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Notes de lecture 2018



Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andric, Le Livre de poche.
Paru en 1945, Le Pont sur la Drina est considéré comme l’œuvre majeure d’Ivo Andric. Cet auteur yougoslave a obtenu le prix Nobel de littérature en 1961, succédant à Saint John Perse, élu l’année précédente et suivi par Steinbeck l’année d’après : c’est dire si cet auteur est important. En tout cas, il est important pour moi : savoir qu’il est né en Bosnie à Travnik, à seulement 30 km du lieu de naissance de mon père, venu au monde trente-huit ans plus tard que lui. En revanche l’action du roman Le Pont sur la Drina se déroule à Višegrad, cité toute proche de la Serbie, à 120 km de là. C’est le pont qui enjambe cette rivière qui constitue le personnage principal de ce récit. Construit par les turcs, l’édifice solide et majestueux relie depuis plus de deux siècles l’Orient et l’Occident. On y croise selon les époques des Austro-hongrois, des Ottomans, on y confronte religions et habitudes, on s’y bat et on y discute. Le livre se termine en 1914 juste après l'attentat de Sarajevo qui avait provoqué la Première Guerre Mondiale. Ivo Andric est mort âgé, en 1985. Dommage : il aurait certainement aimé donner une suite à son ouvrage avec la guerre des années 1990. Pour parfaire l’internationalisme de ce roman, j’ai commencé à lire ce livre en Bolivie, le seul que j’avais apporté et je l’ai terminé hier soir avec regret : c’est vraiment un livre qui marque tous ceux qui s’intéressent aux Balkans. Ainsi Marco Magini, écrivain italien, auteur de Comme si j’étais seul, un récit sur le massacre de Srebrenica récemment traduit, explique dans une très récente interview pour La Quinzaine Littéraire que « Le livre d’Ivo Andric est un chef d’œuvre, une fresque puissante qui aide à comprendre comment certaines dynamiques, tensions et haines viennent de loin… Beaucoup plus qu’un essai d’histoire ! ». Que rajouter de plus ?
(17/12/2018)

 

 

 

Journal de la Haute-Marne
J’ai pris l’habitude d’acheter le journal de mon département, PQR, presse quotidienne régionale comme on dit avec un peu de condescendance en regard des grands quotidiens nationaux. Mais qui pour parler de ce qu’on connaît ? Comment apprendre ce qui nous concerne ? La disparition de Jean-Marc (en Étonnements cette semaine) ? les travaux à venir dans mon quartier ? Souvent les esprits chagrins résument cette PQR en « il n’y a jamais rien d’intéressant » : traduire par «je n’ai rien trouvé qui me regarde ». Mais le départ en retraite d’un pompier, le décès d’un quidam, les travaux d’embellissement d’un lavoir sont autant dignes d’intérêt. A travers la prose d’un pigiste on en apprend tellement plus sur nos vies banales : réaliser à travers les billets nécrologiques combien n’ont jamais quitté leur village, combien les familles étaient nombreuses il y a une génération à peine. Je découpe parfois des articles, les range dans mon sous-main, là, sous l’ordinateur sur lequel je suis en train d’écrire. Par exemple, je garde depuis des années l’histoire de cette pauvre femme, veuve depuis peu, qu’on sait seule chez elle, alors on on vient la détrousser et brûler sa voiture. Matière à romans ? Sans doute, mais ce n’est pas le principal : l’essentiel de cette presse quotidienne est cette impression d’être au plus près des gens, de leurs préoccupations : peut-être que si un des conseillers de notre président avait lu tous les matins le Journal de la Haute-Marne, on n’en serait pas là.
(10/12/2018)

 

Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu, Grasset.
Rare que je lise le prix Goncourt de l’année, de surcroit si rapidement. Mais je dois faire une présentation des prix littéraires récents avec une libraire ce mercredi, aussi je m’attaque au plus prestigieux d’entre eux. Agréable surprise : je suis immédiatement happé par la lecture. Il faut dire que l’écriture est d’emblée convaincante : pas d’embrouille narrée avec un « je » - par ailleurs souvent destiné à l’ego de l’auteur –, des personnages donc, une narration traditionnelle à l’imparfait et au passé simple (avec parfois de curieuses reprises au présent), un style brut (pas brutal, ne pas confondre) et efficace, avec parfois des traits de génie. Exemple : le dernier mot de cette phrase où un adolescent de 14 ans épie deux filles sur une plage : « Elles étaient super-bien en fait, avec des queues de cheval, des jambes et des fesses de filles, des poitrines, tout. ». Ainsi l’histoire raconte le parcours de quelques jeunes entre adolescence et âge adulte dans une région déshéritée de Moselle. Véritable enquête sociologique sans la fatuité de ces deux mots, Leurs enfants après eux aurait probablement beaucoup plu à Pierre Bourdieu. Ne pas oublier que c’est un roman cependant, ce qui rend encore plus fort l’hommage non dissimulé à ces provinces de gilets jaunes qui ont tout perdu depuis des décennies. Et puis un auteur né à Épinal qui utilise dans son livre à deux reprises le mot « blaireau » (comme moi, voir en rubrique Étonnements cette semaine) est forcément sincère. Quand en plus on apprend qu’une de ses personnages, Steph, a accroché au-dessus de son bureau une carte postale représentant Judith et Holopherne du Caravage, la coïncidence devient magnifique. Bref, ce roman est de la même verve que Banlieue Sud Est, de René Fallet, c’est dire si je le tiens en grande estime.
(03/12/2018)

 


Un monde à portée de main, de Maylis de Kerangal, Verticales.
Maylis de Kerangal continue d’explorer avec ce roman le monde du travail. En effet, si Naissance d’un pont (2010) relatait l’aventure collective d’un pont à bâtir, si Réparer les vivants (2014) abordait la transplantation cardiaque, Un monde à portée de main, paru à la rentrée de septembre dernier, évoque d’une certaine manière le travail artistique. Comme pour les autres romans, Maylis de Kerangal projette une vision optimiste du travail comme « œuvre humaine » et autant dire que le mot « œuvre » revient dans sa signification première pour le travail artistique. Dans ce récit, une artiste peintre apprend, non pas à exprimer sa singularité mais à la fondre dans l’art du trompe l’œil qu'elle a choisi. Cet excellent sujet pour un roman où l’art de la fiction est aussi un trompe-l’œil est comme d’habitude mené tambour battant par la prose de l’auteure, tour à tour précise, érudite, pleine de prolongements, semblant parfois pénétrer dans la matière de l’écriture comme son héroïne pénètre dans la matière des marbres, bois et autres aplats qu’elle doit reproduire dans les décors qu’on lui commande.
Comme dans les autres romans du travail, Maylis de Kerangal dépeint un monde international, jeune, dynamique et vivant où chaque personnage semble curieusement condamné à réussir. En effet pas de héros laissés pour compte dans ces histoires. Pas le temps de tergiverser : on apprend des langues sur le tas, on voyage loin, on s’adapte vite, on vit à cent à l’heure, on passe des nuits blanches, on baise vite et forcément bien, on ne compte pas ses heures et le vieux slogan « halte aux cadences infernales » est has-been pour reprendre une des nombreuses expressions anglo-saxonnes qui émaillent le récit. Ici, l’héroïne « free-lance » cultive son petit carnet d’adresse, passe d’un chantier à un autre, souvent payé « au black » de la main à la main par des commanditaires louches, elle ne connaît pas l’inactivité. C’est drôle, les artistes (les écrivains) que je connais et qui ont choisi de se consacrer à leur passion, doivent remplir des tonnes de paperasse pour la moindre action qu’ils entreprennent. Ils sont souvent désœuvrés, en proie au doute et à des soucis d’argent : ce ne doit pas être le même monde.
Le livre se termine par le chantier du siècle, la reconstitution de la grotte de Lascaux où l’héroïne retrouve son amour de toujours (ce qu’on sentait depuis le début) : une fin bourgeoise en quelque sorte.
(26/11/2018)

 

Grand Atlas pour le XXIe siècle, Gallimard.
Grand atlas donc, et par le format : presque quarante par trente centimètres. Il appartient à ma fille qui a toujours été passionnée par la géographie (et incollable sur les capitales des pays du monde). Vu le format encombrant et les emménagements successifs de ma progéniture, le grand atlas reste ainsi dans ma bibliothèque, où plutôt en ce moment dans mon bureau où il encombre un fauteuil, la moitié du bureau ou un coin de canapé. Mais c'est un livre de chevet aussi si on accepte dans cette dénomination le livre que l'on lit en ce moment, ou, du moins, celui auquel on se réfère souvent. D'ailleurs, dans le livre en écriture en ce moment (nom de code Y) je viens d'y faire allusion : " Le début du voyage était hésitant comme la géographie des lieux. Il suffit d'examiner un atlas d'aujourd'hui pour s'en apercevoir. Impossible de trouver une carte d'ensemble : la contrée se partage de nos jours entre quatre pays, l'Autriche, la Slovénie, la Hongrie, la Croatie. ". C'est donc une grande partie de l'Europe qui requiert mon attention. Ceci dit en rentrant de Bolivie et du Chili j'ai eu plaisir à retracer mon voyage sur les pages dévolues à l'Amérique Latine. On imagine souvent que le numérique et nos recherches par le Web peuvent remplacer et occulter de tels livres, mais il n'en est rien. Les voyages que l'on fait sur des cartes de papiers glacés sont tout de même plus beaux et plus poétiques qu'un amoncellement de pixels numériques.
(19/11/2018)

 

Le Testament américain, de Franz Bartelt, Gallimard.
Dans mes lectures d'avant Bolivie, figurait ce titre de Franz Bartelt. Je parle de mes lectures d'avant Bolivie, car il y a eu aussi des lectures de pendant Bolivie. J'ai eu la bonne idée d'emmener pour la première fois une liseuse, histoire de jouer à l'économie de poids et je l'avais évidemment chargée de livres numériques mais elle est tombée en panne dès l'aéroport à l'aller ! Heureusement, J'avais prévu un autre livre en format papier, Un pont sur la Drina, du Nobel de Littérature Ivo Andric, et que je continue de lire en ce moment. Pour Le Testament américain, de Franz Bartelt, je ne garde pas comme pour le livre d'Ivo Andric le plaisir de l'avoir lu au fond d'un sac de couchage à quatre mille mètres d'altitude avec les lamas qui paisent dehors. Je garde cependant le plaisir de cette histoire déjantée : un milliardaire américain attaché à un petit village français fait don à la ville d'un cimetière luxueux où chaque habitant a déjà son caveau réservé. Avec une idée comme celle-ci, le roman n'est pas triste : que faire de son vivant de sa propre tombe, si confortable soit-elle ? Cette question va tarauder chaque habitant. Le ton est a la gaudriole. L'amour voisine avec la mort, les contingences matérielles se heurtent à la bienséance de l'éternité proposée. Ce n'est pas de la grande littérature, les pensées profondes s'enfouissent sous seulement deux mètres de terre, mais le but est atteint : on se marre bien ici-bas en attendant le repos éternel.
(12/11/2018)

 

Rouvrir le roman, de Sophie Divry, J'ai lu.
Rouvrir le roman… Beau titre ! Qui suppose qu'on avait refermé toute velléité à continuer dans ce genre prédominant des lettres françaises. Sophie Divry en effet, après quelques titres, éprouve le besoin de faire le point sur son écriture. Personnellement, une telle " crise existentielle romanesque " m'avait atteint aux environs de CV roman, sixième écrit au bout de sept années de publication et maintenant voilà donc plus de onze ans. J'ai probablement biaisé mes réflexions en m'inscrivant en doctorat, mais la question qui nous réunit tout les deux, ou plutôt l'affirmation est qu'un peu (beaucoup) de théorie littéraire ne nuit pas. C'est dans ce sens que Sophie Divry annonce cet essai. Autre point commun, l'attachement au Nouveau roman. On n'imagine pas combien le Nouveau roman nous a influencé. Certains disent que ce sont des vieilles lunes, mais je suis persuadé, tout comme Sophie Divry que l'influence a continué bien au-delà des années 1980, autour d'auteurs comme Bergounioux et François Bon. Pour autant " rouvrir le roman " impose de pouvoir dépasser les injonctions d'alors et l'héritage de l'ère du soupçon. Ce constat est très bien décrit par l'auteure, qui par ailleurs ne ménage pas les auteurs qui donc nous ont influencés, comme Bergounioux, jugé un peu trop sectaire (ah Faulkner !) et peu féministe. Mais il faut en passer par là lorsqu'on aime le roman ! En lisant cet essai, je me suis aperçu que j'avais dépassé justement toutes les réticences qui m'avaient alors marquées. Oui, maintenant, je n'en fait qu'à ma tête, j'écris à la troisième personne, parfois au passé simple, c'est dingue ! Bref, cet essai fait du bien, il est vivant et surtout, il combat les ego et les postures ô combien stériles des auteur.e.s
(19/12/2018)

 

Querencia et autres lieux sûrs, de Pierre Veilletet, Arléa
Je ne connaissais pas Pierre Veilletet, auteur disparu en 2013. Journaliste, président de Reporters dans frontières, prix Albert Londres, il a effectué l'essentiel de sa carrière au journal Sud-Ouest. Et naturellement c'est dans cette région qu'il n'a jamais quitté que se situent les chroniques qui composent Querencia et autres lieux sûrs. La querencia en espagnol désigne dans l'arène le refuge mental dans lequel s'immobilise le taureau et par extension, pour Pierre Veilletet, un lieu sûr, une sorte de hâvre de paix dans ce monde de brutes. C'est être " à la bonne place " ainsi que l'indique l'auteur et souvent à contre courant. C'est un peu l'équivalent des oloé d'Anne Savelli, un lieu Où Lire Où Écrire. Divagations diverses donc, aller à un enterrement, choisir un lac plutôt qu'une mer, avoir de bonnes chaussures, préférer " l'approche du soir " à " la discipline des matinées ".
(12/10/2018)



Plutôt le dimanche
, de Franz Bartelt, éditions Labor

Paru en 2004, c'est un recueil de chroniques écrite entre 1987 et 2000. Elles ont pour point commun un jour libre et désœuvré, généralement " plutôt le dimanche ", d'où le titre, et la vacuité qu'on occupe quand on est un frontalier des Ardennes à faire un tour en Belgique. Évidemment, lorsque, comme moi, on a erré parfois dans cette zone située entre les deux pays (plutôt le dimanche, d'ailleurs), on se sent plus concerné, plus proche de cette ambiance située entre ennui, observation, arrosée de bière d'abbaye, nourrie de ces excellentes frites qui deviennent pâteuses et surgelées passé la frontière. Bref, chacun de ces textes sonne très juste. A la fois tendres, mélancoliques, certains vous arracheraient des larmes, comme ce modeste repas de fiançailles dans un self de supermarché (Repas de fête). Franz Bartelt fait preuve d'un sens de l'observation aigu, mais aussi d'une immense sensibilité souvent cachée derrière l'humour. Lorsqu'on referme ce beau recueil, on a l'impression d'être plus humain, à la fois conscient de la vanité du monde et plus heureux de nos modestes bonheurs.
(05/10/2018)

 

Les Misérables, 2ème partie Cosette ; livre 1 Waterloo, de Victor Hugo, Pléiade.
En fait, on s'imagine connaître Les Misérables, mais ce que nous gardons en mémoire, ce sont les extraits lus au collège ou au lycée les scènes fameuses, Cosette et sa poupée, Jean Valjean et sa fuite éternelle. Le cinéma aide à notre mémoire : ah, Lino Ventura en Jean Valjean ! Bref, on s'imagine connaître par cœur Les Misérables quand nous n'en connaissons que des abstracts.
L'occasion d'une nouvelle version du livre paru en Pléiade ajoutée à mon anniversaire m'ont fait plonger dedans en Sicile. Et là, de suite, se révèle le génie romanesque de Hugo. Le livre premier évoque Fantine, la mère de Cosette et la manière dont elle confie sa fille Cosette aux sombres Thénardier. Le livre deuxième donc, parle de Cosette et de la manière dont Jean Valjean retrouvera sa trace et parviendra à la soustraire aux Thénardier. Ce qu'il y a de génial dans cette vaste épopée, c'est la manière dont chaque livre agence ses briques. Alors qu'on s'attend de suite à retrouver Cosette dont la deuxième partie porte le titre, Hugo nous entraîne vers Waterloo dans une fresque hallucinée sur plus de cinquante pages (format Pléiade, c'est dire…). En réalité, autant ce passage nous permet d'entrevoir les idées politiques de l'écrivain son admiration pour Napoléon (et la République, paradoxalement), sa haine pour la restauration et tous les " napoléon-le petit ", autant il sert de marchepied à la visée romanesque : on apprend que le sieur Thénardier n'est qu'un pilleur de cadavres et qu'il a œuvré à Waterloo. Alors qu'il est en train de détrousser un officier après la bataille, le moribond émerge de son coma et croît que le voleur est son sauveur. Thénardier, enjolivant la vérité baptisera plus tard sa gargotte " cabaret du Sergent de Waterloo ". On retrouve le fil de l'histoire bâtie par Hugo, qui mêle grands destins et aléas qui y sont liés. Bon, il est temps que je me replonge dans Les Misérables, après tout je n'en suis qu'au début.
(28/09/2018)

Vie de Joseph Roulin, de Pierre Michon, Verdier.
Je l'avais depuis longtemps dans ma bibliothèque (d'ailleurs comment fais-je pour retrouver à coup sûr un livre dans la profusion de mes rayonnages, sachant qu'aucun rangement (thématique, alphabétique) n'est défini - il y aurait là une note à rédiger). Bref je l'ai lu dans le train qui m'emmenait à Paris et terminé au retour, cela entrecoupé de quelques paragraphes de Y entrepris sur l'ordinateur. En fait, on se souvient beaucoup des circonstances de nos lectures, et voilà qui double, voire triple singulièrement le plaisir de lecture. Pour Vie de Joseph Roulin, j'ai lu dans les cahiers de l'Herne (voir aussi en Notes d'écriture) la belle expérience de Marie-Hélène Lafon, qui se l'était offert (avec un vrai papier cadeau) et qui l'avait lu après quelques années, après avoir admiré un des tableaux de Joseph Roulin par Van Gogh. Elle se souvient parfaitement de ce moment jusqu'à avoir noté la page à laquelle elle avait interrompu sa lecture avant de la reprendre.
Vie de Joseph Roulin raconte ainsi la rencontre entre Vincent Van Gogh et Joseph Roulin, modeste employé de poste, rencontre suffisamment forte puisque cet homme à la barbe fleurie lui servira de modèle à plusieurs reprises. Le thème de l'ignorant confronté à l'art est récurrent chez Michon. Pour Rimbaud le fils, l'idée initiale était de décrire le parcours de Frédéric, le frère ainé d'Arthur qui restera toute sa vie un modeste camionneur de gare. On retrouve dans Vie de Joseph Roulin la belle luxuriance des mots de Michon, qui s'ajuste parfaitement à la peinture de Van Gogh, mais aussi au caractère de Joseph Roulin, magnifié dans son quotidien ; lorsque Vincent Van Gogh quitte Arles, puis finit par mourir, il semble que cette prose éclate encore mieux, comme s'il fallait combler par les mots le vide provoqué par la disparition du peintre. L'épisode du marchand qui achète le portrait au postier est émouvant. Toute la fin d'ailleurs est superbe, grandiloquente, mais elle ne pouvait être autrement.
(21/09/2018)

 

Simplement descendu d'un étage, d'Hélène Lanscotte, Cheyne éditeur.
Je l'ai emprunté à la bibliothèque. J'ai tout de suite reconnu la couverture sobre et peu épaisse de Cheyne éditeur et l'argumentaire de Jean-Marie Barnaud dirigeant la collection Grands Fonds. Je ne connais pas Hélène Lanscotte et le titre Simplement descendu d'un étage (outre l'attrait de la collection éditoriale) m'a attiré. Ce petit recueil date de 2002, ce qui signifie que j'ai vu pour la première fois Jean-Marie Barnaud à la première AG de Remue.net en juin de cette même année. Et aussi Philippe Rahmy qui a publié trois ans plus tard le magnifique Mouvement par la fin, toujours chez Cheyne éditeur. Il y aura bientôt un an que Philippe nous a quitté, grande peine…
Tout cela pour dire que le choix d'un livre, même dans le silence d'une bibliothèque, n'est jamais anodin, toujours bruyant. Me voici donc Simplement descendu d'un étage. C'est l'histoire, ou plutôt les anecdotes, réflexions, chroniques d'un homme qui raconte sa femme, le quotidien qui les lie. Elle n'est jamais nommée, il dit " ma femme " en parlant d'elle, on comprend vite que cette possession est illusoire. Fantasque, elle lui échappe toujours. Il lui écrit sur chaque feuille d'un arbre, laisse la mauvaise saison dissoudre tout cela, c'est l'histoire ténue d'une sorte de disparition. Le livre d'ailleurs disparaît, il est menu, faible, il reste cependant en mémoire d'une manière étrange, peut-être parce que chaque scène onirique a plus ou moins été vécue par chacun d'entre nous, rêvée, crainte. De l'auteure, il faut juste retenir la dédicace écrite avant les textes : " à Olivier, dont je suis la femme ".
(14/09/2018)

 

Comment vivre sans lui, de Franz Bartelt, Gallimard
Ceux qui s'adonnent à la nouvelle sont rares, ceux qui alternent nouvelles et romans encore plus. Dominique Fabre le fait avec beaucoup de réussite et aussi l'auteur ardennais Franz Bartelt.
Comment vivre sans lui est donc un recueil de nouvelles, toujours drôles, inattendues et décalées. Contrairement aux nouvelles américaines qui prennent souvent appui sur une situation réelle, voire banale, Franz Bartelt mêle joyeusement à ses histoires son imagination débridée. Ainsi, dans "histoire du bandit ", le bandit en question reçoit la visite de Dieu. Dans "Les boules ", un patron se trouve confronté à un employé qui le copie exactement. Dans "Travail d'artiste ", un homme change d'identité tous les jours, parabole extrême du romanesque… Franz Bartelt cultive un humour proche d'Éric Chevillard, et comme lui, il a ses afficionados.
(07/09/2018)

 

Nouvelles, de Jérôme-David Salinger.
J'ai récemment acquis les deux œuvres parues en pocket, L'Attrape-cœur bien sûr et un recueil de neuf nouvelles. Je n'ai pas lu L'Attrape-cœur, j'ai commencé à le feuilleter mais l'idée même de lire un livre tant encensé m'a refroidi, j'ai abordé ma lecture avec trop d'a priori et de réticence pour la continuer, étonnant non ? En revanche je me suis plongé avec délice dans les nouvelles
La nouvelle sied particulièrement bien aux auteurs américains, beaucoup s'y essaient avec réussite : Ramond Carver, J.C. Oates, Arthur London… Il faut dire que la publication de nouvelles en feuilleton ou dans des revues a été (demeure ?) très populaire outre-Atlantique. En France, la nouvelle souffre d'une absence de diffusion, mais plus encore, de préjugés en sa défaveur : sous-genre, dispositif destiné aux apprentis écrivains…etc. Pourtant, la nouvelle condense un savoir-faire beaucoup plus élaboré qu'on ne le pense : le début doit être frontal, suffisamment intriguant pour la suite ; la suite doit être menée avec la même verve ; la fin (la chute) doit être aussi déroutante que possible, ou du moins faire réfléchir et laisser en mémoire les quelques pages lues pendant le plus longtemps possible. Cette concision est l'inverse de la Recherche de Proust, de La Route de Flandres de Claude Simon ou des Misérables de Hugo où l'émerveillement vient de la profusion.
Pour en revenir aux nouvelles de Salinger, toutes sont réussies et mettent en œuvre ls qualités évoquées ci-dessus. Je me souviens particulièrement de " Un jour rêvé pour le poisson-banane " où une jeune épouse est en vacances avec son mari, juste revenu de la guerre. Aussi de " Pour Esmé, avec amour et abjection ", où un militaire rencontre une toute jeune fille qui lui donnera son bracelet-montre. Histoires en apparence étranges, banales, qui montrent bien comment la Seconde guerre mondiale a troublé Salinger (il a vécu le débarquement en Normandie et poursuivi l'armée nazie jusqu'en Allemagne), et qui présentent toujours une sorte de double-fond qui ne se livre pas facilement et qu'il nous appartient d'ouvrir. Salinger, en effet, méritait mieux qu'on le cantonne au succès d'un seul livre.
(31/08/2018)

 

Remonter la Marne, de Jean-Paul Kauffmann, Fayard.
            Cette note de lecture complète celle que j'avais rédigée le 15/05/2013 et que voici :
"Je dois avouer que j’étais assez circonspect en découvrant cet ouvrage : je ne voyais pas ce qu’il pouvait y avoir d’extraordinaire à Remonter la Marne. J’avais vite classé ce livre dans une sorte de récit de voyage à la Stevenson dans les Cévennes (mais sans l’âne), un récit de plus de marcheur compulsif du type Compostelle, bref, je ne voyais pas d’où pouvait surgir le dépaysement, d’autant plus que la Marne, je connais. Et c’est sans doute parce que ce nom est si intimement ancré en moi que l’intérêt d’un tel livre m’en a été caché jusqu’à ce que j’entame le récit de ce périple. Mais c’était sans compter la profondeur du discours de Jean-Paul Kauffmann qui raconte ainsi sa remontée de la Marne, au sortir de Paris et jusqu’à sa source. D’abord, il faut mesurer l’exploit : il y a tout de même 500 km à accomplir. Ensuite, il faut apprécier l’opiniâtreté : le monde moderne a tellement défiguré les paysages que suivre les berges d’une rivière de bout en bout est quasiment impossible. Il faut ainsi rendre hommage à la ténacité de l’auteur et surtout à la quête qu’il a entreprise et qui n’était pas seulement la recherche d’un exploit mais bien la mesure d’une rivière et de la vie qui l’entoure, des rencontres à faire et de l’inévitable confrontation justement avec le monde moderne. Combien les zones périurbaines, à commencer par la sortie de Paris sont bien observées et racontées. Remonter la Marne devient ainsi une sorte de manuel de géographie qui se confronte à l’histoire et à la sociologie. De nos jours, la banalité d’une rivière de l’Est fait oublier la fameuse frontière naturelle qu’a pu représenter un tel affluent. Bataille de la Marne bien sûr mais nous oublions aussi les bienfaits que les cours d’eau ont apporté : sans eux, la sidérurgie n’aurait pas eu son berceau en Haute-Marne, sans la Marne, le vin de Champagne n’aurait pas existé. Je me repends ainsi platement d’avoir un instant imaginé que ce livre Remonter la Marne pouvait être convenu. Il est d’une force peu commune, il rend hommage à ce que j’avais oublié, quelque chose qui me semblait aller de soi, être moi-même issu d’un pays, avec une rivière. Je suis particulièrement ébloui de la justesse et de la précision avec laquelle Jean-Paul Kauffmann relate ses rencontres, lui qui a traversé toutes les villes et les villages qui bordent la Marne : la ville que j’habite, Saint-Dizier, est saisie avec une acuité parfaite, les sentiments à la fois collectifs de délaissement mais aussi de luttes individuelles contre l’abandon sont exactement rendus. Et finalement, je me suis aperçu que je connaissais aussi mon coin de rivière, en passant par Langres, ma ville natale et jusqu’aux sources de la Marne, terrain de jeu de mon enfance. Et je découvre que j’ai finalement passé ma vie non pas à remonter la Marne comme Jean-Paul Kauffmann, mais à la descendre, à aller vers la capitale comme commencement de toutes choses. Le récit de ce périple est à lire au même titre que les voyages d’Ulysse : c’est mieux qu’un roman, c’est un poème épique."
                Ma toute récente remontée du canal à vélo, si proche de l'expérience de Jean-Paul Kauffmann m'a incité à reprendre cette lecture, notamment les pages qui sont relatives au périple que j'ai accompli. Premier étonnement : l'auteur y consacre que très peu de pages, à peine une vingtaine sur les 262 pages que comporte son ouvrage. Et pour cause : entre les lignes, on sent que le voyage tire à sa fin, les sources de la Marne s'approchent, l'automne et les pluies se sont installés, la rivière est de plus en plus difficile à suivre (ce qui n'est pas le cas du canal de la Marne à la Saône). Cependant, Jean-Paul Kauffmann avoue que cette dernière partie lui a manqué : "En remontant vers les sources de Balesmes, j'ai eu parfois le sentiment d'être passé en Haute-Marne, à côté de la partie la plus belle du voyage, cette "Gaule Chevelue" décrite par César". Ceci dit, il n'est pas passé à côté de l'impression étrange que ce pays délaissé imprime en nous : ainsi, à propos de cet abandon, il préfère y voir "plutôt une vacance [...] Une sorte de désertion où s'entremèlent défiance et insoumission" : c'est tout à fait ce que j'ai ressenti, notamment en discutant avec Mauricette, l'éclusière, mais c'est aussi, il me semble ce que j'éprouve depuis toujours, non pas une défiance en synonyme de crainte ou de peur, mais plutôt comme un défi relevé envers la province et son étymologie de pro victis (pays vaincu), comme le souligne encore l'auteur, une insoumission, oui, pas comme une résistance, terme galvaudé et qui ne veut plus rien dire, plutot une désertion, une manière de tourner le dos comme le fond les pêcheurs solitaires, l'oeil fixé sur leur bouchon multicolore et dérisoire, ignorant superbement le passant, le cycliste du chemin de halage, le mouvement du monde, et avec comme seule philosophie la citation de Léonard de Vinci que rapporte aussi Jean-Paul Kauffmann : "L'eau des rivières que tu touches est la dernière de celle qui vint et la première de celle qui vient ; ainsi est le temps présent ".
(24/08/2018)

Martin Eden de Jack London, Pléiade, volume II.
Je m'étais toujours imaginé que Jack London était un auteur pour jeune lecteur, à cause de Croc blanc, de même que Stevenson reste à jamais pour moi l'auteur d'un seul livre, L'île au trésor. Désormais, les quelques éléments biographiques que j'ai glanés dans la Pléiade reçue pour mon anniversaire m'ont donné une autre image de lui. Américain au mille métiers, dans la lignée des Kerouac, Faulkner, Carver ou même Salinger que j'ai lu aussi en même temps, Jack Kerouac inaugure au début du XXème siècle cette lignée d'écrivains qui incarne le rêve américain : commencer pauvre et terminer riche et reconnu. Il faut dire qu'à cette époque du Far West, la jeune société américaine n'a pas eu le temps d'installer les affres d'un ancien régime, avec son lot d'aristocrates et de rentiers, dont étaient issus la plupart de nos " grands écrivains ", Proust pour n'en citer qu'un (par ailleurs, ce système persiste, comptez pour voir le nombre d'auteurs " à particule " ou issus de la grande bourgeoisie édités aujourd'hui dans les grandes maisons françaises).
Pour en revenir à London, Martin Eden raconte justement l'histoire d'un marin épris de littérature qui, pour l'amour d'une héritière de bonne famille, va se cultiver, forcer ce monde qui lui est refusé. Malheureusement l'écart est trop grand, Martin Eden ne peut se résoudre à renier un passé populaire bien plus méritant que les préjugés qu'on ne cesse de lui opposer : sa belle finit par l'abandonner. Le hasard et la bonne fortune le font soudainement devenir riche et le monde artificiel qu'on lui avait refusé s'ouvre cyniquement. Trop tard ! Après avoir fait bénéficié ses anciens amis pauvres de sa fortune, il se suicide en mer, renouant avec son destin de marin. A noter la fameuse très belle fin : " Et tout en bas des marches, c'était la chute dans les ténèbres. Cela il le savait. Il avait coulé dans les ténèbres. Et à l'instant où il le sut, il cessa de le savoir. "
Martin Eden est évidemment une biographie à peine déguisée de Jack London. Alors que je lisais Les Misérables en même temps (décidément j'ai beaucoup lu), je n'ai pu m'empêcher de penser combien Jean Valjean et Martin Eden avaient eu un destin similaire, alternant, pauvreté, richesse et générosité de cœur.
(17/08/2018)

 

L'écrivain national, de Serge Joncour, Flammarion.
Publié en même temps que mon livre Faux nègres en 2014, je me souviens avoir été réuni avec Serge Joncour lors de la rentrée littéraire (je ne sais plus où, Nancy ? Besançon ?) pour une rencontre débat : mystère des collusions critiques et journalistiques qui nous avaient associés, peut-être parce que nous évoquions tous les deux une province reculée. L'action de L'écrivain national se déroule en effet dans une zone boisée, peu habitée où l'écrivain en question, invité pour une résidence littéraire, est considéré comme " national ", par opposition au paysage local, politique, culturel et autre. Le héros écrivain se passionne pour un fait divers, la disparition d'un personnage du coin mais surtout pour la belle étrangère qui fût sa plus proche voisine. Son compagnon en garde à vue, l'écrivain finit par la rencontrer et se noue une passion torride. Enfin, torride n'est peut-être pas le mot, Serge Joncour nous épargne avec bonheur et retenue leurs rencontres au profit d'une ambiance de mœurs où l'écrivain apparaît comme une sorte de grand type toujours en porte à faux là où il se trouve. C'est dingue, on croirait la réalité…
(20/07/2018)

 

Costa Brava, d'Eric Neuhoff, Albin Michel.
C'est le titre qui m'a attiré. Costa Brava, et comme Eric Neuhoff, j'ai eu ma période Costa Brava avec mes parents. En fait, la sœur de ma mère a partagé son existence entre Argelès-sur-Mer et San Feliu de Guixols. La Costa Brava s'est ainsi imposée à ma jeunesse dans les années soixante. Même si j'y suis retourné avec mes propres enfants plus tard, je ne cultive pas la nostalgie du narrateur de ce roman, qui revient sur les traces de ses anciennes vacances. Et puis d'ailleurs aucune similitude entre les univers plutôt aisés décrits, les personnages qui ont réussi, l'inévitable actrice devenue célèbre et autre personnages qui se la pètent dans des soirées insupportables et grinçantes. Bref, on dirait une ambiance à la Bonjour tristesse de Sagan, avec la fraîcheur en moins. Au risque de paraphraser Claude Simon à propos de Madame Bovary : Quand on a lu ces 300 pages on ne peut s'empêcher de se dire : mais je me fous de ces gens-là.
(13/07/2018)

 

Plonger, de Bernard Chambaz, Gallimard
Je continue à lire les livres de Bernard Chambaz et les nombreuses notes de lectures de ces deux dernières années qui lui sont consacrées montrent combien je tiens en grande estime cet auteur.
D'emblée, le titre de ce livre paru en 2011 évoque plutôt l'histoire d'un nageur, tant il est vrai que la collection L'un et l'autre de chez Gallimard vise à dresser des portraits de gens plus ou moins connus. Et puis pour l'auteur, passionné de tous les sports, il n'y aurait rien eu d'étonnant de raconter l'histoire d'un Mark Spitz qui a gagné 7 médailles d'or aux jeux olympiques de 1972 ou de Johnny Weismuller qui en avait remporté 6 en 1924 et 1928 avant d'abandonner la nage pour jouer Tarzan.
Mais " plonger " évoque aussi le geste du gardien de but au football. Et c'est cette discipline que Bernard Chambaz choisit à travers Robert Enke qui œuvra au sein de plusieurs clubs internationaux et fût titulaire de l'équipe d'Allemagne. Enke a vécu un destin tragique : il ne se remit jamais de la perte de sa petite fille Lara, gravement malade, à l'âge de deux ans et se suicida quelques années plus tard.
C'est probablement la raison qui fait que Bernard Chambaz a choisi de raconter sa vie, ou plutôt ses derniers instants, lui aussi ayant perdu un fils à l'âge de seize ans. Le football apparaît ainsi bien secondaire dans ce récit tout en pudeur et en finesse où le vrai combat n'est pas celui mené contre l'équipe adverse mais contre soi-même.
(03/07/2018)

 

Nos vies, de Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel
Je partage avec Marie-Hélène Lafon cette appétence de raconter des destins minimes, des " vies minuscules " comme dirait Michon. Provinciaux tous deux au départ, elle du Cantal, je crois me souvenir, et moi du Grand Est, nos pas nous ont souvent conduit vers Paris, dans la conscience du melting pot international qui mélange depuis des générations nos racines. Cet inverse du chauvinisme m'a souvent fait écrire sur ces destins mélangés (le futur roman au nom de code ST et un autre vaste projet qui me tient plus à cœur). Pareil pour Marie-Hélène Lafon : l'héroïne de Nos vies s'appelle Gordana, c'est une caissière de supérette dans laquelle se rend la narratrice. Un homme aussi, un client, vient régulièrement et c'est l'occasion pour la narratrice d'inventer leurs vies, " nos vies " mélangées, destins portugais ou espagnols, leurs (nos) solitudes, la manière dont on fait façon du quotidien. Histoire banale donc : qui n'a pas inventé de pareil destin à la vue d'une caissière, d'un pompiste, d'un quidam aperçu au hasard, nos imaginations sont débordantes. Bien-sûr nous y mêlons nos propres vies, ce que fait la narratrice de Nos vies ; ce que fait probablement Marie-Hélène Lafon lorsqu'elle évoque Saint-Amandin dans le Cantal ou d'autres souvenirs égrenés au fil des pages. Pour accompagner le livre, il y a le style de l'auteure : " chamarré ", " solaire ", ces adjectifs y sont présents et conviennent parfaitement au lyrisme de Marie-Hélène Lafon.
(26/06/2018)

 

Ce qui nous guette, de Laurent Quintreau, Rivages.
C'est une dystonie, assurément. Aucune frime, ni pédanterie de ma part à utiliser ce terme que je viens de découvrir il y a peu à l'occasion de la préparation d'une conférence que je dois faire à la fin de la semaine en Bourgogne, sur les nouvelles utopies héritées de Zola et du naturalisme. La dystonie, c'est l'inverse de l'utopie qui est, selon le Larousse, la " construction imaginaire et rigoureuse d'une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal ", bref, un monde invivable, détestable, apocalyptique. Ce genre est bien entendu assez répandu dans notre monde plus pessimiste qu'optimiste.
Mais en ce qui concerne Ce qui nous guette, la première des dix nouvelles qui composent ce recueil commence plutôt gaiement, on se surprend à rire franchement tout comme le personnage principal, une spécialiste en neurosciences, chargée d'animer une table ronde dans un colloque on ne peut plus sérieux. En effet, alors qu'un des participants de la table ronde chute lourdement en s'installant, l'animatrice requise pour l'occasion - adepte du comique de situation communicatif largement décrit par Henri Bergson dans Le Rire - éclate justement, mais grave : " Tellement bidonnée, écroulée, pliée de rire que votre vessie finit par vous lâcher ".
Notons tout d'abord que " vous ", c'est justement " nous ", les lecteurs (vous me suivez ?). En effet, chaque historiette commence par vous installer à la place du personnage principal. Ainsi, cette première nouvelle a pour titre " Vous êtes debout, un micro à la main ". Le livre doit beaucoup à cette façon d'interpeller. Laurent Quintreau, à la manière de celui qui raconte une histoire drôle, vous incite à l'écouter, vous mets dans sa poche : vous allez voir ce que vous allez voir ! Justement, on se marre à la première nouvelle.
On s'attend donc à continuer : la deuxième s'intitule " Vous êtes dans le train qui vous emmène chez vos parents ". Cette fois-ci, vous êtes un homme, un de ces pères en plein divorce qui emmène sa fille, vous descendez du wagon pour téléphoner à votre avocat justement, un coup de fil qui dure, dure… jusqu'à ce que le train démarre emportant votre fillette toute seule. Ha ha ha ! On trouve cela toujours hilarant, quoique grinçant.
Au fil des narrations où se produit toujours un imprévu, on est (vous êtes) successivement " dans votre bureau au dixième étage d'un immeuble de verre, d'acier et de béton ", " dans un baby relax ", " en terrasse, à Paris un soir de novembre ", et une dizaine d'années plus tard " sur une plage du Cap Corse… ", " dans un QG de campagne ", " sur un coussin de méditation ", " dans une église " et enfin " de nouveau chez vous ".
Mais au fur et à mesure des lectures, vous avez trouvé le point commun entre tous ces textes : l'évolution d'un (de votre) cerveau entièrement programmable et pilotable, depuis son invention (la spécialiste en neurosciences) jusqu'à sa diffusion dans la société. Et là, ce que vous preniez pour une franche galéjade se révèle de plus en plus inquiétant : c'est "ce qui nous guette ?"
A lire absolument. Laurent Quintreau est aussi l'auteur de Marge Brute (note de lecture du 06/03/2009)
(20/06/2018)

 

Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, d'Haruki Murakami, Belfond.
C'est une bible pour moi, ou plutôt un genre de missel, l'un des rares opus que je relis très régulièrement (avec Paris au mois d'août, de René Fallet, note de lecture du 23/07/2003). La première mention de ce livre en note de lecture date du 07/09/2010. Bien sûr, déclarer que l'on relit Autoportrait de l'auteur en coureur de fond fait probablement moins chic que d'affirmer qu'on relit A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais plus actif aussi : Murakami n'a pas écrit son œuvre dans un lit comme le petit Marcel, mais baskets aux pieds.
J'ai donc relu à nouveau les impressions de course du célèbre auteur japonais, ça me paraissait indispensable pour bien préparer mon marathon. Nous avons en commun ce sport et l'écriture, mais aussi l'intime conviction qu'un lien secret et diffus les unit. En 2014, qui fût ma meilleure année de compétition, j'ai publié Faux nègres qui compte 422 pages dans l'édition originale : la distance exacte d'un marathon d'écriture si l'on admet ce rapport simple de 10 pages = 1km. Depuis, cette extrapolation me semble des plus justifiées.
De plus, lorsque Haruki déclare que " la compétition avec d'autres, que ce soit dans ma vie quotidienne ou dans mon travail de romancier, n'est pas le style de vie que je recherche ", j'applaudis des deux mains. Ce livre donc recèle bien des trésors, en particulier l'humilité qui sied à tout coureur, et si beaucoup brillent et fanfaronnent en public (comme tout écrivain d'ailleurs sur un plateau de télé), dans la solitude de l'entrainement ou du bureau, c'est l'acceptation de ses propres différences, de ses difficultés et la conscience de l'inévitable vieillissement au bout du chemin. Et, paradoxalement, chaque heure de course ou d'écriture, dans cette optique, devient un bonheur à vivre et à ressentir intensément.
(12/06/2018)

 

Daddy Love, de Joyce Carol Oates, éditions Philippe Rey
En fait, à part Blonde (note de lecture du 16/08/2016), j'ai rarement lu des œuvres de fiction de Joyce Carol Oates (et encore pour Blonde, la part biographique de Marilyn Monroe est prédominante). J'ai lu le Journal 1973-1982 (note de lecture du 12/02/2018) ou J'ai réussi à rester en vie (note de lecture du 05/12/2017) qui sont des parts autobiographiques de l'auteure américaine. Aussi Daddy Love me fait rentrer de plain-pied dans son univers terrifiant : "Daddy Love" est le surnom que donne un enfant kidnappé depuis six ans à son " père " adoptif (le kidnappeur), un pasteur pervers. Nous suivons donc en parallèle, la soumission que l'homme impose à l'enfant, les enfermements dans une boite en forme de cercueil, les raclées et diverses perversités sexuelles. L'enfant, renommé Gidéon par le kidnappeur, succède à d'autres que le maniaque n'a pas hésité à se débarrasser lorsqu'ils atteignaient la majorité. Est-ce l'approche de celle-ci qui poussera le gamin à s'enfuir ? Il retrouve sa mère, devenue gravement défigurée et handicapée : en essayant de s'opposer au rapt de l'enfant, elle a été trainée par la voiture du ravisseur. Bref, tout est glauque : un bon moment de détente…
(01/06/2018)

 

Chanson douce de Leïla Slimani.
Je n'aime pas lire les prix littéraires au moment de leurs parutions. Le battage médiatique fausse la perception qu'on peut s'en faire. Mieux vaut laisser retomber la pression, ce qui ne manque jamais au bout de quelques mois et qui prouve s'il en était encore besoin rien la vanité artificielle dans laquelle nous évoluons. J'aborde donc ce prix Goncourt 2016 sans arrière-pensée et complètement amnésique de ce qu'on avait bien pu en dire à l'époque. Et bien m'en prend : je découvre une histoire intéressante, très bien écrite, avec juste ce qu'il faut de retenue pour ne rien dévoiler de trop outrecuidant (je ne sais pas pourquoi j'écris cet adjectif, mais c'est le seul qui me vient), bref, une histoire qui pourrait advenir, donc un roman-type, justement couronné. L'intrigue ? J'imagine que tout le monde la connaît : c'est l'histoire d'une baby-sitter qui tue les deux enfants dont elle avait la charge. On le sait depuis le début, fin du suspense, à nous maintenant de comprendre pourquoi. L'auteure nous dépeint une femme solitaire, un peu inquiétante, qui met tout en œuvre pour plaire à ses patrons mais cet acharnement révèle surtout sa profonde solitude. Paradoxalement, nous avons envie de la comprendre, de la plaindre presque, tandis que ses employeurs, un couple de jeunes parisiens (elle avocate, lui dans la musique) sont franchement caricaturaux dans leur manière d'agir. Il faut à la fois vanter la perle rare devant les amis, mais aussi valoriser celle qui n'est pas de leur monde. Le résultat est pitoyable et sépare de plus en plus les protagonistes de cette histoire, très bien écrite et observée.
(25/05/2018)

 

La littérature et le hasard, André Dhôtel, Fata Morgana.
Ces réflexions théoriques sur la littérature, réunis sous la forme d'un essai homogène, laissent à penser qu'André Dhôtel les avait menées d'un seul tenant. En réalité, ce livre posthume, publié très récemment en 2015, est une compilation de notes rédigées entre 1942 et 1945 à l'époque où il commençait sa carrière littéraire.
Quelques notes montrent sa proximité avec Jean Paulhan, notamment pour Les Fleurs de Tarbes que ce dernier venait de publier en 1941. Sous-titré La terreur dans les lettres, les écrits dans les Les Fleurs de Tarbes sont une charge contre l'épuration des auteurs juifs et anti-fascistes de l'occupation, mais plus largement dénoncent toute interdiction de publication sous prétexte fallacieux.
Les autres articles de La littérature et le hasard, montrent déjà ses préoccupations, notamment concernant la littérature et la religion. Mais c'est surtout l'irruption du hasard qui constitue les réflexions les plus abouties d'André Dhôtel (voir aussi en Notes d'écriture). Ce sont celles-ci qui m'ont fortement intéressées et auxquelles j'ai souvent pensé : ces questions en effet se relient au roman dans la mesure où elles constituent l'illusion du surgissement romanesque : le fameux " comme par hasard " qui constitue le fondement et l'avancée de toute intrigue d'invention.
(11/05/2018)

 

Le Prix d'un Goncourt, de Jean Carrière, Robert Laffont - JJ Pauvert.
J'ai déniché ce bouquin à la foire aux livres d'Amnesty. De Jean Carrière, décédé en 2005, je connaissais de loin L'Épervier de Maheux, qui fût prix Goncourt en 1972. Je savais aussi que Le Prix d'un Goncourt racontait les difficultés auxquelles l'auteur dût faire face après sa nomination.
L'attribution du plus prestigieux des prix littéraires français a parfois confronté ses (heureux) récipiendaires à des difficultés diverses et surtout psychologiques. Peu les ont racontées dans des ouvrages. Pascal Lainé (Goncourt 1974 avec La Dentellière) a écrit Sacré Goncourt en 2000 dans la même optique (Note de lecture du 13/11/2001). Mais si le livre de ce dernier prend l'aspect d'un dialogue entre un vieux journaliste provincial et l'auteur, si l'humour jalonne cet ouvrage, il n'en est pas de même pour Le Prix d'un Goncourt où Jean Carrière, sous forme d'une sorte de confession quinze ans plus tard, raconte le choc de cette nomination et ce qui a suivi, mort de son père pour laquelle il était absent, divorce, et surtout l'impossibilité d'écrire. Car ce que dénonce autant Pascal Lainé ou Jean Carrière, c'est la prison que représente ce prix, l'attente d'une certaine conformité littéraire et l'impression que le livre suivant ne sera jamais à la hauteur, tout en reconnaissant l'artificiel d'une telle situation (il n'y a qu'à regarder les interviews INA de ces deux auteurs au moment de leur nomination pour s'apercevoir combien ils jouent un rôle : l'entretien entre Viviane Forrester et Pascal Lainé en 1976, porteur d'une barbe d'instituteur et d'une pipe, est à mourir de rire). Crise éthique ainsi s'il en est pour des auteurs qui placent la littérature hors d'atteinte de la reconnaissance mercantile qu'impose ce prix et dont le sentiment d'imposture et de fausseté va grandissant. Ajoutons à cela que Jean Carrière, qui fût de secrétaire de Jean Giono, vouait une grande admiration à Julien Gracq, qu'il connaissait, et qui avait refusé le fameux prix pour Le Rivage des Syrtes en 1951. Pour moi qui me suis trouvé deux fois de suite dans la sélection du Goncourt, à la lecture de tous ces opus, je m'aperçois que je l'ai échappé belle !
(27/04/2018)

 

Revue trimestrielle Les Amis de l'Ardenne.
Les revues ont une mauvaise réputation. Souvent cachées au fond des kiosques, on ne retient d'elles que les plus prestigieuses, celles soutenues par de grandes maisons d'éditions, des groupes de presse : il faut retourner la moitié des périodiques pour dénicher par exemple Le Matricule des Anges ou la revue Europe. Elles vivotent comme La Quinzaine littéraire fondée par Maurice Nadeau, à laquelle j'ai été longtemps abonné. On s'abonne à une revue parce qu'on y trouve plus qu'ailleurs des articles fouillés : pas étonnant, la plupart sont rédigés par des journalistes amateurs au sens littéral d'amare, qui aime, donc qui aime la littérature pour le domaine qui nous intéresse. Je dois parmi les plus beaux articles (non pas dévolu à un exercice d'admiration mais à la fouille archéologique de l'écriture) concernant mes livres à Norbert Czarny pour La Quinzaine littéraire par exemple.
Depuis peu, par l'intermédiaire du rémois Stéphane Balcerowiak, j'ai découvert la revue Les Amis de l'Ardenne, parce que j'ai participé à la fin 2017 à un numéro spécial sur Marcelle Sauvageot (Comment est-ce possible ? Je m'aperçois que je n'ai pas relaté cette auteure sur FdR…). J'ai depuis en ma possession un numéro spécial sur Gérard Rondeau, photographe trop tôt disparu, dans lequel j'ai puisé la photo de Dhôtel à Paris. J'ai aussi un numéro intitulé Abeilles et amazones sur les femmes qui ont eu à faire dans cette région de l'Ardenne (car c'est bien sûr le trait d'union de cette revue) : on y retrouve André Dhôtel pour une magnifique petite nouvelle (peut-être la première qu'il publia) présentée par Robert Frankart (en agrément la fameuse photo d'André et Suzanne sur la Terrot) ; on y trouve la jeune aventurière Élisabeth Prevost que Blaise Cendras visitera en 1936 avec sa fameuse Alfa Roméo (encore une belle photo inédite), c'est aussi un numéro très rock puis qu'il parle également de Catherine Ribeiro et de Patty Smith.
Cette revue trimestrielle porte déjà le numéro 57, cela signifie qu'elle existe depuis une douzaine d'années. Peu présente sur le Web, il faut plutôt recourir aux méthodes traditionnelles pour se la procurer : M. Stéphane Collet (trésorier de l'association), 72 av Charles Boutet, 08000 Charleville-Mézières, 03 24 56 49 87, scolletmansuy@sfr.fr.
(20/04/2018)

 

Sur mon père, de Tatiana Tolstoï, Éditions Allia
J'avais déjà relaté le Journal intime de Sophie Tolstoï, l'épouse de l'écrivain (Note de lecture du 26/09/2016), voici maintenant les confessions de leur fille aînée Tatiana. Ce court recueil de 123 pages n'a pas la vocation de faire voir au jour le jour les relations parfois difficiles au sein de la famille Tolstoï et n'est pas comparable aux 800 pages de sa maman. Cependant, ce témoignage vient compléter sans prendre parti ni pour l'un ni pour l'autre une vie familiale chahutée, notamment lors des derniers instants de Léon Tolstoï, enfui selon lui pour échapper à sa femme, mais en réalité conséquence d'un amour exclusif et partagé. On n'apprend rien de neuf, sinon que celui qui a foutu la merde est bien ce Tchertkov, trop habile à manœuvrer l'écrivain en quête de spiritualité et à diviser sa famille.
(13/04/2018)

 

Contre-feux, de Pierre Bourdieu, éditions Liber-Raisons d'agir.
Contre-feux propose en sous-titre " Propos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale ". Cet argumentaire peut paraître de nos jours désuet tant il semble évident que le monde néo-libéral a bien progressé depuis 1998, date à laquelle Pierre Bourdieu, disparu 4 ans plus tard, avait réuni dans ce petit recueil quelques discours fortement engagés, édictés au cours de la décennie 90. On retiendra particulièrement une intervention faite à la Gare de Lyon en décembre 1995, lors des grandes grèves du plan Juppé. Une phrase retient particulièrement l'attention : " Cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants et tant d'autres, activement ou passivement engagés dans le mouvement, ont posé, par leurs manifestations, par leurs déclarations par les réflexions innombrables qu'ils ont déclenchées et que le couvercle médiatique s'efforce en vain d'étouffer, des problèmes tout à fait fondamentaux, trop importants pour être laissés à des technocrates aussi suffisants qu'insuffisants… ".
Vingt-deux ans plus tard, bis repetita
(06/04/2018)

 

Écrire, pourquoi ? collectif inaugural des éditions Argol.
Tout est dit dans le titre. Je ne crois pas l'avoir déjà cité dans cette rubrique. De toute manière, le livre qui date de 2005 doit demeurer assez introuvable dans les librairies en stock, reste les moyens en ligne pour y remédier. Donc ce livre rassemble 40 auteurs, j'en fais partie, et la question inaugurale a servi de prétexte à l'exercice destiné à marquer l'entrée dans le monde des lettres des éditions Argol. Catherine Flohic qui les a créées avait mis la clé sous la porte de la précédente maison qu'elle dirigeait (Les Flohic éditeurs) et, à l'époque c'était déjà regrettable, la précédente maison (également spécialisée dans les revues d'art comme Ninety) avait publié notamment de très beaux entretiens littéraires (voir par exemple le dialogue entre Gabriel et Pierre Bergounioux en note de lecture du 25/06/2003).
Quarante auteurs et je voyage en compagnie prestigieuse : Philippe Djian, Annie Ernaux, Colette Fellous, Charles Juliet, Valère Novarina…etc. Depuis treize ans que le livre a été écrit, quelques-uns des sollicités ont disparu : Julien Gracq en premier lieu en 2007, mais aussi Ludovic Janvier en 2016, Hubert Lucot en 2017 (voir l'étonnante interview-vidéo postée par Jean-Paul Hirsch des éditions P.O.L. un an avant sa dispartion alors qu'il se savait déjà condamné). Tous ont biaisé la question, moi aussi évidemment. Certains se retranchent dans le geste ou la pensée inaugurale (Pierre Bergounioux), d'autres sont forcément décalés (Pourquoi n'écrivez-vous pas ? insiste Éric Chevillard), d'autres sont déjà bavards outre mesure (Yannick Haenel), Julien Gracq a botté en touche mais souhaite longue vie aux éditions Argol. En fait, elles résistent toujours, publie des livres de gastronomie et s'éloignent il me semble de la littérature proprement dite.
(30/03/2018)

1794, l'année terrible, de Béatrice Mayard, éditions du Panthéon.
Les éditions du Panthéon ont mauvaise presse. Maison dédiée à l'édition à compte d'auteur, elle cumule la difficulté de faire payer l'auteur pour son travail et de détenir les droits de son livre, ce que l'autoédition évite. On y trouve donc rarement de bons livres et lorsque ça se produit, on plaint l'auteur de s'être fourvoyé dans cette galère. C'est le cas le 1794, l'année terrible, qui méritait mieux que cette maison qui traîne sa réputation. Ceci dit, je comprends qu'on puisse se lasser dans la recherche d'un éditeur. 1794, l'année terrible (le titre lui n'est pas terrible) raconte l'histoire de Robespierre à l'époque de la terreur. Ce roman, dont il est précisé qu'il est plutôt réservé à la clientèle adolescente (pourquoi ?), mélange une fiction entre le fameux révolutionnaire et une héritière aristocrate qui doit récupérer des papiers compromettants pour son père, plutôt versé du côté des chouans. Construit comme un roman de cape et d'épée, cette histoire est plutôt bien enlevée, se lit avec plaisir et ferait un bon téléfilm. L'auteure est professeure d'histoire, ce qui me hasarde une explication sur sa clientèle adolescente réservée : ceux de ses classes.
(19/03/2018)


Ghetto, de Bernard Chambaz, Seuil.
Le père de Bernard Chambaz s'appelait Jacques. Professeur d'histoire (comme son fils), il a été député communiste à Paris pendant plusieurs années jusqu'en 1978. Décédé en 2004, d'une leucémie, son fils lui rend hommage dans ce livre paru en 2010. On découvre un militant qui avait de profondes convictions. Il a évidemment connu tous les personnages importants qui partageait les mêmes idées, comme par exemple Aragon. Bernard Chambaz loue sa loyauté au moment où le PC commence son long déclin. Livre particulièrement émouvant mais sans pathos, c'est un bel hommage d'un fils à son père, thème classique en littérature mais terriblement difficile. François Bon, avec Mécanique avait pareillement réussi un livre magnifique lors de la disparition de son père qui tînt un garage Citroën.
(12/03/2018)

 


Sonnets pour une fin de siècle, d'Alain Bosquet, NRF, Poésie.
J'ai ce livre depuis très longtemps, probablement vingt ans, probablement acquis avant que je ne commence à publier. A cette époque, j'étais attiré depuis longtemps par la poésie, mais surtout par la contrainte du sonnet. La poésie est pour moi liée au quotidien, un exercice du réel transposé en forme littéraire. Je me souviens qu'au début des années quatre-vingt-dix, alors que j'avais encore la chance de me rendre à mon travail à pied, j'emmagasinais des sensations pour pouvoir les retranscrire à l'arrivée dans un texte poétique. Cet exercice accompli, je pouvais commencer vraiment ma journée de boulot. Le sonnet a été une forme importante pour cette pratique, car la brièveté des quatorze vers est adéquate. Beaucoup ont été regroupés dans un petit recueil demeuré inédit " Sonnets traditionnels pour inconditionnels ".
Cette introduction explique l'intérêt que j'ai du porter alors à ces Sonnets pour une fin de siècle d'Alain Bosquet. " Le réel a disparu depuis trente ans de notre poésie ", dit l'auteur, ça part plutôt bien et en effet, il ajoute que " ces sonnets forment un journal intime vociféré à la figure d'un temps privé de critères ". Vociféré est bien choisi, tant le poète semble s'adresser avec colère à l'époque, au temps qui passe : " Je réclame le droit à la violence et à l'angélisme inextricablement unis ". Pour ce qui est de la forme, ces sonnets comportent bien deux quatrains et deux tercets et chaque vers est bien un alexandrin. L'agencement des phrases est parfois asymétrique comme le faisait Rimbaud Il n'y a pas de rime, elles sont devenues hors la loi depuis belle lurette, sans que je comprenne bien les motifs de cette relégation d'ailleurs. L'ensemble dresse un portrait du poète, un peu sombre, il a un peu plus de soixante ans lorsqu'il les publie : " Rappelez-vous : jadis je vous chantais l'amour / mais aujourd'hui je chante à peine ma prostate ". Certains sonnets agacent, sentent l'artifice ou se dévoilent un peu trop. Mais l'ensemble est remarquable justement à cause de cette inégalité qui est celle de la vie même. Cette même semaine, en note d'écriture, on creuse un peu plus la biographie d'Alain Bosquet.
(28/02/2018)

 

Les Larmes d'André Hardellet de Françoise Lefèvre, éditions du Rocher
Françoise Lefevre n'a pas encore écrit Le Petit Prince cannibale, futur prix Goncourt des lycéens 1990, lorsqu'elle rencontre André Hardellet un soir de juillet 1974, le 23 précisément. Elle ignore qu'il reste au poète à peine dix heures à vivre. Ils prennent un pot dans un bistrot de la place Desnouettes. Cinquante années auparavant, un certain Auguste Pinard avait fondé dans le coin une école de puériculture. Rien à voir, sauf que ça aurait fait rire André qui connaissait Paris par cœur, si toutefois avait eu le cœur à rire ce jour-là. A Françoise, il répète : " Je suis foutu… Je suis foutu… ". Il est seul, à soif de reconnaissance, subit encore de plein fouet l'injustice dont il a été victime pour Lourdes, lentes. Il faut mesurer ce que c'est qu'assister à la censure d'un livre qu'on a porté, que des éditeurs ont admiré. Il faut se représenter l'attente du livre à venir, la projection de sa beauté (ce devait être une édition de luxe, uniquement proposée sur catalogue). Il faut subir le choc du verdict, l'interdiction, la destruction des livres : oui, le choc, l'autodafé symbolique, la négation de votre art, ce qui forme votre vie même, la violence extrême de la décision de justice : destruction des livres. On ne s'en remet pas, surtout lorsqu'on a l'âme d'un poète véritable. A la fin de cette après-midi d'été, Françoise quitte à regret " le visage de vieux morse éploré " : elle élève seule deux enfants, subsiste avec un travail d'ouvreuse de cinéma. Il est si triste qu'elle lui offre un bouquet de fleurs, désespoirs du peintre ou myosotis " forget me not ", les bouquets en disent plus longs que des phrases de consolation. La dernière image est un signe de sa main, le visage de vieux morse enfoui dans les fleurs derrière la vitre d'un bus. Ils devaient se revoir le lendemain, elle ne le reverra jamais : il meurt dans la nuit.
(19/02/2018)

 

Journal 1973-1982 de Joyce Carol Oates, éditions Philippe Rey.
Probablement un an que j'ai lu ce journal de l'écrivaine américaine. Je me souviens de peu de choses. En le feuilletant à nouveau, je m'arrête aux photographies : Joyce et son mari Raymond Smith prenant le thé dans leur intérieur bourgeois, photo posée comme pour un magazine. Les autres clichés sont plus spontanés, Joyce avec ses parents, des amis. On est frappé par l'allure d'éternelle étudiante de l'auteure, maigre, grosses lunettes, souvent très belle lorsqu'elle expose son regard. Les clichés datent de la période du journal. Elle a entre 35 et 44 ans, en parait 10 de moins. Le journal retrace la période de sa vie qui a été la plus déterminante : écriture boulimique, passion de l'enseignement, sérénité amoureuse, Princeton comme refuge, elle bâtit le socle d'un succès qui déjà sonne à sa porte. 1973-1982 : à la même époque j'avais entre 15 et 24 ans et moi aussi je bâtissais déjà ma vie. 1973 : L'Étranger de Camus, premiers poèmes une guitare, les Stones et une mobylette. 1982 : j'avais déjà atterri dans la ville où je réside toujours, rencontré celle que j'allais épouser, je songeais à terminer un roman, le premier, entamé 4 ans plus tôt.
(12/02/2018)

 

Nous trois, Jean Echenoz, Éditions de Minuit.
Livre étrange, paru en 1992, mais les livres de Jean Echenoz sont-ils autres choses qu'étranges ? Par exemple, 14 (note de lecture du 20/02/2013) est un défi à la narration de la grande guerre à travers un petit récit. Nous trois est également un défi, plutôt celui de l'écriture créative ou de l'écriture d'invention comme disent les afficionados de l'imaginaire dans l'éducation nationale. L'enjeu est résumé dans le titre : Nous trois, c'est-à-dire un narrateur qui dit " je ", parfois nommé De Milo par d'autres, deux personnages principaux, Meyer et une femme Mercedes, qui deviendra Lucie par la suite. Leurs rapports se tissent au fil de péripéties incroyables : un tremblement de terre qui dévaste Marseille ou un voyage dans l'espace pour larguer des satellites. Toute cette histoire oscille dans un humour d'aventuriers flegmatiques, car oui, ce sont bien des héros, et tout le génie d'Echenoz est de reprendre les poncifs du roman d'aventures pour les tordre. Tordre également les codes narratifs : une histoire racontée à travers un " je " restreint forcément le point de vue à travers cette unique focale, mais Echenoz n'en a cure et fait cohabiter des scènes où un narrateur (omniscient comme on dit) développe en parallèle les autres personnages. La logique qui tente de dérouler l'histoire à la manière d'un film vole en ainsi en éclat, seuls restent des scènes qui restent étonnamment précises à l'esprit après la lecture, comme les éléments d'un rêve génial qu'on aurait fait.
(05/02/2018)

 

Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, Pléiade.
C'est la première œuvre de Michel Tournier. Parue en 1967, il a alors 42 ans - tiens c'est drôle, c'est aussi l'âge que j'avais pour mon premier roman -, cette histoire reprend celle de Robinson Crusoé de Daniel Defoe, publiée en 1719. Mais Michel Tournier a la géniale idée de focaliser son récit sur Vendredi, renversant le point de vue sur la nécessité de la prédominance européenne. En réalité, il est autant question de Robinson que de Vendredi, même plus d'ailleurs. L'histoire demeure la même, inspirée de l'histoire réelle du marin Selkirk, Robinson d'abord seul, organise sa vie, puis rencontre Vendredi, puis un navire ami aborde l'île. L'originalité de l'histoire de Tournier est de faire partir Vendredi sur le navire, mais Robinson décide au dernier moment de rester. A sa grande surprise, un petit mousse qui avait l'habitude d'être malmené sur le navire s'est réfugié dans l'île, remplaçant en quelque sorte Vendredi.
Alors que le roman de Defoe est rédigé à la première personne, Michel Tournier utilise la troisième personne, probablement plus libre et plus apte à dérouler l'histoire avec une distance nécessaire. Cependant, pour les moments où il faut pénétrer plus en profondeur dans les réflexions de Robinson, l'auteur utilise le subterfuge d'un journal rédigé par le naufragé. Ce roman fait la part belle à la philosophie, qui demeure le dada de Michel Tournier. Ces considérations sont parfois poussées un peu à l'extrême, notamment dans les parties du journal intime de Robinson : on imagine mal un marin d'origine modeste condamné à survivre se poser des questions existentielles d'un tel niveau de complexité… Autre réticence de ma part : la fin qui condamne le jeune mousse à rester sur place est d'une cruauté inouïe qui tranche avec les leçons de vie et de liberté que Michel Tournier aborde comme une sorte de nouvelle morale…
Ce roman a été suivi 4 ans plus tard par une version moins philosophique conçue pour la jeunesse Vendredi ou la vie sauvage.
(22/01/2018)

 

Le Vent Paraclet, de Michel Tournier, Pléiade.
Jacques Poirier, mon directeur de thèse, s'est occupé de la récente parution en Pléiade des œuvres de Michel Tournier. On lui doit notamment la reprise de cet essai publié en 1977, agrémenté d'une très belle notice dans la prestigieuse collection. A l'époque, Michel Tournier a alors 53 ans, il est à mi-chemin de son parcours d'écrivain, et, s'il a publié que 4 romans, tous ont eu un grand retentissement, comme Le Roi des Aulnes, prix Goncourt en 1970. Cet essai est ainsi destiné à évoquer son parcours d'écriture. Michel Tournier est en effet considéré comme un écrivain assez classique, dans la lignée de Genevoix, il se situe depuis longtemps à contre-courant du Nouveau Roman, des surréalistes, voire de l'existentialisme, théories encore très en vogue au moment où il publie son essai. Celui-ci fait la part belle à la philosophie qui est à la base de la formation de l'écrivain. Disciple de Bachelard, surpris par Sartre, admiratif de Deleuze, ces compagnonnages sont évoqués, dans des chapitres, dont certains sont entièrement consacrés à la génèse et à l'explication de ses premiers romans. Il y a parfois un exercice d'auto-hagiographie un peu énervant, sans toutefois revendiquer le génie comme Duras le faisait pour elle-même à la même époque. Justement, en cette fin de décennie qui va bientôt voir arriver la suivante avec la gauche au pouvoir, on remarque les affinités socialistes entre Duras, Tournier et Mitterrand qui viendra plusieurs fois le visiter. Ce qui me gêne le plus, mais c'est lié à ma formation autodidacte au départ, c'est l'exercice d'admiration sans aucune remise en cause de grands maîtres anciens, surtout des philosophes, comme si eux-seuls étaient dépositaires d'une vérité universelle. Le peuple, lorsque Michel Tournier en parle, me semble ainsi toujours un peu méprisé en regard de ces grands hommes.
(15/01/2018)