitié que je partage avec lui pour Vialatte et Mastroianni.
(07/11/2016)

 

Les forêts de Ravel, de Michel Bernard, La Table Ronde.
Je connais très peu Ravel. Le boléro, bien sûr et son rythme lancinant, mais ce musicien que j’assimile incomplètement à un pianiste demeure presque inconnu pour moi. Question d’apprentissage sans doute. Je ne me suis ouvert que tardivement à la musique classique. Enfant, à la maison, sur le tourne-disque, on écoutait seulement le grand orchestre de Paul Mauriat reprendre les variétés en vogue et Les Nocturnes de Chopin, que ma mère (qui joue du piano) aime beaucoup et que je trouvais à l’époque trop vieux, trop romantique. La découverte de Debussy m’a donné l’originalité que j’attendais, et je suis resté Debussy plutôt que Ravel, de la même manière qu’on est plus Stones que Beatles ou vice-versa. Et puis l’amour d’une violoniste m’a emmené vers d’autres musiciens : les baroques, Bach, Vivaldi, puis Mozart, Beethoven, Haendel, Haydn, Stravinski, Tchaïkovski et tellement d’autres que je ne soupçonnais même pas, Chausson, Taneïv, Wieniawsi…etc. Ravel est resté dans son coin. Aussi le livre de Michel Bernard m’a surpris dans cette méconnaissance. C’est d’abord l’histoire de ce musicien, déjà très célèbre, qui s’engage dans la guerre de 14/18, comme ambulancier destiné à véhiculer les blessés du front vers l’arrière. Evidemment, dès les premières phrases, je reconnais bien là les thèmes que développe Michel Bernard, fin connaisseur de Maurice Genevoix et de la Grande guerre. Je reconnais aussi son style toujours élégant et précis, intemporel. Il n’a pas son pareil pour débusquer au milieu d’une ambiance, même de guerre, ce qui rend la peine à la vie d’être vécue. Michel Bernard est un écrivain du bonheur, mais pas des joies bruyantes et soudaines, plutôt cette sérénité qui se construit au fil des jours, dans la bienfaisante lenteur des saisons ; ainsi Maurice Ravel dans sa retraite de Montfort-L'Amaury, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Maurice Genevoix, pareillement heureux aux bords de la Loire (ou Julien Gracq). Michel Bernard est probablement l’héritier littéraire en ligne directe de ces écrivains, qu’on pourrait qualifier d’authentiques s’il n’y avait pas cette connotation passéiste. Les forêts de Ravel ont connu un beau succès, le suivant, qui demeure en plein dans l’actualité littéraire de la rentrée (Deux remords de Claude Monet, même éditeur) est pareillement ressenti à mon plus grand plaisir. Il y a les faiseurs et ceux croient que l’honnêteté d’une belle littérature finit toujours par trouver son lectorat. J’en suis, depuis longtemps, et avec passion.
(31/10/2016)

 

La politesse, de François Begaudeau, Verticales
Repéré la semaine précédente dans l’inventaire de la table de nuit, j’avais gardé de ce livre lu il y a plus d’un an une impression mitigée, pour ne pas dire défavorable. C’est d’abord une histoire d’écrivain et je me méfie toujours de cette manière de se regarder le nombril. En plus, l’écrivain narrateur-qu’on-ne-saurait-confondre-avec-l’auteur-mais-quand-même s’appesantit sur les coulisses des rencontres littéraires, salons, librairies, festivals en tous genres, invitations radio télé, bref, un monde que je fréquente aussi à raison d’une trentaine de rendez-vous par an. Tout ça vous dépeint un paysage familier avec toutefois la sensation que l’auteur en question en fait des tonnes, nivelle tout par le bas et crache dans la soupe. Enfin, voilà, ça c’était la première impression, brute de fonderie et sans humour. Et aussi, dois-je dire, justifié par mon petit côté populiste (j’ai eu le prix du même nom, ce n’est pas pour rien) qui se manifeste en une foi démesurée envers les lecteurs, les badauds, ceux avec qui je pourrais bavarder de tout et de rien, même parfois de littérature, osons le mot, avec candeur et naïveté. Ça c’est pour le côté pèlerin de l’écriture, optimiste et gentil. Gentil dans le sens d’un peu con, ce que je suis probablement, gentil dans le sens de qui n’a aucun réseau, « nous n’appartenons pas au sérail », m’a déclaré récemment un auteur pourtant haut-fonctionnaire, gentil parce que je ne demande jamais rien, ni chiffres de vente de mes bouquins, je me contente de sourire et d’être toujours gai avec le poil brillant parce que je nage dans le bonheur, ça c’est vrai, je suis vraiment de la race des imbéciles heureux. Il n’y a pas plus énervant qu’un auteur heureux, je le conçois, et moi qui croit que ma bonne humeur est une politesse faite aux autres, c’est évidemment tout le contraire, c’est un affront, une injure à la profession, la plus grande des impolitesses. Et justement La politesse, titre de ce livre que j’ai relu me plait mieux à cette deuxième lecture, probablement parce que j’ai dû renforcer un détachement plus grand pour l’envers du décor, très justement décrit, il faut le reconnaitre. Malheureusement, je n’ai pas compris grand-chose à la dernière partie bobo-alambiquée-prospective, j’ai dû recourir à d’autres avis glanés sur Internet, certains s’esbaudissant sur l’avenir radieux et optimiste que l’auteur nous propose. Finalement, peut-être que tout est à prendre à l’envers dans ce livre, sérieux, humour, politesse, impolitesse et même l’auteur du présent livre : si on renverse son nom on obtient « soit franc d’eau gobée », ça sonne comme un slogan pour avaler des couleuvres.
(24/10/2016)


Table de nuit, inventaire des livres.
En fait, je me suis aperçu que je n’avais plus rien à relater en Notes de lecture. Ou plutôt, parce que je lis quand même, que je n’avais plus de « fiction » proprement dit à commenter. Bien sûr, je pourrais énumérer les nombreux livres universitaires qui me servent pour ma thèse mais à la longue, la bibliographie complète de Jean Genette va vous épuiser. D’où l’idée de reprendre les piles qui s’accumulent aux pieds de la table de chevet de nuit (en fait le mot « table de nuit » me plait mieux et résume l’idée d’un livre évoqué juste hier avec un écrivain, par ailleurs cité plus bas), avec l’idée qu’il y en a bien un au moins, voire plusieurs, que je n’ai pas raconté dans cette rubrique. Mais il me faut faire un inventaire tant les échafaudages livresques remplissent l’espace entre le lit et l’arsenal de lampes, réveil et objets divers qui surmontent la table de chevet. Disons au départ que c’est la vague idée d’une lecture nocturne qui oblige ainsi ces livres à se déplacer d’une des bibliothèques de la maison jusque là.
Ainsi, on y trouve dans l’ordre de la pile : Marie Ndiaye, La cheffe, roman d’une cuisinière (en cours de lecture), Le travail, textes choisis par Joël Yung (ça c’est pour la thèse), Des impatientes de Sylvain Pattieu (en cours de lecture), Comme un enfant, de Michel Bernard, en attente de lecture, de même que le tout dernier Deux remords de Claude Monet, ou le précédent Les forêts de Ravel (lecture quasi terminée, mais je ne crois pas l’avoir jamais relaté), Le DVD Crossfire Hurricane des Stones (tiens, qu’est-ce qu’il fait là ?), Pierre Jourde Géographie intérieure (jamais raconté), Albert Cohen, Le livre de ma mère (Note de lecture du 27/06/2016). Armand Gautron, Amours conjuguées (pas encore lu), Frédéric Chef Géographie sentimentale de la Haute Marne (à lire), Préférences de Julien Gracq (lu et relu), Boussole de Mathias Enard (picoré, mais jamais terminé), Correspondance de Maurice Genevoix et Paul Dupuy (note de lecture du 17/09/2014), L’élégance du hérisson de Muriel Barbery (note de lecture du 19/09/2006), Les années Godot, correspondance de Beckett (note de lecture du 17/05/2016), François Maspero L’ombre d’une photographe, Gerda Taro (relaté il y a 15 jours, à ranger – mais où ?), François Bégaudeau La politesse (lu mais jamais évoqué), Sophie Tolstoi, Journal intime (note de lecture toute récente du 26/09/2016), Haruki Murakami, l’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pélérinage (note de lecture du 11/02/2015), une carte Parco dell’Etna, balades sur les flancs du volcan (à remettre dans la voiture), Correspondance Roger Caillois victoria Ocampo (note de lecture du 11/07/2016), Un chemin de tables de Maylis de Kerangal et Regarde les lumières mon amours d’Annie Ernaux (évoqués la semaine précédente), Un homme inutile de Valère Staraselski (jamais lu mais il faudrait), Usines en textes, écritures au travail, de Corinne Grenouillet (pour la thèse), La vie passionnée d’Arthur Rimbaud, de Françoise d’Eaubonne (offert par des amis). Voilà pour la pile directement accessible, reste la partie immergée sous la table de nuit, à savoir : Les événements de Jean Rolin (pas encore lu), L’autodidacte de Jean Robinet (idem), Philippe le Guillou Le déjeuner des bords de Loire (lu, relu et note de lecture du 29/03/2008), L’emploi du temps de Michel Butor (jamais lu), de Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (lu et relu, note de lecture du 07/09/2010) et la course au mouton sauvage (pas fini), James Joyce Dubliners (note de lecture du 02/04/2016), Correspondance Nicolas Bouvier Thierry Vernet (1600 pages picorées mais il faudra que j’en parle), Joël Dicker, La vérité sur l’affaire Harry Quebert (dédicacé et lu par mon épouse), Guide de voyage à Londres (à ranger dans le rayon idoine), la vie en rose, mode d’emploi (recueil d’aphorismes du genre « soyez votre meilleur ami »), Anne Savelli, Cowboy Junkies et Ile ronde (lus, pas encore évoqués) Anne Berest, Sagan 1954 (lu, jamais relaté), Kawakami Hiromi, les années douces (période japonaise, jamais lu), Mademoiselle Chambon, Eric Holder (note de lecture du 13/06/2016), La vie des Elfes, Muriel Barbery (lu mais jamais évoqué), Valentine Goby, Kinderzimmer (pas terminé, à reprendre), Benoît Sourty, Crache les cuisses (offert par mon éditrice, jamais lu), Aki Shimazaki, série Le poids des secrets (cinq livres, période japonaise, lus mais jamais relatés), Supplément à la vie de Barbara Loden, Nathalie Leger (note de lecture du 29/05/2013), Feuilles de route, carnet de notes encore vierge offert par Gilda, Raymond Depardon, Habitants (note de lecture du 03/05/2016), Exister par deux fois, Pierre Bergounioux (note de lecture du 15/10/2014), Pierre Michon, Le roi vient quand il veut (lu, pas fini, jamais relaté), Nathalie Desmoulin, Bâtisseurs de l’oubli (note de lecture du 30/05/2016), Maurice Genevoix, la ferveur du souvenir (lu, jamais évoqué), Pierre Berrurier, Georges Brassens (idem), Dominique Fabre, Je t’emmènerai danser chez Lavorel (note de lecture du 01/10/2014), Pierre Michon, La grande Beune (jamais évoqué), Nathalie Desmoulin, La grande Bleue (note de lecture du 22/04/2014). Voilà : au total, cela fait une cinquantaine de livres dispersés sur le lit le temps de les compter et d'une photo à placer en page initiale de FdR. Le voisinage de la table de nuit est en principe passager puisque la vocation de ces ouvrages est de rejoindre une des bibliothèques de la maison, mais laquelle, elles sont toutes déjà si encombrée. Enfin, j’ai tout de même retrouvé pas mal de livres à évoquer ultérieurement dans cette rubrique.
(17/10/2016)

 

Chemin de tables, de Maylis de Kerangal, Seuil.
Maylis de Kerangal publie ce petit livre dans la collection « raconter la vie » chez Seuil, collection qui avait déjà accueilli un inédit d’Annie Ernaux Regarde les lumières mon amour (note de lecture du 03/09/2014). Ce livre m’intéresse grandement, car il me semble que Maylis de Kerangal continue d’y montrer un thème cher à son œuvre, celui du travail, déjà magnifié avec Naissance d’un pont (note de lecture du 05/10/2010) et Réparer les vivants (note de lecture du 01/04/2014). On y retrouve la manière dont elle aborde de manière optimiste le travail à travers l’œuvre humaine. Bien sûr, ici, l’œuvre est plus discrète, moins collective, il ne s’agit pas de bâtir un pont ou de transplantation cardiaque, mais simplement de cuisine, une aventure individuelle, donc, celle de Mauro qui finit par devenir un de ces jeunes chefs de la gastronomie française. Au départ, Mauro ne choisit pas ce destin, même si, au départ, il conçoit dès l’adolescence des principes : « la malbouffe est une violence faite aux pauvres ». Bon sentiment qui le guidera jusqu’à ses premiers emplois. Mauro enchaîne ainsi les restaurants, traditionnels ou à la mode, modestes ou luxueux. Maylis de Kerangal se renseigne toujours autant avant l’écriture et ce livre n’y échappe pas : les situations sont plus vraies de nature, violence des cuisines, considérations économiques, panorama de situations diverses jusqu’au langage culinaire qui est particulièrement important et imagé en France. On prend ainsi beaucoup de plaisir à suivre ce jeune Mauro, raconté par un narrateur (une narratrice ?) incertaine, une amie d’enfance qu’il entrevoit de temps à autre. Cette manière de déployer le récit à travers cette voix qui raconte le devenir de Mauro est très réussie. Nous devenons en quelque sorte les spectateurs d’une sorte de story telling, nous suivons les péripéties de Mauro à travers cette voix, comme si nous le connaissions également. Mais (car il y a un mais), justement, cela fonctionne trop bien. Mauro nous semble être toujours en situation de réussir. Lorsqu’il connaît un échec, c’est pour mieux rebondir. Bien sûr, il s’isole, perd ses amis et son amour, mais il continue d’avancer avec le symbole de cette cuisine qui est toujours au top, faite de bons produits. Et l’histoire devient alors irréelle, on finit par ne plus croire ce jeune homme parfait, bougon certes, mais tellement « français », « à la page », « impliqué ». On ne peut le prendre en défaut. Au quotidien, c’est moi qui fait la cuisine à la maison, pour ma famille, des amis, les repas de fête…etc. et je ne me retrouve pas le moins du monde dans ce Mauro impeccable. Je n’ai pourtant pas l’impression de mal cuisiner ou de faire de la malbouffe (voir en rubrique Etonnements, le 04/04/2016), et il est très vrai qu’il existe une grande différence entre cuisiner pour sa famille et de manière professionnelle. N’empêche qu’à la fin du livre mes sentiments sont ambigus : on peut aussi lire ce Chemin de tables comme une ode à la consommation, au capitalisme et à la réussite, alors que tout avait commmencé par ce bon sentiment un peu trop visible : la malbouffe est une violence faite aux pauvres. Tout cela fait un peu gauche-caviar pour rester dans le domaine culinaire.
(10/10/2016)

 

L’ombre d’une photographe, Gerda Taro, de François Maspero, Seuil.
C’est drôle, j’ai vu ce livre dans la nouvelle librairie d’Anne-Marie Carlier et, de suite, il m’a paru évident que je ne pouvais l’acquérir que là-bas, qu’il me fallait ce livre de Maspero, disparu l’année passée. En plus, Gerda Taro n’est pas une inconnue pour moi, j’avais découvert cette photographe lors de l’exposition organisée en 2013, dite de « la valise mexicaine ». Rappelons le contexte : depuis 1939, on pensait avoir égaré définitivement les pellicules de la guerre d’Espagne photographiée deux ans plus tôt par Robert Capa, Gerda Taro et David Seymour (dit « Chim »). En effet, à l’approche des allemands, les photographes se réfugient à l’étranger, Chili pour Capa, Mexique pour Chim. Un compatriote resté à Paris envoie la valise au Chili. Mais les photographes de guerre ont la vie brève : Capa saute sur une mine en 1954 et Chim meurt à Suez par un tir égyptien cinq ans plus tard. Quand à Gerda Taro elle avait disparu depuis 1937, écrasée par un char en Espagne. Ainsi, plus personne ne se préoccupait de la valise jusqu’à ce qu’on la retrouve 70 ans plus tard au Mexique, contenant plusieurs milliers de négatifs, certains de Gerda Taro, dont la réapparition ravive le destin tragique. En effet, première femme reporter à mourir sur le front, sa disparition causa un émoi intense parmi les sympathisants des républicains espagnols. Enterrement au Père Lachaise, éloge funèbre de Pablo Neruda et Louis Aragon, tombe située près du mur des Fédérés et dessinée par Alberto Giacometti. Voilà pour la mort glorieuse. Sa vie est plus gaie : compagne de Capa, elle apprend la photo avec lui, brave les dangers et réalise des clichés pleins d’une sensibilité joyeuse ou décrivant la pantomime tragique de la guerre. François Maspero retrace dans ce récit cette vie aventureuse et libre, mais examine aussi sans complaisance la manière dont on a récupéré sa mort à des fins politiques. Lorsqu’il écrit ce livre, on n’a pas encore connaissance de la valise mexicaine et c’est tout à son honneur d’avoir évoqué en premier cette femme extraordinaire. On ressort de ce livre assez admiratif devant le courage de ces premiers photographes de guerre, tellement conscients de la nécessité de témoigner de la folie des hommes. C’est évidement toujours d’actualité.
(03/10/2016)

 

Journal intime, de Sophie Tolstoï, Albin-Michel.
Je suis venu à bout de ces 800 pages passionnantes. Au départ, je ne souviens plus des circonstances qui m’ont poussé à acquérir ce Journal intime, peut-être déniché dans une foire aux livres d’Amnesty. En tous cas, le pavé est resté longtemps à côté de ma table de chevet, là où se rapprochent invariablement les ouvrages que je projette de lire. J’ignorais tout de Sophie Tolstoï et son air de dame patronnesse sur la photo de couverture me laissait présager une sorte de recueil de souvenirs de sa vie avec le grand écrivain. Mais, la période de ce journal intime m’a intrigué : de 1862 à 1910, transposé à notre époque actuelle, c’est comme si vous commenciez de rédiger un journal à la période yéyé et que vous traversiez les années jusqu’à la présidence d’Obama, avec tout ce qui s’est passé, guerres, attentats, mais aussi évènements plus joyeux, naissances et quotidien partagés. Ramené à ce XIXème siècle en Russie, c’est la même chose : nous sommes cinquante ans après que Napoléon se soit pris une déculottée à la Bérézina. Mais les guerres, celle de Crimée notamment, ont usé le pays, la dynastie des empereurs doit lâcher du lest et renoncer à l’expansionnisme. A la fin du journal de Sophie, le régime des Tsars a vécu, la révolution de 1905 annonce déjà la révolution de 1917 et la future abdication de Nicolas II. Dans ce contexte historique, monsieur le Comte Tolstoï, ex-cosaque, parvient à imposer des idées progressistes et tente d’entraîner son pays dans la modernité. Ecrivain de suite célèbre et célébré, il devient en quelque sorte le maître à penser de ceux qui s’opposent au vieux monde. Ça, c’est la vie du mari, que Sophie admire depuis qu’elle lui a voué sa vie à dix-huit ans. Mais elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle y sacrifie son existence, treize enfants à élever, un immense domaine à entretenir, recevoir du monde, des musiciens, des invités surprises venus pour un soir et qui restent trois semaines, sans compter ce qu’elle aime par-dessus tout au monde : servir de secrétaire et de scribe à son mari et recopier inlassablement les versions successives de La guerre et la paix, Anna Karénine et autres pavés. Infatigable énergie : il n’est pas rare qu’elle tienne son journal à trois ou quatre heures du matin, quand ce n’est pas des nuits blanches que lui octroient les soucis. Sophie a du caractère, elle est sensible, gère tout avec passion. Elle enterre quelques enfants, dont le dernier en 1895, Vanetchka, lui causera beaucoup de désespoir. Elle se réfugiera dans une idylle platonique avec le musicien Taneïev (auteur d’un magnifique trio à cordes que ma chère et tendre a travaillé et interprété pendant l’année où il leur a manqué un violoncelle pour leur quatuor habituel). Au fil d’années aussi usantes, l’énergie de Sophie se transforme en autoritarisme, explose en crises d’hystérie. Il faut dire que son Léon ne l’aide pas beaucoup et se réfugie de plus en plus dans une indifférence matérielle, au point que certains vont en profiter comme Vladimir Tchertkov, qui réussira à convaincre l’écrivain de céder les droits de ses œuvres au peuple de Russie, sans rien laisser à sa famille. Dès le début, la perspicace Sophie voit clair dans son jeu et ne peut supporter ce faux jeton intéressé. Le paroxysme est atteint en 1910 : Sophie épanche son désespoir dans son journal. En vain, Tolstoï, qui n’en peut plus de cette rivalité, quitte la maison, tombe malade et meurt sans que Sophie puisse assister ses derniers instants après 48 ans de vie commune. Cette période est très bien décrite dans le film récent Tolstoï : le dernier automne, à voir absolument. Commencé d’une manière lâche et heureuse par une jeune épouse pleine d’espoir, ce journal s’achève ainsi dans un drame quasi romanesque, bien à la mesure des Tolstoï. Il faut dire que mari et femme avaient pris l’habitude dès le début de ne rien se cacher et de faire lire les journaux et pensées intimes que chacun écrivait. Tentative honnête, mais risquée… On ressort de ce journal plutôt haineux envers ce Raspoutine de Tchertkov qui a semé la zizanie, mais aussi plein de sympathie pour le couple terrible malgré leurs excès. Après tout, c’était peut-être un mariage réussi ?
(26/09/2016)

 

Questions du roman, romans en question, revue Europe :
Le titre tarte à la crème par excellence : combien de ces fines appellations ont hanté et hantent encore les couloirs de l’université ? Là, il s’agit plutôt du résultat d’un colloque qui s’est tenu le 7 novembre 1996, dans le Val de Marne et dont la revue Europe s’est faite l’écho. Il me paraissait intéressant de chroniquer ce livre après celui de Jean Ricardou sur le Nouveau roman, effectué la semaine précédente. D’abord parce qu’il s’est écoulé 23 ans, mais aussi parce que ce colloque de 1996 date également de vingt ans. Bonne occasion pour repérer la vision qui a changé depuis les théories du nouveau roman, mais aussi pour repérer l’inévitable distance qui nous sépare d’aujourd’hui. Tout d’abord, les intervenants. Autant faut-il constater que beaucoup d’écrivains du Nouveau roman ont disparu (tous, hélas), autant ceux qui ont évoqué la question du roman vingt ans auparavant sont toujours à l’ouvrage : Pierre Bergounioux et Pierre Michon, et d’autres mêmes ont pris leur envol comme Lydie Salvayre et Michel Houellebecq, maintenant gratifiés chacun d’un prix Goncourt. Que retenir de cette idée du roman à mi-chemin entre le nouveau roman et aujourd’hui ? D’un côté, qu’il était de bon ton de brocarder le Nouveau roman, d’affirmer que les choses n’étaient plus pareilles (ce serait de même aujourd’hui, tant il parait toujours essentiel – mais pourquoi ? – de détricoter les vieilles théories). De l’autre, que l’on s’apercevait avec une naïveté confondante qu’il existe une littérature de consommation (généralement, ceux qui la brocardent n’en font pas partie et se placent au-dessus). Grand intérêt cependant à lire ces différentes interventions. Pierre Bergounioux n’a pas changé d’un poil, discours émaillé d’érudition et de réflexion par rapport à l’histoire. Houellebecq jouait au malin en affirmant qu’il n’avait commis qu’un livre et était peu amène à théoriser, tout en le faisant quand même. Sacrés écrivains ! Il faudra que je trouve un texte actuel pour repérer encore l’évolution constatée de nos jours au sujet du roman. Donnez-moi vos propositions.
(12/09/2016)

 

Le nouveau roman, de Jean Ricardou, Seuil.
C’est un classique, une lecture « vintage », comme l’indique la photo prise par Anne. Publié pour la première fois en 1973, j’avais quinze ans, j’avais acheté mon premier trente-trois tours des Stones Goats Head Soup, je devais passer en boucle Angie. Aujourd’hui encore, il suffit que je regarde les titres qui composent l’album pour me mettre à fredonner instantanément. Quel rapport avec Le nouveau roman ? L’apparence de Jean Ricardou peut-être, look rocker avec Rayban, à cette époque. L’occasion aussi de dire que Ricardou a disparu un mois pile avant Butor : le nouveau roman est cette fois-ci vraiment mort, il ne reste plus personne des acteurs principaux que Ricardou citait dans son livre, non sans malice d’ailleurs : après avoir théorisé sur l’impossibilité de bâtir une liste d’écrivains révélant le nouveau roman, il décide unilatéralement d’y inclure les seuls écrivains ayant participé au colloque de Cerisy sur ce sujet deux ans auparavant, écartant d’emblée Beckett et Duras qui avaient décliné l’invitation. L’essai reprend un certain nombre des thèmes que la critique et les spécialistes ont accordé à ce mouvement en les discutant, en en retraçant l’historique, comme par exemple « la muraille du posthume » qui empêchait jusqu’alors l’université d’étudier réellement les écrivains contemporains. Le récit en question y est décrit comme « transmuté », « avarié », « excessif » ou « abymé » par les auteurs mêmes. L’ensemble de cette étude est agrémentée de tableau et de schémas qui paraissent maintenant datés, et qui montrent l’attachement profond de Ricardou à la formalisation ou au structuralisme ambiant qui prévalait alors. Apprend-on grand-chose de plus ? Pas vraiment, L’ère du soupçon de Sarraute a mieux résumé les enjeux du Nouveau roman, mais cet ouvrage à le mérite de synthétiser les idées et de mettre en valeur des écrivains un peu oubliés mais qui ont participé avec force au nouveau roman, comme Claude Ollier ou Robert Pinget. Jean Ricardou avait dit en 1978 sur le plateau d’Apostrophes : « Le Nouveau Roman a toujours été mort. Chaque année on dit qu’il est mort mais il n’a jamais été aussi vivant. Et dans dix ans, il ne sera qu’encore plus vivant. ». Maintenant qu’il ne reste plus personne, j’ai envie de souhaiter pareil destin au Nouveau roman : à nous de continuer à rendre vivant les vraies questions que nous posent le roman.
(05/09/2016)

 

Dictionnaire du travail, collectif, PUF.
N’allons pas jusque-là, il ne s’agit pas d’un dictionnaire amoureux du travail appartenant  la série bien connue. Celui-ci, riche de 140 entrées, écrit par 138 spécialistes dans les domaines les plus divers, sociologues, philosophes, universitaires, ergonomes ou économistes est plus sérieux, moins sujet aux émotions, quoique... Il a pour ambition de donner une vision exhaustive du monde du travail. Parmi les points forts, on notera les analyses historiques, la manière de replacer dans le contexte chaque thème, du capitalisme à l’Europe sociale d’évoquer des thèmes personnels comme l’aliénation, la reconnaissance, collectifs comme la discrimination, les communautés de travail. On peut regretter la froideur des analyses, jamais leurs précisions. Bien sûr, des sujets comme Les NTIC auront toujours une longueur de retard tant le monde du travail est instable et se modifie sans cesse. Je m’attendais aussi à trouver dans le chapitre « écrits du travail » des choses intéressantes sur la littérature, les romans d’entreprise, mais il s’agit ici uniquement des écrits que produisent le travail, notes, planning…etc. De toute manière, un tel ouvrage semblera à chacun toujours incomplet, tant le travail est un vaste sujet dont les préoccupations nous sont intimes. Ceci dit, cet ouvrage a le grand mérite d’exister, c’est un indispensable livre pour ne pas parler à tort et à travers de ce qui forme l’essentiel de nos vies.
(29/08/2016)

 

Debout-payé, de Gauz, Le livre de poche.
J’ai rencontré Gauz deux fois. La première, indirectement, j’avais répondu à une interview au téléphone, faute de pouvoir me rendre à la Maison de la radio le lendemain. J’étais en réunion de boulot à Lille pour deux jours et je me souviens encore avoir arpenté quelques allées de jardin en répondant aux questions. Je présentais alors Faux nègres, je ne sais plus pourquoi on m’avait réuni avec Gauz, sans doute une histoire d’actualité littéraire pour cette rentrée 2014. Dans l’interview que j’avais réécoutée par la suite, Gauz avait évoqué la couleur de peau et l’immédiat jugement qu’elle appelle, le raccourci des métiers : noir, c’est être vigile dans les grands magasins, c’est demeurer debout pour être payé. Raccourci saisissant mais tellement cynique et véridique. Debout-payé donc est l’histoire de Ossiri, étudiant ivoirien obligé d’accomplir ce métier pour vivre. Pas de pathos dans ce livre, bien au contraire, une formidable énergie s’en dégage comme si le fait de rester immobile et debout favorisait un dynamisme intérieur qui se traduit par des chapitres entiers d’observations, de conclusions désopilantes sur la nature humaine et notre monde de la consommation. Philosophant avec des aphorismes dignes de Paul Léautaud, c’est pourtant à Céline que Gauz fait référence : c’est un passionné de Voyage au bout de la nuit et ce n’est pas par hasard si l’un des personnages principaux, celui qui fournira le travail à Ossiri s’appelle Ferdinand. Cela, je l’ai appris à ma deuxième rencontre avec Gauz, cette fois ci en direct sur le plateau de Au Field de la nuit, excellent souvenir !
(22/08/2016)

Blonde de Joyce Carol Oates, Le livre de poche.
Le livre s’ouvre sur une préface, qui annonce la manière dont Joyce Carol Oates a conçu le livre : ce qui est inventé et ce qui est réel. C’est toujours intéressant parce que cela renforce l’effet de fiction. Plus on précise ce qui est réel par rapport à ce qui est imaginaire, me semble-t-il, plus on explicite la méthode d’écriture et plus on renforce le côté romancé. Ainsi les efforts de Pierre Bourdieu pour replacer La misère du monde dans ce qu’il est (une enquête sociologique) versent-ils dans la fiction à force d’explications. Blonde ainsi partage avec La misère du monde cette visée d’enquête, cette volonté de comprendre dans une vaste étude (plus de 1000 pages pour chacun d’eux). Or, dans le cas de Blonde, JCO souhaitait au départ un livre plus restreint : « Un peu plus de 100 pages. Une sorte de conte. » Le livre s’ouvre sur une citation de Sartre : « Le génie n'est pas un don mais l'issue qu'on invente dans les cas désespérés. ». Désespoir, invention devant les situations : toute la vie de Marilyn était vouée à devenir un roman. On mesure ce qui a plu à JCO, retracer la biographie de la star bien au-delà de l’image naïve d’une fille très belle, son désespoir en face de sa mère, incapable de s’occuper d’elle et qui a été internée très tôt, l’absence de son père qu’elle n’a jamais connu. Toute la réussite des 1000 pages de Blonde repose sur ces fragilités en regard de la société américaine de guerre, d’après-guerre et de guerre froide, entièrement aux mains d’une mécanique guerrière et macho où les apparences comptent beaucoup. En cela, c’est la plastique de Marilyn qui comble cette société et c’est bien cette image qui a prévalu jusqu’à ce livre. Savoir aussi qu’on en a jamais fini avec Marilyn : pour exemple, le travail passionnant en cours d’Anne Savelli sur les relations entre Marilyn, ses photographes et les clichés. Quant à Blonde, merci Anne pour m'avoir offert ce livre enfin lu sur la plage en Sicile et je l’ai laissé là-bas. Grand plaisir à penser qu’il va rester pour un an dans la pink house (voir mise à jour de la semaine précédente), ressentir par moment les secousses de l’Etna, belle image à placer en regard des secousses que provoquent certains livres à l’égal de Blonde.
(16/08/2016)

 

Seuils de Gérard Genette, Seuil.
Evidemment, Seuils ne pouvait être édité qu’au Seuil. Et c’est d’abord un hommage à Gérard Genette, alerte et drôle pour des écrits théoriques qui pourraient être difficiles. Seuils se préoccupe des paratextes, c’est-à-dire, tout ce qui est externe au texte, au récit, à l’histoire, proprement pondus par l’auteur ou l’éditeur, tout ce qui fait entrer le lecteur dans le livre : le seuil, quoi. Présentation éditoriale, nom de l’auteur, titre, épigraphe, préface, quatrième de couverture, interviews, entretiens…etc. Le texte sans le paratexte, explique Gérard Genette, n’est qu’un éléphant sans cornac ! C’est toujours très intéressant d’aborder un livre par l’ensemble de ses signes qui vont nous permettre d’entrer dans un livre. On peut comparer les stratégies des auteurs, l’évolution, les modes… Par exemple, je consacre plusieurs paragraphes à l’étude des titres, la présence ou nom d’épigraphes pour ma thèse et je tente d’en tirer des enseignements. Je connais cet essai depuis 2005, année à laquelle j’en parle pour la première fois dans FdR. Il est vrai que cette approche structuraliste est toujours gratifiante. On se glisse dans le détail de ce qui nous attire d’abord dans un livre en tant que lecteur. Mais comme pour toute approche thématique, elle demeure toujours incomplète. A ma connaissance, il manque (Gérard Genette le reconnait), toute une étude sur le graphisme des couverture, la présence ou non d’une illustration, les rééditions successives, ce qui change entre chaque édition, les éditions autres, de poche, illustrées… Sans compter tout l’appareil critique et son évolution, l’avis de l’auteur sur son livre qui varie autour de sa vie, les nouvelles préfaces, postfaces, écrits parallèles, les sites Internet en général et Feuilles de route en particulier où j’élabore un dossier sur chaque livre à sa parution (à la décharge de Genette, son essai a  été édité avant Internet en 1987). Le danger est que le seuil d’approche d’un texte s’ouvre sur tout. Gérard Genette l’a très bien compris, et c’est ainsi qu’il conclut son essai comme un assemblement de poupées russes : « Aussi le discours sur le paratexte doit-il ne jamais oublier qu’il porte sur un discours qui porte sur un discours, et que le sens de son objet tient à l’objet de ce sens, qui est encore un sens. Il n’est de seuil qu’à franchir. »
(09/08/2016)

 

Correspondance Roger Caillois Victoria Ocampo, stock.
En 1939, l’éditrice argentine Victoria Ocampo rencontre à Paris Roger Callois, cofondateur avec Bataille et Leiris du Collège de sociologie. Il a 25 ans et elle 23 ans de plus. Comme d’habitude, dès qu’une femme est belle et libre, on lui taille une réputation de mangeuse d’hommes, remarque purement sexiste, même si  Pierre Drieu la Rochelle a été auparavant son amant (et quitté avant qu’il ne devienne fasciste). Bref, comme d’habitude, on prête à Roger et Pierre bien des circonstances atténuantes, victimes d’avoir croqué la pomme tendue par la belle argentine. Mais ce qu’il faut retenir, après les premières passions, c’est une amitié épistolaire qui va durer près de quarante ans. En toute logique, les premières années proposent une correspondance fournie. Roger, invité par Victoria pour une tournée de conférences reste en Amérique du Sud pendant la guerre et déclare son soutien au général de Gaulle. Il doit cependant régulariser une situation avec sa première femme Yvette laissée en France et qui attend un enfant. Dit comme cela, ça fait un peu cancan et carnet mondain, mais il faut réaliser ce que la guerre provoque comme situations. En cela, le soutien de la richissime Victoria envers Yvette et Roger sera indéfectible, ce qui en dit long sur son désintéressement et sa grandeur d’âme. Après la guerre, Roger reviendra en France et fera carrière à l’Unesco. Victoria s’occupera de la revue littéraire SUR, les deux auront à cœur de faire découvrir les écrivains qui comptent pour eux : Borges, TE Lawrence, Saint-John Perse et bien d’autres. Mais la distance entre Paris et Buenos-Aires étiole parfois les échanges entre eux. Les voyages incessants de Roger, les mondanités de Victoria rendent souvent improbables les rencontres qu’ils prévoient. Pour autant les lettres de Roger s’attendrissent au fil du temps, celles de Victoria, comme d’habitude, sont pleines de caractère, chacun dit ce qu’il pense et tous les deux mesurent l’extraordinaire attrait de cette correspondance qui résiste au temps et à la distance. Elle prendra fin en 1978, au décès de Roger Caillois. Victoria Ocampo meurt un mois plus tard à 88 ans.
(11/07/2016)

 

Carnets d’enquêtes, d’Emile Zola, Plon.
J’ai toujours eu un faible pour les cahiers d’auteurs, la matière brute de leurs inspirations, la popote de leur écriture. Carnets de notes, feuilles de route, journaux littéraires, ex-time, divers aphorismes et pensées mélangées. Bergounioux, Bon, Cendrars, Léautaud, les frères Goncourt, Tournier, Flaubert, Leiris, tout me passionne dans le cambouis de l’écriture comme dirait Antoine Emaz. Zola n’échappe pas à la règle. Ce qui me plait, c’est la manière dont les écrivains précèdent leurs réalisations, romans, récits, nouvelles, pièces de théâtre… Les carnets d’enquêtes réunis par Henri Mitterand représentent les recherches préalables à l’œuvre immense qu’il a bâti, et, en premier lieu, l’ensemble des volumes des Rougon-Macquart. Zola, on s’en rend vite compte, fouine partout, dans les beaux quartiers, dans les grands magasins, dans les rues populaires, chez les artistes, avec les cheminots, les fermiers, et jusqu’à suivre les soldats sur les champs de bataille dans la défaite de 1870. Bien sûr, il y a l’œuvre, les phrases puissantes et magnifiées de Germinal, de L’assommoir, mais comment auraient-elles pu naître sans ces notes prises sur le vif, recopiées à la hâte, les inventaires du rayon draperie au Bon Marché, les « imperméables, pour waterproofs, de 3,75 à 8,50 », les « velours de chasse, fine et grosse côte, uni, croisé », la « cheviotte anglaise, diagonales et armures » ; les étonnements « On a remarqué que les vendeuses à la lingerie et aux trousseaux par exemple, où l’uniforme est en laine, sont plus honnêtes que les vendeuses à la confection et aux costumes où l’uniforme est en soie ». Certaines notes nous entraînent déjà à travers le plaisir de la description aux portes de la fiction à venir : « Le mineur, ne sachant que faire de ses bras et ayant peut-être froid au retour, marche les bras croisés, en bande, avec un déhanchement et un roulis des épaules, très marqué. Gros os, parties saillantes sous la toile » ; « dans la nuit, la masse sombre des constructions avec ces quelques points éclairés, la respiration lente et forte de la machine d’épuisement, et la fumée noire de la cheminée, devinée dans le ciel ». C’est à rapprocher des « fumiers roses » qu’évoquait Flaubert dans des repères préalables à Madame Bovary. Enfin, reste la visite des champs de bataille de 1870 avec ses scènes terribles : « Dans un batiment, sur la terrasse en dessous, au fond d’une sorte de bûcher, on retrouva un soldat français et un bavarois, morts, enlacés dans une étreinte terrible. Comment avaient-ils pu rouler jusque-là ? » ; « L’ordure était extraordinaire et menaçait d’empester le pays. Le crottin des chevaux, vingt centimètres dans les rues. Les immondices humains. Tout ce qu’une foule de quatre-vingt mille hommes peut laisser. Des chevaux tués pour être mangés, et dot les carcasses, les têtes et les entrailles restaient, se putréfiaient au soleil. ». Comment penser qu’à vingt kilomètres de là, un adolescent de seize ans, volontiers fugueur et téméraire, et ayant pour nom Arthur Rimbaud, ne se soit pas échappé pour ces spectacles.
(04/07/2016)

 

Le livre de ma mère, d’Albert Cohen, Folio.
Ce livre me fait penser aux aphorismes que Paul Léautaud avait réunis dans le petit recueil Amours. Dans ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet dans les années cinquante, il se souvenait les avoir écrits en partie dans sa cuisine, entre deux tâches ménagères, préparation de repas et autres. A lire Albert Cohen, on a l’impression que les petits paragraphes en apparence disjoints qui forment cette déclaration d’amour à sa mère ont été rédigés de la même manière. Déclaration d’amour posthume, puisque dans ce livre en 1954, sept ans après la mort de sa maman, Albert Cohen ne se remet pas de sa disparition. Bien sûr, on mesure le lien exceptionnel qui a réunis ces deux êtres, lui, le fils unique, occupé à des mondanités politiques à Genève à une époque où les institutions internationales représentaient encore quelque chose, SDN et compagnie, et sa mère, donc, une vraie même juive dans tous les sens du terme, en éternelle adoration devant son engeance. Style alerte, agréable, humour, mais aussi grande tendresse et désespoir devant ses pages. En lisant ce livre, j’avais oublié qu’il m’avait été offert par Sylvie, de la librairie l’Attrape-cœurs lorsque j’étais venu présenter Ils désertent en janvier 2013, en guise de clin d’œil au sujet de la première phrase : en effet, l’incipit du Livre de ma mère aurait pu faire une très belle épigraphe à mon roman : « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. » Des phrases admirables comme celles-ci, Le livre de ma mère en regorge : dans le même registre, « Qu’il y a peu d’humains et que soudain le monde est désert » (p. 99) ou encore, les dernières phrases qui clôturent le récit et résument superbement le ton et la nostalgie : « J’ai commis le péché de vie, moi aussi, comme les autres. J’ai ri et je rirai encore. Dieu merci, les pêcheurs vivants deviennent vite des morts offensés ».Et c’est pourquoi, je ne peux m’empêcher de comparer Albert Cohen et Paul Léautaud, deux pécheurs magnifiques, ayant aimé la vie jusqu’au bout de leurs années, les imaginer écrivant ainsi dans la solitude désespérée de la perte des proches, chacun dans leurs intérieurs, Paul vêtu dans une vieille robe de chambre sentant la pisse de chat, et Albert, impeccable et aristocratique dans sa veste d’intérieur en soie.
(27/06/2016)

 

Week-end à Zuydcoote, de Robert Merle, Gallimard.
Pour moi, Robert Merle est en quelque sorte un Christian Signol, c’est-à-dire un écrivain heureux, un type qui vit en province et qu’on catalogue un peu vite comme écrivain du terroir, avec un lectorat qu’on imagine constitué d’anciennes institutrices ou d’agriculteurs empruntant des livres dans des bibliobus au même titre que la camionnette du boulanger qui traverse leurs villages. Bref, une époque qu’on imagine révolue, un monde étrange out of time. Robert Merle, même s’il est mort à 95 ans, aurait 106 ans aujourd’hui, et son portrait ne correspond pas tout à fait à l’image que je m’en fais. Il est de la génération des Jean Robinet, Claude Simon, jeté par le hasard de la circonscription dans la défaite de 1940 et devenu prisonnier de guerre comme ce fût le cas par par armées entières. Justement Week-end à Zuydcoote raconte l’histoire de cette poche de Dunkerque qui, en juin 1940, a réuni tant de soldats français et anglais, cernés par les armées allemandes, pilonnés par des Stukas, réussissant à grand coup de chance à s’entasser dans des navires anglais pour tenter de s’échapper. Robert Merle sait de quoi il parle, il était parmi eux. Après la guerre, revenu de captivité, il publie ce récit qui obtient le prix Goncourt en 1949. Le prix Goncourt dans les époques de guerre a toujours été décerné d’une manière particulière. Les élans patriotes l’ont toujours influencé. On se souvient de Le feu d’Henri Barbusse pendant la première guerre mondiale et il a fallu 1923 pour qu’une actualité plus légère couronne Marcel Proust avec A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Pendant la deuxième guerre mondiale, c’est pareil : Francis Ambrières sera couronné en 1946 avec Les Grandes vacances, qui évoque les prisonniers,  Elsa Triolet en 1944, avec Le premier accroc coûte 200 francs, sur la résistance, Jean-Louis Bory avec Mon village à l’heure allemande, en 1945 et Jean Louis Curtis dans Les forêts de la nuit en 1947, tous parlent de la guerre et Robert Merle s’inscrira dans cette lignée qui influence pendant dix ans les prix littéraires. Il faudra attendre deux ans plus tard, en 1951, pour qu’un certain Louis Poirier, alias julien Gracq obtienne le Goncourt pour Le rivage des Syrtes, et en plus, il le refuse… Bref, Week-end à Zuydcoote est l’histoire de Maillat, soldat français coincé sur les plages de la mer du Nord, et qui rencontre une jeune fille qui ne veut pas quitter sa maison. Le livre a fait l’objet d’une adaptation d’Henri Verneuil en 1964 avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle de Maillat (voir en Notes d’écriture). Et c’est parce que j’ai vu un panneau annonçant le cinquantième anniversaire du tournage sur la plage de Bray-dunes (voir en Webcam). que j’ai eu l’envie de lire le livre et revoir ce film.
(21/06/2016)

 

Mademoiselle Chambon, d’Eric Holder, France loisirs.
Cela faisait longtemps que je projetais de lire le roman d’Eric Holder et de conjointement regarder le film du même titre qui a été adapté par Stéphane Brizé. Ça n’a rien à voir avec le succès qu’il a réalisé l’année passée, La loi du marché, avec toujours Vincent Lindon comme acteur (film que je n’ai pas encore vu). Donc, Mademoiselle Chambon est déjà un vieux roman qui accuse ses vingt ans. On mesure l’écart parce qu’il ne sera évidemment aucunement question dans le livre de téléphone portable, encore moins d’Internet : en 1996,toutes ces technologies étaient encore dans les limbes, du moins aucunement démocratisée dans le milieu populaire qui fixe la trame du livre (on y reviendra en Notes d’écriture puisque j’y consacre une rubrique aussi cette même semaine). Le roman met donc en scène (est-ce normal d’utiliser un vocabulaire de film pour parler d’un livre ? Et vice versa ?) Antonio, marié à Anne-Marie, un fils Kévin (là-aussi on mesure dans le choix des prénoms l’écart temporel) et Véronique Chambon, institutrice du dit Kévin, probablement célibataire, du moins vivant seule. Bref, on devine l’histoire : Antonio et Véronique, le maçon et l’institutrice…etc. Sauf que dans la vraie vie, les histoires ne sont jamais simplistes et qu’il convient de ne pas les traiter simplement : c’est ce que réussit à merveille Eric Holder. Point de confrontation sur travail manuel/intellectuel entre Antonio et Véronique, point d’étreintes fougueuses et passionnées, point de sexe tendus et acrobatiques. Antonio et Véronique sont sages comme des images, comme ça se passe habituellement dans une petite ville de province où tout se sait (ici, c’est Montmirail, je connais l’endroit), la vie y est réglée, Antonio sur ces chantiers, la maitresse à l’école, Anne-Marie à l’usine. Reste le dérèglement de la passion, et comment elle va réussir à s’épanouir dans ce cadre strict. Pour ajouter à la difficulté de ce trop peu, Antonio est un taiseux, comme beaucoup de travailleurs manuels (voir Eric dans mon Retour aux mots sauvages), et Véronique n’est pas très loquace non plus. Reste les descriptions alors ? La campagne riante, le soleil, les blés qui murissement au moment où se déroule l’intrigue (en fin d’année scolaire) : non plus. Pas de lyrisme de pacotille, ici on vit proche de la campagne, on sait l’admirer, mais pour y mettre des mots, c’est une autre paire de manche. C’est donc dans cet équilibre subtil que se glisse Eric Holder. Et c’est probablement pourquoi ce livre plait tant, à tant plu à Stéphane Brizé, reste intemporel, malgré les Kévin, le manque de smartphone, l’absence de réseaux sociaux.
(13/06/2016)

 

Mémoire usines, de François Bon, Publie.net.
Tout d’abord, il y a la couverture (numérique), porte de l’usine Sciaky, dans laquelle François Bon a travaillé, véritable tableau abstrait, peinture du monde, et c’est voir combien l’art, le travail, la littérature ont partie liée. Mémoires usines, c’est la version « révisée et augmentée », dixit l’auteur, de Temps machine, paru au début des années 90. Souvenez-vous : pas de téléphone portable, ou si peu, Internet dans les limbes et la publication papier comme seule alternative au travail d’écrivain. J’avais bien sûr déjà lu Temps machine avec sa couverture jaune et sobre des éditions Verdier, j’ai lu Mémoire usines sur l’Ipad dans les trajets en train qui m’ont mené à Paris, Lyon et Bordeaux. Papier ou numérique, la lecture pour moi est identique, changent les lieux, la fenêtre du TER ou du TGV qui déroule ses paysages, fuite de l’espace, là encore, rapport étroit avec la fuite du temps, là aussi, mise en abyme de la machine ferroviaire, peut-être conçue en partie dans les usines qu’a traversées Bon. Et puis, dans ces vingt et quelques années qui séparent Temps machine et Mémoire usines, version papier à version numérique, remarquez le glissement qui se produit : de l’époque arrêtée, de la machine encore présente à l’esprit, ne subsiste que l’étonnement de la distance, la mémoire donc, et la machine s’inscrit dans le plan plus lointain encore de l’usine. Je sais gré à François d’avoir utilisé le mot « usine », pour cette nouvelle version : il avait disparu de la littérature. Sortie d’usine, du même auteur, L’excès-l’usine, de Leslie Kaplan et Putain d’usine, de Jean-Pierre Levaray sont les seuls exemples qui subsiste d’une littérature du travail, engoncée dans un travail lui-même disparu. Je ne vais pas raconter Mémoire usines, j’avais déjà commis une note de lecture le 1er juin 2011, il y a tout juste cinq ans pour Temps machine. Je ne sais pas ce qui a changé dans Mémoire usines, version « révisée et augmentée », mais, à mon grand regret, je n’ai pas retrouvé l’épigraphe de Rainer Maria Rilke qui ouvrait Temps machine : « Chaque mutation du monde accable ainsi ses déshérités, ne leur appartient plus ce qui était et pas encore ce qui vient ». Rilke, cependant, traverse tout le texte - mais qui le sait ? – « Le temps ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croitre comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse venir », écrivait-il. Temps machine, donc, n’est pas une mesure, et Mémoires usines est une formidable épopée, ça replace la littérature au cœur de l’homme.  C’est aussi le « Et vivez, aimez et perdez » de Rilke, en écho aux derniers mots inchangés du livre papier ou numérique : « Et vivez donc en attendant ».
(06/06/2016)

 

Bâtisseurs de l'oubli, de Nathalie Démoulin, Actes-Sud.
J'ai lu ce roman en visitant Berlin : combien son titre convenait parfaitement à la ville allemande, dont toute l'architecture a été vouée à l'histoire, et aux ruines. La ville de Nathalie Démoulin s'est fabriquée pour d'autres desseins plus pacifiques : il s'agit de La Grande Motte, vacances et villégiatures en temps de paix. Marc Barca, totalement inventé, en est le bâtisseur durant cinq décennies. Au crépuscule de sa vie et à l'occasion d'un réveillon, il doit retrouver une partie de sa famille, sa fille Rachel, musicienne dans un groupe de rock qui a eu autrefois un grave accident, Malek le père de sa fille avec qui elle est maintenant séparée. Tous ces personnages disjoints, sans vraiment se croiser vont raconter leurs histoires singulières, avec comme Babel inaccessible cette Grande Motte illusoire. Ecrit magnifiquement, Nathalie Démoulin décrit avec un égal bonheur cette ville méditerranéenne, bâtie de toute pièce sur l'antique chemin d'Hannibal, ou Syam en Franche-Comté, dont les forges ont autrefois été célébrée par Pierre Bergounioux, sans toutefois relever le vrai charme et la véritable particularité de la région. Il faut avoir vécu là-bas, savoir distinguer (comme moi) clairer à la place d'éclairer et oser l'écrire dans ce récit, avoir glissé vers le Sud et ses vents permanents pour avoir le courage et le talent d'inventer ce roman inattendu et saisissant. Le vrai défi justement, n'était pas de bâtir La Grande Motte, mais d'oser construire un élan pareillement romanesque. Nathalie Démoulin avait écrit La grande bleue (note de lecture enthousiaste du 22/04/2014), avec la Grande Motte et ses Bâtisseurs de l'oubli, on atteint la grande dimension.
(30/05/2016)

 

L’homme sans qualités, de Robert Musil, Seuil (2 tomes).
Se glisser dans Musil, c’est comme lire de ces grandes œuvres conséquentes bâties par un auteur bavard, à l'égal de Proust ou de Tolstoï. On peut être rebuté par la longueur et aborder la lecture avec crainte. Mais, comme pour Proust ou Tolstoï, il suffit d’avoir dépassé quelques pages pour se trouver embarqué plus dans un style que dans une histoire. Pour Musil, ça va très vite : le premier paragraphe, qui commence par « On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique » et se termine après quelques considérations météorologiques d’une quinzaine de lignes par une conclusion évidente «  c’était une belle journée d’août 1913 », place d’emblée Musil dans cette sorte de marginalité qui nous indique qu’il a absolument tout intégré des obligations romanesques (unité de lieu, de temps…etc.), mais, en même temps, on sent qu’il va beaucoup jouer avec ce carcan. Et effectivement, présenter les personnages qui vont jalonner le livre en insistant sur leur non présence est remarquable : « En admettant que ces deux personnes [ en train d’arpenter un boulevard de Vienne] se nomment Arheim et Hermeline Tuzzi, et la chose étant impossible puisque Mme Tuzzi, en août, se trouve trouve à Bad-Ausee en compagnie de son mari et que le Dr Arnheim est encore à Constantinople, une question se pose : qui est-ce ? ». Nous voilà pris par l’histoire ! Et peu importe que le Arnheim et Tuzzi apparaissent 200 pages plus loin… En revanche, Ulrich, l’homme sans qualités (« qu’il est désagréable de devoir continuellement  nommer par son prénom quelqu’un que l’on connaît encore à peine ! » ajoute Musil) apparaît très vite. L’homme sans qualités se reconnaît grâce à son « sens du possible », particulièrement exacerbé devant le « sens du réel ». toutefois, comme l’indique plus loin Musil, «Un homme sans qualités se compose de qualités sans homme ». Et c’est avec ces considérations psychologiques que Musil va bâtir l’histoire foisonnante d’Ulrich, au cœur de la bonne société autrichienne, avide de reconnaissance et d’expansion politique. « L’Action parallèle » nouvellement fondée rappelle furieusement l’esprit nationaliste de l’époque. En réalité, L’homme sans qualités est l’œuvre d’une vie. Si la plaque que j’ai aperçue à Berlin évoque les deux années de 1931 à 1933 passées à rédiger son livre dans la montée du National-socialisme (ce qui provoquera son départ de la ville), Musil a commencé bien avant la rédaction de ce livre et la publication de la première partie a déjà eu lieu. Il demeure cependant prémonitoire sur bien des aspects. Mais l’œuvre est complexe (personnellement, je n’ai pas encore lu la dernière et longue partie avec l’irruption d’Agathe, sœur jumelle d’Ulrich) et il semble, à lire la postface de Philippe Jaccottet, traducteur du livre, que Musil ait été en prise a des difficultés pour terminer son œuvre, écrite sur plus de 30 années et dont l’action se déroule sur un an. La profusion des personnages répond à la complétude magnifique où chaque action décrite constitue un monde sans doute clos dans lequel Musil s’est enfermé. Ajoutons à cela les péripéties tragiques de l’époque, la première guerre mondiale qu’il accomplit en héros, mais aussi la montée du nazisme : Musil quitte Berlin, rejoint Vienne, quite Vienne de nouveau après l’Anschluss. Les autorités interdisent ses œuvres, il meurt en pleine guerre en 1942. Pour conclure sur L’homme sans qualités, Musil, tout comme Proust, a su se montrer désopilant et plein d’humour. Comment ne pas sourire devant la précipitation d’une liaison remarquablement annoncée : « Deux semaines plus tard, Bonadéa était depuis quinze jours sa maîtresse ».
(23/05/2016)

 

Les années Godot 1941-1956, Lettres de Samuel Beckett, NRF
J’ai fait une note de lecture de Comment c’était d’Anne Atik le 29/03/2008. Ce livre de l’épouse  du peintre Avigdor Arikka se mêle parfaitement à ce recueil de lettres, le deuxième édité par la NRF. La période est importante puisqu’elle inclut la confiance de Jérôme Lindon pour l’œuvre encore méconnue de Beckett et surtout le début du succès de Godot. On y découvre un Beckett extrêmement courtois et attentif aux autres, ce qui n’exclut pas beaucoup d’humour. C’est aussi la période de l’acquisition de la petite maison d’Ussy (voir en webcam, cette même semaine) et qui sera le havre de paix de l’écrivain : au hasard, une lettre du 15 avril 1952 : « Je ne sais pas quand nous rentrerons. Pas envie de bouger. Temps merveilleux. Aucune nouvelle de personne. Travail néant. Je guette la sortie de mes graines et joue tout seul aux échecs. Suis tout disposé à continuer ainsi jusqu'à l'heure de la connerie suprême. ».
(17/05/2016)

 

Habitants, de Raymond Depardon, documentaire et livre (Seuil).
Bien sûr, on se souviens de La France de Raymond Depardon, magnifique reportage photographique, réalisé en parcourant notre pays à bord d’un camping-car. Je suis très fier que ce grand photographe m’ait accordé le droit de reproduire un des clichés de La France pour mon livre Faux nègres (voir note de lecture du 09/07/2014 et en Album photos de Faux nègres). C’est dans le même esprit qu’il a décidé non pas d’un nouveau reportage photo statique, mais au contraire de donner la parole aux habitants de cette France à travers un documentaire. Le principe est tout aussi poétique : Raymond Depardon a trimbalé aux quatre coins de notre pays une vieille caravane Digue, superbe et esthétique et qui rappelait les vacances des années soixante et Charles Trenet chantant Nationale 7. L’idée qui parait simple est redoutablement efficace. Et poétique aussi, je l’ai dit. Ça me rappelle un collègue à mon épouse qui avait décidé de payer un coup de champagne pour son anniversaire et qui, de la même manière, avait déposé sa caravane sur un parking pas loin de leur lieu de travail : c’était l’endroit de la fête, rires et bonne humeur garanti. Là, c’est le même principe. Raymond Depardon, installe sa caravane au centre d’une ville de province, Bar-le-Duc, Charleville-Mézières, Calais, Tarbes, Sète, Nice ou Villeneuve-Saint-Georges, lieux choisis peut-être pas tant au hasard, Charleville et c’est Rimbaud qui s’invite, Villeneuve est la ville natale de René Fallet, encore de la poésie à l’état pur. Une fois la caravane échouée sur une place, à l’ombre (c’est l’été), Raymond, assisté de Claudine, comme il se doit, invitent deux personnes à l’intérieur de la caravane à continuer la conversation qu’ils avaient entamée dans la rue. Le cadre est intime, la petite table en formica sépare les deux interlocuteurs, on voit la ville à l’arrière de la grande fenêtre de la caravane. Et là, tout devient magique, poignant, identique à des petites nouvelles : on se glisse d’emblée dans l’histoire des deux protagonistes : ce sont par exemple ces deux demi-sœurs dont l’une se plaint que sa mère adoptive ne veuille plus la voir car le seul travail qu’elle ait trouvé est hôtesse dans un bar de nuit, c’est ce couple d’amoureux qui parle de leur mariage, cet autre qui évoque l’enfant à naître, cet homme qui parle de sa solitude et on comprend que quelqu’un est mort récemment. Ce sont ces deux jeunes hommes qui ont hâte d’en avoir fini avec le bac, ceux-ci, semblant toujours se défier par des gestes rapides en riant après. J’ai eu la chance de voir ce documentaire avec la présence de Raymond Depardon. C’était à Sceaux et quelqu’un dans l’assistance s’est étonné (plaint serait plus juste) du langage appauvri utilisé par les invités de la caravane. Heureusement, même dans cette banlieue bourgeoise, on s’est offusqué de ses remarques. On a envie de lui dire : « Eh oui, man, il est temps que t’atterrisses, on ne parle plus comme dans les livres ! » Et justement, en parlant de livre, Les habitants existent aussi en version papier, agrémenté de superbes photographies prises dans ces mêmes villes. Et les dialogues sont retranscrits d’une manière brutale et fidèle. Ça rappelle  La misère du monde de Bourdieu, que je me suis toujours refusé de considérer comme un simple ouvrage de sociologue : poésie encore. On y voit des habitants, des jeunes souvent, la vie, quoi, l’avenir. Et c’est en cela que Les habitants apportent une conclusion superbe au beau travail élaboré avec La France. Ça fait aussi penser à Banlieue Sud Est, premier roman écrit en 1947 par le jeune René Fallet à 19 ans, sur la jeunesse de Villeneuve. On ressort de ce périple à travers le pays, confiant, heureux : de la poésie à l’état pur, vous dis-je, et loin de la politique, on s’assoit sur la vieille pesanteur institutionelle et médiatique et on rêve...
(03/05/2016)

 

Dubliners, Dublinois, de James Joyce, Collins pour la version anglaise et Pléiade, œuvres complètes de Joyce, tome 1.
Je suis une quiche en anglais. Je manque cruellement de vocabulaire, ce qui me rends inapte à tenir la moindre conversation, mais, à mon crédit, l’apprentissage que j’ai eu de la langue anglaise dans mon collège et mon lycée de province a été complètement dépourvu de pratique orale. En revanche, pour ce qui est de la lecture, j’arrive à lire n’importe quel journal de langue anglaise et saisir l’essentiel d’une œuvre littéraire. Lire ainsi Dubliners en texte original me paraissait l’évidence. Je me suis donc procuré une édition de poche dans l’une des nombreuses librairies de Dublin (pourquoi répand-on l’idée que le système éditorial anglo-saxon ne vaut pas celui de la France et autre cocoricos ?). A ma grande surprise, le format de ces quinze nouvelles à rendu ma lecture un peu moins laborieuse que je ne l’avais pensé au départ. Et puis, ma lecture a été double : j’ai complété chaque nouvelle par sa traduction dans le volume de la Pléiade que je possédais de Joyce et glissé dans le bagage cabine à l’occasion de ce voyage. Ecrites au début du siècle, ces nouvelles mettent en jeu le jeune Joyce ou d’autres de ces voisins, à une époque où la misère était encore bien perceptible en Irlande (une terrible famine avait eu lieu cinquante ans avant), mais où surtout, le poids d’une religiosité effrénée tenait lieu de lien social dans la communauté. Retraçant en quelques mots bien choisis l’ambiance de cette époque, Joyce a su magnifiquement saisir l’esprit dublinois. Parmi mes préférée, Eveline, l’histoire de cette jeune fille qui s’apprête à partir au bout du monde avec un marin et qui renonce au dernier moment. Du grand art, à l’égal de Tchékhov ou de Raymond Carver.
(2/04/2016)

 

Chantiers, de Marie-Hélène Lafon, éditions des Busclats.
De « la petite », surnommée affectueusement par son compatriote Pierre Bergounioux dans ses Carnets de notes, j’avais relaté Joseph en tout début d’année. Cette fois, c’est à la table d’écriture (« la table de peine » dirait encore Bergounioux) qu’on retrouve l’auteure. Chantier, c’est ainsi qu’elle nomme un livre en gestation, et quand je dis gestation, c’est pour Marie-Hélène un rapport d’écriture étroit au corps : le latin corpus s’impose aussi pour dire très officiellement combien j’ai le sentiment de ne fomenter depuis 1996 qu’un seul et même et sempiternel et lancinant texte issu de, arrosé de, appuyé sur et adossé à, nourri des fermentations anciennes ou plus récentes des matériaux de toutes farines butinés, picorés, arrachés, prélevés à force d’attention au monde par le corps, par son truchement et tamis. Dit-elle. Ouf, quel souffle, quel écho ! Elle est comme cela Marie-Hélène, toute entière et écartelée dans les mêmes langages fleuris que Pierre le corrézien, un côté prof bien sûr, comme lui, on ne se refait pas, mais l’œil vif et la parole claire toujours. Effectivement, question de génération, je ne peux être que d’accord avec elle lorsque les variétés françaises, Stone et Charden, Ringo et Sheila, rencontrent de plein fouet les Rolling Stones. Et plus tard le classique, personnellement Debussy très tôt, avant Bach (ah ! le fameux « Et la lune descend sur le temple qui fut »). Et je partage l’immense effarement devant la découverte de Claude Simon, même sensation d’étouffement, de jouissance, de vie. Bref, Je me sens en accord avec quasi tout. Sauf peut-être le titre : je n’aime pas Chantiers, je n’aime pas le chantier (ni l’ordre d’ailleurs). Pour moi l’écriture est plus temporelle que spatiale : lorsque je bâtis un livre, il n’est pas en « chantier », il se construit en « séances » d’écriture. Et puis « séances », ça me fait penser à celles de Paul Léautaud, « séances », comme il écrivait dans son journal, d’une toute autre nature avec les femmes. C’est probablement comme cela que j’aimerai baptiser un livre que je ferai sur l’écriture. Avis aux propositions !
(04/04/2016)

 

Les petites mécaniques, de Philippe Claudel, Mercure de France.
Ce recueil de nouvelles, publié en 2002, que j’étais persuadé avoir lu, tant il me semblait partie de la galaxie Claudel, m’avait échappé. Quelqu’un m’a récemment attiré l’attention sur ce livre parce qu’une des nouvelles abordait Rimbaud d’une manière originale, et qu’il n’ignorait pas que mon futur roman portait sur le poète. J’ai donc commencé par L’autre, nouvelle où un marchand, à la fin du XIX° siècle, jusque-là heureux et sans histoire, découvre avec émerveillement la poésie de Rimbaud. Sa passion le conduira sur les traces du poète, alors encore en vie et œuvrant sur les terres africaines. A bout de force, après avoir erré pendant plusieurs années, l’amoureux des lettres finira par rencontrer son mentor auquel il s’identifie. Hélas, il est trop faible pour apprécier la rencontre et c’est à l’hôpital de Marseille qu’il finira, même lieu et même instant que son modèle. Si cette nouvelle originale peut facilement être datée, ce n’est pas le cas de beaucoup d’autres qui composent Les petites mécaniques. Beaucoup d’entre elles mettent en scène des vagabonds digne de François Villon, évoluant dans des pays moyenâgeux. L’ensemble est à la fois étrange et évoque effectivement la petite mécanique de l’écrivain au prise avec ses obsessions et la langue. Belle leçon d’imagination.
(28/03/2016)

 

Carnet de notes 2011-2015, Pierre Bergounioux, Verdier.
C’est toujours pour moi un évènement de lecture. Et pourtant combien ce journal tenu quotidiennement est le reflet d’une banalité, d’un quotidien sans surprise, hormis les petits tracas de trajets bousculés, les pannes ménagères diverses. Mais au-delà du journalier bien réglé entre Gif, les Bordes ou Paris, chaque phrase de Pierre Bergounioux reflète une aventure. Il vit, il a peur, il est heureux, il est humain, il nous touche car nous connaissons les mêmes instants, nous aimerions nous projeter dans la même exigence vis-à-vis du moindre fait infime.
Ainsi, lire les carnets de notes (voir les notes de lectures précédentes 24/06/2006, 04/11/2007 et 14/03/2012) procède à la fois d’une attente et d’une aventure. En tout cas, moi, ça me done la pèche pour des semaines sans que je sache vraiment expliquer pourquoi. Probablement que le partage d’émotions si terre à terre et commune avec Pierre Bergounioux me rassure. Et puis, cela, c’est vivre. Chaque instant, chaque moment, nous avons chacun de notre côté de telles préoccupations qui se rejoignent, se télescopent, parfois même avec l’histoire en train de se faire. Ainsi, le 2 février 2013, à l’heure où s’éteignait mon beau-père, Pierre Bergounioux raconte ce rêve étrange qu’il a fait d’une feuille de papier d’aluminium, qui se froisse sans cesse dans une machine : c’est exactement la manifestation étrange de la douleur du deuil que je ressentais alors. Et lorsque le jour des attentats du 13 novembre se double de la mort de sa mère survenue la veille, je pense aujourd’hui, en ce 22 février, à ceux de Bruxelles, à mon fils qui travaille là-bas et la trouille que nous avons eue puisque la station de métro visée est la plus proche de son domicile. Ainsi, se télescopent nos destins, nos notes, nos carnets de vie.
(22/03/2016)

 

Dans les remous de la bataille, Isabelle Rimbaud, Gallica.
Cette lecture me permet de vanter le site Gallica des ressources de la BNF, mine d’or s’il en est, et notamment pour les livres rares, peu diffusés, pas réédités, etc… En réalité, Dans les remous de la bataille doit être disponible dans une réédition récente ou numérique je crois, mais j’ai préféré le lire dans son jus originel qui date de 1917, temps glorieux du Mercure de France dirigé par Valette, avec comme secrétaire, un certain Paul Léautaud. Mais c’est de Rimbaud, et d’Isabelle qu’il s’agit pour ce livre. Isabelle est la sœur du poète Arthur, celle qui l’a assisté dans ses derniers moments à Marseille, celle aussi qui s’est posée en garante de sa mémoire, parfois d’une manière un peu arrangée. Mais ici, c’est un récit dans lequel la figure de son frère n’apparaît pas, c’est un témoignage, un journal tenu en août 1914, entre Ardennes et Marne, au tout début de la première guerre mondiale. Et c’est une belle surprise : à la fois vif et poignant, précis et sentimental, ce livre nous fait revivre l’avancée des troupes allemandes, l’exode des civils, la retraite des troupes françaises malgré la propagande. Véritable document historique, il précise les premiers bombardements sur Reims (que j’ai eu la chance de compléter grâce à un recueil de cartes postales d’époque, intitulé Ruines de Reims), bref, magnifique lecture, la sœur avant de qui tenir ! Pour la petite histoire, son mari, Paterne Berrichon, a bien tenté d’user de quelques influences pour des membres du jury Goncourt, même peine perdue, double peine même, Isabelle était une femme, et n cherchait dans ce monde en guerre des récits patriotes d’hommes en guerre et pas de population en fuite. Il faudra d’ailleurs attendre 1919 pour que cette veine de récits soldatesques s’efface avec le prix Goncourt attribué à un certain Marcel Proust.
(08/03/2016)

 

Joseph, de Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel.
Cette année, j’ai retrouvé avec plaisir Marie-Hélène Lafon au festival Livres à vous de Voiron. Nous nous étions rencontrés auparavant à Brive. D’ailleurs, c’est presque en voisine qu’elle avait participé à la fameuse foire du livre. Originaire du Cantal, elle cultive une œuvre semblable à celle d’un autre « pays », Pierre Bergounioux. Comme lui, elle a été déracinée de sa région natale pour accomplir ce beau métier, professeur à la capitale. Et son œuvre, tout comme son collègue, revient sans cesse sur cette tension entre modernité citadine et persistance campagnarde. Joseph, donc, est ouvrier agricole dans le Cantal. Un employé de bas étage, qui loue ses bras aux fermiers, à qui on octroie le gite, le couvert et un peu d’argent. Vie minuscule à la Pierre Michon, les pages distillent un parler provincial qui n’a guère plus court que dans la tête des générations précédentes : « Le fils fréquente », « Comme on fait son lit on se couche », tout un apanage d’expressions sépias qui s’accordent avec l’inévitable calendrier des postes et les mouches sur la toile cirée. J’ai écrit il y a treize ans (mince alors !) un roman similaire Paysage et portrait en pied de poule, passé à l’époque quasi-inaperçu, sauf par le légendaire écrivain-paysan Jean Robinet, du temps où il était encore de ce monde : pour moi, c’était une consécration magnifique.
(04/01/2016)