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Étonnements 2010 Avec mes enfants, à lépoque où nous partions en vacances
avec une drôle de caravane, nous appréciions
un jeu qui sappelait « manger juste ». Il fallait tirer des cartes et
composer un repas équilibré avec protides, lipides et glucides en quantité suffisante
sans être trop excédentaire. Je me souviens que lentrée avec des radis, le plat
principal composé de carottes à la crème et de foie de génisse grillé, le dessert
appétissant de fraises au sucre emportait nos suffrages et la partie par rapport à
lassiette de charcuterie, les chips, la choucroute et les gâteaux à la crème.
Dans la réalité, et surtout en période de fêtes, lattrait des repas à tendance
à sinverser. Et puis les enfants ont cédé la place à de jeunes adultes plus
enclins aux plaisirs de la table, heureux aussi de se retrouver et de partager les
trouvailles culinaires de leurs vies détudiants. De retour à la maison pourtant,
lordre établi autrefois est resté souvent le même : je me mets aux fourneaux
par habitude, avec parfois quelques contestations culinaires, mais la règle tacite veut
que celui qui cuisine finisse par imposer le repas, dautant que, dans la plupart des
cas, il aura acheté en prévision de ses idées. Sauf pour le repas de dimanche dernier,
une poularde acquise presque sur un coup de tête sans savoir comment il fallait
laccommoder. Où plutôt il y avait deux manières : lune en laissant
revenir dans lhuile la volaille découpée comme un poulet, lautre en la
laissant entière pour la faire bouillir façon poule au pot. La deuxième solution a
été adoptée par trois voix contre une mais le résultat a obtenu
lunanimité : le plat était délicieux, accompagné de riz mijoté au
bouillon, lensemble nappé dune sauce à la crème. Je ne suis pas un
cuisinier très rigoureux et si je minspire de recettes surtout pour connaître dans
les grandes lignes la marche à suivre et les temps de cuisson, je transgresse souvent les
ingrédients, en retire, en rajoute, compose un patchwork de plusieurs méthodes. La
poularde en question a été ainsi élaborée comme une poule au pot traditionnelle mais
la sauce était issue dune idée de Jean-Pierre Coffe, puisée dans livre de cuisine
dédicacé à mon fils par lauteur (si, si : nous étions voisins au salon du
livre du Mans). Je ne sais pas pourquoi je raconte tout cela dans cette note
détonnement, cela na que peu dintérêt, hormis oui, létonnement
que jai à me remettre à cuisiner dans des occasions devenues assez rares, vacances
en commun, les inévitables pâtes ou les gratins daubergines en Sicile, les plats
dhiver, raclette ou saucisses au chou préparés sur le pouce à loccasion.
Quand nous sommes deux, un plat cuisiné tout prêt suffit et quand je suis seul, il
marrive doublier de manger ou de men désintéresser. Manger juste prend
alors la signification de juste manger et linstant partagé autour de la nourriture
se réduit à peau de chagrin et de saucisson. Le choix des plats, lambiance, la
signification du partage est finalement assez variée dans lacte de manger et le
luxe nest pas forcément où on lattend : si je me souviens davoir
été deux fois à Saulieu, chez Bernard Loiseau, parmi mes souvenirs préférés figure
un repas de nouvel an frugal et à base de riz au Yémen. Juste manger, on le voit,
nest pas dans les habitudes françaises et nos hôtes au Yémen, comme dans tous les
pays où la nourriture nest quun moyen de subsistance, ne comprenaient pas ces
touristes qui séternisaient à table. Je ne sais pas pourquoi je raconte tout cela
et cest justement létonnement de mapercevoir combien laction de
manger est variable dun jour sur lautre, allant du dégoût et de la
précipitation denfourner nimporte quoi à la dégustation la plus raffinée,
alliant le cadre aux mets comme dans ce relais de chasse en plein Paris évoqué en note
décriture la semaine dernière. Cest donc plutôt dans la joie que
jéprouve de me poser avec dautres, de marrêter un instant dans la
course des jours que je trouve sans doute lintérêt de ces pauses culinaires,
petits déjeuners des dimanches quand nous sommes tous réunis, repas improvisés comme
lannée précédente avec ces cousins venus bricoler chez moi, spaghettis bolognaise
pour tous, ou plus ancien, le pot organisé après avoir rameuté du monde pour monter un
piano au premier, ou plus récent, simplement partager une bière avec ces voyageurs
inconnus qui, comme moi, étaient sans place à bord dun TGV. Le mot
« convivialité », qui correspond sans doute le mieux ménerve
cependant, tant il est dévoyé, de la même manière que lexpression « créer
du lien social ». Je préfère ladjectif « ensemble », utilisé de
multiple façon, manger ensemble, boire un café ensemble, sassoir ensemble et ce
qui est le plus important, se regarder, se taire, discuter, sourire, être bien ensemble.
Je naime les canapés et les sofas que pour cette fonction, je déteste ceux qui
sont tournés devant les téléviseurs, alors sasseoir, oui, nimporte où et
juste manger, juste se sentir en ressemblance avec dautres, mastiquer et parler,
avaler des saveurs, dire des mots, caresser des mets, délivrer des sens, sentir des
livres dans sa bouche, porter quelque chose dhumain en soi.
Love in vain résume peut-être tout ce que les Stones
doivent à leurs racines, Bo Diddley et le blues de Chicago (en fait simplement
l'héritage électrifié du Mississippi) comme Keith se plait à le rappeler dans Life,
constituant au début de leur carrière leur seule prétention, installer cette musique à
Londres, devenir la référence de ces riffs au pays de la Reine et combien ce rêve des
gamins de Dartford pouvait représenter comme aboutissement ultime au sortir des sombres
années d'après-guerre. Alors oui, Love in vain de Robert Johnson, ça pouvait
représenter tout un symbole, par la personnalité même de celui qui l'a créé (on
suppose), va-nu-pieds du delta du fleuve, aussi démuni que les poulbots de la banlieue de
Londres. Mort de manière louche et indéterminée à vingt-sept ans (le premier à
rejoindre le club des 27, bien avant un autre Rolling Stones, Brian Jones, et Jimi
Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain
), il a en tout cas enregistré,
seule chose dont on soit sûr, la première version de Love in vain en 1937 et c'est déjà
scander le rythme avec les cordes basses de la guitare, tapant du pied ou du plat de la
main sur le bois, tout ce qu'on imagine restitué dans les grésillements de
l'enregistrement, la paume rêche, les chaussures fatiguées, la voix étrangement
perchée dans ses trémolos, une pâte sonore étalée à la face du monde, de la même
manière qu'à la même époque, Picasso couchait sous une peinture monochrome son blues
de Guernica. Il était bien naturel que les Stones reprennent ce standard, ralentissent le
tempo, y rajoutent des arpèges, parfois de la guitare slide ou l'harmonica de Mick Jagger
dans ma version
préférée. Bien naturel aussi que je m'y essaie, juste reprendre la poignée
d'accords, sur la Morris acoustique, là où ils sonnent le mieux, ou sur la PRS
électrique avec un son saturé (tiens je n'ai pas essayé sur la Fender made in USA). La
difficulté est de chanter en même temps et le travail de groupe des Stones vole alors en
morceaux, il faut choisir au plus simple comme la version solo d'Eric
Clapton mais, quoi qu'il en soit, le blues a cette manière de ne souffrir aucune leçon,
juste tenter d'en sortir la mélancolie et pour cela, pas de schéma prédéfini, les
trucs compliqués sont à ranger dans les manuels, il faut gratter les cordes en essayant
de garder ce balancement inimitable des voyages, le dandinement de la marche, la cadence
des rails, le tangage infini des bateaux, tout ce qu'on laisse derrière, tout ce qui
mène aux présents incertains, aux avenirs improbables. Les paroles de Love in vain
sont simples, c'est du Beckett, tout est contenu dans les creux et les silences. Mon
accent anglais étant désopilant, cela ajoute à ma difficulté d'interprétation, la
tonalité étant un peu haute pour moi, j'opte souvent pour une voix de basse et pour une
traduction simpliste en français dans le mouvement universel du blues. C'est une bluette
d'amour sans espoir : simplement dire que " lorsque le train a quitté la gare avec
ses deux lumières derrière, la lumière bleue était mon amour et la lumière rouge mon
esprit ".
Ils habitaient Sarajevo. Cest son mari qui est parti le
premier. Il fallait préparer la fuite de toute la famille. Cétait en 1990, au
début de cette guerre.
Mirador en béton brut et gris, muraille glabre comme une joue rasée
de frais. Parking et arbres malingres. A distance suffisante, les enseignes Kiabi, le
garage Citroën. Tout est propre et neuf. Traverser lallée de graviers (tout-venant
grossier qui colle aux semelles). A lentrée, une femme blonde, manteau long, mains
dans les poches, un sac de linge propre posé à ses pieds. Parler devant la vitre opaque
qui reflète nos visages. Puis on glisse les cartes didentité dans le tiroir qui
sort du mur. Voyant rouge. Attendre. La femme blonde reste à distance, plis soucieux au
front, regards glissés vers elle. Voyant vert. Nous entrons. La femme blonde reste dans
le froid, à lextérieur. Premier malaise. Premier sas. Puis le tapis roulant pour
déposer les sacs, les manteaux, comme à laéroport. Sonner en passant le portique.
Sonner plusieurs fois. Délesté au final de la ceinture, des chaussures, de la montre
pour ne plus sonner et pouvoir passer. On prend un casier commun pour déposer les
affaires. Les téléphones-portables des visiteurs sont
interdits dans lenceinte. Tout est propre et neuf, aucune affiche pour ces
consignes, la vigilance suffit. Deuxième sas. Voyant rouge, voyant vert. Entrer. Courette
de grillage, hauteur quatre mètres. Bâtiment administratif. Leffort fait pour les
barreaux aux fenêtres, de longueurs différentes, artistiquement agencés. Voyant rouge.
Voyant vert. Entrer. Traverser un couloir. Sortir. Autre courette grillagée. Grands
bâtiments de part et dautres. Toit peint en bleu, murs jaunes comme un centre de
tri postal. Traverser. Remarquer deux coureurs au loin devant une pelouse gelée. La buée
de leurs souffle. Rejoindre une grille. Voyant rouge, voyant vert. Traverser un couloir,
prendre un escalier, monter. Autre couloir. Presque personne, de rares gardiens bleus. Un
type aussi, mine patibulaire (cen est un ?) qui sarrête devant des
barreaux peints en blanc, attend quon lui ouvre. Pour nous cest un autre
couloir, une autre grille. La clé qui louvre est attachée à un anneau. Éclairs
du métal, tintements. Le trousseau est relié à la ceinture de luniforme par un
cordon extensible de type téléphonique. Des portes de part et dautres du couloir
qui suit. Certaines sont étiquetées. Sur une delle, cest écrit
« salles de cultes » et juste en dessous sur la même affichette
« salles de cours ». Plus loin, une porte ouverte sur une pièce assez petite,
quelques chaises alignées comme pour une mini conférence quon remarque dés
lentrée. Cest là. A lintérieur, des étagères, quelques livres, des
BD, le bibliothécaire (un détenu) se tient derrière son ordinateur. Trois personnes
sont déjà installées sur les sièges. Elles se lèvent. Poignées de main. Retour aux mots sauvages est exposé sur une petite
table, légèrement ouvert pour quil tienne debout sur la tranche. Dautres
chaises à proximité de la petite table. Nous choisissons, posons les manteaux, marquons
nos places. Restons un instant debout. On parle des livres à venir, des nouveaux locaux.
Tout est propre et neuf. On attend encore quelques personnes. Massois, me trouve
trop loin, voudrais mapprocher, finalement reste. Deux autres encore qui arrivent.
On peut commencer. Quelques mots de présentation de qui nous invite. On parle de la
sélection du Goncourt. Certains ont lu le livre, dautres non. Parler de
lidée de départ alors, assez longuement, développer lhistoire de ce
roman. Un dernier participant arrive, sexcuse du retard, sassoit. Continuer
puis, très vite les premières questions. Comment agit le personnage ?
Pourquoi cette résignation ? A gauche, un grand blond à barbe fine parle de
laliénation du travail, relayé par son copain da côté un brun aux cheveux
ras. Paroles intelligentes, remarques sensées, expression sans faille, directe. Alors on
échange. Revenir au livre, les intentions, le but, lhistoire. A droite, un gars aux
yeux très clairs apostrophe : non ce nest pas un roman, il la lu.
Dailleurs il a tout lu, sept mille livres (dira-t-il plus tard) depuis 1979 (date de
son enfermement ?). Échanges encore, explique mon point de vue. Le type à
larrière, le retardataire, pantalon bleu de travail, visage épais : Moi aussi
je lai lu, je me suis emmerdé, il ne se passe rien. Les deux jeunes du premier rang
rigolent, haussent les épaules, interviennent à nouveau. Les conversations se lâchent.
On se répond, eux et moi, moi et eux ensemble mélangés. On se comprend, on affûte
chacun ses arguments. Bonheur de la conversation. Pêle-mêle, le boulot, la société la
déshumanisation, labrutissement de la télé. Cest vif, franc. Le brun du
premier rang tente plusieurs fois : nous, en détention. Il y a lextérieur,
ils sont à lintérieur, et le roman, où se situe-t-il ? On parle suicides
puis quil en est question dans le livre. On compare : cinquante en deux ans
dans lentreprise dont il est question, cent par an dans les centres pénitentiaires.
Il dit quil est parti récemment en « perm » (ce langage de bidasse
comme si ici nétait quune caserne), son étonnement devant les gens rivés à
lécran de leurs portables. Le retardataire évoque son passé de cocaïne, le
Maroc, un besoin de trois cent euros par jour (à ces mots, celui qui ne dit rien au fond
visage douvrier fatigué - répondra que certains tiennent un mois avec
ce sera ces seules paroles). On rebondit, on reparle de la société.
Lextérieur fantasmé, lintérieur contraint, admis. Puis lhomme aux
yeux clairs, celui qui a lu sept mille livres veut revenir au roman, quelles sont les
sources ? De qui il se réclame ? Beckett et Proust sinvitent dans cette
petite salle où tout est propre et neuf. Il montre un poème quil a écrit, une
prouesse de rimes et de contraintes en miroir. Tout le monde se lève, la salle devient
trop petite pour tant de choses à dire. Celui qui a tant lu, le blond et le brun qui
évoquent la facilité des médicaments propres à endormir les prisonniers les plus
récalcitrants, le retardataire perdu dans ses souvenirs du Maroc, celui qui ne dit rien
comme un vieil ouvrier fatigué, le détenu missionné du rôle de tenir la bibliothèque
et qui parle très vite dune voix haut perchée. Le temps passe, éclate contre les
parois. La rencontre devait durer une heure, on a dépassé de quarante minutes. Alors il
faut prendre congé. On serre les mains. Poignes un peu plus franches, tenues un peu plus
longuement. On allonge des discussions. Le blond à barbe fine félicite une des
participantes pour sa bague originale : il faut mesurer à cet instant précis, tout
ce que nous représentons dextérieur dans cet univers propre et neuf, carcéral et
sans surprise. Dernières conversations avec le brun à cheveux ras : on comprend
quil est enfermé depuis 1998, mais une famille, un bon moral, ça touche à sa fin.
Il dit quà son retour de « perm », à retrouver sa cellule aux murs
nus, sa chaise de plastique en couleur, il regrettait presque lancienne prison,
douche collective où à ce quil paraît. Mais moi, jai jamais rien vu, ni
subi, ajoute-t-il. Il tient encore à montrer par la fenêtre de la bibliothèque le stade
de basket fraîchement goudronné, les lignes du terrain dun blanc éclatant. Fait
remarquer que les paniers de baskets ne sont pas installés, ne le seront jamais :
trop de risques, on peut sy pendre, on peut sen servir pour une émeute. Ici,
tout est propre et neuf. On accorde tout aux détenus, enfin, tout ce qui ne présente
aucun risque Il sont à peine une dizaine à pratiquer la course à pied sur trois cent
détenus. Les autres ont la télé et les médicaments, il suffit de demander. Cest
une prison modèle. En ressortant, la femme blonde en manteau long nest plus là. On
retrouve le parking et les arbres malingres, lenseigne Kiabi et le garage Citroën
au fond. Longtemps, lombre du mirador nous suit dans le dédale des ronds-points.
Il existe un Goncourt sauvage, bien loin du luxe parisien de chez
Drouant, le fameux restaurant qui accueille chacune des délibérations du prestigieux
jury. Cest un petit village de Haute-Marne, qui compte exactement 317 habitants
au dernier recensement. Jean-Antoine Huot, magistrat à Bourbonne, puis à Neufchâteau,
grand-père paternel de Jules et Edmond, avait acquis en 1786 des terres et des fermes
situées sur le territoire de Goncourt et, grâce à cette propriété, ledit Jean-Antoine
avait obtenu d'être "seigneur de Goncourt". Si toutefois ce nom de lieu a pu
ressembler ainsi à une proclamation, une sorte de cri de béatitude capable de raviver
toute une atmosphère et un bonheur denfance, ce n'était finalement que le nom de
famille des deux frères. Jules et Edmond ne furent pas les seuls à développer une
notoriété littéraire à proximité. Bourmont, le chef-lieu de canton, vit la naissance
de léditeur Albin Michel et dEdmond Haraucourt, poète passé à la
postérité grâce à un seul de ses vers : « partir cest mourir un
peu ». A peine plus loin, Montigny le Roi est le berceau dune autre famille
célèbre, les Flammarion avec Ernest, fondateur de la maison dédition qui fit
fortune en publiant le traité dastronomie de son frère Camille. Autant dire que
cest vraiment une histoire de voisinage cette année 2010 avec le Goncourt attribué
à Flammarion. Pour en revenir au village de Goncourt, jai eu la chance de
participer au seul salon du livre qui fut organisé dans ce coin perdu. Cétait il y
a tout juste dix ans et il ny avait pas de salle communale assez grande pour
répartir les participants. Nous nous sommes donc répandus dans les granges des fermes
que les habitants avaient laissé à disposition ou dans les rares commerces (il ny
a quune épicerie et elle sappelle Au Prix Goncourt bien sûr !).
Cest ainsi que je me suis retrouvé « dans le garage, à côté de la pompe
mélange pour mobylette et tronçonneuse, sous une banderole "le contrôle technique,
cest ici" (Note détonnements du
15/11/2000). Pour le prochain prix Goncourt, je rêve daccrocher cette banderole au
dessus de la table de chez Drouant au moment des sélections.
Franck, bien-sûr, le beau livre d'Anne Savelli, et savoir
ce qui me touche aussi : comment ne pas se rappeler dix ans avant quil ny
arrive, le vrai Franck, même ambiance, la gare de lEst au petit matin, à une
époque où les premiers trains roulaient encore au milieu de la nuit, parvenaient ici
avant laube. Alors cétait l'immense salle des pas perdus, les grandes
verrières et le ciel sombre au-delà, une suie sale partout présente sur les quais,
vieil héritage de lépoque du charbon. Je partais plus tôt encore, juste après
minuit, cinq kilomètres à pied, je retenais mon sommeil pour rejoindre la gare de
province, trois cents bornes jusquà la capitale. Javais lâge des
virées de Rimbaud et juste une feuille posée sur la table familiale en guise
dexplication. Cétait un temps sans portable, même pas de téléphone
dailleurs, chez nous ce fût bien plus tard. Partir ainsi sans possibilité
daucune nouvelle : place à linquiétude. Il y a prescription depuis, il
y a si longtemps, même mes enfants ont dépassé lâge que javais alors.
Plusieurs fois jai basculé vers ces voyages pendant cette adolescence, ces
sentiments vagues et incertains qui me faisaient partir sans trop savoir pourquoi. Gare de
lest, cétait la première étape. Une fois, javais grimpé au Nord
jusquà Enghien-les-Bains, seize bornes à pied autant au retour, Rimbaud en faisait
plus. Souvenirs indécis de terrains vagues de banlieue, chemins de ronces et de buissons,
herbes pelées et deux types devant un braséro qui mavaient regardé passer. Une
autre fois, cap au Sud dans le dédale des carrefours et des autoponts pour rejoindre la
route nationale 19 : guère dargent, il me fallait revenir en stop. Souvenirs
encore : une station à Brie-Comte-Robert, le camionneur qui mavait payé un
repas, peut-être lui aussi qui mavait déposé devant des flics en faction à
Juzennecourt, à lentrée de mon département. Vérification didentité, ils
mavaient laissé repartir en stop. Une troisième fois, je navais pas quitté
la gare de lEst, javais sauté dans un autre train en direction de
lAllemagne. Une semaine de vacances dans les montagnes du Harz et la région
dHanovre et, comme seules nouvelles, javais envoyé une carte postale comme si
de rien nétait. Souvenir là aussi davoir avalé une bouteille de lait
fermenté sans savoir le contenu, achetée dans le pays dont je connaissais à peine la
langue. Cétait lunique nourriture de mes deux jours de voyage. Failli me
trouver mal. Au retour, à Strasbourg, j'avais eu toutes les peines du monde pour trouver
les correspondances horaires : c'était l'année du changement à l'heure d'été en
France, je ne le savais pas, l'Allemagne n'avait pas bougé. La première heure d'été,
c'était le 28 mars 1976 et cela permet de dater précisément l'époque de ces virées,
j'avais 17 ans et demi, et, à cet âge, on n'est pas sérieux, disait Arthur. Gare de
lEst, donc, errances au même âge de Franck, juste la chance de navoir fait
aucune mauvaise rencontre. Des rencontres, si, tout de même : une fille maigre, ses
os saillants, vue deux fois, premières conversations dadulte en devenir, espoirs,
projets, on se quittait sans promesse dans la bien nommée rue de Paradis. Comme Franck,
je connais cet espace entre Gare de lEst et Gare du Nord, lescalier quil
faut monter (quatre à quatre lorsque, trois ans plus tard, bidasse, il me fallait courir
pour choper un train pour Rouen et la fois où jai payé le taxi à prix dor
en remplacement du trajet manqué, un mois de solde, mais ne pas risquer de se retrouver
au trou). Je longeais les murs anonymes en mauvais crépis, les portes écaillées, les volets fermés. Cétait rue des deux
gares, rue de Dunkerque, rue de lAqueduc. Je garde peu de souvenirs des avenues et
des lumières dalors. Souvenir encore dun banc dans un jardin public et le
ciel noir en voûte de nuit. Des lieux, une époque qui nappartiennent quà
moi. Javais lâge de Rimbaud.
Sous la table de chevet, jai un espace
denviron trente centimètres de hauteur, espace que jai toujours mis à profit
pour y entasser les lectures en cours. En effet, tout comme Proust a écrit A
Jaurai eu une grande joie cette semaine. Et un grand
honneur : on ma proposé dêtre linvité du journal LHumanité et ainsi de réagir à
lactualité chaque jour dans une rubrique paraissant du lundi au vendredi.
Formidable ! Quelle tribune ! Et quel enjeu aussi. Être soi même, ne pas
chercher à faire plaisir, donner un regard un peu particulier : tout se bouscule
dans ma tête au moment où je mapprête à rédiger ces articles. Parler des sujets
qui mintéressent, par exemple la montée du racisme mais comment ne pas éviter les
retraites aussi ? Et surtout la littérature, la question du langage des entreprises
que jai envie daborder aussi. A lheure ou paraîtra cette rubrique dans
feuilles de route, bien des articles seront déjà parus. Finalement peut-être
nai-je jamais cessé depuis dix ans décrire ce genre darticles et mes
notes détonnements, décriture ou de lecture sont là pour en témoigner.
Dans
Aujourd'hui, jour des encombrants. Je m'en rends compte en me rendant à
la gare, tôt, si tôt le matin. Des matelas posés sur la tranche brillent sous les
lampadaires, une chaise de plage attend la mer sans savoir qu'elle stagne à plus de 300
km de là. Dans mes pas précipités vers la gare, je pense à cette occasion que j'ai
loupée de poser mes encombrants à moi : sans doute de vieux matelas aussi et que
j'oublie dans la touffeur du grenier depuis des lustres. Et cette machine à
débroussailler, infernale, qui me faisait peur avec ses couteaux d'acier tournant à
toute vitesse et qui a eue la bonne idée de tomber en panne. Encombrante, donc, elle
encombre mon garage. Comme ce verbe est drôle avec cet espèce de relent d'ombre qui
maquille sa sonorité. On s'encombre donc, on passe sa vie à entasser des choses, des
sentiments, du matériel et de l'abstrait. On les oublie dans l'ombre mais la ville est
bien foutue : à intervalles réguliers, elle vous rappelle que vous pouvez déposer tout
cela sur le trottoir, un matin, on viendra vous en débarrasser. C'est d'autant plus
drôle parce que je longe à cette heure de nuit encore les amas de planches, les vieux
sommiers et les restes indéfinis de meubles et que je pense à tout ce qui en ce moment
vient remplir ma vie. Ce pourquoi je vais à la capitale, toutes les obligations de cette
notoriété soudaine, tout ce qui bouscule un emploi du temps, en temps ordinaire déjà
chargé, et qui devient un casse tête. Je me remplis donc d'un côté mais le corps ne
suit pas : trop de repas avalés sur le pouce et la course à pied pour diluer tout cela.
Mon pantalon descend, il faudrait que je perce des trous supplémentaires à ma ceinture.
Je me déleste et je m'encombre à la fois, comme c'est étrange. Sans doute aussi le
temps viendra-t-il ou je désirerai me dessaisir de tout ce qui accompagne mon roman. De Retour
aux mots sauvages, je souhaiterai un retour à la vie calme, non pas une eau
tranquille mais la course d'une rivière, bref, tout ce qu'il faut pour se dire,
maintenant je passe à autre chose, un autre livre à construire. Ce jour-là, je me
renseignerai dans ma ville pour connaître la prochaine date des encombrants.
Voilà, cest juste dans
leffilochement de cette fameuse trêve du mois daoût. Il y a quelques jours
encore, la chaleur, la plage de sable à gros grains, le parasol, les habits suspendus sur
les baleines de l'ombrelle, la serviette de bain qui senvole au vent ou demeure
clouée au sol dans la léthargie brûlante. Les peaux étalées un peu partout, devant,
à droite à gauche, les enfants qui jouent en défilant, armés dune pelle ou
dun râteau de plastique, un seau de Mickey retourné sur leur tête. Et leau,
bien sûr, bleue, si bleue, fraîcheur des vagues parfois. Voilà, cest
lunivers que jaime, je suis un rat de plage, jaime à my ennuyer,
avec des mots fléchés ou un livre, cest encore mieux. Souvenirs encore frais donc
que je vais essayer de garder encore un peu malgré le retour, les deux milles bornes
avalées en vingt-quatre heures non-stop, la maison et son désordre davant vacances
ajoutée dun plafond de plâtre qui seffondre dans mon bureau suite à
linfiltration dune pluie dorage et juste au-dessus doù
jécris mes livres (espérons que cela naugure pas dun naufrage de mon
roman qui sort en ce moment) mais non, en fait, tout va bien, très très bien, je suis un
indécrottable optimiste doué pour le bonheur, dopé à là vitamine C du soleil, tête
en lair, semelles de vent. Vux pieux : que tous ceux, rats de plage comme
moi, échoués sur leur nattes de bambous, que tous ceux, dans lanonymat des peaux
multicolores, pain dépices, écrevisse, blanc, noir jaune, que tous ceux côtoyés
là-bas, directeurs à cravate ventripotents sans leur costume, ouvriers délestés de
leurs cottes et leurs outils, chauffeurs routiers exténués sans leur volant, tous ceux
réunis dans lanonymat pour aider leur progéniture à bâtir des châteaux de
sable, toutes celles, ici une secrétaire sans son ordinateur, là, la crémière sans
largent du beurre, tous les pans de léconomie donc en maillot de bain sur les
plages, trêve estivale dune guerre économique en suspens, les concurrents réunis
à deux jets de pelle à sable, tandis quà lombre dun parasol à fleurs
une directrice de ressources humaines blanche comme un cul épie sans vergogne sa voisine
au beau hâle (sa tête me dit quelque chose) sans se souvenir quil sagit de
la petite stagiaire du quatrième quelle a viré deux mois auparavant. Vux
pieux : après donc que se soient mélangés tous les habits sacerdotaux du travail,
après que les peaux nues aient pu bâtir ce semblant dégalité où le charcutier
du quartier arbore le même tatouage de dragon que lénarque, prière pour que se
prolonge létat de grâce des vacances. Je ne connaissais pas la place de
Jai souvent raconté mes
périples dans ce grand Est, déplacements pour raisons professionnelles la plupart du
temps. Et, à chaque fois, le choix du transport ne se pose même pas, on grimpe dans la
voiture, on avale les kilomètres en longeant les champs de betteraves entre Châlons,
Troyes et Charleville, les terres à patates
de lAisne, les villages encombrés de lOise. Dans la léthargie des
autoroutes, on en oublierait presque la raison ou la cause qui nous pousse à choisir la
voiture et la facilité des grands axes. Aux péages toutefois, les douze euros quil
faut débourser entre Reims et Amiens nous rappellent cet octroi démesuré quon
croyait perdu dans les oubliettes du Moyen âge. On peut sattarder à réfléchir
sur les quasi dix centimes du kilomètre que nous valent les autoroutes françaises, le
comparer à la gratuité allemande, à la vignette suisse ou au prix raisonnable des
autoroutes italiennes (45 euros pour
Ce serait de ces heures perdues que
parfois le sort vous impose. On emmène quelquun à un rendez-vous dans une ville
voisine mais suffisamment éloignée pour devoir attendre de la ramener et cest
toute laprès midi quil faut passer ici. Il fait beau, très chaud même. Je
me suis garé à lombre devant le parc municipal. Des familles, des enfants qui
jouent, cest un dimanche. Le sort a voulu que cest à peu près au même
endroit que je me réfugiais pour écouter chaque jour François Bon me raconter les
Stones, il y a déjà quasi huit ans (note
détonnements du 02/10/2002). Même calme, même sérénité et cette impression
du temps à délayer sans fin, une parenthèse à avoir. Mais cest de courte durée
cette impression de calme, les enfants en période de fin dannée étudiante (et
justement cest le motif de lattente de lun deux), les choix
stratégiques, décisifs, que la complexité toujours croissante de la vie engage pour
plusieurs années. Donc, en ce moment, à lheure des repas, les mots se bousculent,
chacun y va de sa propre histoire, de ses espoirs ou de ses contrariétés. On
sinterrompt, on fait des apartés, on énonce des débuts de projets qui commencent
toujours par les mêmes phrases, avec lutilisation fréquente des vocables
« absolument » ou « surtout », sorte de suppliques qui sonnent comme un grelot agité dans
la course folle des derniers jours avant les vacances de tout un chacun,
administration, rectorat, entreprises. Ces injonctions (« il faut absolument que
tu me fasses penser à
», « surtout ne pas oublier de
») me
paraissent cependant désuètes devant le livre que jai entrepris dentamer
dans le parc, LEspèce humaine, de Robert Antelme, récit de cette survie
des camps et grand écart devant nos piètres difficultés, nos bonheurs immenses. Je suis
ainsi assis dans lherbe, le livre posé sur un genou ou dans le creux des jambes en
tailleur. Un anglais accompagné de ses deux enfants est venu jouer au ballon devant moi.
De lautre côté du talus, je peux voir la voiture que jai garée à
lombre. Tout à lheure, je suis allé me chercher une boisson et un pain au
chocolat : vie tranquille comme dirait Marguerite Duras (en Notes de lecture, cette
semaine). Je regarde ma montre : dans vingt minutes, il faudra men aller.
Jai écrit cette maigre rubrique, tellement banale, uniquement pour me souvenir que
jai commencé à lire LEspèce humaine un jour de soleil heureux.
Le regard de la violoncelliste à cet instant précis en
direction du violoniste qui ne le perçoit pas.
Paris, Saint-Dizier, Amiens, Reims, Troyes,
Châlons-en-Champagne: c'est le programme de la semaine. au total, ça fera à la louche
1500 kilomètres, soit la distance que j'effectue en été pour rejoindre Naples avant de
glisser plus bas encore jusqu'en Sicile. Semaine dense et danse des transports, train,
voitures, toute l'organisation pour réserver les véhicules du boulot, aller les chercher
directement depuis Paris, les voyages solitaires ou en covoiturage, les plans compliqués,
les réunions avec tous les collègues éclatés dans ce grand Est on habite Lille,
Amiens, Beauvais, Compiègne, Troyes Châlons, Arras - et comment on parlera de tout et de
rien, du boulot surtout. A nouveau les trajets, les autoroutes qui défilent, le mauvais
café au hasard quand on est trop fatigué. Il y aura des départs matinaux : pour être
à Amiens à 9h, c'est vers 5h30 qu'il faudra se lever en rentrant de Paris. Et ce matin
même, en y allant, me trompant de réveil, m'apercevant m'être levé une heure plus tôt
pour partir à Paris par le train. J'en ai profité pour quelques mises à jour de
feuilles de route à publier bientôt et concernant un making off du roman à
paraître J'écris maintenant cette rubrique étonnement dans le train qui m'emmène dans
la capitale. C'est jour de congé, l'excitation du Service de presse à préparer chez
l'éditeur, une rencontre importante aussi prévue à midi. Heureux donc de cette journée
même si elle participera aussi à la valse des kilomètres. Il y a peu, on m'a demandé
comment j'arrivais à tout concilier. On me pose assez souvent cette question. A vrai
dire, je n'ai pas l'impression d'accomplir un exploit dans l'organisation de tout ce qui
m'occupe, famille, écriture, boulot, bricolage, aller courir, tondre la pelouse, même le
temps d'un peu de farniente au soleil parfois ou celui de regarder la télévision. Il
suffit d'un bon agenda. Ou d'écrire cela, même si c'est court, même si ça a peu
d'intérêt. Je vis dans l'accumulation, que ce soit des kilomètres de route ou de mots.
Ces notes, cette course, c'est aussi construire son propre bonheur. Alors voilà : jai couru. Cétait un samedi
soir, mi-mai, une date retenue depuis longtemps. Un an en fait, depuis que javais
participé à lédition précédente de la course populaire de ma ville. Sauf que
lannée passée, un peu faiblard, messoufflant encore assez vite, javais
opté pour un parcours de trois kilomètres et demi. Vingt minutes de foulées cacochymes
: pas de quoi pavoiser mais un vrai bonheur darriver en sueur avec mon pantalon de
jogging qui ne me donnait pas lair très malin. Vrai bonheur, sans que je sache trop
bien pourquoi. Le fait davoir osé minscrire, davoir osé courir,
davoir su rester indifférent à figurer dans les derniers. Cette année,
cétait beaucoup plus honorable. Dabord, la distance - dix kilomètres
et le temps 55 minutes -. Rien dextraordinaire, performance moyenne, mais le
même bonheur que jéprouve à courir. Et avant tout, celui que jai eu, depuis
un an, à me contraindre à enfiler mes chaussures, si possible trois fois par semaine. En
tout, jaurai accompli entre ces deux courses populaires, 650 km en une centaine de
séances. Voilà pour la quantité. Au-delà de la brutalité des chiffres, cest
tout ce qui se passe pendant la demi-heure ou lheure passée à poser un pied devant
lautre : le trajet toujours le même, le long dun canal qui
change suivant les saisons, la connaissance de son souffle, de ses foulées, de ce
quon devient capable de faire. Une joie. En réalité, jai toujours couru un
peu. Jai encore dans mes papiers ma carte de lassociation sportive du lycée,
année 1975, avec, collée dessus, ma tête dadolescent rigolard à longs cheveux.
Je métais inscrit pour faire du cross et, déjà à lépoque, javais
passé outre les quolibets de mon prof de sport parce que je nétais pas très
doué. Merci à lui de mavoir ouvert les yeux sur la connerie humaine et
compétitive. Je lui dois davoir commencé une carrière de parfaite indifférence,
voire de franche moquerie devant les égos disproportionnés, quils fussent
de nature physique ou intellectuelle. Jai fini par laisser tomber le cross et
jai passé quelques années à fumer et à tousser. Plus tard, au début des années
quatre-vingt, jai eu ma période préparation du marathon, qui sest bornée à
acheter deux bouquins de conseils avec photographies de sportifs habillés comme Starsky
et Hutch, tee-shirts moulants enfilés dans des shorts soyeux, visages portant
rouflaquettes et moustaches. Je courais à lépoque au parc du Héron à Villeneuve
dAscq le soir, et japprenais dans la journée les mystères de
lélectronique. Après jai couru à Reims où mes amours mavaient mené.
Puis jai de nouveau arrêté pour élever les fruits de mes amours. De temps en
temps, un peu de ski de fond et quelques parcours de santé me permettaient de ne pas
perdre tout à fait lhabitude. Au fil des années qui ont suivi, jai ainsi
régulièrement repris et tout aussi soudainement arrêté jusquà lannée
dernière où je me suis décidé de frapper un grand coup en demeurant régulier. Je ne
sais pas pourquoi la course et lentraînement me plaisent autant. Je pense
quil y a quelque chose qui tient à la sensualité de la respiration, tout comme
lapnée que jai pratiquée un peu et qui offre létrange
jouissance de bloquer tout mouvement respiratoire pendant la durée de la plongée. A
force dentraînement, la perception de son propre corps se modifie.
Lamaigrissement, la sensation de légèreté est pour moi très récente, un ou deux
mois seulement, après avoir enfin épuisé les stocks de chocolats de Noël enchaînés
avec ceux de Pâques. Avec, vient de pair limpression que mon souffle est
inépuisable : jai couru ce dimanche quinze kilomètres pendant une heure et demie,
et aucune fatigue, pas la moindre tension musculaire à larrivée. Plus étonnantes
sont les manifestations physiologiques du cur, les battements qui descendent parfois
à 45 pulsations par minutes alors que, quand je fumais encore, il métait
impossible davoir un cur battant à moins de 70 au repos. Finalement, ai-je
remplacé laccoutumance à la nicotine par celle de loxygène ? Pour continuer l'hommage à Jean Robinet, voici un de ses
textes les plus beaux peut-être, Arbres (in La Rente Gabrielle).
Jean Robinet nest plus. Je redoutais ce moment même
si je savais que le « grand âge » comme disait Saint John Perse, aurait raison de lui.
Il est donc parti dans sa 98 ème année, il sest lentement endormi au fil des
derniers mois, comme la campagne pendant lhiver, juste sort dune nature
quil naura cessé de célébrer toute sa vie durant. Je laurai
finalement connu que pendant ces douze dernières années. Un peu intimidé dabord
à mon arrivée à lassociation des écrivains de Haute-Marne, je métais fait
une joie de lui faire parvenir mes publications futures. Je crois que celui quil
avait le plus apprécié, cétait Paysage et portrait en pied
de poule. Je lai lu dune traite, disait-il, et ses compliments
demeurent parmi ceux à qui jattache le plus de prix. Reste les souvenirs de nos
visites Je préfère employer le mot de « visites » plutôt que de « rencontres »
lorsque le hasard ou loccasion nous réunissait. « Rencontres » me paraît trop
solennel. Trop combatif aussi : « rencontres » cest venir de face, à
lencontre, littéralement « contre cela », alors que « visites » vient de visitare,
« voir » en latin et, contenu dans ce vocable, toute une manière décarquiller
les yeux, une saine curiosité, létonnement, louverture vers autrui sans a
priori. Nous avons eu la joie de nous retrouver ainsi, au hasard de manifestations
littéraires ou lors de rendez-vous de lassociation des écrivains dont nous
faisions partie. Une fois, cétait à Paris au Salon du livre, il y a quelques
années, ses jambes usées le portaient déjà moins bien et il vivait mal de ne pouvoir
arpenter les allées à sa guise. Une autre fois, il mavait fait la surprise de
venir à une de mes dédicaces à Langres, moment inoubliable. De même, jétais
venu le voir, toujours dans la ville de Diderot, alors quil présentait Instants,
recueil de souvenirs, paru en 2006. Sur mon exemplaire, il a écrit une longue phrase que
son impatience bonhomme résume dans ces derniers mots « amitié tout court ». Je suis
allé aussi plusieurs fois chez lui, dans ce fond de département magnifiquement isolé et
prodigue, clairsemé de villages et de fermes comme celle, abandonnée, quil avait
fait revivre quatre ans après la fin de la deuxième guerre mondiale et qui na
cessé depuis de prospérer. Souvenir davoir été invité à rencontrer dans sa
maison et sur son initiative, il y a déjà cinq ans, un des inventeurs de la
cocotte-minute, injustement spolié de son innovation. Nous devions écrire ensemble le
véritable récit de la célèbre casserole, mais le projet na jamais vu le jour.
Les dernières visites ont eu lieu aussi chez lui, ses jambes le trahissaient de plus en
plus et il ne pouvait plus assumer la coquetterie des dernières années qui le poussait
à cacher ses béquilles chaque fois que nous le prenions en photographie, par exemple
lors des rituels clichés de groupe de lassociation des écrivains. En revanche, si
le corps le trahissait, trop usé par les travaux des champs ah ! sa poigne de fer
lorsquil donnait le bonjour à vous broyer la main, son esprit est resté
jusquà la fin vif et alerte. Sa conversation était un plaisir : curiosité,
érudition, courtoisie pour ses hôtes mais aussi un humour parfois coquin et une
espièglerie qui faisait souvent fendre son visage dun sourire et plisser ses yeux
de plaisir. Modeste, mais sans bouder les joies de sa popularité, il savait aussi
relativiser dun geste ou dune réflexion les hommages quon lui rendait
sur sa vie de légende : je suis un paysan qui écrit, pas un écrivain qui laboure,
avait-il lhabitude de dire. Ces dernières années, nous avons essayé de venir le
voir chaque année en été avec Gil,
une amie également auteur. Divertissement pour nous de descendre au fond du département
à travers les petites routes fleuries en voiture de sport décapotable, récréation pour
lui de nous recevoir autour dun verre de champagne et dun goûter toujours
trop copieux. Jai parfois comparé ces visites à celles que daucuns ont rendu
à Julien Gracq, Jean Robinet, donc, comme mon Julien Gracq à moi, mais cette comparaison
facile et possessive est fort éloignée de la visite au « grantécrivain » quon
imagine, versée dans le silence et le recueillement. La porte de sa maison restait
ouverte sur la rue et le soleil. Nous restions attablé dans la fraîcheur de la cuisine.
Laprès-midi ne se passait pas sans quune voisine, un enfant ne vienne le
saluer. Si un tracteur ou une voiture surgissait devant sa fenêtre, il ne manquait pas de
regarder et de reconnaître le voisin. On discutait joyeusement, parfois un peu moins
gaiement : souvenir de la fois où il avait évoqué avec tristesse sa capture il
était alors mobilisé pendant la deuxième guerre mondiale , il avait aussi parlé
du sort pénible des chevaux quil aimait tant, malheureusement laissés sans soins
pendant cette débâcle. Je navais pu mempêcher de penser à la similitude
daventures quil avait partagée avec Claude Simon, magistralement raconté
dans La Route des Flandres. De même, pour Jean Robinet, le destin décrivain
sétait-il mis en route à ce moment précis : en captivité, il trouverait la force
de vivre en rédigeant Compagnons de labour et ignorait bien entendu tout ce qui
sen suivrait. Grande peine à savoir que je ne pourrai pas lui faire parvenir
prochainement un exemplaire de mon roman à paraître.
Traditionnellement, on va chercher du muguet le premier
mai. C'est férié, on en profite pour se lever tard - enfin tard pour moi signifie à
8h15 - enfiler la robe de chambre et attendre quelques minutes le klaxon de la
boulangère, surnommée "la" Madeleine, avec l'habitude d'ici de faire
précéder les prénoms d'un article. Un bien être à la Proust peut-être, mais c'est un
bonheur incommensurable de pouvoir descendre dans le jardin en robe de chambre et
s'approcher de la camionnette qui a pris l'habitude de stationner juste devant ma porte.
La Madeleine travaille tout le temps et c'est une sacrée richesse de pouvoir ainsi aller
chercher le pain frais et les croissants de cette manière, en pleine ville, avec les
avantages de la tournée d'un boulanger. Mais ce premier mai, j'ai un peu d'avance et j'en
profite pour aller cueillir du muguet dans le jardin de mon beau-père à une centaine de
mètres à peine de là. Bonheur donc de marcher ainsi en chaussons de jardin avec les
pans de la robe de chambre qui balancent sur les jambes. La rue est déserte, il fait un
peu frais mais assez beau et les oiseaux se poursuivent déjà au raz des buissons. L'air
embaume le lilas. La grille s'ouvre, on connaît de mémoire la sensation de la poignée
en forme d'oeuf dans la paume de la main, la poussée exacte qu'il faut, le léger
grincement. Le muguet est à droite un peu après l'entrée, sous la haie. Je repère les
feuilles et quelques brins dont la plupart sont encore en boutons. L'année passe, je
crois me souvenir que le muguet était presque défleuri à la même époque. Je cueille
quelques brins parmi les plus avancés. La rosée mouille mes manches. Au retour, il me
reste quelques minutes avant le passage de la Madeleine, juste le temps de dresser la
table pour le petit déjeuner et de disposer à côté de chaque tasse un échantillon du
porte bonheur. Klaxon. Trois croissants, une baguette, pas de journal aujourd'hui, c'est
férié. Quelques mots aimables et la camionnette repart. A table, tandis que je distribue
mes souhaits de bonheur, quelqu'un dira lily on the valley, je penserai par analogie au Lys
dans la vallée. Balzac, Proust, la littérature, le printemps, tout se mêle. Je suis
quelqu'un d'heureux.
Alors oui, tout à déjà été dit. On trouve une
nouvelle photographie de Rimbaud. Jean-Jacques Lefrère, spécialiste pointilleux du
poète avait déjà fait le coup pour sa belle et grande biographie en présentant une
photo en pied, prise, je crois me souvenir, au pied dun bananier, le poète au mains
épaisses et rouges qui avaient étonné Verlaine à la première rencontre avait déjà
fait place à une sorte de chat efflanqué par les courses dans la chaleur du Harar,
vêtements de coton écru, pose fatiguée mais posture droite et semelles devant.. Cette
fois-ci, cest un visage extrait dune tablée. On reconnaît la moustache fine,
le posé du regard, une tête dhomme mûr, pieds sur terre, à mille lieues du
portrait romantique de Fantin Latour ou du visage effronté photographié par Carjat. Tout
à été dit. Par exemple ici,
par François Bon. Peu nous importe si le vieux cliché, acheté à prix dor sans
doute, présente Rimbaud de manière incontestable. Cest ce quil nous renvoie,
visage morne, ce quil a compris pour lui et qui est un absolu abominable : la
poésie ne mène à rien, elle na pas de chemin, elle est linstant. Les
carrières de poètes à la Hugo, les apprêts de Saint John Perse qui supervise lui-même
son édition Pléiade, échappent à cette vision, ils sont tous petits en face de ce
gamin qui renonce parce que cest dans lordre des choses. Ainsi la petite
moustache et lair aussi austère que sur un dessin dIsabelle Rimbaud, celui
où il porte sa coiffe africaine. Et combien javais trouvé que mon fils lui
ressemblait un jour, hormis la moustache, alors coiffé lui-même de ce chapeau acheté au
Yémen, pas très loin des comptoirs dAden du poète devenu marchand. Même regard
échappé dune rêverie, même allure familiale identique sur ma carte
professionnelle avec en gros la mention « salarié » qui me servait à prendre le bus à
Toulouse en août 1978 ; javais 20 ans je travaillais depuis un mois, manière de
renoncer aussi aux vies antérieures, davancer, et la même moustache fine, un faux
air de Starsky, celui du feuilleton américain, cétait lépoque. La carte
retrouvée il y a peu, va savoir pourquoi et comment, jai déjà oublié mais elle
sert de marque-page à mes livres (parmi un fouillis dautres index utilisés,
vieillies photos, notice de médicaments, bouts de papiers divers). Ma face sans sourire,
donc, lexpression de lassitude identique à celle de Rimbaud, qui se ferme un peu
plus entre les pages quand je mendors sur mes lectures. Voilà : tout cela est
écrit rapidement, sans souffle, comme la trentaine dannées qui a suivi
jusquà ce que mon visage devienne éclaté comme une pastèque, fendu en sourire
sous les coups de boutoir dun bonheur que jai cherché, fini par trouver. Va,
cest sans regret de navoir que peu connu lintelligence du malheur,
jappartiens définitivement aux imbéciles heureux, pas comme Rimbaud, trop tôt
parti. Qui sait ce quil serait advenu de lui : un propriétaire foncier sur les
terres dArdennes à son retour, et marié comme il en exprimait le désir dans ses
lettres, un patriarche aux cheveux blanchis, visage émacié à la Beckett. Mais pas de
gloire posthume alors. Mais pas de sourire, pas le visage en pastèque, trop usé, lissé
au soleil, il en serait revenu pour laisser son regard se perdre sur le plateau de Roche,
vers la route dAttigny, pays où lon narrive jamais, dernières saisons
en enfer. Laissant son esprit divaguer devant une absinthe avec de vieux amis retrouvés
place Ducale à Charleville, lassant ses interlocuteurs à ressasser des souvenirs
dAfrique et devenu à son tour bourgeois comme ceux quil dénonçait à
ladolescence. Longtemps que la vie de VRP ne
mavait pas repris. Quelques réunions rapprochées en Picardie et dans le Nord vont
me donner loccasion de renouer avec les chaînes dhôtels des zones
artisanales que jaffectionne (Webcam du 30/05/2008). Ce
soir, par exemple (mercredi soir en fait), je prépare cette mise à jour à Compiègne.
Description des lieux : derrière moi, un grand lit blanc avec deux bonbons posés sur le
couvre lit, à ma gauche, une télé que jallumerai sans doute demain matin pour
écouter les informations, à ma droite, une lampe, une petite bouilloire et quelques
sachets de café soluble, de thé et de tisane, devant moi, lécran et les lignes
que jécris. Il y a aussi mon agenda de travail ouvert, le téléphone portable qui
se recharge, les clés de la chambre et celle de la voiture. Chaussures alignées par
terre, la veste et la chemise dans la penderie. Le livre à lire ce soir est déjà sorti
du sac : cest La Centrale dElisabeth Filhol. En préparant mes affaires
avant de partir, il mest apparu évident que je devais lemporter, en commencer
la lecture dans ce lieu. Cest bizarre, mais cest de la même manière, dans
une chambre dhôtel, quil mavait semblé logique de commencer La
Route de Cormac Mac Carthy (Note de lecture du 31/07/2009),
ou Une Suite française dIrène Némirowski (Webcam du
05/06/2007). La lecture se nourrit autant de conditions de lectures et
dintuitions que de texte. Cest ainsi que Maurice Genevoix est associé à une
plage de Corse, Blaise Cendrars à une terrasse brûlée par le soleil, Samuel Beckett à
un Mac Donald, Yun Sun Limet à lÉgypte (Note de
lecture du 11/02/2004) et, dernièrement, Dominique Fabre à la Syrie (Note de lecture du 07/04/2010). Pierre Lefaucheux, patron des usines Renault, fauché en
pleine gloire dans ma ville ! Albert Mevys, qui vient parfois en voisin sur mes pages
(voir ici son site), me révèle ce scoop vieux
de cinquante cinq ans en réaction à mon billet sur la Mathis de mon grand-père. En
effet, le 11 février 1955, lindustriel dérape sur une plaque de verglas à
lentrée de notre ville au volant de dune Frégate, modèle quil avait
lancé cinq ans plus tôt. Il se rendait à Strasbourg et il paraît que la valise
quil emportait, posée sur le siège arrière, lui a brisé le cou lors de
laccident. Mort en scène finalement, comme Molière. Jignorais cette
anecdote, de même que jignorais que lendroit de laccident est marqué
dune plaque, pourtant assez volumineuse, indiquant simplement son nom et la mention
de Compagnon de la libération (qualité qui le propulsa à la tête de Renault dès la
fin de la guerre). Et pourtant, je passe deux fois par jour en voiture à cet endroit me
rendant et en revenant de mon travail. Et pire : la stèle se trouve devant mes yeux, à
létape ultime de mes trajets de courses à pied. Cest là que je choisis
dêtre à bout de souffle au moins deux fois par semaine, de faire demi-tour sur le
parking et de revenir sur mes pas dans la ferveur de mes petites foulées cacochymes. Dans
la préparation du demi-tour, le coup dil sur la montre, le ralentissement des
pas, je ne me suis jamais soucié de ce qui mentourait. Parfois un automobiliste
esseulé regarde lhurluberlu en sueur qui fait volte face devant lui, je le remarque
à peine, je suis déjà dans le choix du retour : le trajet de 4 km ? La boucle de 6 km ?
A bout de souffle, donc, ignorant la stèle abritée par un arbre et une petite haie
plantés pour loccasion, là où Pierre Lefaucheux rendit son dernier soupir.
Lendroit est dailleurs étrangement isolé maintenant au milieu des
réaménagements successifs des carrefours. La vieille chaussée qui le borde, vestige de
lancienne route nationale, nest plus accessible, barrée par des tas de terre.
Étrange destin de ce macadam qui a fini par manger cet endroit et le protéger en même
temps, dévorer comme une mante religieuse le patron dun constructeur de voiture qui
fût sa raison dêtre.
Non, ce nest pas un de ces prénoms à la mode,
Mathis, mais une marque ancienne de voiture. Chez nous ça représentait quelque chose :
on disait la Mathis du Paul, avec cette contraction régionale des articles habituellement
cités devant chaque prénom, moi, cétait le Thierry, ma frangine, la Patricia, mes
cousins, lHervé et le Philippe. Et le Paul, cétait notre grand-père, né en
1901, vosgien des Hautes Vosges, ce qui signifiait têtu, caractère trempé et rude comme
le climat des montagnes. La Mathis du Paul, quand nous étions enfants, on ne savait pas
trop ce que ça signifiait, sinon quon prononçait ce nom ponctué dun silence
éloquent. Une sacrée voiture. Mais on avait du mal à imaginer la voiture disparue. Le
grand-père rangeait alors son Ami 6 blanche dans une grange. Il avait aussi une 2CV
camionnette pour aller chercher lherbe pour les lapins. Cétait des voitures
dépoques, banales. Il y avait bien un vieux camion dans un hangar mais la Mathis
demeurait quun nom, une idée. Un jour, des étrangers étaient venus jusquau
faubourg. Cétait sans doute à la fin des années soixante-dix. Je crois me
rappeler quils avaient une belle voiture, une Porsche 928. Il y avait mes cousins.
Sen souviennent-ils ? Comme la plupart des gamins, tout ce qui était mécanique
nous intéressait, plutôt lépoque des Mobylettes dailleurs. Jen avais
une orange à clignotants, lHervé une Peugeot 103 et le Philippe se démarquait
avec une Flandria à vitesses au pied et non pas à variateur comme les nôtres. Le
grand-père avait vendu des pièces détachées de la Mathis, tout ce qui devait rester de
la voiture et cétait la raison de la visite de ces étrangers. Quelques vieilles
pièces poussiéreuses, peut-être entreposées dans la petite pièce de lalambic,
au mur patiné par les vapeurs de la prune distillée. Il avait dû les vendre à prix
dor, il sy connaissait en affaire, le Paul, et avait repéré laisance
de ces visiteurs venus en voiture de luxe. Cest le printemps, enfin presque, alors le jardin
nattend pas. Chaque année, je me fixe début mars pour tailler les rosiers qui du
reste démarrent leurs bougeons et parfois même leurs feuilles un peu avant. Cette
année, jai anticipé la taille à lavant-dernier jour de février. Jai
laissé passer la tempête du dimanche avant de ramasser le tapis de feuilles des
peupliers tombé pendant lhiver. Voilà pour les travaux habituels. Ajoutons cette
année que la tranchée qui a balafré un côté du jardin va mobliger à quelques
travaux de nettoyage et de réfection de la pelouse pour réparer les allées et venues
des maçons (lire larticle du 27/01/2010, même rubrique). Et cela nest pas
fini, dautres travaux imprévus, menés bientôt par EDF, vont cette fois-ci
sattaquer à un autre coin de pelouse. Toute cette débauche dénergie
rejaillit forcément sur moi et je me suis attaqué gaillardement à débarrasser un
cerisier et deux peupliers du lierre qui les avait envahis. La tempête ayant déraciné
deux petits arbres dornements chez mes voisins, je me suis offert de les faire
disparaître par la même occasion (les arbres, pas les voisins). Résultat, déjà quatre
voyages à la déchetterie avec mon inusable remorque. Ce dimanche, dans lélan
ininterrompu, je me suis mis en tête de continuer à décimer le lierre qui avait fini
par étouffer ce que nous nommons entre nous « la forêt », un entrelacs darbres
divers, à lorigine sans doute savamment disposés par le précédent propriétaire
quarante ans auparavant, articulé autour de deux arbres de Judée (de haute futaie, comme
le fait rimer Brassens dans « auprès de mon arbre »). Sous le vent qui avait repris de
la vigueur, mais dans un sens différent que la précédente tempête, jai raccourci
de quatre mètres la cime dun cyprès entièrement envahi par le satané lierre. La
technique éprouvée de la corde attachée un peu plus haut que la coupe prévue devait
permettre de faire choir le tronc où je voulais. Mais les arbres et moi, ça fait deux
(voir rubrique webcam du 22/12/2004) et celui-ci est resté
bêtement suspendu en lair, comme en lévitation. En effet, tout un réseau de
lianes le maintenait accroché aux autres branches voisines. Ces véritables cordes
dune dizaine de mètres provenaient dun pied monstrueux que je ne sais nommer
que par lappellation de mon beau-père : du "bois fumé", parce que
paraît-il, on pouvait fumer autrefois ces ligneux comme des cigarettes. Renseignements
pris, cest une clématite des haies, appelée aussi viorne des pauvres, une
variété sauvage et tenace qui a fini par devenir gigantesque par la faute du jardinier
négligent que je suis. Il faut dire que les années détudes universitaires
fièrement reprises ont accaparé pas mal dun temps que jaurais pu consacrer
à cet entretien. Au lieu de cela, je me suis glissé avec insouciance dans
lécriture, les devoirs et la lecture. Ainsi mise à profit, la fameuse phrase «
cest en lisant quon devient liseron » a pu décupler une réalité que son
auteur, Raymond Queneau, naurait jamais soupçonnée. Comment les gens arrivent ici ? Par quel hasard ? Question
intéressante à laquelle mes précédentes pages perso ne me permettaient pas de
répondre. Le changement dhébergement me permet maintenant dexaminer la liste
des mots clés de Google et autres moteurs de recherche qui aboutissent sur Feuilles de
route. Comme mes autres collègues écrivains blogueurs( voir Questions dautomne emportées par
le vent, de Martine Sonnet), je vais enfin pouvoir métonner, ce qui est le
propre de cette rubrique, voire même tenter, comme Martine, daider « les
internautes naufragés sur mon île ». Sylvie Thieblemont, libraire, de la Librairie Alinéas à
Langres, mavait écrit le 23 août 2007 : « De toute
façon, je ne suis pas encore bien remise de Paris-Guernica, ça va rester
parmi mes émotions de lecture (qui se faisaient rares ces derniers temps) Votre façon
décrire est vraiment bizarre : pas de péripéties, des ambiances, des couleurs,
des sons, des apartés, des flash-back
On se laisse emporté par un flot qui
na rien de tumultueux, plutôt un fleuve tranquille et quand on arrive au bout du
livre, on se dit : Oh zut, cest déjà fini, pourquoi ny a-t-il pas plus de
pages ? La croisière sur le fleuve est terminée, il faut descendre du bateau à regret
mais il reste en mémoire toutes ces images, toutes ces impressions accumulées au fil des
pages et qui reviennent en mémoire à maintes occasions. ». Cette semaine, jai appris trois départs à mon
travail. Un suicide, un décès par maladie et un simple départ en retraite dont
laspect serein et joyeux paraît presque cruel dans cette dissolution. Passons sur
le suicide (que je relate en note décriture), jai découvert en premier le
décès par maladie dune collègue, cétait le lundi à mon arrivée. Le vieux
crabe malfaisant contre qui elle se battait depuis deux ans, avait eu raison delle.
Javais travaillé avec cette collègue, ingénieur commercial, de 1998 à 2003.A
cette époque, jintervenais en soutien pour aider à monter des projets
dinformatisation dhôpitaux ou de cabinets médicaux. On sétait perdu
de vue depuis : plus dans le même secteur géographique et plus la même activité. Mais
ça fait quelque chose de le savoir, cest repartir quelques années en arrière et
partager à nouveau toute une organisation. On perd aussi cela, soi-même comme partie
dun grand tout. Le jeudi suivant, le deuxième départ, programmé depuis quelques
temps, est plus joyeux. Cest un collègue qui bénéficie dun assouplissement
des conditions de départs en retraite. Il lui restait deux ans à faire et une dizaine de
mois de congés quil navait jamais pu prendre à une époque où son travail
était plus intensif. Dernière réunion, repas le midi dans un restaurant pour fêter
cela en petit comité, cinq personnes au total et on se dit au revoir, on se souhaite
bonne chance. On sinquiète de savoir comment il va soccuper : deux grands
enfants qui travaillent et du bricolage en perspective dans les maisons quils
viennent dacquérir. Là encore, cest une partie de soi qui sefface,
plus récente cependant, un partage de « trois petites années, mais très riches »
a-t-il dit. Nostalgie et joie avant la tristesse de découvrir le même jour en lisant la
presse le dernier et trente cinquième suicide de lentreprise en deux ans.
Une semaine passe si vite. Parfois cest à se
demander comment se scande le tempo entre deux mises à jour. Bref retour donc sur les
sept jours précédents. "C'est le Ramadan ; trois heures de l'après midi Il remplit du haut de la benne la brouette que pousse un
type âgé, petit et pressé. A peine le temps de les saluer quil est déjà reparti
en direction du jardin, là où ils ont ouvert la tranchée. On échange quelques
banalités. Ça caille, déclare celui resté en haut du camion. Je propose du café et
jouvre le garage pour rentrer la voiture. A mon retour il dit cest à vous la
moto ? Je reste un instant sans comprendre : il désigne la porte du garage maintenant
refermée. Depuis le temps quelle sy trouve, la bécane, jai tendance à
oublier son existence. Oui, cest une Honda 125 K3. Elle date de 1971 mais elle ne
roule plus, lembrayage est cassé, je ne retrouve pas de pièce. Il dit que lui
aussi il va acheter une moto. Samedi prochain. De cross, précise-t-il. On se met à
labri du vent pour le café. Il sappuie sur le rebord dune fenêtre et
poursuit. Une Kawasaki, je lai trouvée à Châlons. Je nomme le principal magasin
de cycles. Non, dit-il, à un particulier. Histoire den ajouter, je parle du frère
dun de mes collègues, un gars qui en est à son huitième Paris-Dakar, en moto.
KTM, je souligne. Il hoche la tête. Il en faut du fric. Lautre maçon nous rejoint
et consent à lâcher les manches de sa brouette. Il me baragouine quelque chose, montre
le mur, la tranchée, explique comment il va reboucher. On a du mal à le comprendre :
accent indéfini, peut-être portugais. Il porte un bonnet de laine et nest vraiment
pas tout jeune. A peine le temps de le voir saisir un café quil est déjà reparti.
KTM cest de la qualité. Il allume une cigarette. La tranchée est déjà moitié
recouverte par le sable. Au loin le bonnet sagite avec une pelle. Pas grand-chose en fait : il sagissait juste
demmener la voiture pour savoir si elle avait une fuite. On avait repéré quelques
traces à lendroit où elle stationne, mais avec la neige, la pluie, tout ce
quon embarque en la remisant le soir, cétait passé inaperçu. En la
déplaçant, donc, il y avait eu ces quelques gouttes sombres et le doigt passé dedans,
à renifler ça sentait le liquide de refroidissement. Alors la peur que se reproduise la
grosse panne du quatorze juillet, la durite percée de telle manière que tout
sécoulait en fontaine sur le sol, on était loin de la maison, impossible de
trouver un garage dans ce week-end férié. Il avait fallu repartir en train, la
dépanneuse appelée le lundi, puis revenir en train pour récupérer le véhicule après
une semaine dimmobilisation dans ce garage dapparat dune banlieue chic
où le chef datelier portait cravate et vous recevait dans un salon (on navait
pas eu le choix). La note avait été à légal du luxe déployé. Donc, là, la
peur que ça recommence, on avait pris rendez-vous au garage du coin, quon connaît
bien, surtout du temps de lancien propriétaire, mécanicien hors pair qui réparait
les moteurs en étoile des vieux coucous de laéro-club (il y avait une photo
derrière lui, dans son bureau, un Morane Saulnier 317, et on reconnaissait la tête du
pilote à lair libre, malgré les lunettes et le casque de cuir : un cousin à
elle). Un monde petit, donc, provincial, où tout se côtoie, famille, amis et le
garagiste quon connaissait bien, un type compétent, dégarni, le genre de gars qui
ne fait pas trop attention à lui, à sa santé, fumant comme un pompier, avec une dent
qui manque devant, toujours dans une vieille cotte graisseuse et le ventre en avant.
Cest lui qui est de service ce samedi. Cest le patron, le nouveau, qui a
donné le rendez-vous la veille. Le samedi, on a plus de temps, a-t-il dit. Latelier
réparation de la plupart des grosses concessions est fermé, on considère comme un
acquis social lidée dun week-end de deux jours, difficile de bouger la troupe
des jeunes mécanos. Les petits garages sont plus souples. Ici, cest la secrétaire
et le garagiste, trente ans de boîte chacun, et visiblement, ça ne les défrise pas
dêtre sur le pont. Sur le pont, justement, il engage une Seat Ibiza et me fait
signe de rentrer la voiture derrière lui. Il referme le rideau de latelier : quel
vent, ça caille ce matin. Il prend le temps de souhaiter la bonne année.
Lexpression se serrer la paluche. Puis, il ouvre le capot et on discute de cette
satanée fuite. Il hoche la tête et plonge une lampe dans les entrailles du moteur, en
gardant la main qui tient sa cigarette loin derrière lui à cause des vapeurs
dessence. Non, rien, pas de trace de fuite. Il ouvre le vase dexpansion et le
relie à une sorte de pompe pour pousser le liquide de refroidissement à un ou deux bars
de pression. Avec ça, sil y a la moindre fuite, on va le voir tout de suite. Enfin
dans cinq minutes. Dans un coin, il y a une machine à café et une table haute, genre
bar, mais encombrée doutils comme si latelier ne cessait de manger
lespace. Il en propose un, on refuse, sans trop savoir pourquoi. Le samedi,
cest plus peinard, on prend son temps. Il transporte son café et sa cigarette
quil pose sur le pont élévateur. Il entreprend de démonter la roue avant gauche
en pestant contre cette quincaillerie de bagnole étrangère. Histoire de lier
conversation, on cause voiture : mieux vaut acheter une voiture qui a fait cent mille
kilomètres en deux ans, quun véhicule de dix ans qui a très peu roulé,
affirme-t-il. De temps en temps, il va regarder si on voit une fuite apparaître, puis il
repart vers le pont pour achever de démonter la roue. On regarde dans latelier. Il
y a linévitable calendrier avec une femme à poil, une affiche graisseuse, marquée
Motul, des cartons de pièces détachées sempilent un peu partout. Des hauts
parleurs dautoradio sont accrochés à la charpente métallique. La musique
dune station populaire sarrête : cest le temps des infos. On entend des
nouvelles sur le drame dHaïti. Ah, ils font chier avec Haïti, on entend que ça
depuis trois jours. On ne dit rien, juste la pensée de la trouille quon avait eue :
une amie devait y aller, on imaginait le pire. Et, en retour du mail inquiet, la réponse
rassurante : le départ aurait du avoir lieu quelques heures après le drame, une chance
pour elle, malchance pour la population. Non mais, quil fait avec un geste
dune main graisseuse (on comprend que ce nest pas le mauvais bougre, ces types
là-bas sont bien plus malheureux que nous). Puis enchaîne sur largent de la
solidarité si vite trouvé, alors que, dit-il, on est incapable de résorber le trou de
la sécu, tout ça
Il revient vers la voiture, redonne un coup de pompe puis conclut
: non, vraiment rien pas de fuite, vous pouvez partir tranquille.
En 1999, Internet était un champ vide en France : moins
de trois millions dinternautes alors quon compte 25 millions de foyers
équipés maintenant. Trois millions ça suscitait au demeurant pas mal de dialogues : on
sentait que quelque chose allait se passer du côté des nouvelles technologies comme on
disait alors. La bulle spéculative Internet qui allait se dégonfler un à deux ans plus
tard amorçait sa gonflette, tel un chewing-gum insouciant. Daucuns commençaient à
se lancer dans laventure de la création dun site web avec le même
enthousiasme quen 1981 au moment de lessor des radio libres. Et la même
naïveté : faire tournoyer sur ses pages perso de petites flammes et autres images
animées possédait à lépoque la même fraîcheur que celle qui consiste à
installer des nains de jardins sur sa pelouse. Cétait un temps béni de
pionniers : à peine mandaté par mon entreprise de télécommunications,
jallais parfois montrer à des hordes de citoyens assoiffés de connaissances, ce
que permettait une connexion Internet (à bas débit uniquement). Comble de
lémerveillement, jétais capable de leur faire voir en temps direct comment
vivaient les pingouins du biodôme de
Montréal, sans doute lune des plus anciennes webcams existantes. Et
dailleurs, il ne serait pas étonnant que jaie appris lexistence de
cette caméra en ligne permanente du côté de François
Bon et de son Remue.net dalors qui
nétait encore pas le site associatif quon connaît. En bordure du champ vide
dInternet, les vaillantes petites maisons numériques dédiées à la littérature
se comptaient sur les doigts dune seule main, poing refermé. Dans les bons voeux que j'ai reçus cette année,
quelqu'un a eu la bonne idée de m'envoyer cet extrait de Leslie Kaplan (Les Outils,
POL, 2003)Cela me semble convenir merveilleusement comme bonne résolution, ligne de
conduite à garder pour toute l'année nouvelle, alors, voici, en partage : |