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Notes de lecture 2019

 

André Breton, quelques aspects de l'écrivain, Julien Gracq, Pléiade vol.1.
Publié en 1947, cet essai de Julien Gracq arrive après la bataille : le surréalisme a déjà maintes fois fait parlé de lui et ses manifestes datent déjà de vingt années. Mais il s'agit avant tout d'un exercice d'admiration pour André Breton et Julien Gracq ne renie pas le choc esthétique qui a présidé à la découverte de sa prose, " nouveauté capitale " pour lui. Cependant, l'essai commence par une première partie intitulée " l'âme du surréalisme ", qu'on peut entendre de deux façons, d'un côté Breton comme pensée et souffle principal du surréalisme sinon le seul, et de l'autre côté comme une tentative de définition même du surréalisme. A la lecture de ces premières pages, on comprend mieux l'attrait qu'une telle philosophie, sans concession, pouvait exercer sur des esprits intransigeants d'un point de vue artistique comme Gracq (et, en toute logique plus tard, La Littérature à l'estomac, le refus du Goncourt). C'est ainsi l'occasion de trouver des exonérations à la pureté originelle de Breton concernant " l'affranchissement de l'homme " qu'il lui attribue et ainsi, par mots détournés, les excuses de l'éviction des membres du surréalisme parce qu'ils n'adhéraient pas aux théories communistes pour la même raison. Idem pour la soumission religieuse (Breton reprochera à Magritte le fait que son épouse Georgette porte une croix en pendentif). Le parcours de Breton est ainsi résumé dans les deux parties suivantes " Tout ce qui doit faire aigrette au bout de mes doigts " et " battant comme une porte ", rendant lumineuse ces phrases de l'écrivain, replacées dans leur contexte. La partie suivante, " D'une certaine manière de " poser la voix " " explicite le style de Breton et remet en perspective le langage, fer de lance du surréalisme. La dernière partie, " Pour prendre congé " m'apparaît comme une conclusion moins brillante que le reste, ou plutôt, plus convenue. Mais, à travers cet essai complet et fourni, Julien Gracq analyse sa propre logique d'écriture personnelle et on devine déjà le parcours que prendront ses œuvres suivantes.
(17/12/2019)



Anthologie de poésie haïtienne contemporaine, dirigée et présentée par James Noël, Points.
Haïti : dix millions d'habitants et une anthologie de poésie de six cents pages… Et encore, ce recueil ne concerne que les auteurs vivants à qui James Noël a demandé de " limiter " à cinq poèmes leur participation. Car en Haïti la poésie est un sport national et surtout populaire. Il est même écrit que " certains romanciers sont prêts à se couper une jambe pour courir en vers libres sur le papier et être identifiés, immatriculés poètes ". Voilà qui marque une différence avec notre monde des lettres françaises qui ne jure que par la production de romans. Les poèmes qui figurent dans cet ouvrage sont ainsi libres, comme leurs auteurs. René Depestre s'en étonne presque " Il m'est échu d'être poète héritier d'Arthur Rimbaud et des trésors d'Apollinaire ", à quoi Georges Castera répond " N'aie pas le sens de l'habitable, camarade ! ". Joutes langagières pourrait-on croire, mais l'enjeu va plus loin, il est simplement question de survie, ainsi Michèle Voltaire Marcellin " L'été se faufile entre deux jours/ deux jours à vivre / ici on les vit à peine ou mal /dans la fin l'ordure la blessure ". Ainsi, parcourir ces six cents pages décrit mieux qu'un roman les peines, les joies, la pauvreté et la richesse d'un tel pays, où selon Kettly Mars : " La poésie est la seule arme de construction massive ".
(10/12/2019)



L'attentat de Sarajevo, de Georges Perec, Seuil.
Double chance : voici un inédit de Georges Perec, qui de surcroît évoque l'attentat de Sarajevo que j'ai beaucoup étudié ces derniers temps. C'est grâce à Ela Bienenfeld, disparue en 2016, cousine germaine et exécutrice testamentaire de Georges, que cette œuvre de jeunesse a pu être éditée. Ecrit à vingt et un an en 1957, L'attentat de Sarajevo escorte un voyage en Yougoslavie que le jeune écrivain venait d'effectuer l'année précédente. En effet, l'étudiant en histoire qu'il est encore, rencontre à Paris quelques intellectuels du même pays, notamment un certain Zarko, professeur d'histoire de l'art, accompagné de Milka son étudiante, dont Georges Perec tombe secrètement amoureux. Les intellectuels repartis, il décide de les rejoindre et espère conquérir Milka. L'escapade durera six semaines et l'apprenti écrivain échouera dans sa tentative de séduction.
En revanche, son séjour sera retracé dans ce texte qui au final sera refusé. C'est ainsi un récit quasi autobiographique rédigé à la première personne dans lequel les protagonistes sont changés en Branko à la place de Zrako et Mila à la place de Milka. L'attentat de Sarajevo prend ainsi un double sens : comprendre le mot attentat comme l'attente de Georges Perec, ses espoirs. Reste l'écriture et combien il est déjà intéressant de constater que déjà l'auteur " avance masqué ".
A noter que Georges Perec publiera à la même époque sur le même registre slave une note de lecture de Le Pont sur la Drina, œuvre majeure d'Ivo Andric (note de lecture du 17/12/2018) dans Les Lettres Nouvelles via Maurice Nadeau.
(02/12/2019)



Terre de chiens, de Cédric Ballarati.
Pas la peine de chercher la maison d'édition, ce recueil de photographies et de courts textes, est exclusif à l'auteur (qui lui, dans le civil, est architecte et s'occupe de l'habitat inclusif entre autre). Il possède néanmoins un ISBN et un site web. L'idée de Terre de chiens est un prétexte à relater les nombreux voyages que l'auteur a effectués et c'est d'ailleurs ce qui nous a rapprochés lors de la rencontre à Florzé (voir en note d'Étonnements) : nous avons discuté Équateur, Cotopaxi et Chimborazo, destination encore toute fraîche pour moi. Relater ce qu'on a vu à hauteur de chien est ainsi une formidable idée, qui donne la mesure et la modestie nécessaire à tout voyageur.
(26/11/2019)

Un monde sans rivage, d'Hélène Gaudy, Actes Sud
En 1897, trois explorateurs décident de relier le pôle Nord en ballon. L'idée est alléchante : voler au dessus des glaces, des icebergs et des ours polaires paraît pratique et moins dangereux Mais en cette fin de XIXème siècle, l'aventure est osée, surtout quand on possède un équipement de touriste, avec chaussettes à pompons et chapeaux à plumes. Les trois explorateurs de l'expédition Andrée disparaissent et nourrissent dès lors les attentes les plus folles. En 1930 cependant, la découverte de leurs restes met un terme aux espoirs déjà bien usés. On découvre cependant dans leurs affaires un lot de pellicules photographiques dont on arrive à extraire les clichés.
C'est à partir de ces traces ténues qu'Hélène Gaudy tente de dérouler la trame de leurs jours. Et comme dans les photographies fondues par le temps, la réussite tient dans la finesse des clairs obscurs que ce récit propose. La fiction se fond dans le peu de traces laissée et la réalité est elle-même le mirage d'un monde sans rivage. A la fois dispositif minimaliste et grand tout universel, ce livre devient un magnifique roman engendré à partir de peu de choses, et c'est souvent la marque des grands livres.
Au fait, comme le livre précédent, La part du fils, j'ai commencé ce récit dans l'avion qui me ramenait cette fois d'Equateur. Y-a-t'il un lien entre se trouver en 2019 à 10 000 m au-dessus de l'équateur et en 1897 à trente mètres en direction du pôle Nord ?
(19/10/2019)

 

La part du fils, de Jean-Luc Coatalem, Stock.
J'ai lu ce roman sur ma liseuse dans l'avion qui m'emmenait de Paris à Quito. Douze heures de vol, de quoi avoir largement le temps pour cette lecture de format classique. Nota : j'ai agrémenté cette lecture d'une de ces musiques " de relaxation " plutôt que passer mon temps à visionner les blockbusters proposés sur les tablettes individuelles. Bref, j'ai eu vraiment l'impression de déguster avec lenteur cette lecture et c'est tant mieux, c'est peut-être ainsi qu'on devrait toujours lire, dans la patience et non la précipitation.
Jean-Luc Coatalem nous raconte l'histoire de son grand-père breton, qui disparut brutalement en 1943, emmené par la Gestapo, puis dans un camp de concentration, duquel, évidement, il ne revint jamais. Le petit-fils ainsi enquête sur ce drame familial qui est à l'origine de bien des silences et des blessures dans sa famille paternelle. Au départ il ne trouve pas grand-chose qui n'est déjà su. Il se heurte aux silences familiaux, aux refus de son propre père, alors enfant à l'époque et qui a refoulé ce drame, probablement pour se préserver et son entourage avec. Mais c'est sans compter l'opiniâtreté du narrateur qui finira par trouver quelques éléments supplémentaires et, sans toutefois éclaircir les faits connus, leurs donner une consistance plus forte. Au dernier moment, un ultime rebondissement, complètement inattendu, lui donne la clé de l'énigme et de l'arrestation à laquelle personne ne semblait avoir été le témoin. Ce roman montre avec justesse le besoin que nous éprouvons tous à avoir une existence familiale claire, c'est-à-dire à s'affranchir des dégâts que te telles tragédies provoquent pour plusieurs générations à venir.
(12/11/2019)

 

Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen 1945-1947, de Céline, Gallimard
Histoire de continuer mon intérêt pour Céline déjà évoqué la semaine dernière dans cette même rubrique, voici les lettres de prison que l'écrivain rédigea au cours des dix huit mois d'emprisonnement qu'il connu au Danemark : il fut arrêté à Copenhague en décembre 1945 juste après avoir quitté Sigmaringen où il s'était réfugié avec le gouvernement de Pétain. Ainsi, c'est par l'intermédiaire de son avocat Maître Mikkelsen qu'il écrivit à son épouse Lucette Destouches (qui d'ailleurs vit toujours dans la fameuse maison de Meudon : elle est dans sa cent huitième année…). Ces lettres témoignent de la situation hystérique de 1945, qui vit la condamnation à mort et l'exécution de Brasillach et probablement que le refus d'extradition de Céline en France, malgré les pressions qui n'ont pas manqué, ont probablement sauvé la vie de ce pamphlétaire antisémite. Céline restera encore trois ans au Danemark après sa libération et, après un procès sans lui en 1950 en France qui le condamne à un an de prison (moins qu'il n'en a déjà effectué à Copenhague). Les lettres qu'il écrit à Lucette pendant son incarcération préfigurent les discours qu'il tiendra par la suite aux journalistes qui le visiteront plus tard à Meudon (voir l'article précédent Céline et l'actualité littéraire 1932-1957) : sa pauvreté, ses ennuis de santé, son humiliation, sa qualité d'invalide de guerre.
(16/10/2019)

 

Céline et l'actualité littéraire 1932-1957, Les cahiers de la NRF, Gallimard
Avec le succès phénoménal de Voyage au bout de la nuit, Céline a souvent répondu à des entretiens journalistiques. Evidement, les premiers textes qui jalonnent la période d'avant la Seconde Guerre mondiale, n'ont pas la même teneur que les derniers. En effet, en 1945, l'écrivain a suivi l'exil du gouvernement a Sigmaringen, puis a été emprisonné pendant près de deux ans au Danemark avant de revenir s'enterrer à Meudon, ruiné et déchu à cause des textes antisémites qu'il a revendiqués pendant l'occupation. Néanmoins, il est intéressant de se pencher sur ces deux périodes littéraires, de s'apercevoir combien le prix Goncourt lui était prédestiné, mais aussi de sentir combien l'écrivain, si peu littéraire, préférait les malades de son dispensaire aux courbettes nécessaires pour l'attribution du fameux prix en 1932, qui, du coup, lui échappera au profit d'un nommé Mazeline, probablement plus consensuel, et dont tout le monde, y compris moi-même, a oublié ce qu'il avait produit. L'écrivain s'est ainsi attiré la sympathie des journalistes, car il est pittoresque, banlieusard et gouailleur, bon client, toujours à l'affût d'un mot abrupt, d'une formule qui fera mouche, bien dans le style du Voyage au bout de la nuit (" l'amour c'est l'infini à la portée des caniches " ; " la postérité c'est un discours aux asticots "). Lorsqu'il revient en France après son incarcération, les journalistes en quête d'un scoop vont continuellement assaillir sa demeure de Meudon. Il faut dire que Céline est devenu encore meilleur client avec son allure de clochard, entouré de ses chiens et de son perroquet. Il est malade, amer et se met facilement en colère: voilà qui fait vendre. Bref, on va voir Céline comme on va au cirque Médrano : voilà d'ailleurs une formule qu'il aurait pu dire, qu'il a certainement exprimé d'ailleurs.
(07/10/2019)

 

Retour à Reims, de Didier Eribon, Fayard.
Didier Eribon, universitaire reconnu, homosexuel revendiqué, a tout fait pour ne jamais revenir à Reims. Il a fallu la mort de son père pour qu'il prenne conscience de son propre refus concernant ses origines modestes et de l'incompatibilité toute apparente qu'il croyait y avoir entre sa vie devenue parisienne et celle de sa ville natale. Avec une acuité intellectuelle et une belle honnêteté, il analyse profondément son cheminement et les différences qu'il n'a cessé de créer. Cela rappelle bien entendu La place d'Annie Ernaux, par ailleurs abondamment cité.
Mais moi aussi, il me faut faire un mea culpa. J'ai lu ce livre par curiosité, parce que je connais la ville de Reims, parce que je savais que ce livre, souvent cité, était important. Je pensais néanmoins y trouver un banal exercice d'intellectuel travaillé par son ego, et c'est presque le contraire : sans renoncer à ses convictions, Didier Eribon dresse non seulement sa propre jeunesse insérée avec difficulté dans cette vie provinciale, mais généralise sans simplifier une sorte de fresque sociologique de nos peurs et évitements.
(30/09/2019)

 

La corde raide, de Claude Simon, éditions Le Sagittaire
C'est le second roman publié par Claude Simon en 1947 (à la même époque René Fallet faisait paraître son premier livre Banlieue Sud Est, chez Domat). Comme le précédent, il est publié au Sagittaire et Claude Simon n'a pas encore rejoint les Éditions de Minuit. Ce roman du début de carrière du futur Prix Nobel de Littérature m'intéressait. A cette époque, l'écrivain demeure marqué par la débâcle de 1940 a laquelle il a participé, ainsi qu'à divers engagements dans la guerre d'Espagne dix ans auparavant et quelques actions de résistance à la fin de la Deuxième guerre. La période est singulière et difficile pour lui. Sa première épouse s'est suicidée en 1944 et Claude Simon d'ailleurs ne voudra jamais rééditer ces premiers livres (le tout premier Le Tricheur et celui-ci) Pourtant, on trouve déjà la matière de ses livres suivants dans La corde raide. A la fois autobiographique et fortement marqué par un " je ", le narrateur évoque ses états d'âmes, sa sensibilité de peintre, notamment envers Cézanne, mais on retrouve aussi quelques scènes probablement vécues et qui figureront dans La Route des Flandres. Au fur et à mesure des pages, le style de Claude Simon s'affirme et préfigure la formidable technique descriptive qu'il mettra en œuvre toute sa vie.
(23/09/2019)

 

Proust, prix Goncourt, de Thierry Laget, Gallimard.
Avec en sous-titre pour appâter le chaland Une émeute littéraire. Après avoir lu ce livre, le mot " émeute " me paraît assez exagéré, mais peut-être suis-je trop insensible aux crispations et crises de nerfs qui tiennent parfois lieu de vie artistique. Proust a donc obtenu le prix Goncourt en 1919 pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs. L'écrivain qui est déjà malade (il décédera trois ans plus tard), à l'époque le plus souvent reclus dans sa chambre, alimente déjà une vie mondaine : on guette ses apparitions, ses bons mots, bref, il a ses fans, il a surtout, ce qu'on appellerait aujourd'hui un réseau. En 1919, donc, voilà qu'on le pressent pour le prix Goncourt. En fait, il a tout manigancé pour, mais feint d'être étonné lorsqu'on le place favori pour le fameux prix. En outsider, il a pour concurrent Roland Dorgelès qui vient de publier Les Croix de bois, un récit sur la Première Guerre mondiale à peine terminée. C'est alors deux écoles littéraires qui s'affrontent : d'un côté, doit-on couronner encore un livre sur le grand traumatisme guerrier dont la France à du mal à revenir ? (les trois années précédentes, le prix a été attribué à de tels livres, Le Feu d'Henri Barbusse en 1916, La Flamme au poing, d'Henri Malherbe en 1917 et Civilisation, de Georges Duhamel en 1918). De l'autre, n'est-il pas temps de retrouver le bon goût français, ses bonnes manières et ses histoires futiles de duchesses ? C'est la partie la plus intéressante de cet ouvrage, révélatrice d'une époque qui préfigure l'oubli, l'absence de leçons à tirer du conflit (la défaite de 1940 en est l'exemple le plus cruel). Parce qu'au final, je dois dire que les circonvolutions et les coulisses de ce prix, abondamment détaillés, ont eu sur moi, non pas un effet repoussoir car c'est très intéressant, mais m'ont conforté sur l'inanité et la vanité de cet aspect littéraire (ah, la querelle autour d'un Proust trop vieux pour recevoir le Goncourt à 48 ans ! - Oups, j'en avais 52 et 54 lors de mes deux nominations…)
J'ai lu dernièrement quelques articles sur Céline (Céline et l'actualité littéraire 1932-1957) et je me sens plus proche de l'attitude de ce dernier qui, néanmoins flatté, jurait à grands cris qu'il n'y était pour rien, ayant appris qu'il faisait figure de favori pour le prix. D'ailleurs il ne l'a pas eu, c'est un certain Guy Mazeline qui l'obtiendra en 1932 pour Les Loups, à la place de Voyage au bout de la nuit. Mazeline est tombé dans l'oubli, faisant sienne la maxime de Céline : la postérité est un discours aux asticots.
(03/09/2019)

 

La Promesse de l'aube, de Romain Gary, Pléiade.
Traditionnellement, mon anniversaire a lieu en Sicile, et non moins classiquement, on m'offre un exemplaire de la Pléiade, édition de luxe dont l'exigence n'est plus à prouver. Cette année, c'est Romain Gary qui fait les honneurs de la célèbre bibliothèque avec un coffret réunissant deux volumes de ses principales œuvres. Bien sûr, au moment idoine où j'ouvre mon cadeau je feins la surprise (c'est exactement les oeuvres que je désirais…etc.) et l'étonnement factice de mes proches complète la scène. Après, il me reste à inaugurer le volume souhaité, généralement le midi à l'heure du café sur une des nombreuses terrasses ombragées de la maison rose qui nous accueille (voir photo en page d'accueil). Ma fille me fait une telle pub sur La Promesse de l'aube qu'elle a lue l'année précédente sans arriver à s'en détacher, que je décide de commencer par cette œuvre. J'apprends, dans la notice dévolue à l'élaboration de ce texte, que La Promesse de l'aube a été rédigée (ou plus précisément a été corrigée) pendant l'été 1958, alors que votre serviteur mettait le bout de son nez dehors. D'ailleurs, Romain Gary avait eu connaissance de l'évènement puisque début septembre - j'avais alors juste un mois -, il décida de baptiser son nouveau livre La Promesse de l'aube, ce qui correspondait tout à fait à ma jeune vie qui commençait.
Trêve de plaisanterie, ou plutôt, rajoutons-en à la manière de Romain Gary qui fait preuve d'un humour décapant et d'autodérision puisque ce livre est censé raconter sa vie et la relation passionnée qu'il avait avec sa mère, se sentant obligé de répondre à toutes les injonctions de succès qu'elle prévoyait pour son fils. Romain Gary a eu une belle vie, aventureuse, dévolue aux honneurs et aux mondanités, compagnon de la libération, secrétaire d'ambassade, époux de Jean Seberg, il avait suffisamment vécu et pouvait se permettre à moins de cinquante ans ces sortes de mémoires et quelques belles formules : " La vie est jeune. En vieillissant, elle se fait durée, elle se fait temps, elle se fait adieu. "
(27/08/2019)

 

Sur la route du Danube, Emmanuel Ruben, Rivages
C'était exactement le livre que je cherchais. Et Emmanuel Ruben, l'auteur, avait de quoi me séduire : géographe et directeur de la maison Julien Gracq, endroit ô combien mythique, que j'ai de nombreuses fois arpenté. Le sujet aussi m'enchantait : le livre raconte la grande balade en vélo qu'il a effectuée pour aller de l'embouchure du Danube à sa source et, dans mon projet Y, le Danube tient une place de choix dans les trois premiers livres. Bref, j'ai dégusté ce livre avec intérêt et plaisir, d'autant plus que les nombreuses références littéraires et historiques de l'auteur ont souvent croisé les miennes. Ce livre est donc une perle, d'autant plus qu'en le lisant, m'est venue l'idée saugrenue de peut-être en faire autant, ou du moins d'y faire coller les trajets de Y : pourquoi pas aller ainsi de Sarajevo à mon grand Est natal en vélo ? Plus jeune, je rêvais d'aller en Chine en vélo, à soixante ans, un trajet de 2400 km peut-être un beau défi. A voir…
(18/08/2019)

 


Petits traités I et II, de Pascal Quignard, Folio
Je viens d'acquérir les deux tomes des " petits (sic) traités " à la traditionnelle foire aux livres d'Amnesty International, que je fréquente régulièrement (à noter que cette année j'ai déposé plus de livres que je n'en ai acquis). Et sitôt dit, sitôt fait, dés le lendemain, à la faveur d'une balade en vélo avec arrêt sur une plage (si, si, il y a des plages à côté de chez moi), j'ai commencé à feuilleter ces historiettes, réflexions, plus ou moins philosophiques, en tout cas toujours érudites sans pédanterie, ni commentaires et interprétations péremptoires superflues. En lisant, par exemple, le très beau " Jésus baissé pour écrire ", on est frappé des ouvertures et des rêveries que ce texte propose. J'ai retrouvé, dans un autre domaine, un peu de l'engouement que j'avais eu à découvrir Les Bestiaires de Maurice Genevoix, identiquement posté sur une plage en Corse. Vous savez, ce moment magique, où vous oubliez le soleil qui cuit votre peau, les rires des enfants jouant au ballon dans l'eau et où la lecture même vient vous rafraîchir l'esprit bien plus efficacement qu'un verre d'eau glacée.
Pascal Quignard avait obtenu le prix Goncourt pour Les ombres errantes. On retrouve avec ces Petits traités, ce mélange d'aphorismes délayés, de fiction distendue. Je me souviens d'ailleurs de la polémique qui avait suivi l'obtention du Goncourt, le livre étant jugé trop élitiste pas assez romancé (donc pas vendeur). Bref, la prose de Pascal Quignard n'est jamais une simple histoire d'amour tradi. confrontant Marie ou Jérôme, Paula et Jonas, on ne reste pas à la surface des choses, on plonge en profondeur dans la mer fraîche qui borde nos lectures de plage.
(01/07/2019)

 

Timor mortis, de Slobodan Selenic, Gallimard.
Bien-sûr, écriture de Y oblige, je continue à m'intéresser à une littérature en rapport avec les Balkans. Cette fois-ci, je découvre Slobodan Selenic et son roman Timor mortis. Slobodan Selenic est un écrivain croate né en 1933 en Slavonie et mort à Belgrade en 1995. Poète, romancier, dramaturge, il a habilement traité dans ces œuvres les difficultés de cohabitations entre les différentes communautés notamment croates et serbes. Timor mortis (issu de la fameuse locution attribuée au poète écossais du XVème siècle William Dunbar timor mortis conturbat me - la peur de la mort me préoccupe) évoque la rencontre d'un jeune étudiant et d'un centenaire en avril 1941 lors de l'arrivée des allemands en Yougoslavie. Mêlant à la fois toute l'histoire ottomane et austro-hongroise qui a précédé, ce roman, conçu juste avant les guerres de 1990, est une formidable remontée dans le temps pour comprendre les relations entre Croates et Serbes, mais place aussi les protagonistes dans l'implacable présent de l'envahisseur où la survie s'impose, au prix parfois du sacrifice ou du renoncement à des idées. Seuls alors restent des humains bien obligés de cohabiter et c'est toute l'histoire même de cette région qui est ainsi résumée. Profondément optimiste, cette cohabitation apparaît ainsi comme la seule chance millénaire et le seul ciment possible entre nations des Balkans.
(17/06/2019)

 

La bascule du souffle, d'Herta Müller, Gallimard.
Traduit par Claire de Oliveira, La bascule du souffle est le récit hallucinatoire d'un architecte condamné à la déportation dans un camp de l'union soviétique en 1945, juste après la guerre, avec comme seul crime, celui d'être né dans une communauté souabe allemande, établie depuis deux siècles en Roumanie. La " bascule du souffle " est ainsi ce moment où le destin fait pencher la balançoire du mauvais côté. Le mauvais côté est un euphémisme : travaux forcés sans outils, vêtus chichement, nourris de rien, logés dans des baraquements sans chauffage, couchés sur des châlits de bois, le quotidien est une survie. Les cadavres s'empilent par centaines dans les esprits de ceux qui restent. " L'ange de la faim " les taraude, au point de garder quelques misérables miettes de pain sous l'oreiller comme des trésors. La mère d'Herta Müller a connu une telle déportation et, à son retour, s'est murée dans le silence, puis dans la démence à sa vieillesse. C'est pourquoi Herta Müller s'est rapprochée du poète Oskar Pastior (en Notes d'écriture) qui a connu le même drâme et dont les évocations ont nourri ce récit en lui donnant une réalité et une vérité incroyable. Elle évoque par ailleurs cette rencontre et l'écriture de ce livre dans Tous les chats sautent à leur façon (note de lecture du 03/03/2019). Dans mes recherches familiales, j'ai appris aussi qu'un de mes grands-oncles et son épouse, de la même communauté souabe, ont subi le même sort à Gakowa, un camp situé à la frontière avec la Hongrie, à seulement 100 km de l'endroit où ils avaient vécu et qui avait été le berceau de ma famille paternelle pendant 150 ans. Ils avaient plus de soixante ans et n'ont résisté que quelques mois avant de mourir en 1946.
(03/06/2019)

Sarajevo Omnibus, de Velibor Colic, Gallimard.
Tout d'abord, je m'excuse auprès de Velibor Colic (auquel j'ai consacré un article dans cette même rubrique il a quinze jours) de ne pouvoir respecter la calligraphie de son nom, le vieux logiciel Front Page qui me sert à fabriquer Feuilles de route ignore les subtilités de la langue bosniaque. Idem d'ailleurs pour Ivo Andric. Cette fois-ci, si la vie de l'auteur nous est connue à travers son Manuel d'exil (Notes de lecture du 10/05/2019), il entreprend de nous raconter l'élément fondateur à la fois de son pays, mais de l'europe, voire du monde entier, à savoir l'attentat qui eut lieu en 1914 contre l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et qui entraîna la Première Guerre en un mois de temps. Si l'histoire est connue, la manière, à la fois précise et aléatoire, dont Velibor déploie les circonstances de l'attentat est un régal. Pas de certitudes avérées, mais une multitude de personnages gravitent autour, et donnent une perspective complètement romanesque et romancée à ce drâme. Pour qui (comme moi) s'intéresse et creuse cet évènement, les anecdotes concernant la vie de Gavrilo Princip qui tira sur l'archiduc et son épouse, celle de l'inquiétant colonel Apis qui avait fomenté le crime, ou même, la vie de l'architecte qui construisit l'hôtel de ville de Sarajevo (très beau au demeurant) sont des morceaux de choix. Ajoutons-y celles d'Ivan Latinovic, curé de Sarajevo, ou celle de rabbi Abramovicz dont l'auteur indique qu'il a été tué par une balle perdue (pas perdue pour tout le monde, aurait dit mon beau-père). Bref, c'est un livre précieux, il faut monter dans cet omnibus qui mène droit à l'histoire avec sa grande hache.
(26/05/2019)

 

Sérotonine, de Michel Houellebecq, Flammarion.
183 critiques sur Babelio, autant dire que le Houellebecq nouveau était, non pas attendu, mais hégémonique en cette rentrée littéraire. D'ailleurs, moi qui sortait un livre aussi à cette époque (6 critiques sur Babelio), je me suis demandé quelle impolitesse j'avais pu commettre en lisant le titre d'un périodique seulement 4 jours après cette rentrée : " Michel Houellebecq sommé de sauver la rentrée littéraire ".
Passons. J'ai lu quand même le bouquin. D'abord regardons ce qu'en disent les autres, ou plutôt écoutons Le masque et la plume consacré à Sérotonine, émission qu'on a connu moins complaisante : " Il perçoit avant les autres " ; " Il a le don de l'observation " ; " Il sait qu'il est le patron (???) " ; " Personne n'a jamais été aussi loin dans la représentation du réel ". Bref, commentaires de texte qui laissent imaginer dans quel état sera la littérature et la critique lorsqu'on aura réduit à cette simple expression le bac de français (voir en Étonnements).
Personnellement, deux (trois ?) mois après l'avoir lu, j'en garde peu de souvenirs : quelques ricanements devant l'humour grinçant et rare de l'auteur, l'énervement devant la sempiternelle scène de sexe débridée, ici avec des animaux, à croire que tout obsédé textuel ne peut se réaliser qu'à travers de telles collusions, et l'ennui dans la seconde moitié du livre où se délite la vie du narrateur sur fond de sentimentalisme plus proche de la collection Arlequin que de celle de Maurice Nadeau chez lequel était paru son premier livre Extension du domaine de la lutte.
En conclusion, je préfère paraphraser un proche à qui je demande toujours son sentiment suite à une lecture et qui répond invariablement : C'est un livre.
(17/05/2019)

 

Manuel d'exil, de Velibor Colic, Grasset.
Velibor Colic, comme son nom l'indique, n'est pas un autochtone de l'hexagone. L'exil qu'il raconte n'est donc pas un exil hors de France, et notre pays y devient la destination finale. Soldat engagé dans la guerre en Yougoslavie, refusant sa cruauté, Velibor commence ainsi son expatriation. Dans son pays, il se disait écrivain et poète et, tout naturellement, ces compétences le poussent à revendiquer d'emblée le Goncourt : Le concours ? Mais quel concours voulez-vous donc passer ? demande l'agent d'accueil à ce candidat à l'intégration. Manuel d'exil, dont le sous-titre précise " comment réussir son exil en trente-cinq leçons ", est ainsi placé sous le signe de l'humour. D'un côté, un homme cultivé, mais d'une culture différente, essaie de se mêler à la société française qui déploie ses codes, son arrogance et tente de plaquer des idées péremptoires et toutes faites sur la compréhension du monde. C'est fin, drôle (ah ! ce récit où l'apprenti écrivain intervient avec d'autres auteurs chevronnés !). C'est aussi poignant et révélateur du dénuement dans lequel on est lorsqu'on débarque. Je me souviens d'un ressortissant colombien me racontant son arrivée en France, le manque total d'argent et sa mimique désopilante pour expliquer qu'il tentait de ne pas couler et de garder la tête hors de l'eau.
(09/05/2019)

 

Le doux parfum des temps à venir, de Lyonel Trouillot, Actes Sud.
Lyonnel Trouillot est un écrivain haïtien. Il défend une poésie populaire, non pas élitiste, encore moins coloniale, et l'idée que la langue est ingénieuse et peut-être le seul recours gratuit pour lutter contre le dénuement (et combien Haïti s'y retrouve). Le doux parfum des temps à venir est une fable poétique qui répond parfaitement à cette pensée. Une mère, sur le point de s'effacer parle (prie ? écrit ?) à sa fille : c'est à elle, la génération suivante, de continuer le chemin, de poursuivre " le doux parfum des temps à venir ". Rares sont les écrivains à endosser un narrateur de l'autre sexe. Lyonel Trouillot s'y glisse avec authenticité : " Femme je suis / Et ta mère " lance le poème d'une manière magistrale, il n'y a plus qu'à suivre le monologue de cette mère fatiguée qui aura au final peu communiqué avec sa fille, tant l'urgence et les situations difficiles (jamais évoquées mais devinées) auront relégué la parole : " Ayant toujours vécu au bord des précipices, nous nous serons peu parlé, et rarement dans le vrai / De fuite en fuite, nous n'eûmes jamais de paix que le temps de l'escale. / A nos corps fatigués les haltes imposaient le silence ". Cette poésie et cette situation me sont d'autant plus précieuses qu'elles ressemblent à une situation vécue en mai 1945 à Berlin par ma grand-mère et ses enfants et bien sûr, je garde précieusement ces extraits pour m'en inspirer le moment venu dans l'écriture de Y. Ce qui me fait particulièrement réfléchir, c'est l'idée qu'aucune parole n'est apte à rester " dans le vrai ", ainsi que l'indique Lyonel Trouillot : " quel humain peut-il prétendre au juste partage entre le vrai et le faux ", dit-il encore.
Grand merci à la "passionnée de la littérature haïtienne" de m'avoir fait découvrir ce très beau recueil.
(02/05/2019)

 

Les amnésiques, de Géraldine Schwarz, Flammarion.
Géraldine Schwartz a l'avantage d'avoir une sorte de double nationalité, d'avoir étudié et vécu en France mais aussi en Allemagne d'où sa famille paternelle est issue. Son grand-père, installé à Mannheim, à racheté à bas prix une firme à un entrepreneur juif au moment où la montée du nazisme incitait la communauté à fuir et à délaisser ses biens. Une grande partie de la famille en question est d'ailleurs morte à Auschwitz, et c'est un survivant installé à Chicago qui demanda réparation pour spoliation au grand-père Schwarz en 1948. Cette anecdote sert de point de départ à Géraldine Schwartz pour étudier les différentes façons dont nous nous souvenons de notre " participation " à la guerre. Si l'auteur s'attache à dépeindre les mitlaüfer (les citoyens allemands qui " marchaient avec le courant "), elle analyse avec justesse notre éviction française devant cette mémoire embarrassante qu'on a résolu avec simplicité en glorifiant la résistance et en minimisant la collaboration passive et ordinaire. Bref, 75 ans plus tard, nous sommes toujours empêtré dans une mémoire difficile à assumer. Les récents évènements internationaux et européens (Trump, Brexit, montée des nationalismes) montrent pourtant qu'une explication historique demeure nécessaire pour éviter de retomber dans les travers qui ont conduit à la catastrophe guerrière. Livre nécessaire, très bien écrit et équilibré, Les amnésiques retrace à la fois une aventure familiale banale et l'emprise de la grande histoire sur nos vies.
Ajoutons que j'ai eu le plaisir d'assister à un échange organisé par le CNL entre David Diop et Géraldine Schwarz le 5 avril dernier.
(26/04/2019)

 

Retour à Buenos Aires, de Daniel Fohr, éditions Slatkine et Cie.
Bien sûr, j’ai acheté ce livre pour la référence à Cendrars qui figure en épigraphe. Mais aussi par curiosité, pour voir comment l’auteur, que je ne connais pas, réinventait un parcours semblable à celui de l’écrivain suisse qui partit au Brésil dans les années 1920. Le héros du livre voyage  avec son oncle, un aviateur décédé et réduit maintenant à un petit tas de cendres dans une urne. Il embarque ainsi avec l’urne dans un cargo semblable au Formose de Cendrars, sauf que les cargos de nos jours sont de gigantesques plates-formes à containers. Au fils des pages, à la faveur d’une correspondance, on s’aperçoit que le regret de l’aviateur était de n’avoir pas pu suivre sa fiancée jusqu’à Bueno Aires, d’où la raison de ce périple. J’ai apprécié la lenteur du récit, les relations et les maigres péripéties avec les marins de ce Formose reconstitué. Je me suis perdu dans les lettres de l’aimée, à terre dans les escales, dans la quête d’un endroit où déposer l’urne. Comme quoi, dés qu’on pose le pied sur la terre ferme, tout se dérobe. Restent en mémoire les images que Daniel Fohr a créées : le pont du cargo inondé de soleil, la géométrie invariable des containers, bref, l’aventure immobile de la lecture, comparée à ce navire qui avance lentement : belle allégorie de la littérature et c’est pourquoi c’est bien.
(15/04/2019)

 

La belle n’a pas sommeil, d'Éric Holder, Seuil.
Dernier roman d’Eric Holder, La belle n’a pas sommeil est paru à la rentrée de janvier 2018. Comme toujours avec les histoires d’Holder, l’aventure arrive à pas de loup, l’amour se présente sans tambour ni trompette, il n’y a pas de scène de sexe débridées à la Houellebecq, les humains savent rester humains, humainement doués de sentiments qui oscillent entre douceur et résignation, humour et tendresse. L’histoire d’amour qui se tisse entre un libraire d’occasion et une conteuse opportuniste est ainsi a peine esquissée dans un cadre qui devait être celui de l’auteur, retiré dans la campagne bordelaise. Avant, il avait situé à Montmirail dans la Marne l’intrigue de Mademoiselle Chambon dont j’avais à la fois adoré et le livre et le film, les deux tout en délicatesse (j’emploie cet adjectif avant qu’il soit passé de mode et transformé en gros mot). J’en avais fait une note de lecture et une note d’écriture le 13/06/2016. Pour en revenir au dernier livre, notons que la (véritable) belle (qui) n’a pas sommeil, la compagne d’Eric Holder a disparu un peu avant lui. De lui et d’elle, il reste cet hommage.
(02/04/2019)


Lire Zola au XXI° siècle,
sous la direction d’Aurélie Barjonet et Jean-Sébastien Macke, Classiques Garnier.
Ce recueil constitue les actes du colloque de Cerisy qui eût lieu du 23 au 30 juin 2016, colloque auquel j’ai eu l’honneur d’être invité. A ce titre, un chapitre retrace l’entretien que j’avais eu avec Aurélie Barjonet, moi tout intimidé devant le public de spécialistes de Zola (voir Notes d’écriture et Webcam du 04/07/2016). En fait, le dernier colloque concernant Zola dans ce prestigieux Centre culturel international avait eu lieu en juillet 1976, il y a quarante ans de cela (j’allais avoir 18 ans, on venait d’enterrer mon grand-père paternel un mois auparavant). Très justement, ce nouveau colloque rend hommage au précédent, non sans humour, en précisant le contexte de l’époque, marqué par le structuralisme et la pensée marxisante. On mesure aussi combien lors de ce premier colloque, les intellectuels français spécialistes du naturalisme étaient encore bien réducteurs dans leur approche. Ainsi, cette introduction est nécessaire pour clarifier les enjeux de cette nouvelle étude, clairement résumée dans le titre même : Lire Zola au XXI° siècle. Parmi les interventions toutes passionnantes qui forment ces actes, citons les témoignages des descendants de Zola et Dreyfus, particulièrement émouvants et cherchant à retracer très justement quel est leur rôle forcément modeste de témoins privilégiés mais aussi garants de « l’image » des deux hommes. Citons aussi le captivant article « L’excès de réalité », judicieuse analyse très bien fouillée, qui nous en apprend beaucoup sur Flaubert lisant Zola et sur les relations entre les deux écrivains. Un article traitant de la longueur des chapitres de l’œuvre monumentale de Zola aurait pu se contenter d’une approche statistique et marginale, mais là aussi, l’analyse fine propose des pistes de réflexion intéressantes. Parmi les auteurs « héritiers » de Zola, le dialogue entre Dominique Manotti et Fabrice Humbert est également galvanisant. Bref, ce recueil est, sans nul doute, appelé à rester sous la main, tant l’envie est grande de relire un des articles le composant.
(25/03/2019)

 

Histoire de ta bêtise, de François Bégaudeau, Pauvert.
"TA" bêtise, la tienne : c’est peu dire que ce livre est volontairement provocateur. L’histoire donc de ta bêtise (pas la mienne, hein) est racontée au fil des phrases percutantes d’un pamphlet qui tourne et retourne les marques, signes et manifestations de la bêtise, en l’occurrence politique, l’obligation morale du vote, le nécessaire compromis, l’art de l’eau tiède et du raisonnable, questions qui sont toujours salutaires. On retrouve donc dans ce livre les thèmes chers à François Bégaudeau, l’anarchie, le joyeux bordel, ce mélange de Brassens et de René Fallet libertaires, voilà pour le côté sympathique. Pour le côté crispant, le discours se perd dans une rhétorique rebattue, la haine du bourgeois, s’égare dans une autocritique digne de la révolution culturelle chinoise : Oui moi aussi, je suis un nanti, je possède un appartement dans la capitale… Tout cela empêtré dans des justifications fastidieuses et ramenées à des concepts intellos. Au final, on n’a tendance à ne retenir que ce portrait caricatural et parisien de l’écrivain ou artiste de gauche. Bref, le peuple, dont François Bégaudeau souligne la méconnaissance propre à « ton » référentiel de bêtise, s’est perdu en route et devient, comme le bourgeois, une notion abstraite. Pour moi qui vis en province, fils de chauffeur-routier et de vendeuse en boulangerie, avec ma sœur qui vend des cigarettes électroniques et des bijoux sur les marchés, ce discours dans le style de Céline ne provoque qu’un seul questionnement décalé : dois-je retirer mon pin’s du Lions club du revers de mon veston ?
(17/03/2019)

 

 

La conquête des îles de la terre ferme, d’Alexis Jenni, Gallimard.
Probablement que la quatrième de couverture, le titre digne d’un roman de Jules Verne m’auront attiré. Nul doute que l’histoire de Cortez aura achevé de me convaincre : depuis longtemps, Cortez The killer est ma chanson préférée de Neil Young, j’en collectionne même les versions et les reprises. Et puis je garde d’Alexis Jenni l’excellent souvenir de L’Art français de la guerre, Goncourt 2011 si mérité, la aussi, un monument avec ses 650 pages (voir l’identique envie d’un très gros livre en Notes d’écriture cette semaine). La conquête des îles de la terre ferme est plus modeste, plus de 400 pages tout de même, et une distance suffisante pour retracer l’épopée de l’espagnol Cortez qui voulut Montezuma et son or. Raconté par Innocent, son secrétaire, l’histoire de cette conquête a le mérite de mêler les destins individuels et grandioses, de raconter batailles et complots. Un vrai roman d’aventures, raconté au passé-simple et à l’imparfait comme il se doit, avec des couleurs, des adjectifs, du rythme et de la langue.
(11/03/2019)



Tous les chats sautent à leur façon
, d'Herta Müller, Gallimard
.
C'est un livre d'entretien conçu avec l'éditrice viennoise Angelika Klammer. On en apprend plus sur Herta Müller, que le Nobel de littérature a légitimé en 2009. Comme souvent, la nomination d'un auteur inconnu du Landerneau a suscité des étonnements, voire des incompréhensions, qui ne sont finalement que le reflet d'une indifférence crasse de la littérature française envers ses contemporains internationaux. Si je m'intéresse à Herta Müller, après Ivo Andri?, également Nobel de littérature en 1961 (voir note de lecture du 17/12/2018), c'est parce que tous les deux sont originaires d'une région qui m'intéresse. Herta Müller, a vécu à peine à trois cents kilomètres du berceau familial paternel. De culture souabe, elle a vécu dans l'héritage de la colonisation allemande du XVIIIème siècle qui s'est répandue le long du Danube, entre Hongrie, Roumanie, Serbie et Croatie. On mesure d'ailleurs à la lecture de ces entretiens combien cette minorité de culture germanique a été persécutée après la Seconde guerre mondiale. La mère d'Herta Müller a été internée dans un camp et la peur a longtemps régné dans cette communauté. L'écrivaine a été à son tour inquiétée par les autorités roumaines avant qu'elle ne parvienne à immigrer en Allemagne.
(03/03/2019)

 

Les amis de l’Ardenne, décembre 2018.
Grand plaisir à évoquer cette revue une fois de plus puisque j’y figure sous la forme d’une nouvelle (Sedan-Charleville) où j’évoque la course à pied mythique, une des plus ancienne, créée en 1906 et que j’ai couru à deux reprises. Et aussi parce que je côtoie des écrivains que j’admire, comme Franz Bartelt, Michel Bernard et Gisèle Bienne. Ce numéro de Noël 2018 était ainsi dévolu aux nouvelles, genre fictif peu représenté en France mais qui sied pourtant si bien aux revues telles que Les amis de l’Ardenne. Si Franz Bartelt raconte en deux pages les tribulations d’un ardennais imaginaire parcourant le monde, Michel Bernard enjolive un souvenir bucolique du temps où il était sous-préfet dans la région. Gisèle Bienne nous gratifie d’un joli conte quel a écrit en partie dans une chambre d’hôtel à Charleville (et souvenir pour moi d’une pareille virée de travail avec nuit incluse à proximité de la place Ducale où un carillon m’avait réveillé toutes les heures). D’autres auteurs ont pareillement répondu à l’exercice : Alain Dantinne, Serge Frechet, Géraldine Jaujou, Albert Moxhet et Béatrice Paillet. C’est le moment d’aller réclamer chez votre libraire habituel la fameuse revue, vous ne serez pas déçus. En prime, deux huiles sur toiles de Dominique Dauchy pour la couverture dans un élan romanesque tout aussi intrigant.
(25/02/2019)


Pléiade de Pléiade, Gallimard.
Récemment, à la suite d’une mauvaise commande de ma progéniture attentionnée, j’ai dû faire échanger deux volumes Kafka de la Pléiade de chez Gallimard, parce que je les avais déjà. Et c’est de ma faute : je n’avais pas tenu à jour ma liste d’ouvrages de cette collection prestigieuse. Car c’est devenu un rituel : si on veut me faire plaisir pour mon anniversaire ou toute autre occasion, on m'offre un volume d’œuvres complètes d’un auteur qui m’intéresse. Les rubriques de FdeR ont parfois témoigné du cadeau reçu (fête des pères en Webcam le 23/06/2004), mais d’une manière générale, mon anniversaire tombant pendant la trêve estivale, j’en fais rarement état. J’ai cependant dû pousser les rayonnages de la bibliothèque, car, l’âge aidant, je dispose des auteurs suivants, par ordre alphabétique : Andersen, Simone de Beauvoir, Casanova, Céline, Cendrars, Paul Claudel, Cocteau, Duras, Faulkner, Flaubert, Garcia Lorca, Gracq, Hugo, Joyce, Kafka, Kundera, London, Maupassant, Montaigne, Perec, Pessoa, Rimbaud, St John Perse, Sarraute, Claude Simon, Tanizaki, Tolstoï, Tournier, Verlaine.
Samedi dernier, à la librairie Rimbaud (voir note d’étonnement de cette semaine), un client déclarait ne pas aimer la Pléiade parce que les pages sont trop fines : mais c’est le charme justement ! En plus c’est beau et la reliure sent la colle aux amandes.
(11/02/2019)


Un étrange pays
, de Muriel Barbery, Gallimard
.
J’ai tout lu de Muriel Barbery : Une Gourmandise (note de lecture du 18/10/2000), L’Elégance du hérisson (note de lecture du 19/09/2006), La Vie des elfes en 2016 (sans note de lecture) et donc maintenant Un étrange pays qui est une suite de La Vie des elfes. Dire que Muriel Barbery désarçonne le lecteur est peu de chose : oui, elle cabre le cheval de la littérature et les cavaliers des lettres que nous sommes sont peu habitués de se retrouver les quatre fers en l’air. On aime bien qu’un auteur à succès trace son sillon, on aime bien être rassuré, on aime l’entre-soi (et j’imagine que, dans La grande librairie, la réflexion d’Éric-Emmanuel Schmitt qui signalait l’agrégation de lettres et Normal sup en point commun a dû l’énerver...). Parce qu’en fait, Muriel Barbery n’est pas bonne copine : elle se laisse oublier pendant des années, change de cap vers des romans proches du Fantasy au lieu de rebattre les cartes d’un succès assuré par une suite à L’Élégance du hérisson. Ceci dit, elle aurait pu flouer le lecteur en intitulant son livre La Grâce de l’écureuil, puisque c’est une des apparences que peuvent prendre les elfes de son roman et notamment le valeureux Pétrus, plus à l’aise avec une bouteille de Bourgogne qu’avec les figures éthérées des anges et différents farfadets qui évoluent dans un monde parallèle au nôtre. En fait, le problème vient des lecteurs et non pas de l’auteur : soit, il y a des elfes, on ne retient que cela, alors que l’humour de Pétrus est proche du truculent René Fallet de La Soupe aux choux (y-a-t’il une différence entre les extraterrestres de ce roman-culte et les elfes ?). Soit, il y a de la brume, du thé, des apparences fuyantes et une bataille dont on ne comprend pas les tenants et les aboutissants (mais comme dans toutes les guerres). Et si en fait, l’idée du romanesque était simplement poussée à son paroxysme dans La Vie des elfes et maintenant Une étrange histoire ? Et si la tension que tous les romanciers cherchent à atteindre se trouvait au bout de cette quête sans trêve, dans une certaine idée de la beauté et de l’esthétisme ? Ce qui me conforte dans l’analyse d’un romanesque poussé dans ses retranchements, c’est la façon dont les évènements fictifs de cette guerre des elfes se complètent avec de véritables dates historiques : le choix de l’année 1938, les alliances et la préfiguration de la chute ne sont pas innocents au regard de l’histoire. Si peu de critiques ont insisté sur cet aspect primordial : un roman est d’abord écrit sur un terreau de réalité, même lorsqu’il s’agit d’elfes. Ainsi, ce livre vaut mieux qu’une lecture superficielle, il est plus profond et remet probablement les pendules de la littérature à l’heure. Muriel Barbery trouve ici une remarquable manière de signifier que le succès de tout livre (et donc de L’Elégance du hérisson) est un malentendu et que seul compte la recherche authentique de pourquoi on écrit un roman plutôt que rien.
(04/02/2019)

 

Avec toutes mes sympathies, d’Olivia de Lamberterie, Stock.
Olivia de Lamberterie, on la connaît (enfin pas personnellement, même si un jour je l’ai aperçue de loin dans un salon du livre Fnac à Paris auquel je participais) : elle tient la rubrique livres dans Elle et sur Télématin que je regarde régulièrement (plutôt en vitesse en avalant mon café). Bref, c’est une journaliste littéraire qui vient de remporter le Renaudot catégorie essai pour Avec toutes mes sympathies.
Ce titre est un renvoi à l’expéditeur, donc aux auteurs, qui comme moi, lors d’un service de presse, adressent un livre aux journalistes spécialisés, avec une formule de cet acabit (personnellement, c’est plutôt Bien amicalement que j’utilise le plus). Elle y raconte sa passion pour les livres, mais surtout le moment où son frère à tragiquement disparu. Ce qu’il y a de réussi, c’est la manière de mêler cette vie de lectrice littéraire avec l’impérieux désir d’entrer dans l’arène et d’endosser le costume de gladiateur de l’écrivain : voilà c’est fait. Reste la douleur de l’absence du frère car les livres ne peuvent pas tout.
(28/01/2019)

 

Traces, de Philippe Delerm, Fayard.
De temps en temps, passant le long d’une des bibliothèques de la maison (là, c’était celle de la chambre), je repère un livre oublié, ou coincé entre les autres, ou peut-être même surgi dans les rayonnages par génération spontanée : la semaine dernière, c’était Traces de Philippe Delerm, courts textes qui s’appuient sur des photographies de Martine Delerm (épouse ? mère ? fille ?). Je le feuillette et tombe sur la photographie d’un sapin enrobé dans du scotch et délaissé sur un trottoir, attendant probablement la tournée des éboueurs. Le texte s’appelle À dégager. Ayant « dégagé » le mien à la déchetterie deux jours plus tôt, j’en décide d’en faire une note d’Étonnement pour FdR…
Et c’est là que j’embraye sur une
note de lecture, car je m’aperçois que je n’ai jamais évoqué ce livre, même s’il apparaît dans une liste d’ouvrages acquis il y a dix ans via Amnesty (Note de lecture du 17/10/2008). Bref, je lis sur ma lancée tous ces courts textes, chacun étant complémentaire d’une photographie (de l’épouse ? mère ? sœur ? En fait, c’est sa femme). Les photographies sont esthétiquement très belles, gros plans pour la plupart, ou plutôt focalisation sur un élément du décor que le texte vient expliciter en contrepoint. On est évidemment en plein dans la matière qu’affectionne Philippe Delerm, instantanés et instants minuscules de nos vies, réflexions fugitives ici sur une vieille affiche décollée, là au sujet de la table usée d’un bistrot, là encore sur un graffiti, une plaque de rue, une vieille enseigne. Ce sont des scènes urbaines pour la plupart, de celles qui vous arrivent à l’improviste lorsqu’on déambule et qu’on oublie très vite en poursuivant nos pensées. On regarde une trace d’avion dans le ciel, un feu rouge qu’un quidam a décoré en forme de cœur lorsqu’il s’allume, deux rails oubliés au fond d’une cour et qui ne mènent plus à rien. En fait, ce sont nos traces humaines, dérisoires, dont on a oublié parfois le pourquoi ou qui subsistent par habitude, comme la tradition du plat du jour dans un restaurant. C’est un livre qui se lit vite en moins d’une heure et on reste après dans la même léthargie rêveuse d’un dimanche après-midi : et pourquoi Philippe Delerm n'a-t-il pas terminé son livre sur cette mise en abyme, agrémentée d'une belle photo d'un livre refermé sur l'accoudoir d'un vieux fauteuil en cuir ?
(21/01/2019)


La Robe blanche, de Nathalie Léger, P.O.L.
La robe blanche en question est une robe de mariée, celle de l’artiste italienne Pippa Bacca qui avait décidé de relier en auto-stop le Moyen-Orient pour y promouvoir la paix en arborant cette robe comme symbole. Hélas, elle fût assassinée en Turquie en 2008. Nathalie Léger a eu la bonne idée de vouloir écrire sur ce sujet. Ce court récit, tout en délicatesse, ne se contente pas de retracer l’aventure de l’artiste, il implique aussi la narratrice qui se prend de passion pour ce sujet et désire en faire un livre. Cette mise en abîme originale a le mérite de détourner le fait divers et de le rendre plus terrible encore en le mêlant à la banalité parfois violente de nos vies : en parallèle, la mère de la narratrice qui a vécu une séparation douloureuse demande à sa fille d’écrire un livre sur elle pour la venger.
Je cite ce passage étonnant de La Robe blanche pour moi qui vient de lire Le Pont sur la Drina d’Ivo Andric dont l’histoire se passe à
Višegrad : «[…] a-t-elle vu le mémorial bosniaque du génocide à Višegrad, la stèle où le mot «génocide» gravé en relief dans la pierre a été buriné par les uns puis rajouté au feutre par les autres ? Posant la question, je ne cherche qu’à comprendre ce qu’elle a voulu faire : a-t-elle vraiment pensé que la traîne de sa robe pouvait effacer l’horreur ? Mais pourquoi avoir l’air de le lui reprocher ? ».
Questions éternelles sur la violence, aucune réponse bien-sûr, mais ce n’est pas une raison pour oublier Pippa et surtout la beauté du combat symbolique qu’elle voulait mener.
(14/01/2019)

 

 

Doggerland, d’Elisabeth Filhol, P.O.L.
Elisabeth Filhol est l’un des écrivains que j’apprécie le plus. Auteur de peu d’ouvrages (celui-ci est le troisième), elle met dans la rédaction de chacun d’eux une passion extraordinaire et une persévérance peu commune. Tous sont argumentés, ont fait l’objet de longues recherches préalables, et rien dans son écriture n’est laissé au hasard. Doggerland bien entendu n’échappe pas à cette règle et chaque lecteur devrait s’en souvenir en abordant les 350 pages de ce récit (le plus long qu’elle ait écrit) : savoir que 4 ans de labeur ont été requis, que les fragments nécessaires à sa rédaction étaient trois fois plus nombreux, qu’une visite sur place a été essentielle.
Doggerland en effet est une terre disparue, qui fût située entre l’Angleterre et le Danemark. Habitée par des hommes préhistoriques, elle a été soudainement immergée. Il en reste des traces qui apparaissent à chaque grande marée, souches d’arbres, mais aussi os d’animaux et d’humains que des pêcheurs remontent régulièrement dans leurs filets. Les hauts fonds qui attestent de l’île servent de bases d’amarrage pour les nombreuses plateformes pétrolières de la mer du Nord. Ce contexte à la fois ancien et moderne, de civilisation disparue et de libéralisme actuel ne pouvait qu’inspirer Elisabeth Filhol, attachée aux doubles enjeux des ressources de la planète et de la survie des humains depuis Central, basé sur l’exploitation nucléaire, mais aussi avec Bois II, qui retrace l’aventure industrielle de la métallurgie en commençant par l’ère primaire qui ouvre le récit. Chaque livre en revanche est une fiction et la part romanesque emporte ces histoires car le roman est toujours la meilleure démonstration qui soit de la destinée humaine.
Pour Doggerland, l’intrigue concerne plusieurs géologues que l’université a réuni, notamment l’anglaise Margaret qui se consacre aux recherches sur le Doggerland et le français Marc qui a rejoint comme beaucoup après ses études l’industrie pétrolière, grande pourvoyeuse d’emploi et de belles carrières à accomplir. Un colloque sur l’impact environnemental de la production d’hydrocarbures dans cette région les regroupe à nouveau tous les deux vingt ans plus tard. L’histoire bascule ainsi des temps immémoriaux vers des vies simplement humaines. Il faut retenir l’adresse avec laquelle Élisabeth Filhol dans un tour de force extraordinaire creuse chaque strate de son récit, mettant à jour, phrase après phrase nos contrariétés, expliquant avec précision un passé vieux de plusieurs dizaines de milliers d’années et révélant dans l’instantané du présent nos sentiments. Le livre se dévore de bout en bout avec émotion et le tout dernier chapitre est inattendu et magnifique.
(07/01/2019)