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Notes de lecture 2018
Le Pont sur la Drina, dIvo Andric, Le Livre de
poche.
Paru en 1945, Le Pont
sur la Drina est considéré comme luvre majeure dIvo Andric. Cet
auteur yougoslave a obtenu le prix Nobel de littérature en 1961, succédant à Saint John
Perse, élu lannée précédente et suivi par Steinbeck lannée
daprès : cest dire si cet auteur est important. En tout cas, il est
important pour moi : savoir quil est né en Bosnie à Travnik, à seulement 30
km du lieu de naissance de mon père, venu au monde trente-huit ans plus tard que lui. En
revanche laction du roman Le Pont sur la Drina se déroule à Viegrad,
cité toute proche de la Serbie, à 120 km de là. Cest le pont qui enjambe cette
rivière qui constitue le personnage principal de ce récit. Construit par les turcs,
lédifice solide et majestueux relie depuis plus de deux siècles lOrient et
lOccident. On y croise selon les époques des Austro-hongrois, des Ottomans, on y
confronte religions et habitudes, on sy bat et on y discute. Le livre se termine en
1914 juste après l'attentat de Sarajevo qui avait provoqué la Première Guerre Mondiale.
Ivo Andric est mort âgé, en 1985. Dommage : il aurait certainement aimé donner une
suite à son ouvrage avec la guerre des années 1990. Pour parfaire
linternationalisme de ce roman, jai commencé à lire ce livre en Bolivie, le
seul que javais apporté et je lai terminé hier soir avec regret :
cest vraiment un livre qui marque tous ceux qui sintéressent aux Balkans.
Ainsi Marco Magini, écrivain italien, auteur de Comme si jétais seul, un
récit sur le massacre de Srebrenica récemment traduit, explique dans une très récente
interview pour La Quinzaine Littéraire que « Le livre dIvo Andric est
un chef duvre, une fresque puissante qui aide à comprendre comment certaines
dynamiques, tensions et haines viennent de loin
Beaucoup plus quun essai
dhistoire ! ». Que rajouter de plus ?
(17/12/2018)
Journal de la
Haute-Marne
Jai pris
lhabitude dacheter le journal de mon département, PQR, presse quotidienne
régionale comme on dit avec un peu de condescendance en regard des grands quotidiens
nationaux. Mais qui pour parler de ce quon connaît ? Comment apprendre ce qui
nous concerne ? La disparition de Jean-Marc (en Étonnements cette semaine) ?
les travaux à venir dans mon quartier ? Souvent les esprits chagrins résument cette
PQR en « il ny a jamais rien dintéressant » : traduire par
«je nai rien trouvé qui me regarde ». Mais le départ en retraite dun
pompier, le décès dun quidam, les travaux dembellissement dun lavoir
sont autant dignes dintérêt. A travers la prose dun pigiste on en apprend
tellement plus sur nos vies banales : réaliser à travers les billets nécrologiques
combien nont jamais quitté leur village, combien les familles étaient nombreuses
il y a une génération à peine. Je découpe parfois des articles, les range dans mon
sous-main, là, sous lordinateur sur lequel je suis en train décrire. Par
exemple, je garde depuis des années lhistoire de cette pauvre femme, veuve depuis
peu, quon sait seule chez elle, alors on on vient la détrousser et brûler sa
voiture. Matière à romans ? Sans doute, mais ce nest pas le principal :
lessentiel de cette presse quotidienne est cette impression dêtre au plus
près des gens, de leurs préoccupations : peut-être que si un des conseillers de
notre président avait lu tous les matins le Journal
de la Haute-Marne, on nen serait pas là.
(10/12/2018)
Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu,
Grasset.
Rare que je lise le
prix Goncourt de lannée, de surcroit si rapidement. Mais je dois faire une
présentation des prix littéraires récents avec une libraire ce mercredi, aussi je
mattaque au plus prestigieux dentre eux. Agréable surprise : je suis
immédiatement happé par la lecture. Il faut dire que lécriture est demblée
convaincante : pas dembrouille narrée avec un « je » - par
ailleurs souvent destiné à lego de lauteur , des personnages
donc, une narration traditionnelle à limparfait et au passé simple (avec parfois
de curieuses reprises au présent), un style brut (pas brutal, ne pas confondre) et
efficace, avec parfois des traits de génie. Exemple : le dernier mot de cette phrase
où un adolescent de 14 ans épie deux filles sur une plage : « Elles étaient
super-bien en fait, avec des queues de cheval, des jambes et des fesses de filles, des
poitrines, tout. ». Ainsi lhistoire raconte le parcours de quelques jeunes
entre adolescence et âge adulte dans une région déshéritée de Moselle. Véritable
enquête sociologique sans la fatuité de ces deux mots, Leurs enfants après eux aurait probablement
beaucoup plu à Pierre Bourdieu. Ne pas oublier que cest un roman cependant, ce qui
rend encore plus fort lhommage non dissimulé à ces provinces de gilets jaunes qui
ont tout perdu depuis des décennies. Et puis un auteur né à Épinal qui utilise dans
son livre à deux reprises le mot « blaireau » (comme moi, voir en rubrique Étonnements cette semaine) est forcément
sincère. Quand en plus on apprend quune de ses personnages, Steph, a accroché
au-dessus de son bureau une carte postale représentant Judith
et Holopherne du Caravage, la coïncidence devient magnifique. Bref, ce roman est
de la même verve que Banlieue Sud Est, de René Fallet, cest dire si je le
tiens en grande estime.
(03/12/2018)
Un monde à portée de main, de Maylis de Kerangal,
Verticales.
Maylis de Kerangal continue dexplorer avec ce roman le monde du travail. En effet,
si Naissance dun pont (2010) relatait
laventure collective dun pont à bâtir, si Réparer les vivants (2014) abordait la
transplantation cardiaque, Un monde à portée de
main, paru à la rentrée de septembre dernier, évoque dune certaine manière
le travail artistique. Comme pour les autres romans, Maylis de Kerangal projette une
vision optimiste du travail comme « uvre humaine » et autant dire que le
mot « uvre » revient dans sa signification première pour le travail
artistique. Dans ce récit, une artiste peintre apprend, non pas à exprimer sa
singularité mais à la fondre dans lart du trompe lil qu'elle a choisi.
Cet excellent sujet pour un roman où lart de la fiction est aussi un
trompe-lil est comme dhabitude mené tambour battant par la prose de
lauteure, tour à tour précise, érudite, pleine de prolongements, semblant parfois
pénétrer dans la matière de lécriture comme son héroïne pénètre dans la
matière des marbres, bois et autres aplats quelle doit reproduire dans les décors
quon lui commande.
Comme dans les autres romans du travail, Maylis de Kerangal dépeint un monde
international, jeune, dynamique et vivant où chaque personnage semble curieusement
condamné à réussir. En effet pas de héros laissés pour compte dans ces histoires. Pas
le temps de tergiverser : on apprend des langues sur le tas, on voyage loin, on
sadapte vite, on vit à cent à lheure, on passe des nuits blanches, on baise
vite et forcément bien, on ne compte pas ses heures et le vieux slogan « halte aux
cadences infernales » est has-been pour reprendre une des nombreuses expressions
anglo-saxonnes qui émaillent le récit. Ici, lhéroïne « free-lance »
cultive son petit carnet dadresse, passe dun chantier à un autre, souvent
payé « au black » de la main à la main par des commanditaires louches, elle
ne connaît pas linactivité. Cest drôle, les artistes (les écrivains) que
je connais et qui ont choisi de se consacrer à leur passion, doivent remplir des tonnes
de paperasse pour la moindre action quils entreprennent. Ils sont souvent
désuvrés, en proie au doute et à des soucis dargent : ce ne doit pas
être le même monde.
Le livre se termine par le chantier du siècle, la reconstitution de la grotte de Lascaux
où lhéroïne retrouve son amour de toujours (ce quon sentait depuis le
début) : une fin bourgeoise en quelque sorte.
(26/11/2018)
Grand Atlas pour le XXIe siècle, Gallimard.
Grand atlas donc, et par le format : presque quarante par trente centimètres. Il
appartient à ma fille qui a toujours été passionnée par la géographie (et incollable
sur les capitales des pays du monde). Vu le format encombrant et les emménagements
successifs de ma progéniture, le grand atlas reste ainsi dans ma bibliothèque, où
plutôt en ce moment dans mon bureau où il encombre un fauteuil, la moitié du bureau ou
un coin de canapé. Mais c'est un livre de chevet aussi si on accepte dans cette
dénomination le livre que l'on lit en ce moment, ou, du moins, celui auquel on se
réfère souvent. D'ailleurs, dans le livre en écriture en ce moment (nom de code Y)
je viens d'y faire allusion : " Le début du voyage était hésitant comme la
géographie des lieux. Il suffit d'examiner un atlas d'aujourd'hui pour s'en apercevoir.
Impossible de trouver une carte d'ensemble : la contrée se partage de nos jours entre
quatre pays, l'Autriche, la Slovénie, la Hongrie, la Croatie. ". C'est donc une
grande partie de l'Europe qui requiert mon attention. Ceci dit en rentrant de Bolivie et
du Chili j'ai eu plaisir à retracer mon voyage sur les pages dévolues à l'Amérique
Latine. On imagine souvent que le numérique et nos recherches par le Web peuvent
remplacer et occulter de tels livres, mais il n'en est rien. Les voyages que l'on fait sur
des cartes de papiers glacés sont tout de même plus beaux et plus poétiques qu'un
amoncellement de pixels numériques.
(19/11/2018)
Le Testament américain, de Franz Bartelt, Gallimard.
Dans mes lectures d'avant Bolivie, figurait ce titre de Franz Bartelt. Je parle de mes
lectures d'avant Bolivie, car il y a eu aussi des lectures de pendant Bolivie. J'ai eu la
bonne idée d'emmener pour la première fois une liseuse, histoire de jouer à l'économie
de poids et je l'avais évidemment chargée de livres numériques mais elle est tombée en
panne dès l'aéroport à l'aller ! Heureusement, J'avais prévu un autre livre en format
papier, Un pont sur la Drina, du Nobel de Littérature Ivo Andric, et que je
continue de lire en ce moment. Pour Le Testament américain, de Franz Bartelt, je
ne garde pas comme pour le livre d'Ivo Andric le plaisir de l'avoir lu au fond d'un sac de
couchage à quatre mille mètres d'altitude avec les lamas qui paisent dehors. Je garde
cependant le plaisir de cette histoire déjantée : un milliardaire américain attaché à
un petit village français fait don à la ville d'un cimetière luxueux où chaque
habitant a déjà son caveau réservé. Avec une idée comme celle-ci, le roman n'est pas
triste : que faire de son vivant de sa propre tombe, si confortable soit-elle ? Cette
question va tarauder chaque habitant. Le ton est a la gaudriole. L'amour voisine avec la
mort, les contingences matérielles se heurtent à la bienséance de l'éternité
proposée. Ce n'est pas de la grande littérature, les pensées profondes s'enfouissent
sous seulement deux mètres de terre, mais le but est atteint : on se marre bien ici-bas
en attendant le repos éternel.
(12/11/2018)
Rouvrir le roman, de Sophie Divry, J'ai lu.
Rouvrir le roman
Beau titre ! Qui suppose qu'on avait refermé toute
velléité à continuer dans ce genre prédominant des lettres françaises. Sophie Divry
en effet, après quelques titres, éprouve le besoin de faire le point sur son écriture.
Personnellement, une telle " crise existentielle romanesque " m'avait atteint
aux environs de CV roman, sixième écrit au bout de sept années de publication
et maintenant voilà donc plus de onze ans. J'ai probablement biaisé mes réflexions en
m'inscrivant en doctorat, mais la question qui nous réunit tout les deux, ou plutôt
l'affirmation est qu'un peu (beaucoup) de théorie littéraire ne nuit pas. C'est dans ce
sens que Sophie Divry annonce cet essai. Autre point commun, l'attachement au Nouveau
roman. On n'imagine pas combien le Nouveau roman nous a influencé. Certains disent que ce
sont des vieilles lunes, mais je suis persuadé, tout comme Sophie Divry que l'influence a
continué bien au-delà des années 1980, autour d'auteurs comme Bergounioux et François
Bon. Pour autant " rouvrir le roman " impose de pouvoir dépasser les
injonctions d'alors et l'héritage de l'ère du soupçon. Ce constat est très bien
décrit par l'auteure, qui par ailleurs ne ménage pas les auteurs qui donc nous ont
influencés, comme Bergounioux, jugé un peu trop sectaire (ah Faulkner !) et peu
féministe. Mais il faut en passer par là lorsqu'on aime le roman ! En lisant cet essai,
je me suis aperçu que j'avais dépassé justement toutes les réticences qui m'avaient
alors marquées. Oui, maintenant, je n'en fait qu'à ma tête, j'écris à la troisième
personne, parfois au passé simple, c'est dingue ! Bref, cet essai fait du bien, il est
vivant et surtout, il combat les ego et les postures ô combien stériles des
auteur.e.s
(19/12/2018)
Querencia et autres lieux sûrs, de Pierre Veilletet,
Arléa
Je ne connaissais pas Pierre Veilletet, auteur disparu en 2013. Journaliste,
président de Reporters dans frontières, prix Albert Londres, il a effectué l'essentiel
de sa carrière au journal Sud-Ouest. Et naturellement c'est dans cette région qu'il n'a
jamais quitté que se situent les chroniques qui composent Querencia et autres lieux
sûrs. La querencia en espagnol désigne dans l'arène le refuge mental dans lequel
s'immobilise le taureau et par extension, pour Pierre Veilletet, un lieu sûr, une sorte
de hâvre de paix dans ce monde de brutes. C'est être " à la bonne place "
ainsi que l'indique l'auteur et souvent à contre courant. C'est un peu l'équivalent des oloé d'Anne Savelli, un lieu Où Lire Où Écrire. Divagations
diverses donc, aller à un enterrement, choisir un lac plutôt qu'une mer, avoir de bonnes
chaussures, préférer " l'approche du soir " à " la discipline des
matinées ".
(12/10/2018)
Plutôt le dimanche, de Franz Bartelt, éditions Labor
Paru en 2004, c'est un recueil de chroniques écrite entre 1987 et 2000. Elles ont pour
point commun un jour libre et désuvré, généralement " plutôt le dimanche
", d'où le titre, et la vacuité qu'on occupe quand on est un frontalier des
Ardennes à faire un tour en Belgique. Évidemment, lorsque, comme moi, on a erré parfois
dans cette zone située entre les deux pays (plutôt le dimanche, d'ailleurs), on se sent
plus concerné, plus proche de cette ambiance située entre ennui, observation, arrosée
de bière d'abbaye, nourrie de ces excellentes frites qui deviennent pâteuses et
surgelées passé la frontière. Bref, chacun de ces textes sonne très juste. A la fois
tendres, mélancoliques, certains vous arracheraient des larmes, comme ce modeste repas de
fiançailles dans un self de supermarché (Repas de fête). Franz Bartelt fait preuve d'un
sens de l'observation aigu, mais aussi d'une immense sensibilité souvent cachée
derrière l'humour. Lorsqu'on referme ce beau recueil, on a l'impression d'être plus
humain, à la fois conscient de la vanité du monde et plus heureux de nos modestes
bonheurs.
(05/10/2018)
Les Misérables, 2ème partie Cosette ; livre 1 Waterloo,
de Victor Hugo, Pléiade.
En fait, on s'imagine connaître Les Misérables, mais ce que nous
gardons en mémoire, ce sont les extraits lus au collège ou au lycée les scènes
fameuses, Cosette et sa poupée, Jean Valjean et sa fuite éternelle. Le cinéma aide à
notre mémoire : ah, Lino Ventura en Jean Valjean ! Bref, on s'imagine connaître par
cur Les Misérables quand nous n'en connaissons que des abstracts.
L'occasion d'une nouvelle version du livre paru en Pléiade ajoutée à mon anniversaire
m'ont fait plonger dedans en Sicile. Et là, de suite, se révèle le génie romanesque de
Hugo. Le livre premier évoque Fantine, la mère de Cosette et la manière dont elle
confie sa fille Cosette aux sombres Thénardier. Le livre deuxième donc, parle de Cosette
et de la manière dont Jean Valjean retrouvera sa trace et parviendra à la soustraire aux
Thénardier. Ce qu'il y a de génial dans cette vaste épopée, c'est la manière dont
chaque livre agence ses briques. Alors qu'on s'attend de suite à retrouver Cosette dont
la deuxième partie porte le titre, Hugo nous entraîne vers Waterloo dans une fresque
hallucinée sur plus de cinquante pages (format Pléiade, c'est dire
). En réalité,
autant ce passage nous permet d'entrevoir les idées politiques de l'écrivain son
admiration pour Napoléon (et la République, paradoxalement), sa haine pour la
restauration et tous les " napoléon-le petit ", autant il sert de marchepied à
la visée romanesque : on apprend que le sieur Thénardier n'est qu'un pilleur de cadavres
et qu'il a uvré à Waterloo. Alors qu'il est en train de détrousser un officier
après la bataille, le moribond émerge de son coma et croît que le voleur est son
sauveur. Thénardier, enjolivant la vérité baptisera plus tard sa gargotte "
cabaret du Sergent de Waterloo ". On retrouve le fil de l'histoire bâtie par Hugo,
qui mêle grands destins et aléas qui y sont liés. Bon, il est temps que je me replonge
dans Les Misérables, après tout je n'en suis qu'au début.
(28/09/2018)
Vie de Joseph Roulin, de Pierre Michon, Verdier.
Je l'avais depuis longtemps dans ma bibliothèque (d'ailleurs comment fais-je pour
retrouver à coup sûr un livre dans la profusion de mes rayonnages, sachant qu'aucun
rangement (thématique, alphabétique) n'est défini - il y aurait là une note à
rédiger). Bref je l'ai lu dans le train qui m'emmenait à Paris et terminé au retour,
cela entrecoupé de quelques paragraphes de Y entrepris sur l'ordinateur. En
fait, on se souvient beaucoup des circonstances de nos lectures, et voilà qui double,
voire triple singulièrement le plaisir de lecture. Pour Vie de Joseph Roulin,
j'ai lu dans les cahiers de l'Herne (voir aussi en Notes d'écriture) la belle expérience
de Marie-Hélène Lafon, qui se l'était offert (avec un vrai papier cadeau) et qui
l'avait lu après quelques années, après avoir admiré un des tableaux de Joseph Roulin
par Van Gogh. Elle se souvient parfaitement de ce moment jusqu'à avoir noté la page à
laquelle elle avait interrompu sa lecture avant de la reprendre.
Vie de Joseph Roulin raconte ainsi la rencontre entre Vincent Van Gogh et Joseph
Roulin, modeste employé de poste, rencontre suffisamment forte puisque cet homme à la
barbe fleurie lui servira de modèle à plusieurs reprises. Le thème de l'ignorant
confronté à l'art est récurrent chez Michon. Pour Rimbaud le fils, l'idée initiale
était de décrire le parcours de Frédéric, le frère ainé d'Arthur qui restera toute
sa vie un modeste camionneur de gare. On retrouve dans Vie de Joseph Roulin la
belle luxuriance des mots de Michon, qui s'ajuste parfaitement à la peinture de Van Gogh,
mais aussi au caractère de Joseph Roulin, magnifié dans son quotidien ; lorsque Vincent
Van Gogh quitte Arles, puis finit par mourir, il semble que cette prose éclate encore
mieux, comme s'il fallait combler par les mots le vide provoqué par la disparition du
peintre. L'épisode du marchand qui achète le portrait au postier est émouvant. Toute la
fin d'ailleurs est superbe, grandiloquente, mais elle ne pouvait être autrement.
(21/09/2018)
Simplement descendu d'un étage, d'Hélène Lanscotte,
Cheyne éditeur.
Je l'ai emprunté à la bibliothèque. J'ai tout de suite reconnu la couverture
sobre et peu épaisse de Cheyne éditeur et l'argumentaire de Jean-Marie Barnaud dirigeant
la collection Grands Fonds. Je ne connais pas Hélène Lanscotte et le titre Simplement
descendu d'un étage (outre l'attrait de la collection éditoriale) m'a attiré. Ce
petit recueil date de 2002, ce qui signifie que j'ai vu pour la première fois Jean-Marie
Barnaud à la première AG de Remue.net en juin de cette même année. Et aussi Philippe
Rahmy qui a publié trois ans plus tard le magnifique Mouvement par la fin,
toujours chez Cheyne éditeur. Il y aura bientôt un an que Philippe nous a quitté,
grande peine
Tout cela pour dire que le choix d'un livre, même dans le silence d'une bibliothèque,
n'est jamais anodin, toujours bruyant. Me voici donc Simplement descendu d'un étage.
C'est l'histoire, ou plutôt les anecdotes, réflexions, chroniques d'un homme qui raconte
sa femme, le quotidien qui les lie. Elle n'est jamais nommée, il dit " ma femme
" en parlant d'elle, on comprend vite que cette possession est illusoire. Fantasque,
elle lui échappe toujours. Il lui écrit sur chaque feuille d'un arbre, laisse la
mauvaise saison dissoudre tout cela, c'est l'histoire ténue d'une sorte de disparition.
Le livre d'ailleurs disparaît, il est menu, faible, il reste cependant en mémoire d'une
manière étrange, peut-être parce que chaque scène onirique a plus ou moins été
vécue par chacun d'entre nous, rêvée, crainte. De l'auteure, il faut juste retenir la
dédicace écrite avant les textes : " à Olivier, dont je suis la femme ".
(14/09/2018)
Comment vivre sans lui, de Franz Bartelt, Gallimard
Ceux qui s'adonnent à la nouvelle sont rares, ceux qui alternent nouvelles et romans
encore plus. Dominique Fabre le fait avec beaucoup de réussite et aussi l'auteur
ardennais Franz Bartelt.
Comment vivre sans lui est donc un recueil de nouvelles, toujours drôles,
inattendues et décalées. Contrairement aux nouvelles américaines qui prennent souvent
appui sur une situation réelle, voire banale, Franz Bartelt mêle joyeusement à ses
histoires son imagination débridée. Ainsi, dans "histoire du bandit ", le
bandit en question reçoit la visite de Dieu. Dans "Les boules ", un patron se
trouve confronté à un employé qui le copie exactement. Dans "Travail d'artiste
", un homme change d'identité tous les jours, parabole extrême du romanesque
Franz Bartelt cultive un humour proche d'Éric Chevillard, et comme lui, il a ses
afficionados.
(07/09/2018)
Nouvelles, de Jérôme-David Salinger.
J'ai récemment acquis les deux uvres parues en pocket, L'Attrape-cur bien
sûr et un recueil de neuf nouvelles. Je n'ai pas lu L'Attrape-cur, j'ai
commencé à le feuilleter mais l'idée même de lire un livre tant encensé m'a refroidi,
j'ai abordé ma lecture avec trop d'a priori et de réticence pour la continuer,
étonnant non ? En revanche je me suis plongé avec délice dans les nouvelles
La nouvelle sied particulièrement bien aux auteurs américains, beaucoup s'y essaient
avec réussite : Ramond Carver, J.C. Oates, Arthur London
Il faut dire que la
publication de nouvelles en feuilleton ou dans des revues a été (demeure ?) très
populaire outre-Atlantique. En France, la nouvelle souffre d'une absence de diffusion,
mais plus encore, de préjugés en sa défaveur : sous-genre, dispositif destiné aux
apprentis écrivains
etc. Pourtant, la nouvelle condense un savoir-faire beaucoup
plus élaboré qu'on ne le pense : le début doit être frontal, suffisamment intriguant
pour la suite ; la suite doit être menée avec la même verve ; la fin (la chute) doit
être aussi déroutante que possible, ou du moins faire réfléchir et laisser en mémoire
les quelques pages lues pendant le plus longtemps possible. Cette concision est l'inverse
de la Recherche de Proust, de La Route de Flandres de Claude Simon ou
des Misérables de Hugo où l'émerveillement vient de la profusion.
Pour en revenir aux nouvelles de Salinger, toutes sont réussies et mettent en uvre
ls qualités évoquées ci-dessus. Je me souviens particulièrement de " Un jour
rêvé pour le poisson-banane " où une jeune épouse est en vacances avec son mari,
juste revenu de la guerre. Aussi de " Pour Esmé, avec amour et abjection ", où
un militaire rencontre une toute jeune fille qui lui donnera son bracelet-montre.
Histoires en apparence étranges, banales, qui montrent bien comment la Seconde guerre
mondiale a troublé Salinger (il a vécu le débarquement en Normandie et poursuivi
l'armée nazie jusqu'en Allemagne), et qui présentent toujours une sorte de double-fond
qui ne se livre pas facilement et qu'il nous appartient d'ouvrir. Salinger, en effet,
méritait mieux qu'on le cantonne au succès d'un seul livre.
(31/08/2018)
Remonter la Marne, de Jean-Paul Kauffmann, Fayard.
Cette note de lecture complète celle
que j'avais rédigée le 15/05/2013 et que voici :
"Je dois avouer que jétais assez circonspect en découvrant cet ouvrage : je
ne voyais pas ce quil pouvait y avoir dextraordinaire à Remonter la Marne.
Javais vite classé ce livre dans une sorte de récit de voyage à la Stevenson dans
les Cévennes (mais sans lâne), un récit de plus de marcheur compulsif du type
Compostelle, bref, je ne voyais pas doù pouvait surgir le dépaysement,
dautant plus que la Marne, je connais. Et cest sans doute parce que ce nom est
si intimement ancré en moi que lintérêt dun tel livre men a été
caché jusquà ce que jentame le récit de ce périple. Mais cétait
sans compter la profondeur du discours de Jean-Paul Kauffmann qui raconte ainsi sa
remontée de la Marne, au sortir de Paris et jusquà sa source. Dabord, il
faut mesurer lexploit : il y a tout de même 500 km à accomplir. Ensuite, il faut
apprécier lopiniâtreté : le monde moderne a tellement défiguré les paysages que
suivre les berges dune rivière de bout en bout est quasiment impossible. Il faut
ainsi rendre hommage à la ténacité de lauteur et surtout à la quête quil
a entreprise et qui nétait pas seulement la recherche dun exploit mais bien
la mesure dune rivière et de la vie qui lentoure, des rencontres à faire et
de linévitable confrontation justement avec le monde moderne. Combien les zones
périurbaines, à commencer par la sortie de Paris sont bien observées et racontées.
Remonter la Marne devient ainsi une sorte de manuel de géographie qui se confronte à
lhistoire et à la sociologie. De nos jours, la banalité dune rivière de
lEst fait oublier la fameuse frontière naturelle qua pu représenter un tel
affluent. Bataille de la Marne bien sûr mais nous oublions aussi les bienfaits que les
cours deau ont apporté : sans eux, la sidérurgie naurait pas eu son berceau
en Haute-Marne, sans la Marne, le vin de Champagne naurait pas existé. Je me
repends ainsi platement davoir un instant imaginé que ce livre Remonter la Marne
pouvait être convenu. Il est dune force peu commune, il rend hommage à ce que
javais oublié, quelque chose qui me semblait aller de soi, être moi-même issu
dun pays, avec une rivière. Je suis particulièrement ébloui de la justesse et de
la précision avec laquelle Jean-Paul Kauffmann relate ses rencontres, lui qui a traversé
toutes les villes et les villages qui bordent la Marne : la ville que jhabite,
Saint-Dizier, est saisie avec une acuité parfaite, les sentiments à la fois collectifs
de délaissement mais aussi de luttes individuelles contre labandon sont exactement
rendus. Et finalement, je me suis aperçu que je connaissais aussi mon coin de rivière,
en passant par Langres, ma ville natale et jusquaux sources de la Marne, terrain de
jeu de mon enfance. Et je découvre que jai finalement passé ma vie non pas à
remonter la Marne comme Jean-Paul Kauffmann, mais à la descendre, à aller vers la
capitale comme commencement de toutes choses. Le récit de ce périple est à lire au
même titre que les voyages dUlysse : cest mieux quun roman, cest
un poème épique."
Ma toute récente remontée du canal à vélo, si proche de l'expérience de Jean-Paul
Kauffmann m'a incité à reprendre cette lecture, notamment les pages qui sont relatives
au périple que j'ai accompli. Premier étonnement : l'auteur y consacre que très peu de
pages, à peine une vingtaine sur les 262 pages que comporte son ouvrage. Et pour cause :
entre les lignes, on sent que le voyage tire à sa fin, les sources de la Marne
s'approchent, l'automne et les pluies se sont installés, la rivière est de plus en plus
difficile à suivre (ce qui n'est pas le cas du canal de la Marne à la Saône).
Cependant, Jean-Paul Kauffmann avoue que cette dernière partie lui a manqué : "En
remontant vers les sources de Balesmes, j'ai eu parfois le sentiment d'être passé en
Haute-Marne, à côté de la partie la plus belle du voyage, cette "Gaule
Chevelue" décrite par César". Ceci dit, il n'est pas passé à côté de
l'impression étrange que ce pays délaissé imprime en nous : ainsi, à propos de cet
abandon, il préfère y voir "plutôt une vacance [...] Une sorte de désertion où
s'entremèlent défiance et insoumission" : c'est tout à fait ce que j'ai ressenti,
notamment en discutant avec Mauricette, l'éclusière, mais c'est aussi, il me semble ce
que j'éprouve depuis toujours, non pas une défiance en synonyme de crainte ou de peur,
mais plutôt comme un défi relevé envers la province et son étymologie de pro
victis (pays vaincu), comme le souligne encore l'auteur, une insoumission, oui, pas
comme une résistance, terme galvaudé et qui ne veut plus rien dire, plutot une
désertion, une manière de tourner le dos comme le fond les pêcheurs solitaires, l'oeil
fixé sur leur bouchon multicolore et dérisoire, ignorant superbement le passant, le
cycliste du chemin de halage, le mouvement du monde, et avec comme seule philosophie la
citation de Léonard de Vinci que rapporte aussi Jean-Paul Kauffmann : "L'eau des
rivières que tu touches est la dernière de celle qui vint et la première de celle qui
vient ; ainsi est le temps présent ".
(24/08/2018)
Martin Eden de Jack London, Pléiade, volume II.
Je m'étais toujours imaginé que Jack London était un auteur pour jeune lecteur, à
cause de Croc blanc, de même que Stevenson reste à jamais pour moi l'auteur
d'un seul livre, L'île au trésor. Désormais, les quelques éléments
biographiques que j'ai glanés dans la Pléiade reçue pour mon anniversaire m'ont donné
une autre image de lui. Américain au mille métiers, dans la lignée des Kerouac,
Faulkner, Carver ou même Salinger que j'ai lu aussi en même temps, Jack Kerouac inaugure
au début du XXème siècle cette lignée d'écrivains qui incarne le rêve américain :
commencer pauvre et terminer riche et reconnu. Il faut dire qu'à cette époque du Far
West, la jeune société américaine n'a pas eu le temps d'installer les affres d'un
ancien régime, avec son lot d'aristocrates et de rentiers, dont étaient issus la plupart
de nos " grands écrivains ", Proust pour n'en citer qu'un (par ailleurs, ce
système persiste, comptez pour voir le nombre d'auteurs " à particule " ou
issus de la grande bourgeoisie édités aujourd'hui dans les grandes maisons françaises).
Pour en revenir à London, Martin Eden raconte justement l'histoire d'un marin
épris de littérature qui, pour l'amour d'une héritière de bonne famille, va se
cultiver, forcer ce monde qui lui est refusé. Malheureusement l'écart est trop grand,
Martin Eden ne peut se résoudre à renier un passé populaire bien plus méritant que les
préjugés qu'on ne cesse de lui opposer : sa belle finit par l'abandonner. Le hasard et
la bonne fortune le font soudainement devenir riche et le monde artificiel qu'on lui avait
refusé s'ouvre cyniquement. Trop tard ! Après avoir fait bénéficié ses anciens amis
pauvres de sa fortune, il se suicide en mer, renouant avec son destin de marin. A noter la
fameuse très belle fin : " Et tout en bas des marches, c'était la chute dans les
ténèbres. Cela il le savait. Il avait coulé dans les ténèbres. Et à l'instant où il
le sut, il cessa de le savoir. "
Martin Eden est évidemment une biographie à peine déguisée de Jack London. Alors que
je lisais Les Misérables en même temps (décidément j'ai beaucoup lu), je n'ai
pu m'empêcher de penser combien Jean Valjean et Martin Eden avaient eu un destin
similaire, alternant, pauvreté, richesse et générosité de cur.
(17/08/2018)
L'écrivain national, de Serge Joncour, Flammarion.
Publié en même temps que mon livre Faux nègres en 2014, je me souviens avoir
été réuni avec Serge Joncour lors de la rentrée littéraire (je ne sais plus où,
Nancy ? Besançon ?) pour une rencontre débat : mystère des collusions critiques et
journalistiques qui nous avaient associés, peut-être parce que nous évoquions tous les
deux une province reculée. L'action de L'écrivain national se déroule en effet
dans une zone boisée, peu habitée où l'écrivain en question, invité pour une
résidence littéraire, est considéré comme " national ", par opposition au
paysage local, politique, culturel et autre. Le héros écrivain se passionne pour un fait
divers, la disparition d'un personnage du coin mais surtout pour la belle étrangère qui
fût sa plus proche voisine. Son compagnon en garde à vue, l'écrivain finit par la
rencontrer et se noue une passion torride. Enfin, torride n'est peut-être pas le mot,
Serge Joncour nous épargne avec bonheur et retenue leurs rencontres au profit d'une
ambiance de murs où l'écrivain apparaît comme une sorte de grand type toujours en
porte à faux là où il se trouve. C'est dingue, on croirait la réalité
(20/07/2018)
Costa Brava, d'Eric Neuhoff, Albin Michel.
C'est le titre qui m'a attiré. Costa Brava, et comme Eric Neuhoff, j'ai eu ma
période Costa Brava avec mes parents. En fait, la sur de ma mère a partagé son
existence entre Argelès-sur-Mer et San Feliu de Guixols. La Costa Brava s'est ainsi
imposée à ma jeunesse dans les années soixante. Même si j'y suis retourné avec mes
propres enfants plus tard, je ne cultive pas la nostalgie du narrateur de ce roman, qui
revient sur les traces de ses anciennes vacances. Et puis d'ailleurs aucune similitude
entre les univers plutôt aisés décrits, les personnages qui ont réussi, l'inévitable
actrice devenue célèbre et autre personnages qui se la pètent dans des soirées
insupportables et grinçantes. Bref, on dirait une ambiance à la Bonjour tristesse
de Sagan, avec la fraîcheur en moins. Au risque de paraphraser Claude Simon à propos de
Madame Bovary : Quand on a lu ces 300 pages on ne peut s'empêcher de se dire : mais je me
fous de ces gens-là.
(13/07/2018)
Plonger, de Bernard Chambaz, Gallimard
Je continue à lire les livres de Bernard Chambaz et les nombreuses notes de lectures de
ces deux dernières années qui lui sont consacrées montrent combien je tiens en grande
estime cet auteur.
D'emblée, le titre de ce livre paru en 2011 évoque plutôt l'histoire d'un nageur, tant
il est vrai que la collection L'un et l'autre de chez Gallimard vise à dresser
des portraits de gens plus ou moins connus. Et puis pour l'auteur, passionné de tous les
sports, il n'y aurait rien eu d'étonnant de raconter l'histoire d'un Mark Spitz qui a
gagné 7 médailles d'or aux jeux olympiques de 1972 ou de Johnny Weismuller qui en avait
remporté 6 en 1924 et 1928 avant d'abandonner la nage pour jouer Tarzan.
Mais " plonger " évoque aussi le geste du gardien de but au football. Et c'est
cette discipline que Bernard Chambaz choisit à travers Robert Enke qui uvra au sein
de plusieurs clubs internationaux et fût titulaire de l'équipe d'Allemagne. Enke a vécu
un destin tragique : il ne se remit jamais de la perte de sa petite fille Lara, gravement
malade, à l'âge de deux ans et se suicida quelques années plus tard.
C'est probablement la raison qui fait que Bernard Chambaz a choisi de raconter sa vie, ou
plutôt ses derniers instants, lui aussi ayant perdu un fils à l'âge de seize ans. Le
football apparaît ainsi bien secondaire dans ce récit tout en pudeur et en finesse où
le vrai combat n'est pas celui mené contre l'équipe adverse mais contre soi-même.
(03/07/2018)
Nos vies, de Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel
Je partage avec Marie-Hélène Lafon cette appétence de raconter des destins minimes, des
" vies minuscules " comme dirait Michon. Provinciaux tous deux au départ, elle
du Cantal, je crois me souvenir, et moi du Grand Est, nos pas nous ont souvent conduit
vers Paris, dans la conscience du melting pot international qui mélange depuis des
générations nos racines. Cet inverse du chauvinisme m'a souvent fait écrire sur ces
destins mélangés (le futur roman au nom de code ST et un autre vaste projet qui
me tient plus à cur). Pareil pour Marie-Hélène Lafon : l'héroïne de Nos
vies s'appelle Gordana, c'est une caissière de supérette dans laquelle se rend la
narratrice. Un homme aussi, un client, vient régulièrement et c'est l'occasion pour la
narratrice d'inventer leurs vies, " nos vies " mélangées, destins portugais ou
espagnols, leurs (nos) solitudes, la manière dont on fait façon du quotidien. Histoire
banale donc : qui n'a pas inventé de pareil destin à la vue d'une caissière, d'un
pompiste, d'un quidam aperçu au hasard, nos imaginations sont débordantes. Bien-sûr
nous y mêlons nos propres vies, ce que fait la narratrice de Nos vies ; ce que
fait probablement Marie-Hélène Lafon lorsqu'elle évoque Saint-Amandin dans le Cantal ou
d'autres souvenirs égrenés au fil des pages. Pour accompagner le livre, il y a le style
de l'auteure : " chamarré ", " solaire ", ces adjectifs y sont
présents et conviennent parfaitement au lyrisme de Marie-Hélène Lafon.
(26/06/2018)
Ce qui nous guette, de Laurent Quintreau, Rivages.
C'est une dystonie, assurément. Aucune frime, ni pédanterie de ma part à utiliser ce
terme que je viens de découvrir il y a peu à l'occasion de la préparation d'une
conférence que je dois faire à la fin de la semaine en Bourgogne, sur les nouvelles
utopies héritées de Zola et du naturalisme. La dystonie, c'est l'inverse de l'utopie qui
est, selon le Larousse, la " construction imaginaire et rigoureuse d'une société,
qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal ",
bref, un monde invivable, détestable, apocalyptique. Ce genre est bien entendu assez
répandu dans notre monde plus pessimiste qu'optimiste.
Mais en ce qui concerne Ce qui nous guette, la première des dix nouvelles qui
composent ce recueil commence plutôt gaiement, on se surprend à rire franchement tout
comme le personnage principal, une spécialiste en neurosciences, chargée d'animer une
table ronde dans un colloque on ne peut plus sérieux. En effet, alors qu'un des
participants de la table ronde chute lourdement en s'installant, l'animatrice requise pour
l'occasion - adepte du comique de situation communicatif largement décrit par Henri
Bergson dans Le Rire - éclate justement, mais grave : " Tellement
bidonnée, écroulée, pliée de rire que votre vessie finit par vous lâcher ".
Notons tout d'abord que " vous ", c'est justement " nous ", les
lecteurs (vous me suivez ?). En effet, chaque historiette commence par vous installer à
la place du personnage principal. Ainsi, cette première nouvelle a pour titre " Vous
êtes debout, un micro à la main ". Le livre doit beaucoup à cette façon
d'interpeller. Laurent Quintreau, à la manière de celui qui raconte une histoire drôle,
vous incite à l'écouter, vous mets dans sa poche : vous allez voir ce que vous allez
voir ! Justement, on se marre à la première nouvelle.
On s'attend donc à continuer : la deuxième s'intitule " Vous êtes dans le train
qui vous emmène chez vos parents ". Cette fois-ci, vous êtes un homme, un de ces
pères en plein divorce qui emmène sa fille, vous descendez du wagon pour téléphoner à
votre avocat justement, un coup de fil qui dure, dure
jusqu'à ce que le train
démarre emportant votre fillette toute seule. Ha ha ha ! On trouve cela toujours
hilarant, quoique grinçant.
Au fil des narrations où se produit toujours un imprévu, on est (vous êtes)
successivement " dans votre bureau au dixième étage d'un immeuble de verre, d'acier
et de béton ", " dans un baby relax ", " en terrasse, à Paris un
soir de novembre ", et une dizaine d'années plus tard " sur une plage du Cap
Corse
", " dans un QG de campagne ", " sur un coussin de
méditation ", " dans une église " et enfin " de nouveau chez vous
".
Mais au fur et à mesure des lectures, vous avez trouvé le point commun entre tous ces
textes : l'évolution d'un (de votre) cerveau entièrement programmable et pilotable,
depuis son invention (la spécialiste en neurosciences) jusqu'à sa diffusion dans la
société. Et là, ce que vous preniez pour une franche galéjade se révèle de plus en
plus inquiétant : c'est "ce qui nous guette ?"
A lire absolument. Laurent Quintreau est aussi l'auteur de Marge Brute (note de lecture du 06/03/2009)
(20/06/2018)
Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, d'Haruki
Murakami, Belfond.
C'est une bible pour moi, ou plutôt un genre de missel, l'un des rares opus que je relis
très régulièrement (avec Paris au mois d'août, de René Fallet, note de lecture du 23/07/2003).
La première mention de ce livre en note de
lecture date du 07/09/2010. Bien sûr, déclarer que l'on relit Autoportrait de
l'auteur en coureur de fond fait probablement moins chic que d'affirmer qu'on relit A
la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais plus actif aussi : Murakami n'a
pas écrit son uvre dans un lit comme le petit Marcel, mais baskets aux pieds.
J'ai donc relu à nouveau les impressions de course du célèbre auteur japonais, ça me
paraissait indispensable pour bien préparer mon marathon. Nous avons en commun ce sport
et l'écriture, mais aussi l'intime conviction qu'un lien secret et diffus les unit. En
2014, qui fût ma meilleure année de compétition, j'ai publié Faux nègres qui
compte 422 pages dans l'édition originale : la distance exacte d'un marathon d'écriture
si l'on admet ce rapport simple de 10 pages = 1km. Depuis, cette extrapolation me semble
des plus justifiées.
De plus, lorsque Haruki déclare que " la compétition avec d'autres, que ce soit
dans ma vie quotidienne ou dans mon travail de romancier, n'est pas le style de vie que je
recherche ", j'applaudis des deux mains. Ce livre donc recèle bien des trésors, en
particulier l'humilité qui sied à tout coureur, et si beaucoup brillent et fanfaronnent
en public (comme tout écrivain d'ailleurs sur un plateau de télé), dans la solitude de
l'entrainement ou du bureau, c'est l'acceptation de ses propres différences, de ses
difficultés et la conscience de l'inévitable vieillissement au bout du chemin. Et,
paradoxalement, chaque heure de course ou d'écriture, dans cette optique, devient un
bonheur à vivre et à ressentir intensément.
(12/06/2018)
Daddy Love, de Joyce Carol Oates, éditions Philippe Rey
En fait, à part Blonde (note de
lecture du 16/08/2016), j'ai rarement lu des uvres de fiction de Joyce Carol
Oates (et encore pour Blonde, la part biographique de Marilyn Monroe est
prédominante). J'ai lu le Journal 1973-1982 (note de lecture du 12/02/2018) ou J'ai
réussi à rester en vie (note de lecture
du 05/12/2017) qui sont des parts autobiographiques de l'auteure américaine. Aussi Daddy
Love me fait rentrer de plain-pied dans son univers terrifiant : "Daddy
Love" est le surnom que donne un enfant kidnappé depuis six ans à son " père
" adoptif (le kidnappeur), un pasteur pervers. Nous suivons donc en parallèle, la
soumission que l'homme impose à l'enfant, les enfermements dans une boite en forme de
cercueil, les raclées et diverses perversités sexuelles. L'enfant, renommé Gidéon par
le kidnappeur, succède à d'autres que le maniaque n'a pas hésité à se débarrasser
lorsqu'ils atteignaient la majorité. Est-ce l'approche de celle-ci qui poussera le gamin
à s'enfuir ? Il retrouve sa mère, devenue gravement défigurée et handicapée : en
essayant de s'opposer au rapt de l'enfant, elle a été trainée par la voiture du
ravisseur. Bref, tout est glauque : un bon moment de détente
(01/06/2018)
Chanson douce de Leïla Slimani.
Je n'aime pas lire les prix littéraires au moment de leurs parutions. Le battage
médiatique fausse la perception qu'on peut s'en faire. Mieux vaut laisser retomber la
pression, ce qui ne manque jamais au bout de quelques mois et qui prouve s'il en était
encore besoin rien la vanité artificielle dans laquelle nous évoluons. J'aborde donc ce
prix Goncourt 2016 sans arrière-pensée et complètement amnésique de ce qu'on avait
bien pu en dire à l'époque. Et bien m'en prend : je découvre une histoire
intéressante, très bien écrite, avec juste ce qu'il faut de retenue pour ne rien
dévoiler de trop outrecuidant (je ne sais pas pourquoi j'écris cet adjectif, mais c'est
le seul qui me vient), bref, une histoire qui pourrait advenir, donc un roman-type,
justement couronné. L'intrigue ? J'imagine que tout le monde la connaît : c'est
l'histoire d'une baby-sitter qui tue les deux enfants dont elle avait la charge. On le
sait depuis le début, fin du suspense, à nous maintenant de comprendre pourquoi.
L'auteure nous dépeint une femme solitaire, un peu inquiétante, qui met tout en
uvre pour plaire à ses patrons mais cet acharnement révèle surtout sa profonde
solitude. Paradoxalement, nous avons envie de la comprendre, de la plaindre presque,
tandis que ses employeurs, un couple de jeunes parisiens (elle avocate, lui dans la
musique) sont franchement caricaturaux dans leur manière d'agir. Il faut à la fois
vanter la perle rare devant les amis, mais aussi valoriser celle qui n'est pas de leur
monde. Le résultat est pitoyable et sépare de plus en plus les protagonistes de cette
histoire, très bien écrite et observée.
(25/05/2018)
La littérature et le hasard, André Dhôtel, Fata
Morgana.
Ces réflexions théoriques sur la littérature, réunis sous la forme d'un essai
homogène, laissent à penser qu'André Dhôtel les avait menées d'un seul tenant. En
réalité, ce livre posthume, publié très récemment en 2015, est une compilation de
notes rédigées entre 1942 et 1945 à l'époque où il commençait sa carrière
littéraire.
Quelques notes montrent sa proximité avec Jean Paulhan, notamment pour Les Fleurs de
Tarbes que ce dernier venait de publier en 1941. Sous-titré La terreur dans les
lettres, les écrits dans les Les Fleurs de Tarbes sont une charge contre
l'épuration des auteurs juifs et anti-fascistes de l'occupation, mais plus largement
dénoncent toute interdiction de publication sous prétexte fallacieux.
Les autres articles de La littérature et le hasard, montrent déjà ses
préoccupations, notamment concernant la littérature et la religion. Mais c'est surtout
l'irruption du hasard qui constitue les réflexions les plus abouties d'André Dhôtel
(voir aussi en Notes d'écriture). Ce sont celles-ci qui m'ont fortement intéressées et
auxquelles j'ai souvent pensé : ces questions en effet se relient au roman dans la mesure
où elles constituent l'illusion du surgissement romanesque : le fameux " comme par
hasard " qui constitue le fondement et l'avancée de toute intrigue d'invention.
(11/05/2018)
Le Prix d'un Goncourt, de Jean Carrière, Robert Laffont
- JJ Pauvert.
J'ai déniché ce bouquin à la foire aux livres d'Amnesty. De Jean Carrière, décédé
en 2005, je connaissais de loin L'Épervier de Maheux, qui fût prix Goncourt en
1972. Je savais aussi que Le Prix d'un Goncourt racontait les difficultés
auxquelles l'auteur dût faire face après sa nomination.
L'attribution du plus prestigieux des prix littéraires français a parfois confronté ses
(heureux) récipiendaires à des difficultés diverses et surtout psychologiques. Peu les
ont racontées dans des ouvrages. Pascal Lainé (Goncourt 1974 avec La Dentellière)
a écrit Sacré Goncourt en 2000 dans la même optique (Note de lecture du 13/11/2001). Mais si
le livre de ce dernier prend l'aspect d'un dialogue entre un vieux journaliste provincial
et l'auteur, si l'humour jalonne cet ouvrage, il n'en est pas de même pour Le Prix
d'un Goncourt où Jean Carrière, sous forme d'une sorte de confession quinze ans
plus tard, raconte le choc de cette nomination et ce qui a suivi, mort de son père pour
laquelle il était absent, divorce, et surtout l'impossibilité d'écrire. Car ce que
dénonce autant Pascal Lainé ou Jean Carrière, c'est la prison que représente ce prix,
l'attente d'une certaine conformité littéraire et l'impression que le livre suivant ne
sera jamais à la hauteur, tout en reconnaissant l'artificiel d'une telle situation (il
n'y a qu'à regarder les interviews INA de ces deux auteurs au moment de leur nomination
pour s'apercevoir combien ils jouent un rôle : l'entretien entre Viviane
Forrester et Pascal Lainé en 1976, porteur d'une barbe d'instituteur et d'une pipe, est
à mourir de rire). Crise éthique ainsi s'il en est pour des auteurs qui placent la
littérature hors d'atteinte de la reconnaissance mercantile qu'impose ce prix et dont le
sentiment d'imposture et de fausseté va grandissant. Ajoutons à cela que Jean Carrière,
qui fût de secrétaire de Jean Giono, vouait une grande admiration à Julien Gracq, qu'il
connaissait, et qui avait refusé le fameux prix pour Le Rivage des Syrtes en
1951. Pour moi qui me suis trouvé deux fois de suite dans la sélection du Goncourt, à
la lecture de tous ces opus, je m'aperçois que je l'ai échappé belle !
(27/04/2018)
Revue trimestrielle Les Amis de l'Ardenne.
Les revues ont une mauvaise réputation. Souvent cachées au fond des kiosques, on ne
retient d'elles que les plus prestigieuses, celles soutenues par de grandes maisons
d'éditions, des groupes de presse : il faut retourner la moitié des périodiques pour
dénicher par exemple Le Matricule des Anges ou la revue Europe. Elles
vivotent comme La Quinzaine littéraire fondée par Maurice Nadeau, à laquelle
j'ai été longtemps abonné. On s'abonne à une revue parce qu'on y trouve plus
qu'ailleurs des articles fouillés : pas étonnant, la plupart sont rédigés par des
journalistes amateurs au sens littéral d'amare, qui aime, donc qui aime la
littérature pour le domaine qui nous intéresse. Je dois parmi les plus beaux articles
(non pas dévolu à un exercice d'admiration mais à la fouille archéologique de
l'écriture) concernant mes livres à Norbert Czarny pour La Quinzaine littéraire
par exemple.
Depuis peu, par l'intermédiaire du rémois Stéphane Balcerowiak, j'ai découvert la
revue Les Amis de l'Ardenne, parce que j'ai participé à la fin 2017 à un
numéro spécial sur Marcelle Sauvageot (Comment est-ce possible ? Je m'aperçois que je
n'ai pas relaté cette auteure sur FdR
). J'ai depuis en ma possession un
numéro spécial sur Gérard Rondeau, photographe trop tôt disparu, dans lequel j'ai
puisé la photo de Dhôtel à Paris. J'ai aussi un numéro intitulé Abeilles et
amazones sur les femmes qui ont eu à faire dans cette région de l'Ardenne (car
c'est bien sûr le trait d'union de cette revue) : on y retrouve André Dhôtel pour une
magnifique petite nouvelle (peut-être la première qu'il publia) présentée par Robert
Frankart (en agrément la fameuse photo d'André et Suzanne sur la Terrot) ; on y trouve
la jeune aventurière Élisabeth Prevost que Blaise Cendras visitera en 1936 avec sa
fameuse Alfa Roméo (encore une belle photo inédite), c'est aussi un numéro très rock
puis qu'il parle également de Catherine Ribeiro et de Patty Smith.
Cette revue trimestrielle porte déjà le numéro 57, cela signifie qu'elle existe depuis
une douzaine d'années. Peu présente sur le Web, il faut plutôt recourir aux méthodes
traditionnelles pour se la procurer : M. Stéphane Collet (trésorier de l'association),
72 av Charles Boutet, 08000 Charleville-Mézières, 03 24 56 49 87, scolletmansuy@sfr.fr.
(20/04/2018)
Sur mon père, de Tatiana Tolstoï, Éditions Allia
J'avais déjà relaté le Journal intime de Sophie Tolstoï, l'épouse de
l'écrivain (Note de lecture du 26/09/2016),
voici maintenant les confessions de leur fille aînée Tatiana. Ce court recueil de 123
pages n'a pas la vocation de faire voir au jour le jour les relations parfois difficiles
au sein de la famille Tolstoï et n'est pas comparable aux 800 pages de sa maman.
Cependant, ce témoignage vient compléter sans prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre
une vie familiale chahutée, notamment lors des derniers instants de Léon Tolstoï, enfui
selon lui pour échapper à sa femme, mais en réalité conséquence d'un amour exclusif
et partagé. On n'apprend rien de neuf, sinon que celui qui a foutu la merde est bien ce
Tchertkov, trop habile à manuvrer l'écrivain en quête de spiritualité et à
diviser sa famille.
(13/04/2018)
Contre-feux, de Pierre Bourdieu, éditions Liber-Raisons
d'agir.
Contre-feux propose en sous-titre " Propos pour servir à la résistance
contre l'invasion néo-libérale ". Cet argumentaire peut paraître de nos jours
désuet tant il semble évident que le monde néo-libéral a bien progressé depuis 1998,
date à laquelle Pierre Bourdieu, disparu 4 ans plus tard, avait réuni dans ce petit
recueil quelques discours fortement engagés, édictés au cours de la décennie 90. On
retiendra particulièrement une intervention faite à la Gare de Lyon en décembre 1995,
lors des grandes grèves du plan Juppé. Une phrase retient particulièrement l'attention
: " Cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants et
tant d'autres, activement ou passivement engagés dans le mouvement, ont posé, par leurs
manifestations, par leurs déclarations par les réflexions innombrables qu'ils ont
déclenchées et que le couvercle médiatique s'efforce en vain d'étouffer, des
problèmes tout à fait fondamentaux, trop importants pour être laissés à des
technocrates aussi suffisants qu'insuffisants
".
Vingt-deux ans plus tard, bis repetita
(06/04/2018)
Écrire, pourquoi ? collectif inaugural des éditions
Argol.
Tout est dit dans le titre. Je ne crois pas l'avoir déjà cité dans cette rubrique. De
toute manière, le livre qui date de 2005 doit demeurer assez introuvable dans les
librairies en stock, reste les moyens en ligne pour y remédier. Donc ce livre rassemble
40 auteurs, j'en fais partie, et la question inaugurale a servi de prétexte à l'exercice
destiné à marquer l'entrée dans le monde des lettres des éditions Argol. Catherine
Flohic qui les a créées avait mis la clé sous la porte de la précédente maison
qu'elle dirigeait (Les Flohic éditeurs) et, à l'époque c'était déjà regrettable, la
précédente maison (également spécialisée dans les revues d'art comme Ninety) avait
publié notamment de très beaux entretiens littéraires (voir par exemple le dialogue
entre Gabriel et Pierre Bergounioux en note de
lecture du 25/06/2003).
Quarante auteurs et je voyage en compagnie prestigieuse : Philippe Djian, Annie Ernaux,
Colette Fellous, Charles Juliet, Valère Novarina
etc. Depuis treize ans que le livre
a été écrit, quelques-uns des sollicités ont disparu : Julien Gracq en premier lieu en
2007, mais aussi Ludovic Janvier en 2016, Hubert Lucot en 2017 (voir l'étonnante interview-vidéo
postée par Jean-Paul Hirsch des éditions P.O.L. un an avant sa dispartion alors qu'il se
savait déjà condamné). Tous ont biaisé la question, moi aussi évidemment. Certains se
retranchent dans le geste ou la pensée inaugurale (Pierre Bergounioux), d'autres sont
forcément décalés (Pourquoi n'écrivez-vous pas ? insiste Éric Chevillard), d'autres
sont déjà bavards outre mesure (Yannick Haenel), Julien Gracq a botté en touche mais
souhaite longue vie aux éditions Argol. En fait, elles résistent toujours, publie des
livres de gastronomie et s'éloignent il me semble de la littérature proprement dite.
(30/03/2018)
1794, l'année terrible, de Béatrice Mayard, éditions
du Panthéon.
Les éditions du Panthéon ont mauvaise presse. Maison dédiée à l'édition à compte
d'auteur, elle cumule la difficulté de faire payer l'auteur pour son travail et de
détenir les droits de son livre, ce que l'autoédition évite. On y trouve donc rarement
de bons livres et lorsque ça se produit, on plaint l'auteur de s'être fourvoyé dans
cette galère. C'est le cas le 1794, l'année terrible, qui méritait mieux que
cette maison qui traîne sa réputation. Ceci dit, je comprends qu'on puisse se lasser
dans la recherche d'un éditeur. 1794, l'année terrible (le titre lui n'est pas
terrible) raconte l'histoire de Robespierre à l'époque de la terreur. Ce roman, dont il
est précisé qu'il est plutôt réservé à la clientèle adolescente (pourquoi ?),
mélange une fiction entre le fameux révolutionnaire et une héritière aristocrate qui
doit récupérer des papiers compromettants pour son père, plutôt versé du côté des
chouans. Construit comme un roman de cape et d'épée, cette histoire est plutôt bien
enlevée, se lit avec plaisir et ferait un bon téléfilm. L'auteure est professeure
d'histoire, ce qui me hasarde une explication sur sa clientèle adolescente réservée :
ceux de ses classes.
(19/03/2018)
Ghetto, de Bernard Chambaz, Seuil.
Le père de Bernard Chambaz s'appelait Jacques. Professeur d'histoire (comme son fils), il
a été député communiste à Paris pendant plusieurs années jusqu'en 1978. Décédé en
2004, d'une leucémie, son fils lui rend hommage dans ce livre paru en 2010. On découvre
un militant qui avait de profondes convictions. Il a évidemment connu tous les
personnages importants qui partageait les mêmes idées, comme par exemple Aragon. Bernard
Chambaz loue sa loyauté au moment où le PC commence son long déclin. Livre
particulièrement émouvant mais sans pathos, c'est un bel hommage d'un fils à son père,
thème classique en littérature mais terriblement difficile. François Bon, avec Mécanique
avait pareillement réussi un livre magnifique lors de la disparition de son père qui
tînt un garage Citroën.
(12/03/2018)
Sonnets pour une fin de siècle, d'Alain Bosquet, NRF, Poésie.
J'ai ce livre depuis très longtemps, probablement vingt ans, probablement acquis avant
que je ne commence à publier. A cette époque, j'étais attiré depuis longtemps par la
poésie, mais surtout par la contrainte du sonnet. La poésie est pour moi liée au
quotidien, un exercice du réel transposé en forme littéraire. Je me souviens qu'au
début des années quatre-vingt-dix, alors que j'avais encore la chance de me rendre à
mon travail à pied, j'emmagasinais des sensations pour pouvoir les retranscrire à
l'arrivée dans un texte poétique. Cet exercice accompli, je pouvais commencer vraiment
ma journée de boulot. Le sonnet a été une forme importante pour cette pratique, car la
brièveté des quatorze vers est adéquate. Beaucoup ont été regroupés dans un petit
recueil demeuré inédit " Sonnets traditionnels pour inconditionnels ".
Cette introduction explique l'intérêt que j'ai du porter alors à ces Sonnets pour
une fin de siècle d'Alain Bosquet. " Le réel a disparu depuis trente ans de
notre poésie ", dit l'auteur, ça part plutôt bien et en effet, il ajoute que
" ces sonnets forment un journal intime vociféré à la figure d'un temps privé de
critères ". Vociféré est bien choisi, tant le poète semble s'adresser avec
colère à l'époque, au temps qui passe : " Je réclame le droit à la violence et
à l'angélisme inextricablement unis ". Pour ce qui est de la forme, ces sonnets
comportent bien deux quatrains et deux tercets et chaque vers est bien un alexandrin.
L'agencement des phrases est parfois asymétrique comme le faisait Rimbaud Il n'y a pas de
rime, elles sont devenues hors la loi depuis belle lurette, sans que je comprenne bien les
motifs de cette relégation d'ailleurs. L'ensemble dresse un portrait du poète, un peu
sombre, il a un peu plus de soixante ans lorsqu'il les publie : " Rappelez-vous :
jadis je vous chantais l'amour / mais aujourd'hui je chante à peine ma prostate ".
Certains sonnets agacent, sentent l'artifice ou se dévoilent un peu trop. Mais l'ensemble
est remarquable justement à cause de cette inégalité qui est celle de la vie même.
Cette même semaine, en note d'écriture, on creuse un peu plus la biographie d'Alain
Bosquet.
(28/02/2018)
Les Larmes d'André Hardellet de Françoise Lefèvre,
éditions du Rocher
Françoise Lefevre n'a pas encore écrit Le Petit Prince cannibale, futur prix
Goncourt des lycéens 1990, lorsqu'elle rencontre André Hardellet un soir de juillet
1974, le 23 précisément. Elle ignore qu'il reste au poète à peine dix heures à vivre.
Ils prennent un pot dans un bistrot de la place Desnouettes. Cinquante années auparavant,
un certain Auguste Pinard avait fondé dans le coin une école de puériculture. Rien à
voir, sauf que ça aurait fait rire André qui connaissait Paris par cur, si
toutefois avait eu le cur à rire ce jour-là. A Françoise, il répète : " Je
suis foutu
Je suis foutu
". Il est seul, à soif de reconnaissance, subit
encore de plein fouet l'injustice dont il a été victime pour Lourdes, lentes.
Il faut mesurer ce que c'est qu'assister à la censure d'un livre qu'on a porté, que des
éditeurs ont admiré. Il faut se représenter l'attente du livre à venir, la projection
de sa beauté (ce devait être une édition de luxe, uniquement proposée sur catalogue).
Il faut subir le choc du verdict, l'interdiction, la destruction des livres : oui, le
choc, l'autodafé symbolique, la négation de votre art, ce qui forme votre vie même, la
violence extrême de la décision de justice : destruction des livres. On ne s'en remet
pas, surtout lorsqu'on a l'âme d'un poète véritable. A la fin de cette après-midi
d'été, Françoise quitte à regret " le visage de vieux morse éploré " :
elle élève seule deux enfants, subsiste avec un travail d'ouvreuse de cinéma. Il est si
triste qu'elle lui offre un bouquet de fleurs, désespoirs du peintre ou myosotis "
forget me not ", les bouquets en disent plus longs que des phrases de consolation. La
dernière image est un signe de sa main, le visage de vieux morse enfoui dans les fleurs
derrière la vitre d'un bus. Ils devaient se revoir le lendemain, elle ne le reverra
jamais : il meurt dans la nuit.
(19/02/2018)
Journal 1973-1982 de Joyce Carol Oates, éditions
Philippe Rey.
Probablement un an que j'ai lu ce journal de l'écrivaine américaine. Je me souviens de
peu de choses. En le feuilletant à nouveau, je m'arrête aux photographies : Joyce et son
mari Raymond Smith prenant le thé dans leur intérieur bourgeois, photo posée comme pour
un magazine. Les autres clichés sont plus spontanés, Joyce avec ses parents, des amis.
On est frappé par l'allure d'éternelle étudiante de l'auteure, maigre, grosses
lunettes, souvent très belle lorsqu'elle expose son regard. Les clichés datent de la
période du journal. Elle a entre 35 et 44 ans, en parait 10 de moins. Le journal retrace
la période de sa vie qui a été la plus déterminante : écriture boulimique, passion de
l'enseignement, sérénité amoureuse, Princeton comme refuge, elle bâtit le socle d'un
succès qui déjà sonne à sa porte. 1973-1982 : à la même époque j'avais entre 15 et
24 ans et moi aussi je bâtissais déjà ma vie. 1973 : L'Étranger de Camus,
premiers poèmes une guitare, les Stones et une mobylette. 1982 : j'avais déjà atterri
dans la ville où je réside toujours, rencontré celle que j'allais épouser, je songeais
à terminer un roman, le premier, entamé 4 ans plus tôt.
(12/02/2018)
Nous trois, Jean Echenoz, Éditions de Minuit.
Livre étrange, paru en 1992, mais les livres de Jean Echenoz sont-ils autres choses
qu'étranges ? Par exemple, 14 (note
de lecture du 20/02/2013) est un défi à la narration de la grande guerre à travers
un petit récit. Nous trois est également un défi, plutôt celui de l'écriture
créative ou de l'écriture d'invention comme disent les afficionados de l'imaginaire dans
l'éducation nationale. L'enjeu est résumé dans le titre : Nous trois,
c'est-à-dire un narrateur qui dit " je ", parfois nommé De Milo par d'autres,
deux personnages principaux, Meyer et une femme Mercedes, qui deviendra Lucie par la
suite. Leurs rapports se tissent au fil de péripéties incroyables : un tremblement de
terre qui dévaste Marseille ou un voyage dans l'espace pour larguer des satellites. Toute
cette histoire oscille dans un humour d'aventuriers flegmatiques, car oui, ce sont bien
des héros, et tout le génie d'Echenoz est de reprendre les poncifs du roman d'aventures
pour les tordre. Tordre également les codes narratifs : une histoire racontée à travers
un " je " restreint forcément le point de vue à travers cette unique focale,
mais Echenoz n'en a cure et fait cohabiter des scènes où un narrateur (omniscient comme
on dit) développe en parallèle les autres personnages. La logique qui tente de dérouler
l'histoire à la manière d'un film vole en ainsi en éclat, seuls restent des scènes qui
restent étonnamment précises à l'esprit après la lecture, comme les éléments d'un
rêve génial qu'on aurait fait.
(05/02/2018)
Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier,
Pléiade.
C'est la première uvre de Michel Tournier. Parue en 1967, il a alors 42 ans - tiens
c'est drôle, c'est aussi l'âge que j'avais pour mon premier roman -, cette histoire
reprend celle de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, publiée en 1719. Mais Michel
Tournier a la géniale idée de focaliser son récit sur Vendredi, renversant le point de
vue sur la nécessité de la prédominance européenne. En réalité, il est autant
question de Robinson que de Vendredi, même plus d'ailleurs. L'histoire demeure la même,
inspirée de l'histoire réelle du marin Selkirk, Robinson d'abord seul, organise sa vie,
puis rencontre Vendredi, puis un navire ami aborde l'île. L'originalité de l'histoire de
Tournier est de faire partir Vendredi sur le navire, mais Robinson décide au dernier
moment de rester. A sa grande surprise, un petit mousse qui avait l'habitude d'être
malmené sur le navire s'est réfugié dans l'île, remplaçant en quelque sorte Vendredi.
Alors que le roman de Defoe est rédigé à la première personne, Michel Tournier utilise
la troisième personne, probablement plus libre et plus apte à dérouler l'histoire avec
une distance nécessaire. Cependant, pour les moments où il faut pénétrer plus en
profondeur dans les réflexions de Robinson, l'auteur utilise le subterfuge d'un journal
rédigé par le naufragé. Ce roman fait la part belle à la philosophie, qui demeure le
dada de Michel Tournier. Ces considérations sont parfois poussées un peu à l'extrême,
notamment dans les parties du journal intime de Robinson : on imagine mal un marin
d'origine modeste condamné à survivre se poser des questions existentielles d'un tel
niveau de complexité
Autre réticence de ma part : la fin qui condamne le jeune
mousse à rester sur place est d'une cruauté inouïe qui tranche avec les leçons de vie
et de liberté que Michel Tournier aborde comme une sorte de nouvelle morale
Ce roman a été suivi 4 ans plus tard par une version moins philosophique conçue pour la
jeunesse Vendredi ou la vie sauvage.
(22/01/2018)
Le Vent Paraclet, de Michel Tournier, Pléiade.
Jacques Poirier, mon directeur de thèse, s'est occupé de la récente parution en
Pléiade des uvres de Michel Tournier. On lui doit notamment la reprise de cet essai
publié en 1977, agrémenté d'une très belle notice dans la prestigieuse collection. A
l'époque, Michel Tournier a alors 53 ans, il est à mi-chemin de son parcours
d'écrivain, et, s'il a publié que 4 romans, tous ont eu un grand retentissement, comme Le
Roi des Aulnes, prix Goncourt en 1970. Cet essai est ainsi destiné à évoquer son
parcours d'écriture. Michel Tournier est en effet considéré comme un écrivain assez
classique, dans la lignée de Genevoix, il se situe depuis longtemps à contre-courant du
Nouveau Roman, des surréalistes, voire de l'existentialisme, théories encore très en
vogue au moment où il publie son essai. Celui-ci fait la part belle à la philosophie qui
est à la base de la formation de l'écrivain. Disciple de Bachelard, surpris par Sartre,
admiratif de Deleuze, ces compagnonnages sont évoqués, dans des chapitres, dont certains
sont entièrement consacrés à la génèse et à l'explication de ses premiers romans. Il
y a parfois un exercice d'auto-hagiographie un peu énervant, sans toutefois revendiquer
le génie comme Duras le faisait pour elle-même à la même époque. Justement, en cette
fin de décennie qui va bientôt voir arriver la suivante avec la gauche au pouvoir, on
remarque les affinités socialistes entre Duras, Tournier et Mitterrand qui viendra
plusieurs fois le visiter. Ce qui me gêne le plus, mais c'est lié à ma formation
autodidacte au départ, c'est l'exercice d'admiration sans aucune remise en cause de
grands maîtres anciens, surtout des philosophes, comme si eux-seuls étaient
dépositaires d'une vérité universelle. Le peuple, lorsque Michel Tournier en parle, me
semble ainsi toujours un peu méprisé en regard de ces grands hommes.
(15/01/2018)
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