depuis septembre 2000
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Notes d'écriture 2021
Dans ma note précédente jévoquais un nouvel atelier
culturel, commencé dans ma ville, sur les traces de celui que javais réalisé il y
a deux ans, avec des migrants mineurs non-accompagnés, hébergés par lassociation
Relais 52. Il ny a pas eu de temps mort et jai enchainé les séances
chaque semaine, au point que la septième vient davoir lieu hier. Laction est
enthousiasmante, préparation des séances le lundi avec Alizée, salariée dInitiales
et étudiante en master FLE, dont les compétences, le dévouement et la somme de travail
sont considérables. Séance le mercredi en coanimation, puis, recopiage du travail
accompli par votre serviteur, bref, au total, ça représente bien 8 à 10h de boulot
hebdomadaire. Comme dhabitude, je note mes impressions dans un journal que je publie chaque semaine dans FdR,
indépendamment des mises à jour plus distantes car plus chronophages.
Force est de constater que le coté culturel de latelier, adjectif large que je
préfère généralement pour qualifier ce genre dexpérience, sest
résolument tourné vers lécriture, cest donc bien un atelier
décriture pur et dur vers lequel tous se sont embarqués : une histoire
collective est en route, et je suis éberlué par les qualités rédactionnelles de
certains participants, quatre ou cinq, et qui drainent linspiration des autres.
Certains rédigent magnifiquement deux ou trois pages de cahiers grand format à chaque
séance. Mais ceux qui ont plus de difficultés, aiguillonnés par les plus doués,
relèvent le défi et agrandissent chaque semaine la distance décriture. Bref, nous
sommes embarqués dans un récit de voyage (de leurs voyages) qui devrait constituer à la
fin un véritable petit roman (illustré grâce aux talents de dessinateur dun jeune
Afghan), avec comme personnage principal, Shaka, un jeune garçon qui quitte son village
dAfrique pour aller en Europe. A travers Shaka, cest « chacun »
deux : je précise que le nom du personnage, lhistoire et ses
péripéties ont été conçus entièrement par eux-mêmes. Je ne corrige que leurs fautes
et cest magnifique. Une fois fini (vers le printemps), le roman sera édité grâce
à lassociation Initiales. Belle revanche pour ces adolescents que le
candidat Z traite de tous les mots (maux) : ignorons lignare imbécile
A leur Afrique, jai substitué récemment celle de Rimbaud, puisque jai été
sollicité pour une conférence et, naturellement, le poète explorateur sest
imposé. Je précise que la demande mavait été suggérée au départ par une
animatrice bénévole de Initiales, ancienne professeure de français (mes enfants
lont eue) et qui vient en aide à Alizée pour lalphabétisation, le monde est
petit. Elle soccupe aussi de lantenne locale de lUniversité du temps
libre, et cest pour cet organisme que jai donné cette conférence le jeudi 9
décembre, devant une cinquantaine de personnes. Grosse préparation pour moi : on
nimprovise pas un discours dune heure et demie à deux heures,
cest-à-dire trois à quatre fois plus quune intervention universitaire
traditionnelle, laquelle requiert déjà un gros travail. Heureusement liconographie
rimbaldienne est importante et jai pu mappuyer sur une cinquantaine de
clichés divers et variés, carte dAfrique de 1880, cartes postales du pays natal de
Rimbaud, photographies de la famille et du poète (attestées ou supposées), bref, de
quoi diluer une intervention qui a duré une après-midi sans que personne ne
sendorme (enfin je crois
). Lidée était de présenter Arthur à travers
le véritable roman qui a présidé à lélaboration de son mythe, manière
originale de balayer sa vie et surtout son au-delà.
Avis aux amateurs de conférences, je suis prêt à la recommencer ailleurs !
(16/12/2021)
Dans cette grande bousculade du temps qui ma empêché
dêtre régulier pour Feuilles de route, il faut ajouter aux activités
« hors écriture » évoquées en étonnements, celles qui concernent la chose
littéraire. Javais évoqué lors de ma dernière mise à jour, article précédent,
la réédition de mon premier livre La réserve et jaurai eu, il est vrai,
peu de temps pour en assurer la promotion. Quelques articles sont parus que je nai
pas recensé, impossible de mettre la main dessus. Si un peu plus de temps (hahaha), je
prévoirai une présentation dans la librairie de ma ville.
Plus structurés, en revanche, sont les ateliers décriture. La restitution de ceux
de printemps sont organisées : le 5 octobre, cétait celui de Chaumont en
présence de la préfecture, le 10 décembre, ce sera les deux de Bar le Duc, via le
Festival de lécrit. Un autre atelier à commencé dans ma ville, avec le même
public quil y a deux ans, des migrants mineurs non-accompagnés, hébergés par
lassociation Relais 52. Trois séances ont déjà eu lieu et une « page spéciale » est dévolue à cette
expérience qui sannonce dors et déjà très riche.
Autres ateliers décriture qui reviennent de façon inopinée, mais avec grand
plaisir, le projet « écrire le travail » organisé par lacadémie
de Versailles, et auquel jai déjà participé : jai ainsi rencontré
lors dune journée à la BNF le 9 novembre les enseignants de lycées professionnels
qui vont être en charge de cette animation et, dans la foulée, je suis revenu le 18
novembre en région parisienne, au lycée Santos Dumont de Saint-Cloud pour deux classes
qui préparent cette action.
En ce qui concerne ma propre écriture, le festival « Au fil des Ailes »,
programmé depuis un an par Interbibly, moccupe pour trois week-end, à la fois à
Chaumont, Epernay, Ay-en-Champagne, Troyes (cest déjà passé) Thaon-Les-Vosges,
Xertigny, Vittel (cest ce week-end) et jai grand plaisir à évoquer mes
livres et notamment Yougoslave, qui est celui retenu pour ce festival.
Merci ainsi à toutes celles et ceux qui m'ont accompagnés dans ces rencontres (et donc
certain(e)s sont lecteurs de FdR), Leïla, Fabienne, Caroline, Amélie, Ariane,
Anne, Monique, Patricia, Murielle, Yvan Amar, Bernard Magnier et, à venir,
Véronique, Elodie, Sabine, Astrid, Sarah Polacci : que des passionné(e)s !
Comme si je navais pas assez dimbrications littéraires, jai aussi
accepté de préparer pour lUniversité du Temps Libre de ma ville une conférence
sur Rimbaud et le roman de son mythe pour le 9 décembre, conférence maintenant
préparée, reste à la répéter
Dans tous ces projets, ne pas oublier le principal, le livre promis à mon éditrice,
hélas, repris de manière aléatoire, quil me faudra tout de même concrétiser
pour la rentrée de septembre prochain : son nom de code est DT, pour les
amateurs de devinettes en ce qui concerne le titre de ce nouveau roman. A suivre
(24/11/2021)
Ça y est La réserve nouvelle mouture est parue !
J'ai reçu mes exemplaires d'auteurs le 2 septembre. Belle couverture avec un liseré brun, dans un style qui s'accorde aux
ouvrages de la collection «Dominique Guéniot » et dont le fond a été repris par
Francis et Laurent Zahn, fondateurs des éditions Liralest. Je suis très heureux de cette
réédition. Le livre était depuis longtemps indisponible, quand Dominique avait cessé
son activité. Pour cette réédition, j'ai demandé à Gérard Paillot, le dessinateur de
la première couv. de 2000 de me refaire un dessin : le nouveau est magnifique et
très épuré. Un seul regret, il fait tout petit sur la nouvelle couverture et il aurait
mérité une plus grande place.
Comme convenu l'édition est augmentée d'une suite. En réalité, le format de la
nouvelle édition étant sensiblement plus grand (voir en Webcam), les deux parutions
comptent à peu près le même nombre de pages.
En prime, la quatrième de couverture :
« Thierry Beinstingel, au printemps 2000, publiait son premier roman, La
Réserve, aux éditions Dominique Guéniot. Ce récit futuriste était ancré en
Haute-Marne, et lauteur imaginait lavenir de son département natal après
presque deux décennies, en 2017. Au fil des aventures, Simon, jeune fonctionnaire
ambitieux, et Claire, son amie denfance, prévoyaient nos lendemains qui chantent.
Lannée de cette intrigue est désormais derrière nous. Certaines des prévisions
se sont réalisées, dautres non, cependant, bien des tendances ou des projets,
alors à peine ébauchés, sont toujours dactualité, ce qui démontre le talent
danticipation de Thierry Beinstingel.
Vingt-et-un ans plus tard, après 14 livres publiés chez des éditeurs parisiens, et
grâce à la complicité de Laurent Zahnd, dépositaire du fonds éditorial de Dominique
Guéniot, lauteur a souhaité rééditer ce premier roman et laugmenter
dune suite. Simon et Claire se retrouvent ainsi pour une nouvelle histoire
haut-marnaise, toujours aussi rocambolesque. Et bien entendu, cest à nouveau un
récit danticipation qui nous porte vers lhorizon 2027.
Aujourdhui, alors que les incertitudes de tous genres nous cernent, bien malin sera
celui qui devinera lavenir. Mais, comme pour la première histoire, lauteur
prend les paris auprès de ses lecteurs sur ce qui se réalisera en 2027. »
(10/09/2021)
Le retour à l'écriture était prévu, espéré même. Depuis
presque vingt ans que je viens ici, je ne compte plus les moments d'inspiration ou de
travail, les pages rédigées, reprises, relues, thèse, romans, dans ce hors-temps et
hors-lieu que constituent les vacances. Les souvenirs de ces instants sont nombreux et
toujours agréables, comme tout ce qui préside à un acte créatif abouti. Bizarrement,
ici ça marche. Est-ce le lieu, le soleil, l'écriture sur les terrasses, le changement de
rythme des jours ?
Cette année, cependant, je craignais que ce miracle annuel ne puisse opérer. L'esprit
préoccupé en permanence, les insomnies qui vont avec, tout cela est mon lot quotidien
depuis quelques mois. Côté écriture, là aussi, l'imprévu a été mon lot même en
vacances. La réédition de mon premier roman La réserve, pour laquelle je pensais
avoir encore un peu de temps, a été avancée pour la rentrée de septembre. La
correctrice m'a donc associé à toutes les épreuves qui devaient être rendues pour
début août et j'ai dû aussi solliciter plus rapidement l'ami graphiste de la première
édition que je souhaitais reprendre pour l'illustration de couverture : béni soit
Internet et le travail à distance...
Malgré tout, magie des lieux, le nouveau roman que je prévoyais pour mon éditeur
habituel et que je n'avais pas encore commencé s'est manifesté là-bas, sur la terrasse
habituelle et ombragée où je déballe mon ordinateur portable. Il est évidement trop
tôt pour en parler, mais enfin, j'ai trouvé les éléments habituels qui me sont
indispensables pour continuer : le titre, l'obligatoire épigraphe, et la mention de
début de ce tapuscrit « Viagrande, le 19/07/2021 - » avec le petit tiret qui
n'attend que le lieu et la date de fin (probablement à la maison vers janvier février
2022).
Déjà presque 40 pages, à suivre...
(18/08/2021)
Le précipité des jours, c'est une formule qui me paraît
adaptée à la bousculade du moment. Les activités, associatives notamment, ont fortement
rempli mon calendrier en élaboration de programmes et réunions diverses (je deviens en
juillet président pour un an d'un club de 27 membres avec une activité importante). Mais
c'est aussi du côté de l'écriture que les choses se sont accentuées. D'où
l'inscription dans cette rubrique.
J'ai même dû surseoir à la correction des épreuves pour la réédition de La
réserve, prévue en septembre, tant j'ai du mal à tout accomplir. Les trois ateliers
d'écriture menés de front chaque semaine provoquent il est vrai une charge de travail
importante. Il faut en effet compter deux à trois fois plus de temps en préparation
diverses pour une séance. Bref, je passe à peu près 4 jours à tout organiser chaque
semaine et encore, en me dépêchant. J'ai par exemple gardé 200 photos et monté cinq
petits films chacun pour l'atelier de Chaumont à partir de 160 séquences tournées
pendant nos ateliers. A la fin de l'atelier, il me faudra encore réduire l'ensemble de
moitié pour en agglomérer un résumé acceptable. Malgré le travail occasionné, ce
matériel est précieux et fait valeur de témoignage. Je remercie d'ailleurs grandement
les photographes et les vidéastes requis à chaque séance pour ces traces d'habitude
assez rares. En ligne, toujours, les journaux des ateliers pour Chaumont et Bar-le-Duc.
En parallèle, il a fallu que je prépare une conférence maintes fois repoussée, que je
réfléchisse au livre que j'ai promis à mon éditrice et mille autres choses encore. On
m'a sollicité pour donner mon avis sur la réorganisation en cours de ma ville et il m'a
fallu fouiller dans les archives de mon premier roman Central. L'impression d'une
course sans cesse, épuisante (je n'ai plus le temps de courir pour de vrai d'ailleurs),
je passe d'une activité à l'autre, avec toutefois l'intime conviction de préparer les
mois à venir, qui seront évidement, tous aussi intenses.
(24/06/2021)
J'avais été sollicité fin 2019 pour animer un atelier
d'écriture à Bar-le-Duc. Les modalités était restées floues ainsi que le public
concerné. Puis, au printemps 2020, nous l'avions programmé dans un Centre social. Il
devait se tenir juste après celui que j'avais animé avec des migrants mineurs dans ma
ville. Bien-sûr, le coronavirus a tout remis en cause. Au fur et à mesure des espoirs de
reprise d'activité, nous projetions à nouveau cet atelier. L'organisateur contactait
derechef les structures participantes, réservait des salles, des créneaux, toute une
coordination qui échouait à chaque fois avec la reprise des contaminations. Enfin,
planifiée en ce début de printemps, la dernière élaboration a tenu.
Entre temps, le projet avait évolué, ce n'était pas un, mais deux ateliers que
j'animerais, un le matin à la médiathèque et l'autre l'après-midi au centre social,
bref une journée complète et quand on sait que la préparation et le suivi requièrent
deux fois plus de temps, j'étais un peu inquiet avant d'entamer vendredi dernier les
premières séances, l'atelier hebdomadaire de Chaumont me prenant aussi pas mal de temps
depuis quelques semaines.
Le jour J venu, avec le nécessaire couac du début, nous nous sommes retrouvés à deux
participantes seulement à la médiathèque, mais qu'a cela ne tienne, la séance n'en
aura été que plus productive pour ces deux dames, l'une syrienne et l'autre
réunionnaise.
L'après-midi, en revanche, au centre social, les participants prévus étaient tous là,
sept au total, venus d'horizons différents, des français modestes, habitués du lieu, un
stagiaire de l'école de la 2ème chance, un ressortissant du Bangladesh, une jeune maman
albanaise. Et là, miracle ! Tout ce petit monde s'entend à merveille... J'avais
pris soin d'apporter un globe et un atlas, où, comme ce matin, chacun a pris soin de
montrer son pas d'origine et sa ville sur une carte, histoire de faire connaissance. La
suite en a été facilitée, à l'aide des cinq sens (vue, odorat, goût, toucher, ouïe),
j'ai demandé à chacun de raconter un souvenir d'enfance. Passé le moment (magique pour
moi, à chaque fois) où chacun reste suspendu au-dessus de sa feuille à remplir, tous se
sont lâchés, ont vaincu les peurs scolaires (l'orthographe, le manque de vocabulaire).
L'occasion de belles réussites, comme Christophe, le jeune stagiaire qui nous gratifie
d'une anecdote drôle, rédigée d'un trait et racontée en souriant malgré son apparente
réserve de départ, comme Ahmed, qui écrit des maximes philosophiques en anglais et que
nous traduisons tous deux, ou comme l'incroyable maîtrise du français de la jeune
albanaise, qui parle couramment, anglais, allemand, italien ainsi que plusieurs langues
des Balkans. Comme pour l'atelier de Chaumont, dont je complète au fur et mesure le journal de bord, j'ai créé aussi un journal pour les deux ateliers de Bar-le-Duc.
(03/06/2021)
Après le bel atelier de 2019 et 2020
animé au bénéfice des migrants mineurs de ma ville, l'idée de reproduire de telles
séances culturelles s'était posée. Cette fois-ci, toujours avec l'association Initiales,
c'est à Chaumont, à 70 km de chez moi, que l'aventure est renouvelée. Et les migrants
ne sont plus des mineurs, mais de jeunes adultes demandeurs d'asile, hébergés par
l'intermédiaire du centre d'accueil CADA, le tout en lien avec l'AATM, l'association
dAccueil des Travailleurs et des Migrants : voilà un exemple de mille-feuille
social, mais très efficace, qui aboutit à la présence de huit Afghans et d'un Somalien
pour la toute première séance. Mais avant, il aura fallu compter avec les reports dus à
la pandémie, obtenir l'accord officiel de la préfecture et autres tracasseries.
Tout cela, c'est sans compter l'acharnement d'Edris, le directeur pédagogique d'Initiales,
capable de déplacer des montagnes.
Donc voilà, première séance : huit Afghans, un Somalien... J'interviens avec le
dynamique musicien Vincent Bardin et l'idée de départ est de construire quelques
chansons en compilant des textes qu'ils pourraient écrire, et eux même scander à l'aide
d'instruments géniaux que Vincent leur propose de fabriquer. Simple et alléchant comme
programme, non ? Sauf qu'à part un ou deux, nos participants parlent très peu
français ou anglais, et écrivent encore moins...
Pas question pour moi de leur narrer Rimbaud comme exemple... Nous pouvons tout juste
expliciter quelques mots, les noter, et nous apercevoir qu'ils les recopient très
lentement mais avidement. La première séance se déroule en tentant de cerner quelle est
leur compréhension de notre langue : à la question « j'aime le foot »,
on obtient l'unanimité : allons, tout n'est pas perdu, c'est un excellent
début !
Nous avons choisi volontairement un atelier culturel ramassé dans le temps : dix
séances avant fin juin, cela permet de garder pour eux le souvenir d'une séance
hebdomadaire sur l'autre. Nous groupons même deux séances en une journée. Pour garder
une trace j'élabore un journal, nous planifions les séances avec Vincent (la veille pour
le lendemain, tant il est difficile de se projeter dans le résultat attendu), bref, je
retrouve la même griserie qui m'occupait avec l'atelier des migrants mineurs de ma ville
lorsque nous élaborions nos séances avec Maud Clément : voir le film récapitulatif.
En parlant de film et de photos, là aussi, c'est un excellent support de progression et
une manière très concrète et dynamique de garder des traces : alors que nous en
sommes à la cinquième séance (déjà), je dispose d'un fond de séquences et de clichés
impressionnant, grâce aux accompagnatrices des structures participantes que j'ai
chargées de cette tâche.
Je suis ainsi plongé dans un « atelier culturel » qui est le terme que je
préfère, puisque nous échangeons beaucoup sur nos cultures d'origine : je sais
maintenant compter en Dari et en Pachto ! Mais en même temps, cet
« atelier » s'apparente à un « cabinet de curiosité », un
« ouvroir », un « chantier » permanent ou tout semble de bric et
de broc : peu importe, je tiens le pari que nous allons nous y retrouver et enfin
chanter ensemble leur propre production.
(20/05/2021)
Cinéma et littérature, j'avais jusque là peu fait le lien,
même si Philippe Claudel ou Marguerite Duras, à la fois romanciers et cinéastes, et
Faulkner ou René Fallet en scénaristes, attisent depuis longtemps ma curiosité pour ces
deux formes d'art. Et puis un premier projet d'adaptation pour Retour aux mots sauvages
resté dans les limbes m'a laissé sur ma faim. Il m'a fallu attendre 2016 et un
contact avec le réalisateur Sylvain Desclous qui a aimé l'univers de la vente d' Ils
désertent pour que mon intérêt pour le cinéma se concrétise à travers ma
participation en tant que caméo dans son film Vendeur avec
Gilbert Melki et Pio Marmai dans les rôles principaux : j'en ai d'ailleurs fait une note d'écriture le 13/06/2016.
Or, si on lit bien cette note, je cite aussi Florence Vignon qui remporta avec Stéphane
Brizé le césar de la meilleure adaptation pour Mademoiselle Chambon du regretté
Eric Holder (en Note de lecture le même
jour, 13/06/2016) : ce n'est pas par hasard. Depuis déjà 2 ans, j'ai signé en 2014
avec elle et la productrice Juliette Hayat un contrat d'adaptation pour justement Ils
désertent.
Mais je sais maintenant depuis ma brève expérience de silhouette parlante dans le
film Vendeur combien le cinéma est une chose complexe et difficile à mettre en
branle. Il faut avant tout réunir les fonds nécessaires, convaincre des partenaires. Les
années qui suivent sont ainsi consacrées à la question pécuniaire et je reçois de
temps en temps des avenants à signer car un nouveau producteur se rajoute au
projet : wait and see...
Et puis, alors que la pandémie a mis au point mort toute l'activité des cinémas, les
choses semblent s'accélérer dès la fin 2020, de telle façon qu'on m'envoie bientôt le
scénario et que le tournage est dors et déjà réservé pour le printemps. Le scénario
m'enchante : je n'en attendais pas moins ayant vu la très belle adaptation de Mademoiselle
Chambon rédigée sous la plume de Florence Vignon. Là, cependant, il s'agit de son
premier film en tant que réalisatrice. Je lui fais part de mon enthousiasme : autant
l'écriture est dévolue à l'intimité de la langue, aux effets de style et de langage,
autant le cinéma est là pour plonger le spectateur dans l'illusion visuelle :
l'histoire prend corps, mon livre devient vivant et d'une belle manière !
Et je mesure combien cette tension est travaillée différemment : tout se met en
place dans l'esprit avant de se transposer dans l'espace mouvant du cinéma. Si
l'écriture peut demeurer un travail solitaire du début à la fin, rien de tel au
cinéma : scénario, repérages, lieux, castings, acteurs, comédiens, techniciens,
scripte, toutes ces professions qu'on dit « intermittentes » doivent
s'assembler et cela nécessite une organisation extraordinaire : chacun doit
connaître son rôle, sa mission au jour J et pour un temps limité : chaque jour de
tournage coûte cher et tout est minuté.
Florence Vignon a eu la gentillesse de m'inviter ainsi que mon épouse à une journée de
cette « échappée belle » (qui est le titre retenu du film). C'est
d'autant plus généreux que l'activité de la réalisatrice est débordante : nous
sommes au vingtième jour sur le seul mois que comptera le tournage. C'est aussi le
dernier jour de l'acteur principal, Jacques Gamblin et pour moi "un premier jour du
reste de ma vie", pour parodier le titre du film-culte
(n'est-ce pas, Catherine) dans lequel il joue admirablement.
C'est en effet, une grande joie pour moi : j'avais en effet en secret formulé le
souhait que ce formidable comédien puisse incarner le vieux VRP de mon livre :
vu exaucé ! L'homme au demeurant est très sympathique et attentif : nous
avons un bel échange autour d'Ils désertent, qu'il a lu et beaucoup apprécié,
ainsi que Zita Hanrot, qui m'aborde d'une manière vive et joyeuse, et qui lui donne la
réplique dans le rôle de sa responsable des ventes.
Nous passons ainsi presque dix heures sur place dans lenchantement permanent que
donne la répétition pointilleuse des scènes auxquelles nous assistons. Au final,
journée merveilleuse, merci à tous et merci à toi Carole d'avoir partagé
chaleureusement ce projet chez Fayard depuis 7 ans.
(07/05/2021)
Dans A la ligne (note de lecture cette semaine), Joseph
Ponthus a raconté son quotidien d'intérimaire dans une conserverie de fruits de
mer, puis dans un abattoir. L'auteur a donné au sujet de ce beau livre, très remarqué,
de nombreux entretiens. Les extraits que j'ai choisis expriment son rapport à
l'écriture. Comme pour Cora dans la spirale, de Vincent Messager (note de lecture
du 23/03/2021), c'est un livre que j'aurais aimé relater dans ma thèse, soutenue en
2017, mais ces ouvrages ont été publiés plus tard, ce qui prouve au moins la vivacité
de la littérature du travail.
A la ligne, donc, mais hélas point final aussi : Joseph Ponthus est mort le 24
février dernier à seulement 42 ans.
Extraits d'entretiens pour France Culture :
« Dans ce texte, jai cherché à rendre au plus juste dans lécrit,
la manière dont on pense quand on est sur une ligne de production. Quand on est à
lusine, les pensées vont très vite, et pour rendre compte de cette vérité, il
fallait que je retourne à la ligne constamment, et cest évidemment un double sens
qui a imposé un titre au livre assez rapidement : retourner à la ligne de production et
retourner à la ligne dans lécriture et dans les chapitres. »
« Je nécris pas « pour», jécris « parce que ». Jécris,
parce que je dois consigner ce qui marrive, je ne vais pas à lusine dans une
démarche décriture, jy vais pour gagner des sous, parce que je nai pas
le choix, sans idée préconçue, juste pour vendre la force de mes bras. Mais quand on
débarque à lusine, cest dune telle violence et en même temps
dune telle organisation assez fascinante, quil a fallu que je réfléchisse
là-dessus, et que jessaie den faire quelque chose de beau, de manière
littéraire, pour ne pas sombrer dans lenfer de la machine. Au départ,
jécris pour moi, pour me sauver. »
Pour CQFD, propos recueillis par Émilien Bernard :
« Dès ma première semaine dembauche, jai commencé à rédiger des
passages en rentrant à la maison, laprès-midi ou le soir selon mes horaires, quand
je nétais pas trop K.-O. Mon objectif était décrire de manière similaire
à celle dont fonctionnaient mes pensées quand jétais au boulot.
À lusine, tu es confronté à la question de la cadence, soit la production
imposée par lusine. Tu as une minute pour faire la tâche quon te demande.
Par exemple serrer vingt boulons. Au départ tu ne connais pas le geste et tu es
maladroit, donc tu ne fais que quinze boulons à la minute. Cest le copain qui est
derrière qui doit rattraper les cinq manquants. Car la chaîne avance inéluctablement.
Mais une fois que tu arrives à effectuer le bon geste, à faire corps avec loutil,
ou la machine, tu peux le faire en, par exemple, quarante-cinq secondes. Il te reste plus
ou moins quinze secondes de libre. Cest là que tu as le temps de
penser. Et moi je songeais à des bouquins, des poésies, aux phrases que jallais
écrire le soir en rentrant.
Cest ici que la question du rythme littéraire sest imposée. Parce que je
voulais écrire sur ces quinze secondes de liberté. Si javais choisi de
madapter au rythme régulier de lusine, une tâche par minute, alors
jaurais écrit en vers réguliers, de type alexandrins. Mais mon rythme à moi
était différent, puisque je luttais contre la cadence, avec des irrégularités, des
fois cinq secondes, des fois dix ou quinze. Je ne pouvais donc écrire quen vers
libres.
Lusine est le personnage principal de mon livre. Un peu comme Ivo AndriC racontait
lhistoire de la Bosnie à travers son Pont sur la Drina (1945). Mais pour cela il
faut ruser, prendre ton sujet de biais. Cette masse dacier, de mort, de souffrance,
tu dois laborder par des moyens détournés : les collègues, les moments volés,
les pauses grattées, les micro-solidarités, les petites récups. Parce quil est
impossible de vraiment décrire un univers où tu te fais bouffer, ces fragrances de peur,
de merde, de métal. Si lusine est vivante, cest seulement par les ouvriers
qui bossent à lintérieur chaque jour. »
Je me suis fait virer de labattoir le jour où jai envoyé des exemplaires du
livre à lagence dintérim et à la direction de labattoir. Pourtant je
nai pas écrit un témoignage à charge. [
]
Toutes proportions gardées, je rapproche ça de la littérature de la guerre de 14, quand
des gens comme Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire ou Maurice Genevoix se sont
retrouvés confrontés à quelque chose auxquels ils nétaient pas du tout
préparés, avec le petit peuple, la boue, la mort. Après cela, ils ne pouvaient plus
écrire de la même manière, impossible. »
Pour L'Usine Nouvelle :
Question : Il y a "La Centrale" dÉlisabeth Filhol sur les
travailleurs du nucléaire, "Le Quart" de Nikos Kavvadias sur les marins,
"La Scierie", un récit anonyme sur les travailleurs du bois
Réponse : Oui, ce sont des très bons livres. Jy ajouterais
"Létabli" de Robert Linhart et "LExcès-lusine" de
Leslie Kaplan. Mais je me suis plongé dans toute la littérature ouvrière et je me suis
rendu compte que ce sont surtout des bouquins dascension sociale, des gens comme
Georges Navel et Henry Poulaille qui sen sont sortis grâce au paternalisme, au
syndicalisme, à lÉglise catholique. Ou de grands livres de reportage comme ceux de
Florence Aubenas, "Le Quai de Ouistreham", et dOlivia Mokiejewski,
"Le Peuple des abattoirs". Elles, si elles ratent leur bouquin, elles retrouvent
leur situation sociale. Moi, jai écrit un livre sur le déclassement. Je me
retrouve plus dans les écrits dauteurs plongés dans la guerre de 14-18, comme
Genevoix, Cendrars, Apollinaire, instruits et propulsés avec le petit peuple dans la
boue, dans la mort. Jen ai vu des accidents, des amputés, des collègues mourir
juste avant ou quelques mois après leur retraite. Car soudain le corps lâche. Je
minscris dans lécriture de guerre plus que dans la littérature ouvrière.
A noter aussi que le site Lien social lui rend un très bel hommage et l'on peut voir une vidéo des Assises
Internationales du roman : écrire c'est juste la joie ! dit-il (vers 18mn).
(30/04/2021)
Georges Brassens n'a jamais revendiqué l'écriture
d'aphorismes, contrairement à Paul Léautaud, qui se vantait d'écrire ses pensées tout
en faisant sa cuisine et les tâches ménagères. En revanche, dans les blocs-notes et
cahiers qu'a écrits le chansonnier, regroupés dans Journal et autres carnets inédits
(en Note de lecture) beaucoup de ses phrases, bribes de chanson, préceptes ou réflexions
humoristiques peuvent être considérés comme tel. En voici quelques uns :
- Liberté, égalité... la fraternité c'est bon pour les vivants.
- Elle n'y allait pas de fesse morte.
- Il neige en plein été, mais c'est dans mes cheveux.
- Je n'aime pas le téléphone. Je ne peux pas parler aux gens si je ne vois pas leurs
yeux.
- Enterrement de Piaf : elle nous a longtemps caché qu'elle était morte.
- J'économise mes larmes J'en aurai besoin pour vous enterrer tous.
- Vivre est déjà prétentieux en soi.
- Les coups d'épée dans l'eau font couler bien du sang.
- J'étais pas dur en affaires de cur.
- Arrêtez le chantage aux lendemains qui chantent !
- Je sais le sens d'un mot quand je m'en sers. Après, dans un brouillard, il s'estompe et
disparaît.
- Toute liste à mes yeux est une liste noire.
- Tout ce qu'à dit Jésus n'est point parole d'Evangile.
- Les cons n'ont pas d'adresse. Ils habitent partout.
- Quand on dit tout, ça ne veux plus rien dire.
- Elle lui trancha la verge et lui dit : « quand vous me rendrez mon pucelage,
je vous rendrai votre sexe. »
- Les tombes sont des aide-mémoire.
- Détraqueurs de pendules anciennes - (je le prends pour moi !)
- La postérité : une imbécile qui veut se donner un genre d'avant-garde. Une jeune
qui veut se faire remarquer.
- Jeter le temps par les fenêtres.
- On ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Si paradoxal que cela
puisse paraître, les idées appartiennent à tous. En tous cas elles dépendent
étroitement du milieu ambiant, de l'éducation, alors que l'agencement des mots dépend
seulement ou presque de l'homme qui parle. Il traduit ses arrangements avec les idées
communes. L'idée du néant, l'amour, etc, sont à peu de choses près les mêmes chez
tous les êtres.
D'où vient que Villon et Hugo les aient traitées différemment ? Les différences
viennent des mots assemblés différemment.
(21/04/2021)
Au début, je voulais écrire cette rubrique sous le titre
« écrire en élastique », et y adjoindre naturellement en note de lecture les
Dix-neufs poèmes élastiques, de Blaise Cendrars. J'ai gardé Cendrars mais j'ai
préféré intituler cette note « écrire en balancier », bien-sûr parce que
je suis un peu dans les horloges et les pendules en ce moment, mais aussi parce que
j'avais envie de renouveler l'image du mouvement et de la geste littéraire.
L'élastique, il est vrai, est parlant pour l'écriture : on tire sur le caoutchouc,
les idées vous viennent et on les emmagasine ; puis on relâche l'extrémité et
l'écriture se libère des phrases retenues. Le balancier serait à cet effet, plus
nuancé, voire radicalement différent, puis qu'il indique au contraire une régularité,
un ascétisme, un retour à la rigueur digne d'un moine copiste. Mais l'élastique en
revanche donne une fausse idée de ce que pourrait être l'inspiration et le nécessaire
relâchement en texte qui suit. Ce n'est pas si facile en effet, ni si binaire. Il faut
justement une constance d'activité, de réflexion qui s'apparente plus au travail
souterrain d'une horloge.
J'ai toujours du mal à démêler le processus d'écriture. J'ai l'impression que j'y
pense tout le temps, que cette sorte de mission secrète est en permanence dans mon
esprit, mais je ne sais dire quand je la concrétise. En ce moment, par exemple, j'écris
des phrases, mais elles sont tributaires à la fois de mes pensées immédiates et de ce
que j'ai vaguement enfoui ou réfléchi au sujet de cette notion même d'élastique ou de
balancier. En d'autres mots : est-ce que je suis en train d'écrire ou est-ce que je
prépare d'autres phrases à venir ? Et quand viendront-elles ? Sous quelles
formes ? A cet usage, l'image du balancier est plus vraie : tout se passe dans
un laps de temps si court qu'il est difficile de savoir de quel côté nous
penchons : acte d'écrire ? Réflexions ?
J'ai souvent remarqué que l'écriture était le fruit d'une alchimie subtile qu'on ne
peut résumer en leçons simples. La vieille posture de l'écrivain qui s'assoit à son
bureau et qui déroule ses pages d'une main sûre est assurément fausse. Il faut compter
avec les tergiversations, les ruses pour ne pas s'attabler, pour retarder le moment, ou au
contraire le précipiter. C'est peut-être d'ailleurs parce que nous ne comprenons rien à
tout cela qu'on continue à écrire.
Toujours est-il que j'ai écrit cette rubrique, parce qu'en une semaine, alors que
j'étais fort bousculé dans mon quotidien et ma vie matérielle (comme disait Marguerite
Duras), j'ai réussi à envoyer la version augmentée prévue pour la réédition de La
Réserve, à écrire et à fournir un texte pour une nouvelle revue, enfin à
commencer l'ébauche d'un roman qui me ferait renouer avec le thème du travail. Chacune
de ces créations s'est faite naturellement, dans les creux des heures carillonnantes et
chères à mon petit-fils, entre deux repas, deux lessives, deux balades avec son vélo
rouge tout neuf. Et tout cela, c'était prévu, mais je ne l'avais pas vu venir, ou
plutôt si, j'y ai pensé depuis des semaines, voire des mois, plus ou moins consciemment.
Grande joie tout de même de voir combien l'écriture continue à être un moteur, une
mécanique, un mouvement perpétuel, comme celui qu'impulse le balancier à l'horloge.
(14/04/2021)
Certains ouvrages parmi les plus célèbres, sont si ancrés
dans l'histoire littéraire française qu'ils en deviennent désormais indétrônables,
comme Les Misérables de Hugo ou La recherche du temps perdu de Proust. Ils
se distinguent dans la littérature par le fait qu'on peut en parler sans même les avoir
lus, comme si, par osmose patriotique, un hommage éternel devait leur être rendu.
D'autres classiques, adoubés au fil des générations par l'académie, sont en revanche
proposés obligatoirement à la lecture depuis des générations à tout élève :
impossible de passer à côté de Madame Bovary, de Flaubert ou d'Une saison en
enfer d'Arthur Rimbaud lorsqu'on est dans un lycée de notre pays. Et, si on se
destine à des études littéraires, il sera pareillement illusoire de ne pas admirer Bérénice
de Racine ou de ne pas s'extasier sur LÉducation sentimentale du même
Flaubert : leur statut de chef duvre ne saurait être remis en question.
D'autres classiques en revanche sont soumis à des effets de mode : oubli,
redécouverte, louanges... C'est le cas par exemple de La femme de trente ans de
Balzac ou des Mémoires dHadrien de Marguerite Yourcenar, redevenus
subitement « in ».
Le premier récit de Pierre Michon, Les vies minuscules, paru en 1984, est en passe
de devenir un classique de la catégorie « redécouverte ». Je ne sais pas si
l'hommage récent de Guy Bolet (Funambule majuscule, en note de lecture) y
participe pour beaucoup, mais plusieurs dans mon entourage ont lu dernièrement pour la
première fois Les vies minuscules, et n'en tarissent pas d'éloges. Pour mon
compte, J'ai publié une note de lecture le
02/07/2003, il y a presque dix-huit ans et le livre en avait autant derrière lui.
J'avais découvert l'auteur grâce à François Bon, compagnon de routes littéraires de
Pierre Michon (à ce titre, lire son fameux texte « Comment nous avons inventé Pierre Michon »). A noter aussi
qu'un docte cahier de l'Herne a consacré l'auteur en 2018, de telle sorte qu'il fut
étiqueté « grantécrivain », ce dont on ne doutait pas (note d'écriture du 21/09/2018) :
l'hagiographie est inscrite dans les tripes des Lettres françaises...
Mais revenons aux Vies minuscules... Le livre est composé de plusieurs vies que
l'auteur a croisées ou accompagnées. Elles sont familiales comme celles d'Eugène et
Clara, ses grands-parents, elles sont issues de l'école comme les frères Bakroot, connus
en pension. Elles retracent toutes l'éloignement de la vie provinciales et en même temps
l'attachement profond de l'auteur à ses figures du passé. C'est un roman du souvenir, et
il faut se représenter combien ce texte était à contre-courant des poncifs à sa
parution : l'époque promouvait l'irruption du réel sous toutes ses formes, une
écriture blanche, sans artifice. Le nouveau roman, l'ère du soupçon, chère à Nathalie
Sarraute, étaient encore vifs.
Je le relis en ce moment : besoin de sentir comment la langue travaille le texte,
l'émonde, le râpe. Dominique Viart dans son Anthologie de la littérature française exprime
bien l'enjeu littéraire qui taraude Pierre Michon : « une écriture
puissamment tenue, élevée dans la belle langue, qui est son modèle et sa rivale, et
soudain volontairement rompue d'un abrupt plus populaire sinon trivial, parce que la belle
langue, on n'y peut plus croire lorsqu'on a lu Artaud et Bataille».
On a pu résumer Les vies minuscules par la volonté de l'auteur de redonner une
belle langue à ceux qui en étaient dépourvus par naissance. Mais cette analyse est
facile, trop prompte à attribuer une générosité sociale à la littérature française
(le monde des Lettres demeure profondément élitiste tout de même). Mieux vaut remarquer
à mon niveau ce qui m'enchante : la profusion des adjectifs (à l'époque si
décriés, parfois encore maintenant) et des mots anciens (à l'instar de ceux que
Brassens affectionnait). Vies minuscules : oui, il est tentant de placer en face
l'écriture majuscule de Michon. Je préfère plutôt parler de sa geste d'écrire, celle
qui agence et qui compose des personnages avec des lettres de bas de casse, qui sont, dans
le langage de l'imprimerie, les minuscules en plomb situées en bas du casier du
typographe.
(30/03/2021)
L'écriture en temps de coronavirus est plus casanière :
confinement, couvre-feu et restriction de circulation obligent, j'ai eu moins l'occasion
d'écrire ailleurs que dans mon bureau. Les chambres d'hôtel, mis à part Manosque, le
Mans ou Besançon, en septembre dernier, ont été rares. Je ne me suis pas installé non
plus en été sur une des tables des terrasses de la maison sicilienne : Yougoslave
était terminé et je n'avais rien commencé de nouveau. L'appartement de Paris a été de
même rarement occupé, donc, c'est à la maison que j'ai rempli des pages.
J'ai déjà évoqué dans cette rubrique les projets que j'avais entrepris : une
pièce de théâtre, terminée maintenant, une préface pour un livre à paraître sur ma
ville natale, bouclée également.
Jeudi de la semaine dernière, j'ai mis fin également au prolongement de La Réserve,
mon tout premier livre, en vue de sa réédition. En effet, La Réserve, publié en 2000, comportait comme sous-titre Haute-Marne
2017. Il s'agissait d'un roman d'anticipation sur fond de crise de la vache folle et
deuropéanisation. L'ajout d'environ cent pages reprend les protagonistes de
l'époque mais les projette dix ans après, donc en 2027. Je peux ainsi exprimer à
nouveau mes pensées et préoccupations au sujet de mon département natal.
Je suis très heureux que ce premier livre paru chez Dominique Guéniot puisse reparaître
chez Liralest (ex-éditions du Pythagore) et qui reprend le fond de mon premier éditeur.
Reste à finaliser l'ensemble, relecture, mise en forme, avant-propos à faire, encore un
peu de travail...
Dans les nouveaux projets qui arrivent, j'ai une nouvelle à écrire pour le premier
numéro d'une revue bretonne qui se constitue (L'âme au diable, beau titre) et
c'est aussi une grande joie de retrouver celui qui animait si joliment la publication Les
amis de l'Ardenne (Notes de lecture
du 20/04/2018).
Enfin, avant l'été, et peut-être en Sicile si j'y retourne cette année, j'aimerais
renouer avec le roman du travail, mais là, c'est une autre paire de manches...
Les écrits en cours ainsi ne manquent pas, mais bon, on n'est pas écrivain pour ne rien
faire. Reste aussi à rajouter au fil de l'eau les préparations d'ateliers prévus (deux
ou trois) en espérant qu'ils pourront bientôt se tenir et redonner une vie culturelle
aux isolés et à ceux qui en ont besoin.
(23/03/2021)
Il y a un an, dans la sidération du grand confinement qui
allait nous bloquer à domicile pendant deux mois, beaucoup d'écrivains ont été
sollicités pour rédiger un journal de confinement.
L'idée a traversé aussi la webradio L'aiRNu,
à laquelle je collabore régulièrement. Mais l'ébauche d'un journal pour raconter cette
nouvelle réalité ne m'attirait guère. Et je trouvais réducteur cette vaste injonction
de « se » raconter. Il me semblait que la période qui s'ouvrait devant nous,
jamais connue et inédite, devait au contraire se révéler à travers toutes les formes,
et pas seulement dans le plat récit d'un quotidien partagé par tous.
Et comme je me sens plus romancier que journaliste, il m'est apparu que la fiction devait
relever ce défi : écrire ainsi au jour le jour un roman dont le sujet même
apparaîtrait au premier jour du confinement et dont la fin se terminerait au dernier jour
sous la forme d'un roman classique de 150 ou 200 pages. A cette contrainte s'ajoutaient
donc ce temps limité et sa structure : deux mois pour rédiger cette fiction et
l'écriture d'un chapitre chaque jour pour faire avancer l'intrigue.
Ainsi est né Sur Ivan Oroc, qui est
l'exact palindrome de « coronavirus », et qui contient dans ce titre même le
personnage créé pour l'occasion Ivan Oroc.
Le chapitre 1 a été écrit et publié le 16 mars 2020, il y a tout juste un an. J'avais
choisi de donner à voir chaque jour en temps réel sur mon site ce work in progress, et
parallèlement, parce que L'aiRNu est avant tout une webradio, de donner à
entendre sur ce site chaque épisode en même temps, enregistré de ma belle voix grave.
Le dernier épisode, le 54, appelé aussi épilogue, a été publié et enregistré le
dimanche 10 mai 2020, la veille de notre levée d'écrou. Le texte entier compte 202000
caractères ce qui correspond bien à l'écriture d'un roman compris entre 180 et 200
pages : mission accomplie.
La suite - la fenêtre pendant laquelle nous avons a nouveau vécu a été
dense : fin de Yougoslave et décès soudain en juin de mon père avec qui
j'avais élaboré ce livre qui lui est dédié, la Sicile pour oublier en août, la sortie
du livre et quelques rendez-vous promotionnels en septembre, tout cela s'est bousculé
avant qu'un nouveau confinement nous rattrape en octobre : la question de prolonger Sur
Ivan Oroc m'a alors paru incongrue : fin de l'expérience.
A noter que j'ai agrémenté mon site d'une série de photos de ma belle horloge comtoise,
d'époque rimbaldienne, qui se trouve dans le bureau où je rédigeais et enregistrais
chaque jour un épisode (on entend souvent son tic tac au-delà de ma voix et aussi sa
manière de sonner les heures) : c'est aussi une manière de rythmer le temps
étrange de ce confinement. A noter aussi que Joachim Séné a fréquemment rebondi plusieurs fois sur mon texte (Ivan
Oroc rêve...)
J'ai gardé peu de souvenirs en fait de cette expérience. Souvenirs tout de même que
certains épisodes ont été effectivement marqués par le coronavirus que j'ai
chopé le 25 mars : 15 jours de fièvre, douleurs aux poumons et l'impossibilité
d'enregistrer pendant ce temps des épisodes de plus de 3 minutes, à cause du manque de
souffle.
Je n'ai rien fait de ce texte, qui est tout de même un roman à part entière et qui se
tient. Je ne l'ai pas proposé à mon éditeur, il a été placé en ligne au fil de l'eau
et de deux manières, texte, lecture audio, ça me paraissait bien suffisant. Un jour à
la faveur d'un anniversaire du Coronavirus (nous aimons les commémorations), Sur Ivan
Oroc aura peut-être sa version papier.
(16/03/2021)
La variété florifère des Cattleyas, que Proust orthographie
avec un seul « t », a suscité beaucoup d'engouement dans les classes aisées
au début du XXème siècle. Des serres entières leurs étaient consacrées et les plus
belles fleurs ornaient les toilettes des belles dames : ainsi la charmante Odette
dans Du côté de chez Swann :
« Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de
dentelle, quelle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée
attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa mantille,
dun flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large
triangle le bas dune jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement,
également de faille blanche, à louverture du corsage décolleté, où étaient
enfoncées dautres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que
Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent
vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans
respiration.
Ce nest rien, lui dit-il, nayez pas peur.
Et il la tenait par lépaule, lappuyant contre lui pour la maintenir ;
puis il lui dit :
Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous
essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de
votre corsage qui ont été déplacées par le choc. Jai peur que vous ne les
perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui navait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec
elle, dit en souriant
Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir lair davoir
été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire
quil lavait été, sécria :
Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous
pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous
gêne pas ? Voyez, il y a un peu... je pense que cest du pollen qui sest
répandu sur vous ; vous permettez que je lessuie avec ma main ? Je ne
vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille peut-être un
peu ? mais cest que je ne voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne
pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient
tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même... Sérieusement, je ne
vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir sils nont
vraiment pas dodeur non plus ? Je nen ai jamais senti, je peux ?
dites la vérité ?
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire « vous êtes fou,
vous voyez bien que ça me plaît ».
Il élevait son autre main le long de la joue dOdette ; elle le regarda
fixement, de lair languissant et grave quont les femmes du maître florentin
avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des
paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se
détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à
toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude
qui sans doute lui était habituelle, quelle savait convenable à ces moments-là et
quelle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de
toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible leût attiré
vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant quelle le laissât tomber, comme malgré
elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il
avait voulu laisser à sa pensée le temps daccourir, de reconnaître le rêve
quelle avait si longtemps caressé et dassister à sa réalisation, comme une
parente quon appelle pour prendre sa part du succès dun enfant quelle a
beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage dOdette non encore
possédée, ni même encore embrassée par lui, quil voyait pour la dernière fois,
ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage quon va
quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, quayant fini par la posséder ce soir-là, en
commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître
rétrospectivement avoir menti, soit manque daudace pour formuler une exigence plus
grande que celle-là (quil pouvait renouveler puisquelle navait pas
fâché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle
avait des catleyas à son corsage, il disait : « Cest malheureux, ce
soir, les catleyas nont pas besoin dêtre arrangés, ils nont pas été
déplacés comme lautre soir ; il me semble pourtant que celui-ci nest
pas très droit. Je peux voir sils ne sentent pas plus que les autres ? »
Ou bien, si elle nen avait pas : « Oh ! pas de catleyas ce soir, pas
moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que, pendant quelque
temps, ne fut pas changé lordre quil avait suivi le premier soir, en
débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge dOdette, et que
ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et, bien plus tard
quand larrangement (ou le simulacre darrangement) des catleyas, fut depuis
longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya » devenue un
simple vocable quils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier
lacte de la possession physique où dailleurs lon ne possède
rien survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié.
Et peut-être cette manière particulière de dire « faire lamour » ne
signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. »
(09/03/2021)
"ROTH : Vous pensez que la destruction du monde est
pour bientôt ?
KUNDERA : Tout dépend de ce que vous entendez par « bientôt ».
ROTH : Demain ou après-demain.
KUNDERA : Le sentiment que le monde court à sa perte est très ancien.
ROTH : Alors, aucune raison de s'en faire.
KUNDERA : Si, au contraire. Pour qu'une peur habite l'esprit humain depuis les âges
les plus reculés, il faut bien qu'elle ait un fondement.
ROTH : En tout cas, il me semble que cette inquiétude constitue la toile de fond sur
laquelle se déroulent toutes les intrigues de votre dernier livre, y compris celles qui
sont d'une veine carrément humoristique.
KUNDERA : Si on m'avait dit, quand j'étais enfant : « Un jour ton pays
sera rayé de la carte », j'aurais pris ça pour une absurdité, c'était
inimaginable. L'homme sait bien qu'il est mortel, mais il tient pour acquis que son pays
possède une sorte de vie éternelle. Pourtant, après l'invasion russe, en 1968,
tout Tchèque a dû faire face à l'idée que sa nation pouvait être effacée de l'Europe
sans faire plus de vagues que les quarante millions d'Ukrainiens qui ont disparu au cours
des cinq dernières décennies dans l'indifférence générale. Ou les Lituaniens.
Savez-vous qu'au XVIIe siècle la Lituanie était une nation européenne puissante ?
Aujourd'hui, les Russes parquent les Lituaniens dans des réserves comme des tribus en
voie d'extinction. On les isole hermétiquement de tout contact avec les voyageurs pour
que le secret de leur existence ne s'ébruite pas. Je ne sais pas ce que l'avenir réserve
à ma nation. Il est certain que les Russes feront tout leur possible pour l'absorber
petit à petit dans leur propre civilisation. Personne ne sait s'ils réussiront. Mais
c'est possible. Et quand vous vous rendez compte de cette possibilité, vous ne pouvez
plus voir la vie comme avant. Aujourd'hui, l'Europe elle-même m'apparaît fragile,
périssable.
ROTH : Et pourtant, est-ce que le destin de l'Europe de l'Est et celui de l'Europe de
l'Ouest ne sont pas deux questions radicalement différentes ?
KUNDERA : À raisonner en termes d'histoire culturelle, l'Europe de l'Est, c'est la
Russie, avec son histoire spécifique, ancrée dans le monde byzantin. En revanche, la
Bohême, la Pologne, la Hongrie, tout comme l'Autriche, n'ont jamais fait partie de
l'Europe de l'Est. Depuis le début, elles ont pris part à la grande aventure de la
civilisation occidentale, le gothique, la Renaissance, la
Réforme Réforme dont elles ont d'ailleurs été le berceau. C'est bien
en Europe centrale que la modernité a trouvé ses grandes impulsions : la
psychanalyse, le structuralisme, la musique dodécaphonique, celle de Bartók, la nouvelle
esthétique romanesque de Kafka et de Musil. Après guerre, l'annexion d'une grande part
de l'Europe centrale par la civilisation russe a privé la culture occidentale de son
centre de gravité vital. C'est là l'événement majeur de l'histoire de l'Occident pour
ce siècle, et il n'est pas exclu que la mort de l'Europe centrale marque le commencement
de la fin pour l'Europe en général.
ROTH : Pendant le Printemps de Prague, votre roman La plaisanterie et vos
nouvelles Risibles amours ont été tirés à cent cinquante mille exemplaires.
Après l'invasion russe, vous avez été démis de votre poste d'enseignant à l'Académie
du cinéma et tous vos livres ont été retirés des rayons dans les bibliothèques
publiques. Sept ans plus tard, vous et votre femme jetiez quelques bouquins et des
vêtements à l'arrière de votre voiture et partiez pour la France, où vous êtes devenu
l'un des auteurs étrangers les plus lus. Quel effet ça vous fait d'être un
émigré ? KUNDERA : Pour un écrivain, vivre dans plusieurs pays est une
aubaine. Pour comprendre le monde, il faut l'examiner sous différents angles. Mon dernier
livre [Le livre du rire et de l'oubli], qui a vu le jour en France, se déroule
dans un espace géographique bien particulier : les événements qui se passent à
Prague sont vus par des yeux occidentaux, tandis que ce qui se produit en France est vu
depuis Prague. C'est la rencontre de deux mondes. D'un côté mon pays natal : en
l'espace d'un demi-siècle, il a connu la démocratie, le fascisme, la révolution, la
terreur du stalinisme, la désintégration du stalinisme, l'occupation allemande, russe,
les déportations de masse, puis la mort de l'Occident sur son propre terrain. Il ploie
donc sous le faix de l'histoire et considère le monde avec un immense scepticisme. De
l'autre côté la France : centre du monde pendant des siècles, qui souffre
aujourd'hui de l'absence de grands événements historiques. C'est la raison pour laquelle
elle se délecte à prendre des options idéologiques extrêmes, où se lit l'espoir
lyrique et névrotique d'accomplir un grand dessein, qui ne vient pas, cependant, et ne
viendra jamais.
ROTH : En France, vous vous sentez étranger ou dans une culture familière ?
KUNDERA : J'aime énormément la culture française et je lui dois
beaucoup à la littérature ancienne, en particulier. Rabelais m'est le
plus cher de tous les écrivains. Et Diderot. J'adore son Jacques le Fataliste
autant que j'aime Laurence Sterne. Diderot et Sterne ont été les plus grands novateurs
de la forme romanesque de tous les temps. Leurs expérimentations étaient, pour ainsi
dire, amusantes, pleines de plaisir et de bonheur aujourd'hui si rares dans la
littérature française mais sans lesquels tout perd son sens en art. Ils ont conçu le
roman comme un jeu grandiose. Ils ont découvert la source humoristique de sa forme. On
aura beau avancer des arguments pour démontrer que le roman a déjà épuisé ses
possibilités, je suis persuadé du contraire : au cours de son histoire il en a
beaucoup manqué. Par exemple, les initiatives de Sterne et de Diderot sont restées sans
héritiers.
ROTH : Le livre du rire et de l'oubli n'est pas nommé roman, et pourtant, au fil du
texte, vous déclarez : « Ce livre est un roman sous forme de
variations. » Alors, roman ou pas roman ?
KUNDERA : Selon un jugement esthétique qui m'est tout à fait personnel, c'est bien
un roman, mais je n'ai pas l'intention d'imposer cette opinion à qui que ce soit. La
forme romanesque autorise une énorme liberté. On aurait tort de considérer une certaine
structure stéréotypée comme l'essence inviolable du roman.
ROTH : Pourtant, il doit bien y avoir à coup sûr quelque chose qui fait que le
roman est un roman, et qui limite donc sa liberté.
KUNDERA : Un roman, c'est une longue prose synthétique basée sur un jeu avec des
personnages inventés. Voilà les seules limites. Par le mot synthétique, je veux dire
que le romancier saisit son sujet sous tous les angles, d'une façon aussi complète que
possible. Essai ironique, récit romanesque, fragment autobiographique, fait historique,
envolées dans la fantaisie : la force synthétique du roman en fait un tout comme si
c'étaient des voix de la musique polyphonique. L'unité du livre ne provient pas
nécessairement d'une intrigue, elle peut venir de son thème. Dans mon dernier livre, il
y a deux thèmes-trames : le rire et l'oubli.
ROTH : Le rire a toujours été votre province.Vos livres le font naître par
l'humour ou l'ironie. Quand il arrive malheur à vos personnages, c'est parce qu'ils se
heurtent à un monde qui a perdu le sens de l'humour.
KUNDERA : J'ai appris la valeur de l'humour sous la terreur stalinienne. J'avais
vingt ans à l'époque. Je savais toujours reconnaître quelqu'un qui n'était pas
stalinien, quelqu'un dont je n'avais rien à craindre, à sa façon de sourire. Le sens de
l'humour est un signe de reconnaissance auquel on peut se fier. Et depuis, je suis
terrifié par un monde qui perd son humour."
(Interview de Philippe Roth in Parlons travail)
(01/03/2021)
La semaine précédente, j'ai recopié ce qu'avait dit Yvan
Jablonka à la fin de son Histoire des grands parents que je n'ai pas eus,
notamment sur l'idée forte qu'il avait eu d'écrire en historien, d'inscrire un récit
d'enquête au sujet de sa propre famille. Cette semaine, Philippe Roth dans Parlons
travail (en Notes de lecture) raconte ses entretiens avec des écrivains. Parmi eux,
Aharon Appelfed, juif d'origine roumaine, qui a eu enfant à faire face à la traque de sa
communauté. Cependant, les livres qu'il a publiés rejoignent par nécessité selon lui
une « nature anhistorique » qui s'accomplit dans un processus global de
créativité.
« Philippe Roth : Il m'est venu à l'esprit que, dans votre uvre, la
perspective des adultes ressemble à celle des enfants, avec ses limites. L'enfant, en
effet, n'a pas de calendrier historique où situer l'événement qui se déroule ni les
moyens intellectuels d'en pénétrer la signification. Je me demande si ce n'est pas un
peu votre propre conscience d'enfant au seuil de l'Holocauste qu'on voit reflétée dans
la simplicité avec laquelle l'horreur imminente est perçue dans vos romans
Aharon Appelfed :Vous avez raison. Dans Badenheim 1939, j'ai délibérément
ignoré l'explication historique. J'ai considéré que ces faits étaient connus du
lecteur et qu'il comblerait ma lacune. Vous avez encore raison, me semble-t-il, de penser
que ma description de la Seconde Guerre mondiale s'approche de la vision d'un enfant. En
revanche, je ne suis pas sûr que la nature anhistorique de Badenheim 1939 provienne
d'une vision enfantine que j'aurais gardée au fond de moi. Les explications historiques
me sont étrangères depuis que je me considère comme un artiste. Et puis ce qu'ont vécu
les Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale n'est pas « historique ».
Nous nous sommes heurtés à des forces archaïques, mythiques, à un subconscient
ténébreux que nous ne comprenions pas alors, et ne comprenons pas davantage aujourd'hui.
Ce monde nous paraît rationnel il y a des trains, avec leurs heures de
départ, leurs gares, leurs conducteurs et pourtant il s'agit de voyages
de l'imagination, du mensonge et de la ruse, que seules des pulsions profondes autant
qu'irrationnelles pouvaient inventer. Je ne comprenais pas, je ne comprends toujours pas
les mobiles de nos assassins.
[
] Philippe Roth : Vous aussi, quand vous aviez huit ans, vous avez erré
après votre évasion du camp. Quand l'heure est venue de transposer votre vie dans un
lieu inconnu parmi des paysans hostiles, pourquoi avoir décidé d'imaginer une petite
fille qui survivrait à cette épreuve ? Est-ce qu'il vous est venu à l'esprit que
vous pourriez aussi ne pas romancer cette matière, mais présenter votre expérience
comme vous vous la rappelez, et par conséquent, écrire une histoire de survie telle
quelle, comme Primo Levi, entre autres, a pu le faire pour son incarcération à
Auschwitz ?
Aharon Appelfed : Moi, je n'ai jamais raconté les choses comme elles se sont passées.
Tous mes livres sont bien, en effet, des chapitres de mon vécu le plus intime ; pour
autant, ils ne sont pasl'« histoire de ma vie ». Ce qui m'est arrivé dans ma
vie est achevé ; c'est en place ; le temps l'a pétri, lui a imprimé une
forme. Écrire les choses comme elles se sont passées, c'est se faire l'esclave de la
mémoire, qui n'est qu'un facteur secondaire du processus créateur. À mon sens, créer,
c'est mettre en ordre, trier, choisir les mots et les rythmes qui conviennent à une
uvre. Certes, la matière vient bien du vécu, mais au bout du compte, la création
est un phénomène autonome. »
(16/02/2021)
Ivan Jablonka, à la fin de son Histoire des grands parents
que je n'ai pas eus (voir en Notes de lecture) conclut sa quête en regard de sa
qualité d'historien :
« Au cours de cette recherche qui ma fait explorer une vingtaine de dépôts
darchives, qui ma fait rencontrer toutes sortes de témoins, qui ma
mené en Pologne, en Israël, en Argentine, aux États-Unis, qui ma fait travailler
sur des textes en yiddish, hébreu, polonais, espagnol, anglais, allemand, jai
donné le meilleur de moi-même, petit-fils et historien, attiré par la flamme nue de la
vérité à laquelle nos curs tentent vainement de se cautériser. Jai
cherché à être non pas objectif cela ne veut pas dire grand-chose, car nous
sommes rivés au présent, enfermés en nous-mêmes , mais radicalement honnête, et
cette transparence vis-à-vis de soi implique à la fois la mise à distance la plus
rigoureuse et linvestissement le plus total. La double nécessité de dire
« je » et de fuir le ton emphatique et larmoyant que les circonstances
pourraient justifier, le devoir de faire part de mes certitudes comme de mes doutes, de
mes intuitions comme de mes renoncements, rendent mon travail intransigeant, un peu comme
je me figure mon grand-père. Il est vain dopposer scientificité et engagement,
faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car
lémotion ne provient pas du pathos ou de laccumulation de superlatifs :
elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche dune
littérature qui satisfait aux exigences de la méthode.
Pourtant, je néprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien de leur mort et pas
grand-chose de leur vie. Ils sont bourrelier et couturière, révolutionnaires du
Yiddishland, persécutés pour ce quils sont et pour ce quils font,
jusquà la fin de leur tragique existence ; je suis un chercheur parisien,
social-démocrate, presque un bourgeois. Mon franco-judaïsme assimilé contre leur
judéo-bolchevisme flamboyant. Nous navons aucune langue en commun. Ce nest
pas seulement pour cela que je suis condamné à rester extérieur à leur vie. Il suffit
de se prendre soi-même en exemple pour sentir le caractère dérisoire de mon pari :
la somme de nos actes ne révèle pas ce que nous sommes, et quelques actes épars ne
révèlent rien du tout. Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien.
Ma seule consolation, cest que je ne pouvais faire mieux.
Je suis historien comme, à sept ou huit ans, je regardais avec terreur un livre
dastronomie annonçant, dans un milliard dannées, la destruction de la vie
sur Terre par un Soleil devenu géant. Mais alors, il ne restera rien de nous, de notre
maison, de notre rue, de nos livres et même de nos tombes ?
Je suis historien comme Énée quittant Troie en flammes avec son père sur les épaules.
Je suis historien pour réparer le monde. »
(09/02/2021)
Je lis peu de presse spécialisée sur la littérature, mais
j'ai deux abonnements que je renouvelle chaque année : La quinzaine littéraire
et Le matricule des ange. Ils sont toujours à portée de main et je relis souvent
au hasard quelques articles.
Ainsi, voici une note d'écriture d'Eric Chevillard, dans le très récent numéro 1232 de
La quinzaine de janvier dernier au sujet du rôle actuel de la littérature :
La quinzaine : Vous écriviez naguère « écrire pour lui : faire
main basse ». En-est-on arrivé au point où l'enjeu d'écrire serait désormais
pour un écrivain de « réparer » ou d' « alerter », ou bien
encore de soulager ?
Eric Chevillard : Il est vrai que ce sont des missions que certains se donnent
aujourd'hui. Cet étalage de bons sentiments partout et en tout lieu est d'autant plus
pénible qu'il n'empêche en rien l'époque d'être d'une brutalité extrême. Ce qui
m'énerve le plus, c'est la prétention affichée de parler au nom de tous ou à la place
des autres. Je dois manquer de générosité sans doute, mais les seuls artistes qui
mintéressent sont ceux dont la singularité irréductible (qui ne va pas sans une
forme d'arrogance et de volonté de puissance parfois peu aimables) ouvre des espaces
nouveaux de spéculation poétique, propose tout un vocabulaire inédit pour renomme ce
monde (ce qui, soit dit en passant, relève paradoxalement aussi d'une forme de soin, de
réparation, d'antidote à l'usure et à l'ennui.)
Du Matricule des anges de janvier 2020, j'ai extrait cette note d'écriture de
Christian Prigent à propos de son travail :
Cinquante ans d'écriture, autant de livres : il y a au moins l'ancienneté et la
quantité : ça finit par se savoir. Et hop, thèses ! Colloques !
Films ! Prix ! : on saute directement de l'underground au patrimoine.
Problème : c'est sans être passé par la case « lectorat ». Absence aux
gondoles. Guère d'échos dans la grande presse. A peine quelques centaines de fidèles.
Droits d'auteur suffisants pour se fournir en carambars. Peu de traductions à
l'étranger. Zéro édition en collection de poche. Heureusement que j'ai un éditeur
fidèle, impavide, chaleureux, le meilleur de tous : P.O.L. Et, dans d'autres
officines plus « petites », quelques universités, quelques magazines, revues
ou « sites », des amis obstinés actifs, quasi-prosélytes auquel va
toute ma gratitude : sans eux, ça n'existerait tout simplement pas, publiquement.
(02/02/2021)
Les jours, dans les conditions de l'époque, se suivent et se
ressemblent. L'obscurité de janvier traîne jusqu'à 8h et, dix plombes plus tard, à
l'heure du couvre feu, il fait déjà nuit noire. Vie de lampadaire, mois tristes, avec
l'ennui tapi comme un chat. Je ne sors plus ou si peu. La boulangère et sa camionnette
s'arrête devant ma porte, je vais à l'épicerie une fois par semaine, je cours sur un
tapis de course, je suis une sorte de prisonnier consentant, attendant d'être jugé pour
une faute que j'aurais oubliée.
Mais il s'agit d'occuper les heures blafardes du jour et, par chance, je me souviens que
je suis écrivain, donc écrire, m'adonner à cette tâche, aligner des mots, les graver
sur un ordinateur, réfléchir nez en l'air et, l'instant d'après, abattre une salve de
cliquetis sur le clavier (jamais pu me résoudre à taper autrement que comme un sourd et
par frappes sonores, façon flic dans un commissariat). Dans ces jours qui se ressemblent,
j'essaie néanmoins d'être organisé. Je sais ce qu'on attend de moi, les projets en
cours, du moins le peu qu'il en reste. Les ateliers d'écriture, les conférences qui
allaient avec, ont été repoussés au printemps, le seront probablement davantage. Cette
activité-là, faite de rencontres, attendra encore un peu. En attendant, je reste seul
devant l'écriture.
C'est ainsi le moment d'avancer dans les textes prévus. La pièce de théâtre que
j'avais promise à une troupe locale est terminée. Il est trop tôt pour en parler aux
acteurs, eux-mêmes, en charge d'une autre pièce, prennent du retard, les répétitions
par Zoom ne font pas tout et la visibilité côté programmation est réduite à néant.
J'ai rédigé une préface pour un livre sur ma ville natale, là aussi, le texte est
bouclé. La suite que j'envisage pour La
réserve est aussi sur les rails, je suis dans les temps. Après cela, je pourrai
commencer ce nouveau roman que j'envisage pour Fayard, mon éditrice est partante. Aucune
idée cependant de la manière dont je traiterai le sujet, j'en suis aux réflexions
préliminaires qui traversent l'esprit de temps à autre, suivra plus tard l'inévitable
fourmillement au bout des doigts, bref, la hâte, la joie d'écrire.
Mais en attendant, écrire sous couvre-feu, de cette manière, c'est écrire sous un
couvercle, au court-bouillon, c'est diluer les heures de création dans la récréation,
c'est scinder sa vie en moments où tout se place sur un même plan, au même niveau, le
pot-au-feu que j'ai mijoté ce week-end, le bricolage (changé un lavabo la semaine
dernière), les lessives, les films de Hong Sang-soo sur Arte replay, ce que j'écris dans
les mises-à-jour de F de R. Vie de lampadaire donc, vie de mollusque, j'attends le
jour où il me poussera à nouveau des pattes.
(25/01/2020)
Très vite, avec le coronavirus - désolé je préfère ce
terme, apparu en premier, à « Covid19 » -, s'est posée l'omniprésence de
sortir masqué. Passés les premiers atermoiements, la pénurie de ces accessoires, notre
découverte des termes FFP2 et autres qui lui étaient associés, nous nous sommes tous
retrouvés munis de l'indispensable carré de tissu nous cachant plus ou moins la bouche
et le nez selon l'humeur ou la suffocation. Au fil des mois, l'immonde virus semblant
négliger nos efforts pour s'en protéger, nous avons amplifié le port du masque, allées
désertes ou rues passantes, chemins forestiers ou travées de magasins, transports, lieux
publics ou privés, rares sont les endroits où nous retirons l'objet. Ce qui semblait
inconcevable ou incroyable au début est entré dans les murs : plus de
poignées de main ou d'embrassades, cela va faire un an ; je rends désormais visite
à ma mère en portant un masque et, aux fêtes de Noël et du Nouvel An, nos invités
l'ont spontanément disposé sur leurs visages (bon, après quelques discussions, je me
suis aperçu que nous étions rares à agir avec cette prudence supplémentaire dans le
milieu familial et amical). Bref, tout cela fabrique des souvenirs : que dirons-nous
plus tard devant les photos où notre petit-fils déballe ses cadeaux devant le sapin avec
des visages tous masqués derrière lui... Ceci dit, les tout-petits comme lui ne font
aucune différence entre qui le porte ou non, tant mieux.
« J'avance masqué », cette constatation s'est ainsi spontanément imposée et
j'ai évidemment pensé au fameux manuscrit de Georges Perec, rédigé, proposé puis
refusé en 1961 par Gallimard, et qui demeure introuvable depuis. Mais cette franche
allusion au masque, issue d'ailleurs d'une citation de Descartes (voir en Note de lecture)
n'est pas la seule en littérature. Il a été publié en 2011 un livre d'entretiens de
Michel Tournier avec Michel Martin-Rolland, au titre similaire « Je m'avance
masqué ». Il faut de toute manière remonter à l'antiquité et au théâtre grec
pour l'usage de masques dans l'art des lettres, à cette époque destinés à séparer
comédie et tragédie.
Mais c'est plutôt la capacité à dissimuler, à déguiser, à créer des personnages,
donc à révéler un usage romanesque que l'on retient à travers le masque.
Rimbaud n'échappe pas à une très belle expression formulée dans Une saison en enfer :
« sur mon masque, on me jugera d'une race forte ». L'extrait complet est
étonnamment prémonitoire quant à son destin : « Je reviendrai, avec des membres
de fer, la peau sombre, l'il furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race
forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces
infirmes au retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques.
Sauvé. ».
Rimbaud, on le sait, ne fut pas sauvé longtemps. Camus (qui connu aussi une fin tragique)
écrivit également sous le soleil africain de sa jeunesse, une belle recension dans Noces :
« Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts
aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut
bien tout leur savoir-vivre. ».
Mais j'ai trouvé avec plaisir une belle image dans Les misérables de Victor
Hugo : « Ils proclamaient avec furie le droit ils voulaient, fût-ce par le
tremblement et l'épouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des
barbares et ils étaient des sauveurs. Ils réclamaient la lumière avec le masque de la
nuit. ».
De la même manière, j'ai repéré chez Joyce Carol Oates une interrogation pertinente
sur le même sujet : « Ne sommes-nous pas tous là, derrière le masque de
notre visage, quelque part dans notre cerveau, attendant d'être découverts ? ».
Cela fait partie du Journal : 1973-1982 que j'avais relaté dans ma note de lecture du 12/02/2018.
Ces quelques variations littéraires sur le masque sont bien sûr incomplètes. Du coup,
je me suis posé la question sur l'utilisation de ce mot dans mes livres. En réalité, je
l'ai très peu utilisé. Il ne figure pas dans les 560 pages de Yougoslave, mon
dernier roman. Je l'ai retrouvé dans Vie Prolongée d'Arthur Rimbaud, notamment
lorsque j'évoque l'absence de « masque de souffrance » dans le dessin
d'Isabelle Rimbaud qui représente le poète agonisant. On le remarque aussi dans Faux
nègres sous la forme d'un masque de plongée qu'un des personnages utilise, et sinon
j'ai fait quelques allusions classiques dans d'autres récits. Mais rien n'indique que
j'ai ainsi la même préoccupation que celle de Georges Perec, celle d'avancer masqué, de
me cacher en quelque sorte, de chercher à brouiller les pistes, obsession spécifique à
l'auteur de W ou le souvenir d'enfance. Ou sans doute cette inévitable tendance
qui touche celui qui adonne à lécriture se manifeste-t-elle autrement chez moi, à
travers la langue, ou la manière de construire les personnages de telle sorte que le
narrateur et l'auteur ne puisse jamais se rejoindre. Dans ce cas, c'est bien alors le
narrateur qui me sert de masque littéraire.
(18/01/2021)
Vie prolongée d'Arthur Rimbaud (VPAR) est déjà
paru depuis plus de quatre ans. Comme le temps passe vite ! J'ai le souvenir d'un
livre souvent apprécié, aux rebondissements étonnants : il m'a permis cette année
de renouer avec une cousine perdue de vue depuis quarante ans, simplement parce qu'elle
avait emprunté par hasard ce VPAR dans sa bibliothèque. Nous nous sommes revus
juste avant le deuxième confinement : très grand plaisir. Il y a aussi encore de belles
critiques : joie de les découvrir. Il y a les belles rencontres que je dois au
livre, les amis de Rimbaud
(dont je relate la belle revue Rimbaud vivant en note de lecture). Il y a
bien-sur toutes les allusions au poète que je ne peux m'empêcher d'essaimer : pas
moins de dix dans mon dernier livre Yougoslave.
Je garde de cette parution le souvenir d'un livre apprécié, avec parfois certaines
incompréhensions de critiques : on ne touche pas à un mythe universel comme Rimbaud
sans susciter des réactions. En revanche, on m'a peu (jamais) parlé du style de ce
livre. Or, il diffère de ceux que j'avais écrit jusque là.
Si je reprends mes parutions antérieures, « mon » style a d'abord été
marqué d'une certaine manière par le nouveau roman et j'ai fait miennes les
interrogations de Nathalie Sarraute et de L'ère du soupçon. Je m'en suis
lentement détaché, parce que j'ai un esprit romanesque plus classique, mais longtemps me
sont restées certaines impossibilités, comme celle de nommer les personnages principaux.
Autre manifestation contenue dans mon écriture, j'ai toujours écrit au présent, ou du
moins, l'intrigue rédigée en temps réel, donc actuelle, s'est déroulée dans la
simultanéité même du récit, et a ainsi formé le soubassement de mes histoires. Les
dix premiers livres, jusqu'à Faux nègres ont été écrits de cette manière, de
même que le onzième, Journal de la canicule, car le genre du journal
provoque cette proximité au temps à peine écoulé, donc encore « presque »
présent.
Bien-sûr, écrire « au présent » est difficilement vérifiable et absolu
dans les faits. On trouvera, dans mes paragraphes, des réminiscences rédigées à
l'imparfait ou au passé composé, des projections dans l'avenir exprimées au futur ou au
conditionnel, car une histoire n'est jamais complètement linéaire et chronologique, elle
possède une épaisseur temporelle relative. Cependant, écrire « au
présent » impose de situer la narration en train de se faire, de donner
l'impression au lecteur qu'il découvre l'intrigue en même temps que le narrateur. Cela
prend sens pour les histoires dont on suppose qu'elles se déroulent au moment où on les
lit, donc dans une relative actualité.
Mais pour VPAR, j'ai retenu un style différent, ou plutôt l'impossibilité de
continuer avec une narration au présent s'est révélée. L'histoire en effet se situe à
la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c'est encore le siècle
d'or des romans où le passé simple et l'imparfait règnent en maître. Rimbaud
d'ailleurs commence à rompre ce carcan. Il alterne des poésies au présent (Le
dormeur du val) avec des narrations au passé (Ma bohème). Le bateau ivre
est un modèle de ce cheminement. Une saison en enfer et plus encore Les
illuminations mélangent habilement les souvenirs du passé et les sensations
intemporelles. Il m'a semblé cependant que le roman que je projetais serait plus riche,
plus véritable, plus « ancré dans son époque » si je respectais une
narration selon les codes en usage. Passés les premiers chapitres, résolument écrits au
présent dans l'idée de renforcer l'extraordinaire de la « résurrection »
d'Arthur, à partir du moment où il entame sa « vie prolongée » (chapitre
15), il me faut l'inscrire dans le siècle, donc à l'aide des temps du passé. Ce n'est
qu'à la toute fin, lorsqu'il disparaît cette fois-ci définitivement que je reprends le
présent manière de conclure avec le lecteur ce pacte narratif.
Changement de style donc, que j'ai repris avec Yougoslave, puisque là encore le
récit se place sous la protection des Misérables de Hugo et de La guerre et la
paix de Tolstoï, eux même rédigés dans une narration au passé. Avec une
différence toutefois, j'essaie de suivre le style littéraire en usage sur 230 ans
d'histoire, avec les changements impératifs induits par les événements. Mais sans doute
faudra-t-il que j'y consacre de plus grandes explications.
(11/01/2021)
Lorsque je relis les perspectives que j'envisageais pour
l'année précédente (note d'écriture du
06/01/2020), je peux mesurer tout ce qui était déjà engagé et que le Coronavirus a
bousculé, le retour marqué et enthousiaste des ateliers d'écriture, ceux déjà qui se
profilaient, des rencontres d'auteurs dans des lycées, bref, je notais que
« l'agenda du premier trimestre 2020 est déjà aussi fourni que l'ensemble de
l'année 2019 ». Évidemment, la pandémie aura réduit à néant tous ces beaux
projets, plus de vingt rendez-vous annulés, sans compter ce qui s'élaborait au fil des
jours et que le manque de visibilité à freiné : nous avions prévu un atelier et
une expo pour Instant cuisine avec l'ami Delatour, c'est resté dans les limbes. Idem pour les restitutions
prévues de l'atelier à Charleville pour le Printemps des poètes et celui des migrants
mineurs à Saint-Dizier, qui devait se tenir à la sous-préfecture. Autant
d'investissements de la part des participants qui n'auront pu trouver une juste
récompense. Pour couronner le tout, l'abandon dans lequel on a plongé toute la filière
culturelle, cinéma, théâtre, médiathèque, librairies en dit long sur ce qu'on a
considéré comme « essentiel » à la vie courante.
J'aurais heureusement pu profiter de l'éclaircie du début d'automne pour participer à
des salons suite à la sortie de Yougoslave,
suffisamment avancé en mars pour confirmer sa publication. J'y tenais plus que tout,
je voulais que mon père puisse voir le résultat de ce roman qui lui est dédié tant
qu'il vivait encore : il l'a eu entre les mains le 12 juin, le livre était imprimé
depuis seulement 3 jours, il nous a quitté le lendemain...
Et maintenant, 2021 s'annonce. Malgré le marasme qui persiste, la créativité continue.
J'ai profité de la fin d'automne pour écrire une pièce de théâtre qui devrait être
répétée dès l'automne prochain pour être jouée au printemps 2022 (on en reparlera).
Cela fait suite, ou plutôt concorde, avec la présidence d'une association que je
tiendrai à partir de juillet prochain. Il y a aussi la réédition augmentée de mon tout
premier livre La réserve, que je suis en train de compléter. Il y a pour la même
maison d'édition une préface à un beau livre à réaliser. Il y a aussi tous les
ateliers culturels prévus et subitement annulés qui vont se poursuivre, des conférences
en rapport, tout ce qui me donne le sentiment militant d'exister à travers l'écriture.
Tout cela se met en place, s'élabore sans savoir si cela pourra se tenir. Idem pour un
projet qui traîne depuis plusieurs années, et qui est revenu d'actualité, enfin
espérons... J'ai aussi dans l'idée de revenir vers la littérature du travail avec un
roman encore à élaborer. Bref, le coronavirus n'atteint pas encore les neurones, et
même, le sentiment de devoir exister ensemble en ressort renforcé.
(05/01/2021)
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